Pol Pot ne signifie rien. Ce pseudonyme n'a jamais rien signifié de particulier et d'ailleurs, il a été choisi uniquement pour cela : pour être vierge de tout sens. Curieuse métaphore d'un régime qui, lui aussi, a tenté de s'abstraire de toute signification, de toute grille de lecture moderne et qui a cherché à détruire tout ce qui faisait son passé, mais également son présent et son futur. Pol Pot, ou plutôt Saloth Sar de son vrai nom, a massacré le tiers de la population du Cambodge, à savoir à peu près 3 millions de personnes, et ce, en quatre années, de 1975 à 1979. Rarement dans l'histoire de l'Humanité toute entière un tel chiffre a été atteint, peut-être même jamais en aussi peu de temps, et pourtant, il y a comme une chappe de plomb posée sur le génocide cambodgien. Très longtemps, pour des raisons plus ou moins avouables, l'Occident n'a pas voulu voir ces morts par millions. D'abord, par complaisance, ensuite, par intérêt, et pour finir, par incapacité culturelle, comme si, quelque part, tant de morts constituaient une forme de spécificité asiatique, résurgence du temps de Tamerlan et de Gengis Khan, exception anthropologique qui serait impossible à reproduire en Occident. Quand on sait que Pol Pot a été un étudiant français, que son idéologie est le produit intellectuel d'un Allemand, mis en place par la Russie puis par la plupart des pays d'Europe Centrale et Orientale, cela fait déjà rire. Quand on sait, ensuite, que l'Occident a ouvert le bal des génocides et des crimes contre l'Humanité depuis pas mal de temps déjà, on rit peut-être un peu moins. Il faut le dire : Pol Pot a aussi été admiré par les partis communistes occidentaux ainsi que par une certaine intelligentsia de gauche qui s'émouvait de la beauté de la révolution khmère. Les Etats-Unis l'ont soutenu contre le Vietnam et ont fermé les yeux sur les trafics en tout genre des khmers rouges bien après le génocide, quand Pol Pot coulait des jours paisibles à la frontière thaïlandaise pendant que son pays, le Cambodge, se déchirait. Bien après les massacres, les Nations Unies ont accepté que les khmers rouges puissent faire partie d'un gouvernement cambodgien et se sont opposées à ce que Pol Pot soit traîné devant la Cour Pénale Internationale. Jusque 1997, Pol Pot donnait tranquillement des cours, commentait ses exploits auprès de ses étudiants et des journalistes étrangers, se remariait pendant que croupissait sa première épouse dans un hôpital psychiatrique chinois et alimentait un fonds souverain de plusieurs milliers de dollars payé avec des pierres précieuses. Sans savoir s'il parlait avec cynisme ou avec fanatisme, il faisait son bilan, expliquant que jamais, au grand jamais, le peuple n'avait autant été au pouvoir que sous son régime ; que jamais, au grand jamais, il n'avait commis de réelles erreurs ; que jamais, au grand jamais, il n'avait perdu une quelconque guerre contre le Vietnam et que jamais, au grand jamais, son régime n'avait été monstrueux. Bien au contraire, c'était une formidable expérience humaine. Le 15 avril 1998, il meurt tranquillement, dans son lit, sans jamais n'avoir réellement été inquiété par les autorités de son pays. 3 314 768 morts, frappant d'abord les classes dites supérieures de la société (91% des médecins par exemple), dont la mémoire n'a jamais vraiment été respectée, nulle part. C'est avec une certaine arrière-pensée que je commence mon récit par la fin. Pour bien dire que le mal ne se paie pas forcément. Que le pire des criminels de guerre peut très bien finir sa vie paisiblement. Qu'après tout, cette histoire de karma, c'est une belle histoire, l'opium du Peuple si on osait le dire. Pol Pot n'a jamais payé ses crimes. Jusque dans la mort, sa vie est le fruit d'un décalage frappant, quasiment absurde, entre son être et ses actes. Comment un homme à la voix si douce, au visage si poupin, admiré par ses étudiants, dépeint comme un pédagogue humain et de grand talent a-t-il pu amener à la mort sans aucun état d'âme des millions de personnes ? Comment est ce humainement possible ? Comment les fiançailles avec une idéologie ont-elles pu ici, mais comme beaucoup d'endroits ailleurs, accoucher de telles monstruosités ? A défaut de répondre à ces questions métaphysiques qui m'obsèdent, je peux retracer la vie d'un homme absurde, d'un homme sans signification. Du Bourreau du Cambodge.
