Le Roi Philippe Le Bel : entre pragmatisme et fanatisme.
La lecture de cette incroyable biographie très bien sourcée et excellemment bien menée par Georges Minois m'a complètement laissé pantois tant je n'avais jamais lu auparavant, y compris chez le même auteur, un travail à la fois aussi sérieux mais également aussi bien vulgarisé. Le mythe Philippe Le Bel est tenace mais il est surtout romantique. Notre monde a retenu de lui une image aussi séduisante que très éloignée de la réalité, et l'historiographie ne semble pas s'être transformée au sujet de Philippe IV, le premier des Rois Maudits, premier Jacobin, premier bouffeur de curés, antipape, brute épaisse dont le cynisme n'aurait rien à envier à la puissance. Si tout n'est pas faux, la réduction du règne d'un Roi à quelques procès dont celui des Templiers, à un prétendu nationalisme et même à une certaine brutalité sont parfois inexactes, voire fausses. Surtout, cela est trompeur et montre une certaine compartimentation de la connaissance historique de nos contemporains. Le Roi Philippe Le Bel est l'héritier d'un monde ancien, dont toutes les dynamiques prennent leur aboutissement final dans ce règne là, à l'aube d'un monde nouveau et d'un siècle terrifiant : difficile de ne pas citer Antonio Gramsci Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. Georges Minois s'est donc attelé à un travail colossal, et la taille de la bibliographie en témoigne, d'examen d'innombrables sources. Là où la méthode de travail de cet historien est très intéressante, c'est qu'elle ne se focalise pas sur une approche thématique, mais bien sur une approche strictement chronologique qui permet de suivre au jour le jour la vie du souverain. Concrètement, c'est bien simultanément que le Roi traite chaque enjeu de son règne, et non séparément les unes des autres, ce qui permet d'appréhender bien davantage la globalité du règne, l'ambiance de l'époque et tenter d'ébaucher la psychologie d'un homme proprement impénétrable. Retour sur les grands enjeux d'un règne aux frontières extrêmes du monde nouveau, celui de la prise de conscience occidentale de la mort et du passage de la féodalité au capitalisme. Retour sur quelques aspects thématiques de son règne, pour donner envie de lire le livre et laisser à chacun le soin de se faire son avis.
Le contexte : d'un Monde à l'Autre.
Philippe IV, dit Le Bel, règne de l'an de grâce 1285 à 1314. A cheval entre le XIIIème siècle et le terrible XIVème siècle dont on ne pourra jamais suffisamment illustrer l'horreur, il est surtout l'un des derniers Capétiens directs, dont la continuité et la régularité de la dynastie ne sont pas étrangères à la puissance d'une institution royale éprouvée avant le XIème siècle, notamment à cause de la puissance démesurée des Nobles. D'une monarchie symbolique et élective, les Capétiens parviennent à rétablir l'hérédité, et surtout, par des alliances matrimoniales, de nombreuses victoires militaires et une intelligence juridique rare, ils ont fait du Roi l'homme le plus puissant de France face aux ennemis de l'intérieur (Nobles, Clergé, Bourgeois) et aux ennemis de l'extérieur (Empereur du Saint Empire Romain Germanique, Rois Etrangers, Papauté). Ainsi, les Louis VI, Louis VII, Philippe Auguste et Louis IX ont chacun à leur façon forgé la puissance de la Royauté. Sans eux, Philippe Le Bel n'aurait pu régner de la manière dont il l'a fait. Comment imaginer Philippe Le Bel sans l'idée géniale d'Hugues Capet, après son élection et avant sa mort, de faire sacrer son propre fils, en rétablissant par la même l'hérédité ? Comment imaginer Philippe Le Bel sans le mariage de Robert Le Pieux avec Constance d'Arles, héritière de la Provence ? Comment imaginer Philippe Le Bel sans les efforts belliqueux de Henri Ier et Philippe Ier pour contrôler leurs territoires parisiens ? Comment imaginer Philippe Le Bel sans les velléités dominatrices de Louis VI et Louis VII sur leurs vassaux ? Comment imaginer Philippe Le Bel sans la victoire de Bouvines de 1214 par Philippe Auguste contre les Anglais, les Normands, les Flamands et les Allemands affirmant l'indépendance de la France ? Comment imaginer Philippe Le Bel sans l'affirmation de la justice royale face aux juridictions ecclésiastiques et seigneuriales, les réformes, la diplomatie et les croisades de Louis IX ? Sans ces habiles techniques, qui s'appuyaient sur la défense du peuple et l'exaltation de la foi chrétienne, la monarchie française serait restée cette institution fantoche dont les plus puissants Ducs se foutaient comme de leurs premières chemises. Du XIème au XIVème siècle, le Roi est devenu de plus en plus puissant et a retrouvé sa grandeur d'antan, renouant avec le Mund germanique, avec sa primauté réelle dans la pyramide féodale et surtout avec sa position religieuse : envoyé de Dieu sur Terre, thaumaturge muni de pouvoir magique et défenseur de la Foi. Cette lente et douloureuse construction explique aussi pourquoi Philippe Le Bel a pu aussi facilement finir le travail, rétablir la réalité d'un Etat Romain et sans le savoir, inaugurer l'idée d'une République une et indivisible des siècles plus tard.
