Plaidoyer pour la réforme agraire permanente.

 

Il y a des livres qui vous laissent un infime souvenir, comme le vague visage d'un inconnu au coin d'un rêve embrumé ou le parfum mystérieux d'une époque lointaine nimbée d'images imprécises, puis il y a les livres qui révolutionnent votre manière de voir le monde. Capital et Idéologie de Thomas Piketty se situe exactement dans cette catégorie de livres qui ont changé radicalement mon épistème, le filtre à travers lequel je contemple mon univers. En m'amenant dans des terrains de la pensée et de la connaissance qui m'étaient inaccessibles, Thomas Piketty m'a permis de me retrouver, de retourner à mes racines familiales, non pas celles rances des nationalistes et des folkloristes, mais bien aux ouvriers et damnés de la Terre aux espérances trahies par notre époque néolibérale et pourrissante, disciple de Hayek, de l'ordolibéralisme et de la concurrence libre et non faussée. J'ai pu comprendre, en en étant cette fois plus que persuadé, que la seule idée à laquelle je crois encore, dans cette société désabusée, c'est à l'idée sociale et osons le dire, à l'idée Socialiste. Pas socialiste bolchevique et stalinien avec son cortège de morts indignes et inutiles, pas socialiste libéral qui en a tout autant si ce n'est plus, mais socialiste dans toute sa pureté idéologique et esthétique. Ainsi donc, ce livre est une merveille. Pourtant, il ne s'agit ni d'un roman d'amour ni d'un classique inégalé, mais bien d'un véritable traité historique, économique, sociologique, philosophique et quasiment éthologique qui tente dans une ambition démesurée mais non moins atteinte, en 1200 pages, de retracer l'histoire des inégalités, et des idéologies qui les ont justifiées, pour finalement en mesurer l'efficacité et l'injustice. J'ai savouré chaque page, chaque rangée de chiffres, chaque graphique comme mille figures de style. Ce livre n'est pas intéressant, il est captivant par la charge de travail immense qu'il a réclamé, par la profondeur et la précision de ses analyses, mais aussi par le souffle qui l'anime : celui d'un Homme qui croit qu'un monde plus juste est possible, et que les êtres humains doivent être considérés avec la plus belle des humanités. Il regroupe deux qualités essentielles qu'un penseur doit avoir : la hauteur de vue, mais aussi, et surtout!, la compassion.

Thomas Piketty n'est pas marxiste. Non pas qu'il n'ait aucune accointance avec la famille politique de gauche à laquelle il adhère évidemment, mais il remet en cause la fondation même de la pensée marxiste selon laquelle l'infrastructure économique conditionne les superstructures. En d'autres termes, selon Piketty, ce n'est pas la structure socio-économique qui crée les idéologies, en tout cas au tout départ, mais l'idéologie qui crée l'inégalité socio-économique. Il en tire une conséquence majeure qu'il documente à travers le temps et l'espace de manière exemplaire et sans aucun biais excessif : tout est possible. Chaque société a besoin, pour justifier sa distribution de richesses, de procéder à la création d'une idéologie afin que les plus pauvres consentent à leur domination. Quand cette matrice idéologique disparaît, une nouvelle matrice apparaît avec de nouveaux dominants et de nouveaux dominés. Toutefois, les révolutions et les politiques redistributives du passé prouvent que toutes les bifurcations sont possibles et que l'avènement d'un système politique plus juste et égalitaire est non seulement possible, mais a d'une manière ou d'une autre, sur une latitude ou une autre, déjà été atteinte. Aussi, et c'est là le plus beau, les sociétés sont dans une métamorphose permanente qui ne supportent ni déterminisme ni fatalité. Les démocraties occidentales, mais également d'autres pays à travers le monde, comme l'Inde ou le Brésil, ont démontré l'incroyable force de la délibération populaire et la possibilité des politiques économiques alternatives. Bien loin le TINA de Margaret Thatcher ou le soupir fatigué d'un ancien gauchiste désabusé reconverti dans le nationalisme, la politique peut encore changer le monde si tenté que le consentement et la croyance à l'idéologie se détruise d'elle même par sa propre inanité. Mais il ne s'agit pas de le dire, Thomas Piketty le prouve avec une rigueur qui force l'admiration. Ce travail colossal est sourcé de bout en bout, recèle un trésor de connaissances et allie la possibilité du rêve, du voyage avec le rationalisme scientifique. Mais trêve de compliments, je tente la synthèse de cette Bible sociale.