Commençons par le début, donc. Le Cambodge est situé en Asie du Sud-Est et borde le Vietnam, le Laos et la Thaïlande : vaste ensemble appelé par le colon français l'Indochine, alors que le pays ne se situe ni en Inde, ni en Chine, mais bien simplement entre les deux. Le Cambodge n'en est qu'une de ses composantes. Peuplé en 1970 par 7 363 000 personnes, le pays a une riche histoire. Entre le IXème et le XIIème siècle, l'Empire Khmer, du nom de l'ethnie cambodgienne, était une civilisation puissante et magnifique dont les ruines sont encore présentes dans la très riche et inhospitalière jungle asiatique. Sorte de Pologne de l'Asie, le Cambodge doit compter depuis des siècles sur deux voisines ennemies : le Siam, ancien nom de la Thaïlande et l'Annam, ancien nom du Vietnam. Pour se protéger de ces puissances, le Roi Norodom Ier obtient le 11 août 1863 un protectorat auprès de la France. Le protectorat est néanmoins une forme de colonisation qui cache mal une certaine dépendance du Cambodge envers sa douce-amère métropole. En avril 1941, le Deva-Rej (Dieu-Roi) Norodom Sihanouk se fait couronner par le Gouverneur Français en personne. Son écriture, le Môn-Khmer, est une des rares langues proto-indochinoises, avec ses particularités passionnantes (monosyllabique, monotonique, sans syntaxe, avec 33 consonnes, 24 voyelles, 6 chiffres). C'est aussi un pays dont trois quarts des terres sont de denses forêts, peuplés par ce que les habitants croient être des Neak ta, des génies, et dans lequel 80% des sols sont infertiles, contrairement à ce que laisse croire l'expression Don du Mekong. Ce pays de palmiers et de temples est composé à 80% d'agriculteurs et à 95% de bouddhistes, disciples du Theravada (le Petit Véhicule). Dans un climat pour le moins difficile, en moyenne de 27°C toute l'année, appelé "climat tropical à saisons alternée", les agriculteurs doivent survivre à six mois de sécheresse suivis de six mois d'intenses moussons. Pour autant, les Cambodgiens s'en sortent bien et sont en moyenne moins pauvres que leurs voisins. C'est dans ce pays passionnant que naît, le 25 mai 1928, le jeune Saloth Sar, Sar étant son prénom et signifiant "blanc". Il est issu d'une famille d'agriculteurs aisés. Son père, Saloth Pen, possède 9 hectares de rizières, 3 hectares de terres maraîchères et 6 buffles à Prek Sbauv, près de Kombong Thom, à 150 kilomètres au nord de Pnom Penh, la capitale. La famille Saloth est même reliée à la famille royale par une cousine, Meak, qui est devenue la concubine d'un prince, la directrice des ballerines et la responsable des femmes du Palais. Loin d'être né dans une famille défavorisée, donc, Saloth Sar est envoyé à six ans à Pnom Penh étudier dans une pagode (un temple) de la capitale : le Vat Bottum Vaddey fondée en 1442. Il y est formé par des moines bouddhistes qui lui apprennent la maîtrise de l'écriture, dans un pays où la majorité des paysans sont analphabètes. Entre 1936 et 1942, il est envoyé dans une école primaire catholique appelée Miche où étudient des enfants de fonctionnaires français et de catholiques vietnamiens. Il y apprend le français, le catéchisme, l'histoire de France et y est dépeint comme un enfant poli, d'humeur égale. Il reste à Pnom Penh jusqu'à ses quatorze ans, ce qu'il a d'ailleurs toujours cherché à cacher pour ne pas paraître tel un intellectuel, ce qu'il était à son corps défendant.