Mais surtout, l'époque est réellement au changement. L'Occident Chrétien, jadis dans l'ombre du monde musulman et du monde byzantin, renoue avec la puissance et la prospérité. Au XI ème siècle, après un changement climatique favorable et un réchauffement exceptionnel, le nombre de terres cultivables explose. De nombreux défrichements permettent d'augmenter le rendement agricole, d'améliorer l'alimentation, d'enrichir la paysannerie face aux Seigneurs, d'améliorer la santé de Peuple et donc d'augmenter très sensiblement la démographie. Face à ces excédents agricoles et cette augmentation de la population, les centres urbains et commerciaux se développent. Les ouvriers et artisans s'enrichissent et se partagent harmonieusement les recettes de la ville sous la protection des corporations. Le commerce se développe, notamment en France qui est le carrefour des grandes puissances européennes, et les foires de Champagne n'ont jamais été aussi riches. Toute cette prospérité économique est d'autant plus forte que le Royaume de France est sur : les anciennes guerres féodales se sont considérablement réduites pour se constituer sur les fronts étrangers, à l'est avec les Chevaliers Teutons et le drag nach Osten et au sud avec les Croisades contre les Musulmans. Les Nobles combattent les étrangers et pendant ce temps là, le Peuple et les Femmes s'émancipent, encore plus en ville qui s'affranchissent de la tutelle seigneuriale pour se réfugier auprès de celle du Roi grâce à leurs chartes. L'insécurité diminue et le clergé impose avec l'aide du Souverain des moments de paix obligatoires avec la Paix et la Trêve de Dieu. De la même manière, les ordres chevaleresques adoptent des conduites éthiques sur le territoire français où ils protègent la veuve et l'orphelin. Le droit canonique humanise grandement les jugements pénaux, diminuent la cruauté des peines et protègent la famille, cellule fondamentale de la société. Les mœurs également sont plus douces et la femme atteint une liberté sexuelle plus grande qu'auparavant, et la pédérastie fait l'objet d'une certaine indifférence. Paradoxalement, si la Papauté n'a jamais été aussi puissante, l'époque est à l'exaltation de la Raison avec la redécouverte des philosophes antiques. Si la théocratie est surpuissante, les disputatio universitaires permettent une certaine liberté d'expression, et le Pape, souvent très cultivé, fait preuve d'une grande tolérance en autorisant les ordres mendiants. Seul le catharisme fera l'objet des foudres du Souverain Pontife. Bref, rien, ou si peu, ne va mal dans l'Occident Chrétien.