Des sociétés trifonctionnelles aux sociétés propriétaristes modernes

Thomas Piketty identifie la société trifonctionnelle comme une matrice fréquente et quasiment universelle des pays indo-européens. Outre son analyse incroyablement précise et passionnante du système des castes indiennes qu'il est impossible de reproduire ici, le lecteur reconnaîtra facilement la structure des pays européens datant du XIIème siècle qui divise en trois parties la population : les oratores (les prêtres), les lettrés et idéologues de l'Ancien Régime, les pugnatores (les guerriers), Nobles et défenseurs de l'intégrité du territoire, ou Nobles de robe (vénalité des offices et Parlements) et les laboratores (les travailleurs de la terre, puis les ouvriers des corporations puis les bourgeois). Bien sûr, ce modèle de société est un schéma qui souffre nombre de complexités et de nuances, mais il est comparable au système indien (hindouiste), figé par la colonisation britannique, qui outre les jati (castes), connait le système des varnas. Ainsi, au sommet de la pyramide indienne, les brahmanes (équivalent des oratores), suivi des khsatryias (équivalent des pugnatores), des vaishyas (bourgeois et grands commerçants) et des shudras (peuples de la Terre) constituent les quatre ordres traditionnels toujours existant aujourd'hui. En dehors de ces quatre varnas (qui ne sont pas des castes contrairement à ce que l'on croit, qui constituent elles des entités plus petites, plus spécifiques et plus locales : les jati), on retrouve les Intouchables, les aborigènes et les Musulmans. Ces deux systèmes se ressemblent beaucoup, et si la formation hindouiste a été plus solide que celle européenne, c'est qu'elle a été fixée par la colonisation, mais aussi que la caste brahmanique, contrairement au clergé européen, est héréditaire et a donc pu conserver nombre de privilèges terrestres et politiques. En effet, l'Eglise Catholique, afin de bénéficier d'un patrimoine immense, interdisait le mariage des prêtres, ce qui a d'ailleurs pu lui garantir une puissance qu'elle n'a pas totalement perdu, mais cela a conduit, lors de la confiscation des Biens de l'Eglise, à la destruction totale du pouvoir des oratores. Ces sociétés trifonctionnelles, qui, et il faut insister, sont des théories qui souffrent de la plus grande souplesse de la pratique, constituent un enchevêtrement du pouvoir politique et économique complexes, difficilement identifiables et quantifiables. Ainsi, pour le cas indien, il est possible d'être Brahmane et de posséder moins de terres et de richesse qu'un membre de varna inférieur. De la même façon, un Noble peut être moins riche qu'un Bourgeois sous l'Ancien Régime sans pour autant perdre un certain nombre de pouvoirs, de privilèges fiscaux et domaniaux. En fait, la société trifonctionnelle ne corrèle pas automatique pouvoir politique et pouvoir économique ce qui va profondément changer lors de la Révolution Française.

La Révolution Française, comme la Révolution Britannique et Américaine, est une révolution qui va amener à deux grands changements majeurs. Le pouvoir politique n'est plus un privilège réservé à quelques uns et se démocratise. Le pouvoir économique, lui, se libéralise et sacralise le droit de propriété. Et paradoxalement, d'un enchevêtrement complexe, par l'effet de la nationalisation des Biens de l'Eglise et de la mise en place d'un suffrage censitaire, la corrélation entre pouvoir politique et pouvoir économique devient parfaite. Les plus dotés en capital et en revenu sont les nouveaux maîtres du système économique, et justifie cela par une idéologie fondée sur la distinction entre les citoyens actifs (les propriétaires) et les citoyens passifs (les non propriétaires). Cela est d'autant plus intéressant que si la nuit du 4 août supprime certains privilèges politiques, l'étude historique montre que la Constituante a permis aux Nobles de conserver des privilèges du passé, notamment celui des lods, c'est-à-dire des loyers et des corvées. Ainsi, les anciens serfs, loin de pouvoir posséder la terre qu'ils cultivent ou d'être indemnisés pour les injustices des siècles précédents, voient leurs liens de servitude être renforcé envers leurs anciens maîtres par les Députés Bourgeois. Le propriétarisme a remplacé la Noblesse et a produit les mêmes conséquences. L'idéologie, elle, a changé. La propriété n'est plus celle de la naissance mais celle du plus capable. Celui qui s'en trouve privé est donc un incapable qui ne mérite ni droit de vote, ni l'accès à la propriété. Cette nouvelle société de propriétaires n'est pas plus juste que la précédente. Cependant, les bifurcations auraient pu être possibles. La Convention de 1793, tant diabolisée, a supprimé le droit des Nobles, a stabilisé le prix du pain, a aboli l'esclavage, a mis en place le suffrage universel et a tenté de redistribuer les Terres, y compris des Bourgeois. Mais les propriétaires ont assassiné Robespierre et les Montagnards pour empêcher un tel partage, et non pas parce que ce dernier aurait été trop tyrannique. Le régime de Bonaparte, ainsi que tous ceux qui le suivront jusqu'en 1914, ne vont jamais remettre en cause le privilège propriétariste et les inégalités de revenus et de patrimoines vont exploser. Les riches vont se gaver et gouverner pendant que trimeront les pauvres, qui ne pourront pas voter avant longtemps, et encore, sous le patronage des Bourgeois qui ont remplacé leurs Seigneurs.