En 1942 a lieu, pendant l'Occupation de la France par l'Allemagne, la journée des ombrelles du 20 juillet pendant laquelle des bouddhistes, comme Ngoc Thanh, critiquent le colon français et font émerger les balbutiements du nationalisme khmer. Pendant ce temps, Saloth Sar est admis au collège Norodom-Sihanouk de Kompong Cham où il apprend toujours le français, l'histoire, la géographie, la philosophie, les mathématiques, les sciences, le théâtre, le basket, le football et même le violon. Alors que la guerre fait rage en Europe, le Japon chasse les Français d'Indochine. Le Roi Sihanouk déclare l'Indépendance et nomme Thanh comme Ministre des Affaires Etrangères alors qu'il aurait souhaité obtenir le titre de Premier Ministre. Mais en 1945, le Japon subit les deux attaques nucléaires d'Hiroshima et de Nagasaki, ce qui permet aux Français de revenir prendre pied au Cambodge. Thanh est jeté en prison et les Français souhaitent imposer aux Cambodgiens une simple autonomie et non l'indépendance. Le Roi est donc bien forcé de reprendre contact avec l'Hexagone tandis qu'éclate la guerre d'Indochine entre la France et les armées du Vietnam. Pendant ce temps, le jeune Saloth Sar échoue à l'obtention du baccalauréat et est envoyé au lycée professionnel de Russey Keo pour apprendre la menuiserie. Il milite pour le Parti Démocrate qui arrivera en tête à l'Assemblée Constituante de la même année. En 1949, grâce à ses pistons du Parti Démocrate ainsi qu'à une volonté du Cambodge de se doter d'une main d'oeuvre industrielle autre que vietnamienne, Saloth Sar obtient une bourse d'études pour aller étudier en France. Ils sont vingt et un à y partir et il atterrit au lycée Viollet à Paris pour étudier la radioélectricité. Il rencontre en France Yeng Sary qui deviendra son grand ami et son futur Premier Ministre ainsi que Khieu Ponnary, sa future épouse. Très vite, le jeune démocrate progressiste va devenir un communiste pur et dur. En effet, le communisme français est à son zénith, surtout parmi les intellectuels et Saloth Sar fait un voyage en Yougoslavie et en République démocratique d'Allemagne qui l'impressionne beaucoup. Thioum Mumm, un ami, le fait s'inscrire au Parti Communiste Français en 1952 et très vite, tout ce beau petit monde lit les textes, se forme et fonde un communisme nationaliste khmer aux allures déjà très autoritaires. Déjà, Saloth Sar se dit prêt à être le responsable du communisme au Cambodge, ce qui démontre une certaine ambition. Cette formation idéologique française va laisser des traces et surtout va faire du jeune Sar un doctrinaire fanatique. En août 1949, le Président de la République Française Vincent Auriol signe avec Bao Daï l'acceptation de l'indépendance du Vietnam, ainsi que la création du Cambodge et du Laos. Mais malgré cela, Hô Chi Minh, soutenu par Mao, s'empare du Nord du Vietnam contre les forces françaises. Le Maréchal De Lattre de Tassigny est alors envoyé avec des troupes fraîches faire la guerre en Indochine. En 1952, Sar signe dans un journal un article très antimonarchique sous le pseudonyme de Khmer Daom (le Khmer des origines) et se fait sucrer sa bourse d'études. Il doit donc rentrer au Cambodge. Démuni, il se rapproche très vite du Parti Communiste Indochinois dirigé par Pham Van Ba et va à l'est se faire initier à la guérilla avec des Khmers et des Vietnamiens. Il faut savoir qu'à l'époque, les guérillas sont nombreuses au Cambodge : Son Ngoc Thanh, notamment, en possède également une. Lors de cette formation militaire, il recontre Tou Samouth, ancien membre de l'Institut Bouddhique, proche du Vietminh qui deviendra son mentor et son ami. Il est l'un des protagonistes de la Journée des Ombrelles, de l'Association Issarak (Indépendance) et du PRPOK (Parti révolutionnaire du peuple khmer).
En mars 1954 arrive l'onde de choc : les Français du Général Navarre sont défaits lors de la Bataille de Diên Biên Phu par les communistes d'Hô Chi Minh à la frontière laotienne. 