Comprendre le pouvoir du Général de Gaulle.

 

"Il est le Gouvernement français. Mes collaborateurs et moi-même passons notre temps à rassembler et analyser les informations que nous pouvons glaner sur son état d'esprit. L'opinion publique, les journalistes, les officiels et les ministres nous offrent diverses interprétations. Ils doivent, comme nous, intuitivement deviner ce qu'il va faire ou penser. Il est le sujet d'anecdotes, de plaisanteries et de conversations infinies. C'est ce qu'il souhaite. Il croit dans le mystère. Même certaines des citations qu'on lui attribue sont apocryphes. Il ne possède pas les vertus chrétiennes de la compassion et de l'humilité. Il est intolérant, sans scrupule, vindicatif ; il n'est ni généreux, ni reconnaissant, pourtant il est servi avec une grande loyauté par des hommes compétents et honnêtes. Quand il veut, il exerce une fascination et un charme extraordinaires. Une partie de ce charme vient de ses manières et de son apparence surannée, dont il sait jouer pour séduire. Il a un sens du style infaillible. Il est sans merci dans ses jugements". "Il faut l'approcher avec précaution, en sachant qu'il tente toujours d'exploiter chacun à son propre avantage, et souvent de manière très habile [...]. Il ne fait aucun doute qu'il a une intelligence brillante, et une très grande compréhension des problèmes du monde. Il ne sert à rien d'essayer de persuader le général de Gaulle de faire ce qu'il ne veut pas faire, ni de le dissuader de faire ce qu'il a décidé. On peut tout au plus lui laisser le sentiment que son intérêt serait de changer d'avis. Rien que pour cela, il est difficile de discuter avec lui, à moins de ne s'intéresser qu'à son opinion à lui. Mais les choses se compliquent parce qu'il dit souvent non pas ce qu'il pense, mais ce qui l'arrange de faire croire à son interlocuteur, ou ce qu'il veut que son interlocuteur répète. (Il part en effet du principe que tout que tout ce qu'il dit sera répété. Il garde pour lui-même ses secrets les plus intimes). Il n'a aucun scrupule à dire des choses différentes à des interlocuteurs différents. Pour le dire crûment, souvent il ne dit pas la vérité". Ces mots représentent parfaitement le Général de Gaulle. Ils sont d'autant plus pertinents qu'ils proviennent de Pierson Dixon, un diplomate britannique de haut rang, s'exprimant alors auprès du Foreign Office de son pays, l'équivalent du Ministère des Affaires Etrangères français. Si certains imagineront sans doute que le regard d'un diplomate britannique, dans un contexte de tensions croissantes entre le Royaume-Uni et la France, ne valent pas grand chose ou ne brillent pas par leur objectivité, il est nécessaire de préciser que ces impressions sont contenues dans des correspondances privées, destinées aux Ministres du Gouvernement britannique. Et à la lecture de la biographie de Charles de Gaulle écrite par le brillant Julian Jackson, il faut admettre que ces citations cinglantes représentent à merveille la nature politique du fondateur de la Vème République. 