L'âge d'or des sociétés de propriétaires (1800-1914)

Forte de sa nouvelle légitimité fondée sur le mérite et la sacralisation de la propriété privée, les Bourgeois règnent en maître. L'impôt est régressif et conduit par les taxes extérieures à frapper davantage les pauvres que les riches, et les droits de mutation (successions et donations) sont non seulement proportionnels mais très bas. De la même façon, il n'existe aucun impôt sur le revenu, considéré par les Bourgeois comme trop intrusifs, mais des taxes indiciaires sur les portes et les fenêtres, et un impôt foncier annuel proportionnel de 1%, autant dire, rien du tout. Quant à taxer des éventuels actifs financiers, alors là, autant rêver. Pourtant, l'Etat a besoin d'argent. Thomas Piketty compare historiquement la part de fiscalité dans le PNB. Pour qu'un Etat existe, il faut qu'il prélève 1% du PIB en impôt afin de financer son armée et ses dominants : c'est le cas de l'Empire Ottoman en 1500 par exemple ou de l'Empire Chinois en 1800. Les sociétés européennes, à cause de leur concurrence et de leur impérialisme, avaient poussé ce taux à 5% ce qui était déjà énorme en 1600. En 1800, il est à près de 10%. Piketty estime que pour développer suffisamment son éducation, sa santé et sa redistribution, l'Etat doit atteindre 20 à 40% de taux, ce qui représente le taux s'appliquant à nos Etats Modernes occidentaux (il est à 6% dans certains pays africains). Il n'empêche que ces impôts là, donc 10% en 1800, ce sont les pauvres qui paient et pas les Bourgeois qui s'enrichissent d'autant plus qu'ils profitent de la colonisation. Piketty estime que les porte-feuilles financiers des Britanniques et des Français ont atteint des sommets jamais égalés encore aujourd'hui ni par les Américains ni par les Chinois, ce qui est vertigineux ! Pour bien comprendre ces capitaux monstrueux possédés par les Britanniques et les Français, il faut bien saisir qu'ils se sont appuyés non seulement sur un système d'imposition régressif, mais sur d'autres systèmes ci après exposés.

Esclavage et colonisation : la grande ruée vers l'or

Les richesses captées par l'Occident à l'occasion des deux premières vagues de mondialisation sont absolument astronomiques et continuent d'ailleurs aujourd'hui de nourrir des fortunes actuelles. L'esclavage, notamment, est extrêmement intéressant pour comprendre comme les propriétaristes ont su tourner à leur avantage une abolition de droit plus que de fait. Ainsi, juste avant la Révolution, les Antilles Françaises et Britanniques reposent totalement sur le déplacement de populations africaines, le fameux Triangle, et sur leur exploitation économique et juridique incroyablement juteuse. Là encore, l'inégalité est fondée sur une idéologie : puisque le Noir n'est pas humain, son exploitation est autorisée. Lors de la Révolution Française, les esclaves Haïtiens, qui composaient 90% de la population de l'île, se rebellent et obtiennent leur libération ainsi que de tous ceux des Antilles Françaises. L'abolition de l'esclavage est votée en 1793. Quand les Bourgeois reprennent le contrôle du pouvoir politique en France, il n'est point question d'indemniser les esclaves, mais bien d'indemniser les propriétaires "spoliés". A Haïti, certains anciens propriétaires fonciers vont même jusqu'à aller vendre leurs anciens esclaves aux Américains à Cuba, histoire de ne pas perdre trop de sous. Quand Napoléon reprend le pouvoir, il rétablit l'esclavage aux Antilles (mais pas à Haïti). Charles X, quand il arrive au pouvoir, force Haïti à payer un tribut tellement colossal pour le prix de sa liberté qui, tenez vous bien, ne sera finalement payé qu'en 1950, et sans que la France n'ait remboursé encore aujourd'hui les sommes dues. En 1848, alors que l'esclavage est définitivement aboli, les Parlementaires indemnisent généreusement les anciens propriétaires, obligent les anciens esclaves à présenter un contrat de travail sous peine d'incarcération et de mise à disposition des anciens propriétaires (non, vous ne rêvez pas) et ne se posent pas la question de l'effacement de la dette d'Haïti. Cette question de l'indemnisation des anciens propriétaires d'esclaves n'est pas du tout une spécificité française puisque les Britanniques l'ont fait ainsi que, plus tardivement, les Brésiliens. Seuls les Etats-Unis n'auront pas recours à cette technique mais nous y reviendrons. Encore aujourd'hui, la majorité des terres antillaises françaises sont possédés par des descendants d'esclavagistes, et des hommes politiques britanniques sont issus de lignées d'esclavagistes (bonjour David Cameron).