Mais le début du XIVème siècle inaugure une crise de conscience monumentale. D'abord, la crise est économique. Les métaux précieux se font plus rares ce qui conduit à une dévalorisation systématique de la monnaie d'argent notamment. Les récoltes sont moins bonnes à cause du refroidissement climatique. Les famines sont de plus en plus fréquentes et les revenus paysans sont de moins en moins bons, à cause des partages successoraux et des mauvaises récoltes. La démographie est trop importante. Le chômage augmente dans les villes et les salaires baissent. Certaines régions sont proprement surpeuplées. L'épidémie de la Peste Noire de 1348-1352 videra d'ailleurs la France de la moitié de sa population et l'Europe de son tiers, ce qui va faire tomber de nombreuses familles nobles, une partie de la bureaucratie royale et désertifier des villages entiers (il faut imaginer le choc d'une telle épidémie!). L'insécurité explose à cause des nombreuses troupes désœuvrées de mercenaires, de déserteurs et de brigands, conduisant à un réarmement de la population et à un ensauvagement de la société occidentale. Les Nobles, quand ils ne sont pas morts, renouent avec les guerres privées. Les loups ravagent les campagnes. L'Empereur et la Papauté perdent leurs autorités respectives à cause des conflits internes. D'une grande rationalité inspiré par Averroès, Aristote, Saint Thomas d'Aquin, la France tombe dans une période d’irrationalité jamais égalée. Entre la résurgence du mysticisme, de la sorcellerie, de la démonologie, des prophéties d'apocalypse, la peur de l'hérésie est constante : la sodomie devient un péché d'une rare gravité et les procès de l'Inquisition explosent. Des troupes entières de populations marquées par les épidémies se flagelleront dans les villes ou danseront jusqu'à en perdre la tête. L'individu, entre fanatisme et hédonisme, devient le centre du Monde. Le règne de Philippe Le Bel se situe entre ces deux mondes. Entre rationalité et irrationalité, prospérité et pauvreté, féodalité et capitalisme, théocratie et individualisme, surpopulation et sous-population, le Roi est à la fois le dernier Féodal, et le premier Moderne. Il est le Roi de la transition.
Philippe le Bel, un Roi mystérieux et puritain
Commençons donc par le commencement. Pour bien comprendre le règne de Philippe le Bel, il faut comprendre la psychologie et l'identité de Philippe, quatrième du nom, fils de Philippe III dit le Hardi et de Isabelle d'Aragon. La réalité est que les historiens cultivent de nombreuses interrogations à propos de ce Roi qui conserve des zones d'ombres importantes dans sa biographie. Cependant, certaines choses sont sures. D'abord, son prénom est une référence directe à la culture hellénistique et est une référence au souverain macédonien Philippe, père d'Alexandre le Grand. Son surnom "le Bel" lui vient de sa beauté qui ne semble absolument pas mythique et qui semble une caractéristique d'une partie des Capétiens qui auraient une belle taille et un très harmonieux visage. Le Roi grandit dans un environnement de Cour conflictuel à cause du remariage de son père avec Marie de Brabant, et de la rivalité de celle ci avec sa glorieuse grand mère, veuve de Saint Louis, Marguerite de Provence. Le spectre de son grand père est d'ailleurs très présent : modèle de sainteté, bientôt canonisé, Roi plus que populaire, il est le modèle à suivre, ce qui lui est d'ailleurs rappelé par ses précepteurs comme Gilles de Rome. Autant son père est un Souverain inconséquent, autant son grand père est un martyr flamboyant. Il y a de quoi avoir des complexes d'ailleurs tant le Saint Roi est resté dans la mémoire collective comme une émanation divine. Philippe Le Bel se mariera avec Jeanne de Navarre, qui lui rapporte la Navarre et la Champagne en dot, avec laquelle il cultive un amour sincère et dont la mort en 1305 le dévastera profondément. On ne lui connait aucune autre relation connue, ni amoureuse ni sexuelle. Bien loin d'une brute anti-cléricale que l'historiographie nous vend, Philippe Le Bel est un puritain intransigeant et parfois fanatique, notamment après la mort de sa femme. Outre ses nombreuses et prolixes donations aux bonnes œuvres et aux constructions chrétiennes, il empêchera scrupuleusement toute ostentation du luxe et trop belles parures. De la même façon, il interdit les tournois et les guerres privées entre les Seigneurs. Il répugnera à l'homosexualité de son gendre et n'aura de cesse que de poursuivre sans pitié les hérétiques, les décadents et ses ennemis dont il pensera toujours qu'ils sont des envoyés de Satan. Quand il découvrira que ses brus avaient des amants, il fera subir par vengeance des châtiments corporels tellement odieux à ces hommes que même la populace, pourtant habituée à de telles exécutions, y répugnera malgré la gravité des faits encourus notamment à l'encontre de la filiation royale. On est bien loin de l'image d'un Roi national et anti-théocratique. Bien au contraire, conseillé par son fidèle Pierre de Nogaret, chrétien fanatique, il rêve