De fait, Charles de Gaulle est d'abord et avant tout un homme qui cultive, comme bon nombre de dirigeants démocratiques et tyranniques avant lui, le mystère. Cela n'est pas le fruit malheureux d'un hasard de caractère mais bien une qualité que le Général adopte volontairement et qu'il a clairement théorisé dans son ouvrage Le Fil de l'Epée. Pour lui, l'homme d'Etat se doit d'être profondément énigmatique, car le mystère forge une véritable légitimité charismatique. De Gaulle est un homme dont les inspirations puisent essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, dans des écoles de pensée historiquement à droite, telles que le monarchisme et le bonapartisme, et donc dans des valeurs qui ne sont pas celles du contrat ou de la raison qui caractérisent les traditions démocratiques et républicaines. L'homme d'Etat représente dans l'esprit gaullien le sacré, et toute sacralisation passe nécessairement par une forme d'ésotérisme, et donc d'hermétisme. Il faut voir les tournées régionales du Président de Gaulle, pendant lesquelles il fond dans la foule en délire, touchant les citoyens qui tombent littéralement en pamoison devant lui, s'extasiant de toucher le corps incarné de l'Etat. Il faut lire les échanges, plus ou moins apocryphes, entre de Gaulle et le Comte de Paris, le premier ne dissimulant pas son admiration pour l'institution royale, qu'il reprochera toujours un peu au Peuple français d'avoir décapité et surtout qu'il regrettera, au crépuscule de sa vie, de ne pas avoir rétabli. Difficile de ne pas penser aux vertus thaumaturges du Roi dans cette manière que le Président de Gaulle a de chercher le contact avec la foule qui hurlent leur joie d'avoir été touché par l'Homme du 18 Juin. Encore plus difficile de ne pas penser au sacre royal, voire à la démocratie franque, dans la mise en place d'une Constitution qui fait la part belle au pouvoir exécutif élu par le peuple, qu'il incarne complètement et non sans un réel succès. En vertu de tous ces éléments, on pardonnera sans peine aux opposants au gaullisme qui semblent y voir, non sans raison, une sorte de fascisme, tant le pouvoir charismatique y a été également exploité et conceptualisé, notamment par le Duce Mussolini et le Führer Hitler. Comme pour renforcer cette drôle de sensation initiale, la deuxième caractéristique du personnage historique est son incroyable intransigeance qui frise l'obstination déraisonnable, voire l'intolérance pure et simple. Bien sûr, le Général n'est pas un dictateur, mais il ne faudrait pas en conclure a contrario qu'il était à proprement parler un démocrate. Charles de Gaulle est indéniablement un homme autoritaire, croyant profondément au bien fondé de ses combats, ce qui fait de lui un homme exceptionnel en tant d'invasion allemande, et un homme dépassé face à des hordes d'étudiants "gauchistes". Pour arriver à ses fins, qu'il croit juste, et quand le charme de sa personne, qui se révèlera en réalité assez tardivement, ne suffit pas, le mensonge, la tromperie et la force ne sont pas des obstacles : d'une certaine façon, et il conviendra d'y revenir, le coup d'Etat n'en est pas un non plus. Le droit lui-même n'en est pas toujours un ce qui constituera un véritable problème en 1962 au moment du référendum sur l'élection du Président de la République au suffrage universel, et ce ne sera d'ailleurs pas, loin de là, le seul évènement qui représente l'autoritarisme de de Gaulle. Cela dit, la différence radicale entre le gaullisme et le fascisme est, outre la préservation d'un certain nombre d'instituts et de pratiques démocratiques, la grande rationalité du personnage qui, s'il est capable des plus grandes bravades, ne prendra jamais de décisions qui pousseront ses alliés, ou son Peuple, à la rupture. De Gaulle n'est en ce sens pas un illuminé comme l'ont pensé à maintes reprises les Anglo-Saxons. Il sait parfaitement ce qu'il fait et jusqu'où il peut aller. C'est un joueur. Pour finir, la troisième caractéristique de l'homme est, il faut le lui reconnaître, une réelle intelligence et une grande compréhension du Monde et de ses rapports de force. Sa vision des relations internationales, qui inspirera profondément la France et ses Présidents suivants (on est allé jusqu'à parler d'une vision gaullo-miterrandienne de la géopolitique) est somme toute impressionnante. Pour autant, il ne faudrait pas tomber dans le mythe gaulliste du génie phénoménal et invincible du Président de Gaulle. L'homme a fait des erreurs, n'a pas vu toutes ses prophéties se réaliser et a poursuivi, notamment à la fin de son règne, des chimères qu'il croyait être des réalités. Non, véritablement, Pierson Dixon ne s'est absolument pas trompé sur le personnage du Général. Il l'a décrit avec une justesse troublante. 