Il n'empêche que les forces bourgeoises britanniques et françaises, qui se sont enrichies sur le dos des esclaves, et se retrouvent en plus indemnisées pour la perte de ces derniers, se lancent dans la colonisation qui est d'autant plus juteuse. Présentée par certains comme une mission civilisatrice, là encore une idéologie destinée à justifier d'une prédation, Thomas Piketty démontre que la colonisation n'a pas du tout profité, dans le cas britannique comme français, aux populations colonisées qui, non seulement n'avaient aucun droit politique en tant qu'indigène, qu'économiquement puisque les sommes versées ne servaient qu'à rémunérer les fonctionnaires, qui taxaient de manière régressive les indigènes. Quant aux prétendues infrastructures installées, elles l'ont été à la sueur des populations indigènes mobilisées, si bien que la France, au début du XXème siècle, pour la construction de la ligne de chemin de fer Congo-Océan, a rétabli de manière déguisé provisoirement l'esclavage. La colonisation a conduit à un enrichissement incroyable des bourgeois britanniques et français qui ont pu investir partout sur la planète, et ainsi diversifier leurs actifs, ce qui explique leur taille phénoménale et jamais égalée puisque les deux Empires étaient les plus riches au Monde. Pour faire simple, la richesse prise aux anciennes colonies ne pourrait jamais être remboursée car diluée depuis longtemps dans les investissements financiers mondiaux, et aujourd'hui, ces anciennes colonies, dont la structure économique et territoriale ne permet pas une autarcie, doivent encore subir la pression politique des anciennes puissances et sont rongées par la corruption, un taux de fiscalité trop bas ne permettant pas l'investissement dans les infrastructures, et sont privées d'un système panafricain permettant une sortie vers le haut. Quoiqu'il en soit, ces deux premières mondialisations ont enrichi considérablement les sociétés de propriétaire qui, dominantes chez elles, dominaient également ailleurs, et utilisaient des systèmes idéologiques de justification différents selon l'endroit où elles officiaient.

Le cas des Etats-Unis est également passionnant. Ce pays s'est fondé sur l'esclavage très longtemps, notamment les Etats du Sud qui, quand la France a laissé tomber les champs de coton, a comblé le vide du Marché. Les Etats du Nord, eux, plus industriels et plus riches s'étaient détournés de l'esclavage et le Parti Républicain de l'époque défendait une doctrine abolitionniste. Tandis que les Etats du Sud gardaient des liens très forts avec la France et le Royaume Uni, les Etats du Nord voyaient d'un mauvais œil ces Etats dominés par un Parti Démocrate social-nativiste. Ce dernier défendait ardemment les Blancs du sud menacé par les intérêts financiers des banquiers du Nord, mais avait une fibre moins sociale envers les Noirs, d'où le terme nativiste. Après la Guerre de Sécession qui conduit contrairement aux idées reçues accidentellement à l'abolition de l'esclavage, puisque le Parti Républicain ne désirait à la base que garantir le fait que les nouveaux Etats créés ne soient pas esclavagistes, et non que les Etats du Sud abandonnent leurs activités esclavagistes, les Etats du Nord ne traitant d'ailleurs pas mieux leurs minorités afro-américaines économiquement puisque les Noirs, bien que libres politiquement, trimaient dans les usines, il n'était pas question de rembourser les propriétaires : ils étaient bien trop nombreux. S'est alors posée la question de la cohabitation entre les anciens esclaves et leurs anciens propriétaires. Le Parti Démocrate, encore social-nativiste, a donc mis en place une violente ségrégation entre Noirs et Blancs. Certains, comme le prédisait Thomas Jefferson, Troisième Président des Etats-Unis, démocrate et francophile convaincu, voulaient même redéporter les Noirs américains en Afrique. Ce n'est que sous Roosevelt que les Noirs voteront démocrates comme les Blancs grâce au New Deal et qu'à partir des années 60 que le parti démocrate abandonnera définitivement son aspect nativiste, en soutenant les droits civiques, laissant au Parti Républicain le monopole du racisme, ironie de l'Histoire sans doute, puisque ce dernier, qui avait aboli l'esclavage, se voyait privé dès les années 60, de 90% du vote des Noirs. Cet épisode montre à quel point les bifurcations dans l'Histoire sont possibles à partir de l'exemple du Parti Démocrate qui, d'un parti social et raciste, est devenu un parti anti-raciste (mais moins social).