à être le seul représentant de Dieu sur Terre en bon césaro-papiste. Philippe Le Bel croit profondément en Dieu et sa mentalité mystique, et irrationnelle, plaide en faveur d'un certain fanatisme du Roi, qui s'accentuera avec le temps, encore plus après la mort de Jeanne. De manière plus légère, il est passionné de chasse, ce qui le différencie de Saint-Louis, seul Roi à détester cette pratique. Il passera d'ailleurs la majeure partie de son règne dans les forêts du domaine royal à chasser, parfois introuvable dans les sentiers. La blessure à l'origine de sa mort naîtra lors d'une de ces parties de chasse. Donc, nous sommes en présence d'un Roi Très Chrétien, moraliste, puritain, amateur de chasse et ayant un sens aigu de la famille. Cela ne nous renseigne pas beaucoup. En fait, les autres informations disponibles à son égard sont désormais sujettes à caution. La grande interrogation des historiens, qui sont d'ailleurs tous en désaccord sur ce sujet, est de savoir dans quelle mesure Philippe Le Bel est un Roi Gouvernant. Ayant à son service une importante armada de conseillers très connus comme Flotte, Nogaret ou Marigny, de légistes provençaux, la question est de déterminer si Philippe Le Bel était manipulé par eux ou bien Maître de ses décisions. Il faut dire que l'attitude de Philippe ne nous aide pas : à chaque réunion publique, il fait preuve d'une grande froideur et d'un silence assourdissant, laissant parler ses conseillers à sa place. Cela peut signifier son inconséquence ou alors une attitude royale spirituelle de hauteur. De plus, le fait qu'il n'ait jamais congédié ou désavoué un conseiller ou encore que sa politique a toujours été stable malgré les changements de conseils plaide en faveur d'un Roi gouverneur. Cependant, certains éléments sont très perturbants : sa passion de la chasse certes, mais aussi les lettres administratives signées la plupart du temps par le Conseil et non par le Roi lui-même, qui gère plutôt ses affaires personnelles. Ainsi, entre Roi de fer ou Roi de chair, comme le dit Georges Minois, le doute est clairement permis. D'une certaine manière, qu'importe, puisque cela ne change pas grand chose. Mais il faut se rappeler surtout la ferveur religieux d'un Roi, possiblement sous influence, à la fois d'un fanatique, Pierre De Nogaret, et d'un ultra pragmatique, Enguerrand De Marigny. Or, son règne est exactement pile entre ces deux caractéristiques : il est tout aussi fanatique que pragmatique. Cela est donc encore un mystère de l'Histoire.
Un Roi amoureux des impôts et un peu moins de son Peuple.
Philippe Le Bel a sans douté été un des Souverains qui a levé le plus l'impôt en France. D'abord, parce que la société occidentale est en crise et que les caisses royales sont vides, mais en réalité les choses sont bien plus complexes. L'Etat Français est en train de naître. La Royauté n'est plus un fief comme les autres vivant simplement de ses ressources propres, et est en train de devenir une véritable bureaucratie. Le Roi, pour développer son administration, financer ses baillis, ses sénéchaux, ses prévôts, et aussi être influent d'un point de vue international pour offrir ses cadeaux à ses alliés, a besoin de rentrées d'argent. Il ne peut plus se contenter de butins de guerre ou de rentrées fiscales de son simple domaine. L'objectif du Roi est donc de lever beaucoup d'impôts sur son propre peuple et également de tenter de capter les rentrées fiscales des Seigneurs, notamment à travers les Juifs et les Villes. Le Tiers Etat a donc été martelé d'impôts ce qui a causé de nombreuses jacqueries et révoltes populaires réprimées dans le sang par le Roi. Mais cela n'est même pas entièrement suffisant. Le Roi va aussi très habilement taxer les Biens d'Eglise par la décime, taxe de 10% sur les revenus du clergé français, qui ne peut être levé que dans un cas avec autorisation du Pape : la Croisade. Or, Philippe Le Bel est un professionnel en matière de fausses croisades et de fausses promesses : il n'en fera littéralement aucune, comme d'ailleurs son homologue anglais Edouard Ier, lui aussi grand amateur de décime, à part au début de son règne contre l'Aragon, mais était-ce vraiment une croisade ? Il n'empêche que Philippe Le Bel a levé beaucoup beaucoup beaucoup d'impôts, et souvent, pour des raisons multiples et souvent hypocrites : pour des guerres, des croisades, des procès. Il a considéré son Peuple comme une véritable vache à lait. Le rapport de ce Roi avec le Peuple est d'ailleurs assez original, car quand il ne le taxe pas, il l'associe à ses décisions politiques de manière très intéressée et par des habiles propagandes. Il l'accueille lors des réunions publiques et lors de la première réunion des Etats Généraux. Cela provoque d'ailleurs une certaine méfiance de la part des Nobles et ne trompe personne, d'autant plus que le Roi fait circuler bien souvent de faux documents et des fake news ce qui est une grande nouveauté. La Peuple, à la fois manipulé, et à la fois conseiller et vache à lait : encore un signe de la modernité.