Et pourtant, malgré ce mystère insondable et ses politiques obscures, alors même que l'homme semble s'être parfois perdu dans une obstination qui défie le sens commun, notamment dans l'épisode on ne peut plus sombre de la Guerre d'Algérie, le Général de Gaulle est la personnalité préférée des Français contemporains. Il est le personnage historique qui comptabilise sur sa personne le plus de noms de rues, à un point tel qu'à sa mort, la Place de l'Etoile est renommée la Place Charles de Gaulle. Il serait aisé de mettre cet état de faits sur le compte de la légitimité charismatique mise en place tout au long de sa gouvernance, mais comment imaginer qu'un homme dont, au fond, le commun ne sait rien, puisse capitaliser sur son nom, des décennies après sa mort, une popularité qui rivalise aisément avec celle de Jeanne d'Arc ou de Napoléon ? Le plus ironique dans l'affaire est sans doute que de Gaulle, un an avant sa mort, prophétisait que son mythe irait en se renforçant, les Français se rendant compte, selon lui, du génie de sa politique. S'il ne s'en amusait pas, il imaginait ce futur avec une certaine rancune pour des citoyens auxquels il ne pardonnera pas l'échec de son référendum en 1969, référendum qui l'a poussé à la démission. Le Général avait même parfaitement compris que la gauche elle-même se réclamerait de lui. Il confie en avril 1968 : "La gauche ne me pardonne pas d'avoir fait la politique qu'elle aurait dû faire et qu'elle n'a pas pu faire. Elle ne me pardonnera qu'après ma mort. Après ma mort, elle se réclamera de moi. Elle prétendra poursuivre ma politique. Mais seulement après ma mort". Quand on sait que son ennemi le plus farouche, François Mitterrand, qui s'était permis des critiques confinant à l'insulte, et qui avait écrit un pamphlet antigaulliste ultra violent intitulé sobrement Le coup d'Etat permanent, va se complaire dans l'institution gaulliste présidentielle dès son élection en 1981, continuant de bien des manières la politique internationale d'un homme qu'il avait pourtant critiqué sur ces questions, on ne peut s'empêcher d'admirer la lucidité du Général. Le Parti Communiste lui-même, qui n'avait pas spécialement les faveurs de de Gaulle, va très vite regretter cette politique extérieure gaulliste qui, de bien des manières, surtout après 1962, est plutôt conforme à ses intérêts. Beaucoup d'analystes encore feront des rapprochements plus ou moins audacieux entre la politique gaulliste et les aspirations de Pierre Mendès France, ou encore pointeront l'existence de "gaullistes de gauche" comme le juriste René Capitant, l'écrivain François Mauriac ou encore l'éphémère Ministre de l'Education Nationale, le radical Edgar Faure. Evidemment, le gaullisme n'est certainement pas un mouvement de gauche. Loin de là. Mais les inspirations du catholicisme social, de la pensée de René de la Tour du Pin et surtout les idées, certes nébuleuses, de l'association puis de la participation vont parfois mener à une certaine confusion volontairement entretenue par le stratège de Gaulle. Aujourd'hui, et au-delà des espérances de l'intéressé, tout le monde se réclame du gaullisme. La droite, évidemment, qui pourtant n'a strictement plus rien à voir avec le gaullisme de de Gaulle, qui s'est très vite transformé en un gaullisme libéral-conservateur pompidolien, qui dégénérera, plus tragiquement encore, en une soupe libérale et identitaire chiraquienne et sarkozyste. L'extrême droite, à l'origine fondée par d'anciens collaborateurs ou membres de l'OAS, se réclame de l'homme qu'elle a tant honni. Marine Le Pen en fait un de ses héros, notamment en ce qu'il s'agit d'un prétendu souverainisme qu'elle comprend d'ailleurs très mal. Eric Zemmour, quant à lui, y voit le prophète du grand remplacement pour ses propos rapportés par Peyrefitte au sujet de l'incompatibilité des Français et des Arabes. Le centrisme européen, héritier du MRP, qui s'incarne parfaitement dans la peau du Président Macron, s'approprie elle-même le Général en en faisant à tort une sorte de Père de l'Europe, ce qu'il n'a pas été, ou si peu à son corps défendant. La gauche elle-même, en tout cas sa frange la plus droitière, qui est de plus en plus mince, y voit une sorte de complèment à Jaurès et n'a plus guère envie de se passer des institutions si commodes de la Vème République, et notamment de son article 49-3. Ainsi, les chevènementistes se réclamaient du gaullisme. De bien des manières, tous projettent sur de Gaulle leurs propres aspirations et écrivent sur sa page vierge les idées qu'ils auraient aimé qu'il défende. 