Le déclin des sociétés de propriétaire et l'avènement de la social-démocratie

Au début du XXème siècle, les sociétés de propriétaires sont surpuissantes. Les Empires coloniaux européens sont en pleine santé financière, les inégalités de revenus et de patrimoines sont à un niveau rarement égalé, et l'Occident domine le Monde après avoir forcé l'Empire Chinois, à la base plus développé que l'Europe, à ouvrir son marché, à détruire ses élites par l'opium et à abandonner pour deux siècles leur leadership (la Chine était la première puissance Mondiale jusqu'au XIXème siècle mais son idéologie, non interventionniste et confucianiste, ainsi que l'absence de concurrence du fait de sa grande taille, lui ont fait perdre cette place jusqu'en 2020). Mais, en son sein, les débats font rage et les idées socialistes commencent à émerger et à terroriser une partie du Monde Bourgeois. Ainsi, au Royaume-Uni, le parti libéral parvient à imposer à la Chambre des Lords un impôt progressif sur le revenu. En France, à force de faire pression, les forces progressistes parviennent à imposer une progressivité de l'impôt sur les successions, une taxation des actifs financiers et en 1914, enfin, à la création d'un impôt sur le revenu progressif. La Suède, qui était le pays le plus inégalitaire avec un régime censitaire d'une violence inouïe, va devenir en quelques années, le pays le plus égalitaire par une politique fiscale incroyable. La progressivité, plus juste que la proportionnalité, car taxant plus les plus hauts revenus, va permettre d'infléchir la flèche des inégalités. La Révolution Russe en 1917, la Première Guerre Mondiale, la Grippe Espagnole puis la crise de 1929 va également terroriser les Bourgeois qui préfèrent se voir davantage imposés qu'expropriés, et les tranches d'impôt supérieures vont augmenter. De la même façon, c'est à cette époque que l'Occident commence à investir massivement dans l'école et commence à créer le terrain d'une plus grande égalité. Aux Etats-Unis, le New Deal de Roosevelt va considérablement changer la donne et à l'époque, les Etats-Unis auront des inégalités de revenus et de patrimoines inférieures à celles de l'Europe : les bifurcations sont donc vraiment possibles. Les politiques sociales démocrates appliquées aux Etats-Unis et en Suède sont l'exemple type que cela fonctionne : la croissance est d'autant plus forte que les inégalités diminuent. Sous Roosevelt, les tranches d'imposition sur les plus hauts revenus peuvent atteindre 80%! Aujourd'hui, les néo libéraux crieraient à la spoliation. Après la Seconde Guerre Mondiale, ces tranches d'imposition seront aussi hautes au Japon et en Allemagne pour mettre à contribution les riches à la reconstruction. En France, les nationalisations permettent également cela. En 1945, suite à la guerre et aux politiques sociales démocrates, les inégalités de revenus et de patrimoines sont au plus bas. Pourtant, le taux de croissance est lui au plus haut. Les sociétés de propriétaire ont disparu au profit de véritables démocraties. La Suède et l'Allemagne vont même aller jusqu'à créer un système de cogestion dans les entreprises. Ainsi, en Allemagne, les actionnaires ont un droit de vote égal à celui des salariés, alors même que ces derniers n'ont pas apporté leur part au capital social. Les débats avaient été rudes à l'époque mais aujourd'hui, tous les partis politiques allemands et suédois admettent les bienfaits de cette cogestion. En 2020, la France et le Royaume-Uni n'ont pas fait cette réforme et se plaignent du trop grand pouvoir des actionnaires alors qu'il suffirait d'une telle Loi pour réduire leurs privilèges et les empêcher de prendre une décision contraire à l'intérêt de la Nation et des salariés. La situation n'a pourtant pas changé, seule l'idéologie s'est métamorphosée : à l'époque, la propriété privée était passée de vache sacrée à moins importante que la vie humaine.

L'expérience des sociétés communistes et postcommunistes.