1293 soldats sont morts, 1635 sont disparus et 10 000 sont faits prisonniers. Seuls 4000 hommes reviendront vivants de captivité. Le 21 juillet 1954, les accords de Genève sont signés entre Pierre Mendès-France et Pham Van Dong le Premier Ministre du Nord Vietnam. Le Vietnam est coupé en deux au 17ème parallèle et le Cambodge et le Laos doivent rester neutres dans le conflit qui opposera les deux Vietnam. Ce choc, on le sait, va provoquer l'entrée des Etats-Unis dans la guerre. Pendant ce temps, Sar milite au Parti Communiste mais ce dernier manque d'argent et de militants. En juillet 1956, il se marie avec Khieu Ponnary, fille de magistrat et professeur de français, son aînée de sept ans. Il entre lui également dans l'enseignement comme professeur de français, d'histoire, de géographie et d'éducation civique à Chamron-Viches à Pnom Penh. Bon pédagogue, orateur né, il semble dominer sa classe par la parole comme il le faisait à Paris avec ses camarades. Il est possible de d'ores et déjà estimé que le futur Pol Pot a un véritable charisme qui lui permettra de prendre bientôt l'ascendant sur l'ensemble du petit Parti Communiste. Mais un coup du sort va l'y aider : Tou Samouth, son ami, le patron du Parti, est porté disparu. Son corps a été jeté et lesté dans le Mekong. Sa mort reste encore aujourd'hui un mystère : est-ce un coup de la police ? De Saloth Sar lui-même ? Saloth Sar a-t-il dénoncé son ancien mentor ? Les historiens n'en savent rien. Il n'empêche que cet évènement va catapulter Saloth Sar au sommet puisqu'il devient Secrétaire Général par intérim. Il organise ce qui deviendra l'une des particularités de son pouvoir, à savoir des séminaires de formation des cadres réputés passionnants pendant lesquels il critique la monarchie cambodgienne. Très vite, des émeutes apparaissent chez les étudiants et le Roi Sihanouk reçoit une liste d'agitateurs dont fait partie Saloth Sar. Mis sous surveillance, l'homme va s'enfuir et rentrer en clandestinité dès 1962 jusqu'à son arrivée au pouvoir. Il prend le maquis pour rejoindre des militants dans la région de Thboung Khum et prend le pseudonyme de Frère numéro 1. Mais l'homme est inconnu et veut le rester : le secret, toujours le secret. Pire, son parti ne cherche pas à guerroyer : il reste isolé de tout et de tous. Saloth Sar va simplement faire ce qu'il sait faire le mieux : endoctriner les agriculteurs puis, une fois leurs cerveaux formatés, leur apprendre le maniement des armes. Déjà, Sar s'entoure d'hommes de main issus des milieux paysans qui forment sa garde rapprochée. En 1965, Sar va en visite en Chine pour rencontrer Mao. Ce dernier vient de commencer la très tristement célèbre Révolution Culturelle. En effet, Mao avait été mis en difficulté par son Grand Bond en Avant qui avait été un échec total et avait causé 30 millions de morts en Chine. Contesté par l'intelligentsia, Mao avait armé des jeunes endoctrinés, les Gardes Rouges, et avait envoyé les intellectuels au champs (ou dans l'au-delà). Les universités avaient été fermées, les livres brûlés et de grandes purges avaient permis à Mao de revenir sur le devant de la scène politique. Un coup de génie politique applaudi partout en Occident, et qui va inspirer énormément Sar. Peut-être un peu trop. Il n'y reste que deux mois. Il va ensuite 9 mois au Vietnam rencontrer Hô Chi Minh et cela se passe moins bien. Les Vietnamiens reprochent aux communistes du Cambodge de ne rien faire tandis que ces derniers reprochent aux Vietnamiens de ne pas envoyer suffisamment d'armes. Il faut ajouter à cela la méfiance terrible des deux ethnies qui se détestent. Si Saloth Sar décide de continuer à travailler avec les Vietnamiens, il sait que cela ne tiendra qu'un temps. Il finit par rentrer et s'installe à Ratanakiri, un lieu encore plus isolé qu'auparavant, muni d'une simple auto-radio. Vivent dans ces forêts denses des tribus khmers animistes (les Brao, les Tapuon, les Kuy, les Suoch) qui pratiquent encore la culture sur brûlis. Alors que Sar parle interminablement et endoctrine des paysans, le Vietminh continue ses combats contre les Etats-Unis d'Amérique.
Il faut dire que la situation est des plus tendues au Vietnam. Dès que les Français s'étaient écartés de la région (pour se reconvertir dans le trafic de drogue, plus lucratif), Kennedy, dès les années 60, alors même que De Gaulle avait tenté de l'en dissuader, envoie des spécialistes aider les Vietnamiens du sud dans leur lutte contre les communistes. A la mort de Kennedy, son vice-président devenu président, Johnson, commence la guerre du Vietnam. Très vite, les moyens utilisés vont être des plus sordides. Le Roi Sihanouk avait bien tenté de s'allier avec le Vietnam du sud, mais quand la CIA assassine Diem pour mettre au pouvoir une junte plus américanophile (un classique américain en somme), il renonce et coupera bientôt les ponts avec l'Amérique. Il se rapproche donc du Vietminh à une seule condition : que la frontière avec le Cambodge soit respectée. Il laisse en outre