Les historiens eux-mêmes ont eu bien du mal à écrire sereinement sur le Général de Gaulle. Personne ne parle mieux de cet état de faits que l'historien Pierre Nora qui exprime qu'il est difficile pour l'observateur de se dégager du cadre que de Gaulle a lui-même fixé "comme dans une toile de La Tour ou Vermeer où la lumière qu'on croit éclairer vient du tableau lui-même". La première biographie de qualité écrite a été celle de Jean Lacouture, auteur des biographies de Nasser, Hô Chi Minh, Mendès France et Blum qui, à l'origine antigaulliste, va faire son coming-out charlolâtre au fur et à mesure de l'écriture. Difficile dès lors d'être tout à fait objectif. La deuxième biographie importante fut celle de Paul Marie de La Gorce, un gaulliste de gauche réellement passionné par son sujet et il n'y a sans doute rien de pire qu'un écrivain amoureux de son objet d'études. La dernière biographie française en date est celle d'Eric Roussel, sans doute la plus intéressante parce qu'elle brasse des sources françaises, mais aussi anglo-saxonnes. Mais, malgré son apparente objectivité, l'homme n'aime pas le Général de Gaulle. Il lui prête non sans fondement des véritables velléités dictatoriales et insinue que le Général s'était confié à Malraux (qui lui même s'en était remis à l'Ambassadeur britannique à Paris) à propos d'un projet de coup d'Etat en 1946, et qu'il entretenait des liens peu nets avec l'Action Française. La biographie de Julian Jackson est à ce titre assez exceptionnelle en ce qu'elle se cantonne aux faits sans interpréter au-delà du raisonnable les faits et gestes de l'Homme du 18 Juin. Toutefois, la tâche n'est pas aisée. De Gaulle n'a pas spécialement rendu la chose plus facile tant les Mémoires, qu'il rédigera tout au long de sa vie avec un style inimitable, sont parsemées d'omissions et même de sérieux mensonges. L'autobiographie du Général est à ce titre davantage un outil de propagande à destination du public français et international qu'une source tout à fait sérieuse. Quant à ceux qui l'ont côtoyé, il n'est pas facile de déterminer la véracité de certaines de ses citations spectaculaires ou de ses épanchements, dont on sait parfois par ailleurs le caractère factice et surtout cyclothymique tant de Gaulle a eu des moments intenses de dépression qui alternaient avec des moments d'intension frénésie. Malgré tout, les biographies n'aident pas forcément à mettre en valeur une cohérence unique qui permettrait d'expliquer tout le comportement de de Gaulle : il n'y a sans doute pas une cause unique. Certains opèrent à une scission radicale entre d'une part l'Homme du 18 Juin, celui qui a sauvé l'honneur de la France à une époque où il était tout à fait possible de penser qu'elle l'avait irrémédiablement perdu, et d'autre part, le Président de Gaulle, avec toutes ses parts d'ombre, que ce soit dans le cadre de la Guerre d'Algérie, dans le cadre de la réforme constitutionnelle de 1958 ou dans le cadre d'une politique intérieure et internationale de bien des manières sulfureuses. En réalité, si l'homme évolue au gré des circonstances, ce qui est d'ailleurs une posture philosophique héritée de Bergson et qu'il a là encore théorisé sur les questions militaires, beaucoup du de Gaulle de la Guerre se retrouve dans le de Gaulle de la Paix. Surtout, ce qui pourrait réellement qualifier de Gaulle, c'est son amour profond et fanatique de la France, et plus particulièrement son Etat et sa grandeur. "Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l'inspire aussi bien que la raison. Ce qu'il y a en moi d'affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J'ai, d'instinct, l'impression que la Providence l'a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S'il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j'en éprouve la sensation d'une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n'est réellement elle-même qu'au premier rang ; que, seules, de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays, tel qu'il est, parmi les autres, tels qu'ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur". C'est sur ce passage que commencent les Mémoires de Guerre du Général. Cette profession de foi sera indéniablement sa boussole. La grandeur, aux dépens des hommes, souvent. 