Le communisme est avant tout une idéologie, et l'existence des sociétés communistes a eu entre autre la vertu de permettre de terroriser les sociétés de propriétaire occidentales et a permis l'avènement de la sociale démocratie. Après le carnage des guerres mondiales et l'effondrement des actifs des riches, ces derniers craignaient une révolution et ont accentué la progressivité des impôts ainsi que l'importance de la cogestion. En outre, les partis communistes ont fédéré largement les ouvriers et les classes prolétaires pour réussir à faire pression et à gagner des conflits sociaux. Cela a aussi permis de bénéficier d'un Plan Marshall qui a été particulièrement salutaire pour la santé économique des Etats. Dans tous les pays européens, le Parti Communiste a permis l'émergence des système de sécurité sociale et de retraite, y compris au Royaume-Uni. De la même façon, le salaire minimum, la semaine de 38 heures ou encore les semaines de congé payé n'existeraient pas sans la puissance des communistes et de la peur qu'ils inspiraient aux propriétaires. L'idéologie communiste, devenue quasiment la plus partagée dans le monde occidentale, a permis un traitement plus sain de la propriété et une véritable réduction des inégalités. L'émergence des sociétés communistes a en outre donné de la force aux décolonisations et ont apporté leur soutien moral et logistique aux anciens Indigènes pour se libérer des puissances coloniales. En fait, les vertus du communisme ont été davantage extérieures puisqu'elles ont permis le déclin du propriétarisme et l'avènement d'une social-démocratie. Cela démontre encore une fois l'importance de l'idéologie dans la propriété.

Mais sur le plan interne, les résultats du communisme, outre leurs formes totalitaires, sont du point de vue économique très médiocres. L'abolition de la propriété privée, qui a rendu inutile la création d'impôts progressifs sur les revenus, la propriété ou les successions, a permis dans un premier temps en URSS, tout juste débarrassé du servage, de faire un véritable bond en avant du point de vue industriel, du niveau de vie, de l'éducation, de la science et de l'égalité hommes-femmes. Mais très vite, le stalinisme, l'absence de délibération collective, la haine de l'innovation et de la propriété ainsi que la corruption ont fait s'effondrer ces sociétés comme des châteaux de carte. En Chine également, la dictature maoïste, outre le bond en avant scientifique, industriel, éducatif et médical, n'a pas vraiment porté ses fruits d'autant plus que dans les deux cas, surtout en URSS, une caste de privilégiés se sont procurés en nature des privilèges qu'ils ont, là encore, justifié par leur idéologie. A partir de là, les sociétés communistes ont opéré à des bifurcations très différentes. Tandis que la Chine s'est convertie au libre-marché et au dumping économique, l'URSS s'est effondrée. Le Bloc de l'Est s'est converti à un ultra libéralisme complètement délirant, conduisant à une privatisation massive des entreprises publiques par les oligarques, particulièrement en Russie et à une explosion des inégalités. La nouvelle Russie de Poutine n'a pas crée d'impôt sur les successions et a crée un impôt unique proportionnel sur le revenu de 13% ce qui est une aberration et qui fait de ce pays un des pays les plus inégalitaires au Monde, d'autant plus que les oligarques organisent leur évasion fiscale. Cette catastrophe inégalitaire russe est à comparer aux Pays de l'Est rentrés dans l'UE et qui sont parvenus à opérer différemment, mais qui, colonisés par les pays riches de l'UE, ne se sont pas correctement développés et n'ont pas mis en place de processus redistributif convenable. Quant à la Chine, elle est sans doute celle qui s'en sort le mieux avec un impôt progressif sur le revenu. Néanmoins, il n'y a aucun impôt sur les successions, et les modalités de l'impôt, notamment les cadeaux fiscaux, sont plus que flous. Pour conclure, cette conversion à l'ultra libéralisme, qui s'explique sans doute par l'entêtement des partis communistes, n'a pas fait de bien à ces pays.