Le Roi, la Banque et les Juifs.
Cela a déjà été dit : le Roi a besoin d'argent et les rentrées fiscales ne sont pas suffisantes. Comme aujourd'hui, l'Etat ne se contente pas de lever l'impôt, il emprunte également. Cependant, même si les têtes couronnaient se prêtaient souvent de l'argent entre elles, cela n'est pas possible. La Chrétienté interdit depuis toujours l'usure lucratoire (pas l'usure compensatoire), c'est-à-dire le prêt à intérêt. En effet, l'Eglise répugne à l'enrichissement par le simple fait de détenir de l'argent et de le faire circuler. Partant sans doute d'une bonne intention, cette interdiction va à contre-temps d'une société ayant besoin de liquidités, et ce à toutes les échelles de la société, y compris chez les paysans et les artisans. Donc on s'arrange avec la réalité. Le Pape donne des dispenses, souvent aux marchands de sa famille et à ceux qu'on appelle les Lombards, qui prêtent bien souvent à des taux exorbitants. Néanmoins, les Juifs, non tenus par les interdits chrétiens en cette matière, peuvent exercer cette activité, d'autant plus qu'ils sont interdits d'exercer certains métiers artisanaux et publics. Ils prêtent donc au Peuple à des taux intéressants mais aussi aux Souverains avec lesquels ils vivent dans leurs Cours. Le secteur bancaire joue un rôle essentiel dans l'économie médiévale et tandis que les Italiens construisent des Empires monumentaux, les Juifs, eux, jouent un rôle plus utile sans toutefois réellement s'enrichir. En fait, le sort des Juifs est très critique. Ils sont détestés par la population : peuple déicide, il est soupçonné de crimes rituels. Le Concile de Latran les oblige à porter la rouelle et leur interdit d'employer des Chrétiens. Les Rois Français les méprisent et appellent, comme Saint Louis, à brûler des Talmuds, livres interdits dans le Royaume. Philippe Le Bel flaire vite l'aubaine et ce n'est d'ailleurs pas le premier : le souverain anglais avait fait de même avant lui. Ainsi, avec une Administration extrêmement efficace, Philippe IV va recenser les Juifs, les expulser, saisir tous leurs biens et surtout va faire preuve d'un cynisme à toute épreuve : il obligera les créanciers des Juifs à régler leurs dettes à l'Etat, ce qui va faire rentrer beaucoup d'argent dans les caisses. Voilà donc le sort des Juifs : détestés par la population, ils servent de vache à lait mais sont confisqués et expulsés à la moindre difficulté financière. Philippe les utilise aussi pour lutter contre les Seigneurs afin de leur retirer le droit de taxer les Juifs, en les nommant les Juifs du Roi,ce qui permet de réaffirmer sa supériorité et sa primauté. La chose la plus intéressante est celle-ci : cette expulsion a-t-elle été motivée par pragmatisme, pour remplir les caisses de l'Etat comme semblent le croire les historiens ? Ou est ce aussi une croisade fanatique contre les Juifs ? Ou un peu des deux ? Georges Minois penche pour la dernière solution. Le fanatisme et le pragmatisme se mêlent ici admirablement.