CHARLES DE GAULLE AVANT L'APPEL (1890-1940). 

Charles de Gaulle vit les cinquante premières années de sa vie dans une ombre relative et y sera largement inconnu du grand public. En revanche, force est de constater que l'homme, loin d'être un paria, est bien introduit dans les cercles de pouvoir et qu'il s'y trouve renforcé à la fois par sa naissance et sa réelle expertise dans les matières militaires, qui a cependant été sensiblement exagérée par l'historiographie gaulliste. Si de Gaulle a toujours souhaité se démarquer le plus que possible des politiques de la IIIème République et encore davantage de Philippe Pétain dont il fut pourtant, et c'est largement peu connu du grand public, l'un des plus proches collaborateurs, de Gaulle fut une sorte de politicien, voire un technocrate dont la majeure partie de la carrière s'est tout de même effectuée dans l'armée. C'est sa position de technocrate qui lui permet de se retrouver à Londres en 1940 et qui lui donnera une certaine légitimité dans les évènements qui suivirent. Retour sur un parcours qui en dit long sur le fondateur de la Vème République. 

Une famille au carrefour de bourgeoisies antagonistes. 

Charles de Gaulle peut se vanter d'avoir eu un patronyme qui résonne comme une prophétie. Alors qu'il dirige officiellement la France Libre durant l'Occupation, beaucoup de Résistants, qui ne connaissent l'homme ni d'Eve ni d'Adam, imaginent que l'Homme du 18 Juin utilise un pseudonyme tant le hasard leur paraissait grotesque. D'autres encore, comme Romain Gary, s'amusent de ce nom si marqué par l'Histoire et s'étonnent de voir qu'il est en réalité orthographié avec deux "l". Et pourtant, l'étymologie de son nom de famille n'a strictement rien à voir avec la Gaule qui fut, faut-il le rappeler, le nom du territoire français avant la France. En réalité, le nom du jeune Charles n'est ni une référence aux Celtes ni même un nom d'origine aristocratique comme la particule "de" le laisserait entendre. Il serait en réalité une déformation francisée du patronyme flamand "de walle" qui signifie le mur. Mais de Gaulle a toujours souhaité maintenir une certaine ambiguïté sur son extraction et s'est très vite passionné pour son arbre généalogique. Il laissait entendre qu'il descendait d'un "de Gaule" (orthographié avec un seul "l") habitant en Normandie au XIIIème siècle et se réclame du descendant d'un mystérieux "De Gaulle" qui se serait battu à la Bataille d'Azincourt contre les Anglais en 1415 en pleine Guerre de Cent Ans. La réalité est nettement moins romantique. En effet, si de Gaulle est loin, très loin, d'être issu d'une famille pauvre, ni même de la classe moyenne, il n'est pas non plus à proprement parler un aristocrate d'extraction ancienne. Sa généalogie se trouve être l'union de deux formes de bourgeoisies très différentes et qui dominent pourtant l'histoire du XIXème siècle. Du côté paternel, le premier ancêtre authentifié est un certain François de Gaulle, certes anobli en Bourgogne en 1604, mais s'affiliant à la noblesse "de robe" dont le prestige n'avait rien à voir avec la noblesse d'épée. Souvent l'apanage de Parlementaires, à savoir des juges, la noblesse de robe s'acquérait par le système de la vénalité des offices, c'est-à-dire par l'achat d'offices publiques, à l'image du notariat actuel. Hérauts du jansénisme et des Lumières, ces juristes sont souvent présentés à raison comme l'un des corps responsables de la Révolution Française. Cela n'empêche pas l'arrestation de l'arrière grand-père de Charles pendant la Révolution qui échappe de justesse à la guillotine après l'assassinat de Maximilien de Robespierre en 1794. Quoiqu'il en soit, la Révolution ruine la famille de Gaulle et le grand-père de Charles, Julien de Gaulle, réussit comme historien. Profondément