passer sur son territoire des armes soviétiques tout en faisant mine de rester neutre. Très vite, Hô Chi Minh appelle De Gaulle à réagir et ce dernier se rend en 1966 au Cambodge où il rencontre Sihanouk. Il salue d'abord le développement cambodgien ainsi que sa neutralité (ce qu'il sait être faux) et appelle dans un brillant discours les Etats-Unis à faire la paix avec le Vietminh. Les Accords de Genève doivent être respectés. Appel resté sans réponse comme on l'imagine aisément. Mais Nixon, bien au courant de la non-neutralité de Sihanouk, envoie des missions secrètes au Cambodge et n'hésite pas à bombarder le nord du pays. Pendant ce temps, la très célèbre Piste Hô Chi Minh dans la forêt est créée et permet aux combattants vietnamiens de faire passer des armes dans la forêt. Pendant ce temps, au Cambodge, à Battambang, va avoir lieu un évènement intérieur qui expliquera le début de la popularité du Parti Communiste. En effet, dans les rizières, les agriculteurs préfèrent vendre une partie de leur récole aux communistes qui paient mieux. Mais Lon Nol, le Premier Ministre, trouve ça proprement scandaleux et envoie des contrôles anti-fraudes. Très vite, des jacqueries éclatent. Lon Nol envoie l'armée qui pille, viole et tue ce qui enflamme la région. Déjà, on voit apparaître des khmers, vingt-quatre, le Bay Damran, qui résistent à l'armée, sans succès mais avec une certaine gloire. Le Roi Sihanouk va les surnommer les khmers rouges : le surnom va rester. Le 19 janvier 1968 naît donc au Cambodge l'armée des khmers rouges. Puis, soudain, en 1969, Sihanouk, malgré les tentatives d'assassinats et les bombardements sur son sol, change son fusil d'épaule et rétablit ses liens diplomatiques avec les Etats-Unis. Très vite, la gauche lui fait perdre son soutien et parle de lui comme le complice du Grand Satan. Cela est sans doute dû au fait que Chester Bowles, l'Ambassadeur, était venu s'entretenir avec lui et s'était plaint que depuis 1965, le contact avait été perdu. Ce revirement va permettre au Parti Communiste de Saloth Sar de récupérer des âmes de gauche qui ne supportent pas l'idée de cette alliance entre le Roi et les Occidentaux. Le 2 septembre 1969, Hô Chi Minh meurt et Saloth Sar, même s'il n'assiste pas aux obsèques pour ne pas apparaître à visage découvert, se rend au Vietnam pour demander des armes, qui ne sont toujours pas arrivées. Ce que ne sait pas Saloth Sar, c'est qu'il allait en avoir cruellement besoin quelques mois plus tard.
Le 18 mars 1970, sans doute aidé par la CIA, l'ancien Premier Ministre Lon Nol opère à un coup d'Etat en prenant d'assaut l'Assemblée Nationale et le Conseil du Royaume. Lon Nol se fait donner les pleins pouvoirs et met en place une cruelle dictature de droite. Très vite, le Roi est déposé et Sihanouk trouve refuge en Chine où il est accueilli en héros par Mao et par Zhou Enlai. De Chine, évidemment instrumentalisé par le Parti Communiste, il envoie des appels à la résistance. Il fonde le Front Uni National de Kampuchea (FUNK) et constitue à Pékin un Gouvernement royal d'union nationale du Cambodge. Très vite, les masques tombent et Lon Nol fait tirer sur la foule. Surtout, il s'en prend aux minorités vietnamiennes installées au Cambodge et en massacre par grand nombre. Ces véritables pogroms racistes sont d'autant plus violents que les cadavres de famille entière sont jetés dans le Mekong. Le 30 avril 1970, fort d'avoir un nouvel allié, le Président Nixon lance la campagne du Cambodge pour atteindre le Vietminh et le couper de ses routes. Tout y est utilisé : les chars, les avions, le napalm, les bombes ... 150 000 cambodgiens sont tués et 130 000 sont exilés. Cette grande terreur des paysans va servir Saloth Sar qui recrute et endoctrine de plus belle. Entre 1970 et 1975, tandis que s'effrite le pouvoir le Lon Nol, les effectifs des khmers rouges bondissent, passant de 3000 à 50 000 hommes. Très vite, c'est la guerre civile entre Lon Nol et Saroth Sar, qui reste encore caché aux yeux de tous. Plus pour longtemps. Petit à petit, les khmers rouges envahissent le pays entier sans que personne ne s'en rende compte et font de l'entrisme partout. Ils rencontrent même le Roi qui, via la Chine, a donné son soutien aux khmers rouges. Deux offensives contre Pnom Penh ont lieu en 1973 et 1974, sans succès. Mais bientôt, alors que Lon Nol s'est enfui aux Etats-Unis, le 17 avril 1975, les khmers rouges entrent dans Pnom Penh, acclamés par la foule. Ces soldats, très jeunes, en pyjama