Le tournant libéral et le piège de l'Union Européenne

Dans les années 80, après la victoire de Thatcher au Royaume-Uni et de Reagan aux Etats-Unis, les inégalités de revenu et de patrimoine explosent : les riches deviennent très riches, les pauvres très pauvres, la classe moyenne disparait et la croissance s'effondre. Aux Etats-Unis, les plus haut taux d'impôt passent de 80 à 20% sur les revenus les plus élevés. Une nouvelle idéologie se met en place : le mérite signe la nouvelle aristocratie, il faut libérer les énergies et l'ordolibéralisme d'Hayek devient la règle. Cela a des conséquences dramatiques d'un point de vue social bien évidemment, et même les pays les plus sociaux commencent à vaciller. La Suède supprime notamment son impôt sur la fortune et malgré de grandes nationalisations faites en 1981 par Mitterrand en France, des privatisations interviennent en 1986. Suite à l'effondrement des sociétés communistes, l'ultra libéralisme achève de briser les digues et les inégalités augmentent d'autant plus, rappelant le souvenir des sociétés de propriétaires. Même les partis les plus à gauche se convertissent aux nouvelles thèses de l'ordolibéralisme. Ainsi, le Parti Démocrate de Clinton et d'Obama ne revient pas sur les réformes de Reagan, le Parti Travailliste de Blair ne revient pas sur les réformes de Thatcher et de Major (voire les empire, cf la hausse des frais d'université) le SPD de Schröder fait le sale boulot et le PS français se droitise économiquement, notamment sous la présidence de François Hollande. A cela, il faut ajouter une construction européenne infernale qui, par ses règles relatives au déficit et à la concurrence libre et non faussée, incite au dumping fiscal et abaisse les normes sociales et fiscales vers le bas. Par exemple, le Luxembourg et l'Irlande, en mettant un impôt sur les sociétés à 0%, poussent les autres pays vers le bas sans qu'il ne soit possible de faire quoique ce soit puisque les traités ne permettent pas de créer des règles sans la règle de l'unanimité. Cette union économique et monétaire, et non fiscale et sociale, sans mutualisation de la dette, sans redistribution entre Etats et classes sociales, force la BCE à racheter sur le marché secondaire des titres de dettes, et à créer une inflation phénoménale qui laisse présager un crash futur. Il rend également impossible les réformes sociales et la progressivité des impôts. A cela s'ajoute le fait que les pays de l'Est et certains petits pays tentent de concurrencer les grands Etats Européens par un dumping social (travailleurs détachés) et fiscal. intenable. Les inégalités sont à ce jour très élevés en Europe et aux Etats-Unis.

Le changement de paradigme politique : de la gauche brahmane, de la droite marchande et du social-nativisme

Ces mutations économiques ont eu des conséquences idéologiques et politiques majeures. Ainsi, dans tous les pays européens, dans les années 50, les pauvres (les moins diplômés, aux revenus les plus bas et aux patrimoines les plus bas) votaient globalement à gauche et les riches (les plus diplômés, les mieux payés et les mieux dotés) votaient à droite. Mais depuis le retour de l'ultralibéralisme, les classes populaires ont massivement déserté le vote. La gauche est devenue le parti des diplômés et des plus hauts revenus, souvent enfants de ceux ayant bénéficié des politiques redistributives : c'est la gauche brahmane. La droite, elle, est restée le parti des plus hauts patrimoines : c'est la droite marchande. Ces deux pôles s'appuient toutes les deux sur des discours méritocratiques qui permettent de justifier les inégalités et commencent même à fusionner. Le parti d'Emmanuel Macron est par exemple symptomatique de cette fusion de la gauche brahmane et de la droite marchande. Mais, à côté de cela, tous les pays occidentaux voient apparaître le retour du social nativisme, c'est-à-dire des forces politiques sociales économiquement (ou pseudo-sociales) mais foncièrement identitaires et anti-immigrés, qui rappellent le Parti Démocrate Sudiste. Ainsi, le RN en France, le UKIP au Royaume Uni, la Ligue en Italie, le Parti Républicain de Donald Trump captent l'électorat le moins diplômé et le plus pauvre économiquement. Cela est d'autant plus fort dans les Pays de l'Est où les classes populaires votent massivement les partis sociaux-nativistes tels que le Parti Droit et Justice en Pologne. Cela est d'autant plus dommage que les partis nationalistes, arrivés au pouvoir, mènent rarement une politique favorable aux classes populaires. La France est un terrain particulier car les deux lignes de crête des électorats semblent être les suivantes : le critère économique (doit-on prendre aux riches pour donner aux pauvres ?) et le critère identitaire (y-a-t-il trop d'immigrés en France) ? En 2017, l'électorat français s'est divisé en quatre quarts : un quart social et tolérant (LFI de Mélenchon), un quart non-social tolérant (LREM de Macron), un quart non-social intolérant (LR de Fillon) et un quart social intolérant (RN de Marine Le Pen). Les proportions étaient incroyablement proches et les bifurcations sont innombrables : la fusion des droits à la Trump, la fusion des quarts sociaux comme en Italie (alliance Ligue-M5S) ou la fusion des non-sociaux (LREM d'Emmanuel Macron). Les électorats sont tellement volatiles que tout est possible. Cette politique en quatre quarts semble devenir la norme dans les pays occidentaux, aux Etats-Unis avec AOC et Sanders et au Royaume Uni avec Corbyn. Les expériences espagnoles et grecques avec Podemos et Syriza montrent également la possibilité d'une victoire de la gauche radicale. Une preuve encore que les bifurcations sont possibles. En outre, il faut signaler dans l'électorat une frontière raciale et religieuse très forte : ainsi, dans tous les pays occidentaux, les Musulmans, les Noirs et les minorités votent à 90% à gauche, sans exception. Les catholiques blancs et les protestants votent majoritairement à droite. Quant aux non-religieux blancs, ils votent un petit peu plus à gauche qu'à droite. Il n'empêche qu'aux Etats-Unis, où le clivage racial est le plus fort, si seuls les blancs votaient, il n'y aurait pas eu de Président Démocrate depuis les années 50. Les deux questions majeures des électorats semblent être en 2020 : la question de l'identité et la question de la redistribution. Thomas Piketty le déplore.