Philippe Le Bel et le Temple : une affaire d'argent et de bizutage.
L'image d’Épinal est très forte : Jacques de Molay, chef des Templiers, se consumant sur le Bûcher, maudissant Philippe Le Bel et sa descendance, privé de son fameux trésor, source de toutes les théories du complot, meurt, et sur la France, s'écrasent tous les fléaux possibles et inimaginables. Si l'histoire a été montée en épingle par Maurice Druon, la réalité est en fait plus complexe. L'ordre des Templiers, fondé pour sécuriser le passage des pèlerins vers la Terre Sainte comme les Hospitaliers, composé de chevaliers ayant fait vœu de chasteté, avaient également pour objectif de sécuriser Jérusalem. Ces derniers, outre le fait qu'ils tuaient joyeusement en Palestine, s'étaient formés notamment en 1204 par le sac de Constantinople une fortune phénoménale. Cependant, lors de la reprise des terres croisées par les Musulmans, les Templiers rentrent en France et se retranchent dans leurs "casernes" tandis que les Hospitaliers continuent le combat à Chypre. Depuis lors, ces mercenaires ne combattent plus ou si peu et se consacrent à leurs activités bancaires de dépôt, notamment du Trésor Royal qu'ils conservent. Ces véritables coffres forts donnent des idées à Philippe Le Bel qui, fidèle à ses habitudes, invente quelques histoires et décide de monter en épingle d'éventuelles hérésies, par l'arrestation musclée de tous les Templiers de France et une réunion publique emplie de propagande. Ainsi, il est reproché à ces mercenaires d'entretenir des relations sodomites entre hommes, d'être hérétiques et de renier le Christ lors des séances d'initiation. Des séances de torture sont organisées et des aveux sont récoltés. Si les monarques étrangers et le Pape sont réservés sur leurs véracités, la France ne cède pas et aux termes de longues négociations, ils sont finalement condamnés, brûlés et leur Trésor est transféré aux Hospitaliers. Tandis que ceux qui ont avoué sont absous, les autres sont enfermés à vie ou exécutés. La question est d'abord de connaitre la motivation d'une telle folie, d'autant plus que cela n'a économiquement pas rapporté grand chose puisque l'Etat français n'a quasiment rien touché du Trésor des Templiers. Certains historiens avancent l'hypothèse selon laquelle Philippe Le Bel voulait s'en prendre à l'ordre des Hospitaliers pour récupérer le trésor à terme et qu'il n'en a pas eu le temps : peu probable. Peut-être est ce encore cette folie purificatrice et fanatique du Roi qui ne supportait pas l'idée d'une hérésie. Peut-être est ce également une volonté de réaffirmer son pouvoir sur son territoire, face à des mercenaires pourtant peu menaçants. Cela reste en fait très mystérieux. La deuxième question est celle ci : les faits reprochés aux Templiers sont-ils véridiques ? Rien ne le dit, mais il est possible qu'un bizutage ait pu existé comme cela existe encore aujourd'hui. Quant aux relations sexuelles entre hommes, il faudrait être bien naïf pour imaginer qu'elles n'existaient pas entre militaires vivant sous le même toit, sans femmes, dans une institution militaire exaltant l'idéal viril et ayant fait vœu de chasteté. L'affaire est particulièrement détonante.