noir, ont le visage inexpressif. Complètement fanatiques et endoctrinés par Saloth Sar, ils semblent totalement insensibles à la joie populaire, et pour cause, ils vont commettre l'une des choses les plus infâmes qui puissent être. Très vite, ces khmers analphabètes vont saisir les livres de toutes les bibliothèques et les brûler. Il en va de même pour tout ce qui a un lien de près ou de loin avec l'Occident : les téléviseurs, les boites de conserve, les réfrigérateurs, les beaux tissus, etc ... Alors que certains hommes de Lon Nol étaient restés et demandent à négocier, la réponse qui leur est faite est limpide : Nous ne sommes pas ici pour discuter. La clique de Lon Nol et de certains de ses officiers devrait tout être pendue. S'ensuivent sept noms de traîtres, soi-disant les seules personnes qui devront être exterminées. Il y en aura tellement d'autres. Très vite, les khmers rouges prétextent que des bombardements vont intervenir dans la ville et forcent la population, à peine consentante, à quitter la ville et à prendre la route de la campagne. Même les hôpitaux sont évacués ce qui crée des scènes d'horreur : des amputés qui se traînent jusque sur les routes. Les bijoux et les lunettes sont confisqués et piétinés. Les billets de banque, eux, sont déchirés. Nous avons décidé de mettre un terme au règne de l'argent. Très vite, on met à l'écart les officiers de l'armée, les sous-officiers, puis les simples soldats et on les exécute dans la forêt. Le lendemain matin, la ville est pillée de ses médicaments et de son riz. Tout ce qui rappelle l'Occident est brûlé ou détruit. Seules les Ambassades sont épargnées pour le moment. L'évacuation d'une ville aussi grande que Pnom Penh n'avait jamais été envisagé nulle part : une horreur.
Mais pourquoi une telle évacuation ? Les khmers rouges obéissent à Saloth Sar qui a une doctrine : revenir au Khmer originel, celui qui cultive le riz. Les citadins ont eu une vie plus facile, ce sont des exploiteurs, ils ne sont pas moralement purs et aucun travail réellement productif ne leur incombe. Le travail au champs est la seule manière de les rééduquer et de les repurifier. Toute personne suspectée d'être un intellectuel doit être exterminée sur place. On ne compte déjà pas les morts d'épuisement ou les personnes exécutées parce qu'elles ne marchaient pas assez rapidement. Bientôt, alors que l'Ambassade de France a accueilli des couples mixtes dans ses locaux, la règle est claire : les femmes khmers peuvent rester avec leurs maris français mais pas l'inverse. L'Ambassadeur, Jean Dyrac, est obligé d'obéir. Très vite, tous les étrangers, sans aucune exception, sont expulsés du Cambodge. Le 24 avril 1975, c'est officiel, Saloth Sar prend le pseudonyme de Pol Pot. Il tombe le masque et rentre avec Yeng Sary dans Pnom Penh. Les 25, 26 et 27 avril sont déclarés jours de commémoration. Si Sihanouk, selon le vœu des Chinois, reste le Chef de l'Etat officiel, autant dire qu'il est persona non grata. Le 20 mai 1975, la Conférence Spéciale fixe les 8 points du programme intérieur à appliquer :
-l'évacuation de toutes les villes
-l'abolition de tous les marchés
-la suppression de la monnaie du régime Lon Nol
-la suppression de la monnaie révolutionnaire.
-la sécularisation de tous les moines bouddhistes
-la liquidation de tous les anciens du régime de Lon Nol.
-la création des restaurants communautaires
-l'expulsion de tous les vietnamiens
-l'envoi de troupes aux frontières.
A cela il faut ajouter des mesures provisoires :
-fermeture de tous les hôpitaux
-fermeture des écoles, collèges, lycées, universités
-assassinat immédiat de tout espion.
L'objectif de Pol Pot est de faire du riz son lingot d'or. Il ordonne des grands travaux d'irrigation et industriels. Mais tout cela va très vite capoter. Il est obligé de demander de l'aide à la Chine qui lui offre 1 milliard d'aide économique et militaire. Pol Pot se rapproche également du Vietnam et de la Corée du Nord de Kim Il-Sung. Le 5 janvier 1976, l'Etat du Kampuchea Démocratique et sa constitution sont établis. Pol Pot est Premier Ministre et Khieu Samphan est son numéro deux. Yeng Sary, lui, est Ministre des Affaires étrangères. Son gouvernement initial sera de toute façon au quart purgé. Il y a toujours ce culte du secret et surtout l'endoctrinement reste la priorité numéro 1 de Pol Pot. Il organise fin d'année 1975 un séminaire de six semaines pour 700 cadres. S'il y a une clef à retenir de son règne : c'est bien cela. Il endoctrine.