Les cas indiens et brésiliens : un espoir ?

Le cas indien semble être rassurant en revanche. En 1946, après l'Indépendance et la partition avec le Pakistan, le Parti du Congrès, séculariste et tolérant, écrit une Constitution de grande qualité. Il faut savoir que 10% de la population indienne est musulmane (cela a été à un moment de l'histoire indienne une manière pour une partie de la population de sortir du système de la réincarnation et des varnas). Ainsi, à côté du système hiérarchisé des varnas, il existe une frange de la population qui est musulmane, bouddhiste, aborigène et également le groupe des Intouchables. La constitution indienne, véritablement démocratique, a introduit à côté du système du suffrage universitaire un système de quota relatif aux emplois publics, à la Chambre Basse et dans les universités pour les classes défavorisés à savoir les Intouchables et les Aborigènes. De la même façon, un quota a été mis en place pour installer des femmes à la tête de gestion des communes. Ces actions de discrimination positive ont permis de faire baisser les inégalités entre les basses classes et les hautes classes. Récemment, un nouveau groupe a eu accès à ce système de faveurs, notamment les castes inférieures mais également les Musulmans les plus pauvres, puis encore plus récemment, l'ensemble des populations les plus pauvres, quelle que soit leur caste. Ce système a permis une réduction des inégalités mais le système indien a par contre un défaut : les Brahmanes ont refusé et refusent toujours l'investissement massif dans l'éducation et la santé, ce qui explique pourquoi l'Inde est un pays très pauvre, avec peu de toilettes et l'écart avec la Chine qui a fait ces investissements. Contrairement aux pays occidentaux, le clivage droite gauche est toujours et de plus en plus classiste. Ainsi, le parti nationaliste hindou au pouvoir, le BJP, avec à sa tête Modi, capte les voix des brahmanes et des plus riches, tandis que le Parti du Congrès et les Partis de Gauche captent les voix des plus pauvres et des musulmans. D'ailleurs, le BJP tente d'intégrer un clivage identitaire en essayant de monter les classes hindous pauvres avec les classes musulmanes : mais cela ne fonctionne pas et cela est rassurant. De la même manière, au Brésil, le clivage classiste persiste : le Parti des Travailleurs recueille les voix des pauvres, et le parti de Bolsonaro, la voix des riches. Cela permet de laisser espérer un Grand Soir dans ces zones.

Des solutions pour sortir des inégalités ?

Ainsi, les inégalités sont de plus en plus grandes en Europe. Evidemment, par rapport aux inégalités du Moyen-Orient et des pétromonarchies, ou celles existant en Russie ou même aux Etats-Unis, la France peut se sentir encore un peu social-démocrate. Mais les résultats, notamment pendant le quinquennat de Macron et la suppression de l'ISF, sont de plus en plus inquiétants. De plus, le social-nativisme et la victoire possible de Marine Le Pen ou de Marion Maréchal aux élections montrent l'urgence d'une réduction des inégalités. Thomas Piketty propose plusieurs solutions :
-La progressivité extrême de l'impôt sur le revenu et des successions.
-La création d'un impôt progressif annuel sur la propriété permettant une allocation de 125 000 euros à chaque Français de 25 ans.
-L'obligation de la cogestion dans les entreprises (Poids des actionnaires = poids des salariés)
-Réforme des règles de financement des partis politiques
-Redistribution entre les écoles privées et les écoles publiques avec chèque éducation.
-Taxe carbone progressive sur les plus hauts revenus.
-Transparence accrue des assiettes.
-La création d'une UPE (Union Populaire Européenne) avec assemblées transnationales et politiques sociales et fiscales communes.

Texte inspiré de Capital et Idéologie de Thomas Piketty. 


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