La discorde entre Philippe Le Bel et Boniface VIII
La seule personne a être la plus puissante que le Roi dans cette période de l'Histoire est le Pape. Sans faire l'histoire de l'institution de la Papauté, ce qui réclamerait des pages et des pages supplémentaires, le Pape est le chef officiel de la théocratie chrétienne, à la tête d'un des plus puissants réseaux de pouvoir, producteur de droit, convoquant les conciles et pouvant prononcer la peine la plus terrible qui soit pour un Chrétien : l'excommunication. Le Pape s'est mesuré à l'Empereur qu'il a vaincu notamment avec la discorde avec les Hohenstauffen. Il a provoqué le Schisme avec les Eglises Byzantines. Il s'est également mesuré avec les Rois d'Angleterre et de France qu'il a excommunié quelques fois même s'il s'est souvent appuyé sur eux contre l'Empereur. Par exemple, Saint Louis a été l'arbitre du conflit entre le Pape et l'Empereur François II. Cependant, jamais le Pape n'a été autant l'antagoniste du Roi de France que sous le règne de Philippe Le Bel. Il faut dire que Benoit Caetani n'est pas n'importe quel Pape. Issu d'une famille très riche, coincé entre les deux familles dominantes romaines que sont les Orsini et les Colonna, il est élu et prend le nom de Boniface VIII, après avoir subtilement écarté l'ermite Célestin V. Il est immédiatement soupçonné d'être un usurpateur après l'abdication de Célestin V, pape incompétent mais populaire, sans doute assassiné par la suite. D'un tempérament très mégalomane, se qualifiant de Maître du Monde, il s'imagine Roi du Monde Chrétien. Ainsi, il se mesure à Philippe Le Bel, alors le Roi Chrétien le plus puissant aux velléités souverainistes. Dans deux bulles, notamment Unam Sanctam, il développe une thèse intéressante qui est celle des deux glaives. Pour lui, la Chrétienté est un grand Royaume. Le Pape reçoit alors deux glaives, chacun symbolisant un pouvoir, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Si le Souverain Pontife garde le pouvoir spirituel, il délègue aux souverains laïcs le pouvoir temporel mais peut le leur retirer si jamais ce dernier venait à troubler la foi chrétienne. Le Roi, lui, exalte la souveraineté nationale et l'idée selon laquelle le Roi est César en son propre Royaume, que ce soit spirituellement ou temporellement. Difficile de dire qui a gagné cette discorde tant les choses sont peu claires. Si le Pape n'a jamais excommunié le Roi, en revanche, le Roi peut se vanter d'avoir fait littéralement mourir le Pape de peur à Anagni. L'historiographie retient cette fameuse gifle donnée au Pape par Nogaret le conseiller du Roi mais cela serait faux : ce dernier a simplement été bousculé et a pu s'enfuir. Mais le mal est fait. Quand Boniface VIII meurt, il est remplacé par Clément V, un Pape Français. Les choses se calment même si cela est du par l'ambivalence et les tergiversations du Pape qui ne cessera alors de jouer un double jeu. Si Philippe tente de faire un procès posthume à Boniface VIII, l'accusant d'hérésie, de sodomie et de sorcellerie (comme d'habitude avec tout le monde), cela ne mène finalement pas à grand chose.
La France et l'Angleterre.
Quelques temps avant la guerre de cent ans, la France et l'Angleterre ne semblent pas encore être à couteaux tirés, et pour cause : les deux nations se ressemblent beaucoup. Ils sont soumis aux mêmes enjeux : ils doivent affronter l'Empereur et le Pape ainsi que leurs propres féodaux ainsi que des régions turbulentes. Bien sur, depuis 1066, l'Angleterre est gouvernée par des Nobles Français. Ainsi, tandis que le Roi d'Angleterre est suzerain en Grande Bretagne, il est également le vassal du Roi de France pour les terres de Normandie qui seront récupérées lors de la Bataille de Bouvines. Après le mariage entre Aliénor d'Aquitaine et Henri II Plantagenêt, l'Aquitaine également devient un fief anglais. Malgré cette situation explosive, la France et l'Angleterre ne sont jamais réellement entrés en conflit et le Roi d'Angleterre prêtait malgré les nombreuses tensions serment auprès du Roi à Paris, en lui promettant aide et conseil. Cela n'est évidemment possible que dans la logique féodale et non dans la logique nationale, ce qui est assez incompréhensible pour un regard contemporain. La chose n'est en fait pas contradictoire : le Roi d'Angleterre peut être maître chez lui tout en étant le vassal d'un souverain étranger pour les terres qu'il possède en France. Bien sur, il y avait des sujets de tension, notamment entre Nobles en Aquitaine, ou alors à cause des soutiens français en Ecosse mais tout allait bien. Cependant, Philippe Le Bel ne l'entend pas de cette oreille. Tandis qu'Edouard Ier, Roi d'Angleterre, pas spécialement connu pour son calme légendaire tant il a massacré au Pays de Galles et en Ecosse, tentait de temporiser et d'avoir de bonnes relations avec Philippe, ce dernier l'a volontairement provoqué, notamment par des faux et a provoqué une guerre en Aquitaine afin d'établir un rapport de force pour imposer ses positions, ce qui a provoqué un énorme bordel en Europe. Si cela n'a finalement pas servi à long terme la position du Roi de France en Aquitaine, cela a permis d'encaisser quelques livres tournois et d'établir une union matrimoniale entre Isabelle, la fille de Philippe et Edouard II, le fils d'Edouard Ier. Cependant, bientôt, les tensions entre ces deux pays vont s'évanouir et même plutôt s'améliorer grâce à ce mariage. Cependant, malgré la naissance d'Edouard III, il ne faut pas oublier le fait que l'homosexualité d'Edouard II, et sa relation passionnelle avec Piers Gaveston, qui crée des tensions avec les Barons Anglais, pose des questions au Roi de France. Bientôt, Isabelle assassinera son mari avec l'aide de son amant en lui perforant l'anus avec un tisonnier. Ambiance.