Mais la politique de Pol Pot est tellement inhumaine qu'il est difficile par savoir par où commencer. Sans doute faut-il énumérer ce qui manque aux Cambodgiens, ce qui leur a été retiré :
-Plus d'hôpitaux.
-Plus d'écoles, de collèges, d'universités.
-Plus de livres et des stylos.
-Plus d'électricité ni d'eau potable.
-Plus de radio, de cinéma et de journaux (sauf le Tung Padevat).
-Plus d'hôtels ni de restaurants.
-Plus de courriers.
-Plus de pagodes, d'Eglises ou de mosquées car athéisme d'Etat.
-Plus d'électroménagers ni de ventilateurs.
-Plus de visas ni d'entrée ni de sortie avec mines aux frontières.
-Plus de monnaie ni d'usine.
-Plus de vêtements en couleur.
-Plus de piété filiale.
Puis surtout vient la grande terreur voulue par Pol Pot qui semble être aussi paranoïaque que ne l'était Staline. Il a peur de l'espionnage des Thaïlandais, de la CIA, des Vietnamiens, des cadres, des fonctionnaires et des intellectuels. Il met sur pied l'horrible Santebal chargé de la répression. Son responsable est le métisse chinois Deuch (de son vrai nom Kaing Khek Iev) et le chef de la sûreté est Son Sen. Deuch et ses trois acolytes (Mam May, Nath et Kor) prennent possession d'un vieux lycée de Pnom Penh rebaptisé Tuol Seng. Il sera connu comme le S21, une prison affreuse où mourront sous la torture 20 000 personnes. Il n'y a pas de mots assez terrible pour expliquer ce qui se passait dans cette prison mais sans doute la plus grande des barbaries se mêlait au sadisme le plus abject. Il faut ajouter à cela que pour économiser les munitions, les mises à mort avaient lieu à l'aide de sacs plastiques.
Mais curieusement, ce n'est pas la terreur qui va causer le plus de morts, mais bien l'ubuesque politique économique de Pol Pot. S'il est un bon pédagogue, il est absolument incompétent pour tout le reste. Alors qu'en 1970, un cambodgien moyen mange 600 grammes de riz par jour, il n'en mangera plus que 250 grammes en 1976 alors même que la moyenne asiatique est de 400. Surtout, dans son plan quadriennal pour l'agriculture, l'industrie, l'éducation et la culture, Pol Pot exige que la production de riz soit multipliée par trois sans donner aucune consigne supplémentaire. Comment tripler une production dans le vide ? Pire que ça, il demande l'augmentation de la taille des rizières, une production plus importante d'engrais, un plus grand cheptel, l'augmentation des produits de la pêche et la fabrication de pompes d'irrigation… Sans là encore donner aucune espèce de consigne. La chose est d'autant plus cruelle que les paysans qui meurent d'épuisement (littéralement) à la tâche, quand ils ne meurent pas de famine ou d'épidémie (plus d'hôpitaux, plus de médecins, plus de médicaments), peuvent être exécutés après un avertissement s'ils n'atteignent pas les objectifs ubuesques du plan. Pire que cela, à la fin, la production de riz n'est non seulement pas multipliée par trois, mais bien divisée par deux, alors que les paysans travaillent du matin jusque tard la nuit. Pour Pol Pot, ce n'est pas son incompétence le problème, mais le sabotage des ennemis de l'intérieur. Mentalité parfaitement stalinienne. Il augmente alors le degré de la répression acculant encore plus au désespoir sa population qui rend des productions de plus en plus basses. Ce cercle vicieux est celui de l'absurdité d'une politique économique. Cela est aussi vrai pour l'industrie qui, faute de ressources et surtout faute de techniciens (beaucoup sont déjà morts), est à l'arrêt malgré les aides chinoises. Comble de l'humiliation, Pol Pot est obligé de négocier avec la Thaïlande, Hong Kong, Singapour et même les Etats-Unis des aides humanitaires : outils, semences, nourriture, médicaments, etc ... Bientôt, des missions humanitaires sont accueillis par des pays alliés comme la Chine, la Corée du Nord, la Roumanie, l'Albanie et la Yougoslavie. Même le Japon va commencer dès 1976 à envoyer de l'aide au Kampuchea Démocratique. Pendant ce temps, on commence à parler à l'étranger des crimes des khmers rouges, notamment McGovern aux Etats-Unis, mais personne n'ose faire quelque chose à cause du traumatisme de la Guerre au Vietnam. Pol Pot, lui, essuie plusieurs tentatives d'assassinats (de Chakrey notamment) et reste toujours caché bien au chaud, attaqué par des crises de paludisme. Il opère également à un certain nombre de purges, de plus en plus fréquentes, causant de plus en plus de défections, et donc de purges. Entouré par ses gardes du corps, et par ses deux fidèles, Yeng Sary et Khieu Samphan, sa paranoïa stalinienne n'atteint pas de limites. La mystérieuse affaire de Siem Reap (deux bombardements dans une ville) donnent lieu à des purges supplémentaires, à l'exécution de chefs régionaux et d'anciens alliés de lutte comme Hou Yuon, Hu Nim ou Koy Thuon.
La fin du régime de Pol Pot viendra en partie de ces purges qui affaibliront son armée. En effet, alors qu'il vient de mettre sous résidence surveillée l'ancien Roi qui a renoncé à être le chef de l'Etat au profit de Khieu Samphan, il purge toujours son armée alors que les tensions avec le Vietnam sont toujours de plus en plus tendues. En effet, le communisme est en train de connaître une scission entre d'une part le communisme soviétique, celui du Vietminh, et d'autre part, le communisme chinois, dont fait partie le communisme cambodgien (mais aussi celui de Tito, d'Enver Hoxha, etc ...). Alors que Heng Samrin, ancien compagnon de lutte de Pol Pot, vient de créer le Front Uni de salut national pour résister, et que Pol Pot joue la provocation sur les frontières, Giap et Dang, les dirigeants du Vietnam, attaquent le 25 décembre 1978. Très vite, alors que les dirigeants du Kampuchea Démocratique s'enfuient, les Vietnamiens se rendent maître du pays. La république populaire du Kampuchea est proclamée. Heng Samrin, le résistant, est nommé Président. Pen Sovan est Premier Ministre. 30 000 khmers rouges se sont postés à la frontière thaïlandaise et on le sait, Pol Pot y restera paisiblement jusque la fin de sa vie. Le nouveau régime réouvre les écoles, les marchés, les hôpitaux, les temples et réintroduit la riel, la monnaie. Mais il est toujours communiste et la liberté d'expression n'y a pas court, ce qui est embêtant pour les victimes du régime des khmers rouges. Leur objectif premier est d'empêcher Pol Pot de revenir au pouvoir, de se réconcilier avec le Vietnam et surtout de nourrir la population. La suite, nous la connaissons. Trois années, huit mois et vingt jours : 3 millions de morts. Tout ça pour la création d'un homme nouveau, ou plutôt ancien : le khmer originel. Il y a quand même une certaine absurdité dans tout ça. Je ne résiste pas à conclure cet article avec les douze commandements du khmer sous le régime de Pol Pot et qui résume bien sa vision du monde. Bon courage.
Les douze commandements révolutionnaires 1) Le peuple des ouvriers et paysans, tu aimeras, honoreras et servira. 2) Le peuple où que tu ailles de tout ton cœur et de tout ton esprit tu serviras. 3) Le peuple tu respecteras, sans porter atteinte à son intérêt, sans toucher à ses biens, ni à ses plantations, en t'interdisant de voler ne serait-ce qu'un seul piment, en te gardant de prononcer la moindre parole offensante à son égard. 4) Au peuple tu demanderas pardon si tu as commis quelque faute à son égard. Si tu as lésé l'intérêt du peuple, au peuple tu restitueras. 5) La règle du peuple tu observeras, que tu parles, dormes, marches, debout ou assis, que tu t'amuses ou que tu ries. 6) Vis-à-vis des femmes rien d'inconvenant ne feras. 7) En aliment et en boisson, rien qui ne soit produit révolutionnaire ne consommeras. 8) Aux jeux de hasard, jamais ne joueras. 9) À l'argent du peuple, point ne toucheras. Sur les biens collectifs de l'État ou du ministère, pour dérober fut-ce une boîte de riz ou un comprimé de médecine jamais la main ne porteras. 10) Envers le peuple des ouvriers et des paysans, envers toute la population, très humble te feras. Par contre, envers l'ennemi, les impérialistes américains et leurs valets, ta haine avec force et vigilance nourriras. 11) À la production du peuple sans cesse t'uniras et le travail tu aimeras. 12) Contre tout ennemi, contre tout obstacle avec détermination et courage tu lutteras. Prêt à tous les sacrifices jusqu'à celui de ta vie pour le peuple, les ouvriers, les paysans, pour la Rénovation, pour l'Angkar, sans hésitation et sans relâche tu seras.
Source : Pol Pot, le Bourreau du Cambodge, Paul Dreyfus |
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