Philippe Le Bel et la Flandre
En revanche, la Flandre hantera le règne de Philippe Le Bel jusqu'au bout. Il faut dire que la Belgique n'existe pas encore et que cette zone est composée de plusieurs Comtés différents : la Flandre, la Hollande, le Hainaut, l'Artois et le Brabant. Cette zone, notamment la Flandre, composée de nombreuses villes, est très dynamique économiquement. Elle dépend à la fois de l'Angleterre pour ses ressources en laine et de la France pour avoir accès à ses foires et à ses ports pour vendre le textile. La Flandre est donc à la fois politiquement dépendante de la France et économiquement dépendante de l'Angleterre. Ainsi, les premières tensions entre la Flandre et la France naissent lors de la courte guerre entre la France et l'Angleterre. Mais pour bien comprendre la racine du conflit, il faut comprendre le système urbain de cette zone. Placées sous la protection du Comte de Flandres, les villes flamandes (Douai, Lille, Béthune, Arras, Gand, Bruges) sont en réalité contrôlées par les Bourgeois qui font régner l'ordre contre les Ouvriers. Lorsque ces derniers se révoltent à cause de la prédation des Bourgeois, souvent soutenus par le Comte de Flandres, les Bourgeois se tournent vers le Roi de France qui réprime dans le sang les jacqueries. Cela crée des tensions d'autant plus que le Brabant, l'Artois et le Hainaut sont influencés fortement par le Roi de France. Très vite, la situation dégénère à cause de la rébellion de Gui de Dampierre, le Comte de Flandres, et notamment de ses fils Juliers et Robert de Béthune. La situation est très critique notamment lors de la Bataille de Courtrai : en effet, les grands Nobles Français, habitués au système des rançons, des tournois et des guerres tranquilles, sont littéralement massacrés par des artisans, peu habitués aux guerres. Les plus proches de Philippe Le bel que sont Pierre Flotte et Robert d'Artois sont massacrés. Ainsi, cette bataille, aujourd'hui encore, une fierté flamande, celle des éperons d'or, est un traumatisme pour la noblesse française et préfigure des guerres modernes entre pauvres, bien plus sanglantes. En effet, tandis que les Nobles prenaient l'habitude de capturer des prisonniers nobles afin de les libérer sous caution, les nouveaux soldats urbains n'en ont que cure et ne parlent même pas la même langue que leurs adversaires : tous les coups sont permis et tous les Français sont massacrés. Cela reste un véritable traumatisme pour Philippe Le Bel qui va beaucoup piétiner sur le problème flamand qui va devenir un gouffre financier, et aussi une humiliation puisque le Roi doit se retirer plusieurs fois sans combattre après Courtrai. S'il parvient finalement à vaincre les Flamands à Mons-En-Pévèle le 18 juin 1304, et à leur imposer un véritable diktat jamais appliqué avec le Traité d'Athis, il ne parviendra jamais vraiment à calmer les Flamands qui ne perdront jamais vraiment la face face aux Français. Peut-être est ce là au fond la bataille la plus pragmatique menée par le Roi de France : il mourra avant de la gagner.
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