réactionnaire, exaltant la beauté de l'Ancien Régime et du catholicisme, il signe une biographie de Saint-Louis ainsi qu'une histoire détaillée de la ville de Paris. Sa grand-mère paternelle, Joséphine Maillot, écrit également de nombreux livres d'histoire et anime un périodique catholique, très marqué à droite, Le Correspondant des familles. Ce couple d'intellectuels désargentés connaissent une forme de pauvreté et déménagent ni plus ni moins que vingt-sept fois dans la capitale. Les deux oncles paternels de de Gaulle sont eux aussi des érudits, et tandis que l'un devient spécialiste de la poésie celte, portant le nom breton de Barz Bro C'hall (le Barde de France), l'autre épouse une carrière d'entomologiste, spécialiste des abeilles. Henri, le père de Charles, est paraît il plus sérieux puisqu'il intègre par concours l'Ecole Polytechnique. Néanmoins, il doit renoncer à ses études pour s'occuper de l'infirmité de son frère, paralysé des membres inférieurs. Après avoir travaillé au Ministère de l'Intérieur, il devient professeur de lettres classiques et de philosophie dans un collège jésuite nommé L'immaculée conception et fonde une école privée catholique dans laquelle il enseigne. En parlant de son père, Charles de Gaulle parle de celui qui eut la plus grande influence sur sa pensée et pour cause, l'homme semblait réellement cultivé. Moins radical que ses parents, Henri de Gaulle aurait été dreyfusard et aurait fait partie d'une droite catholique légitimiste plus ou moins soft, en tout cas assez ouverte d'esprit pour ne pas hurler avec les loups contre le capitaine juif accusé à tort d'espionnage. Par son père, il est donc le fruit d'une certaine élite en bout de course, fruit du catholicisme et du monarchisme de l'Ancien Régime, au service de l'Etat et de son idéologie, marquée et traumatisée par la Révolution qui lui arrache ses privilèges et la condamne à une forme de pensée de la décadence. Par sa mère, il est l'héritier en revanche de la bourgeoisie triomphante du Nord de la France, les Maillot. Richissimes, ils font fortune dans le commerce et l'industrie textile. Sa grand-mère maternelle a des origines irlandaises et descend de la famille des MacCartan qui a défendu dans l'armée de Louis XIV la cause des catholiques contre les protestants anglais, s'installant en France à Valenciennes. Ces familles exilées irlandaises, nommées les wild geese, accompagnaient ainsi l'histoire du Royaume de France par une assimilation très précoce. La famille Maillot s'est également alliée en 1700 aux Kolb, des puissants industriels originaires de la Bade, en Allemagne. Tandis qu'une Maillot, Joséphine, se marie à Julien de Gaulle, une autre, Jeanne Maillot, épouse Henri. Possédant une filature, elle représente une bourgeoisie plus en vogue mais moins amenée à servir l'Etat. En revanche, les deux familles partagent un véritable amour pour la religion catholique. Les Maillot, en tant qu'industriels, adhèrent au catholicisme social et estiment que les patrons sont des pères pour leurs ouvriers dont ils protègent les intérêts. Ce paternalisme très typique des régions industrielles du Nord a sans doute influencé de Gaulle, bien qu'il n'en ait jamais vraiment fait état. 

Les fondements intellectuels de Charles de Gaulle. 

Charles de Gaulle naît le 22 septembre 1890 à Lille dans la maison familiale des Maillot, située rue Princesse, rue qui existe encore aujourd'hui. Tandis que ses parents vivent dans le VIIème arrondissement de Paris, Charles de Gaulle commence sa vie à Lille et sera très proche de sa grand-mère maternelle, Julia Delannoy Maillot, dont la rigidité religieuse et morale est très marquée. Il a trois frères et une sœur dont il n'est pas spécialement proche. L'éducation de Charles de Gaulle est profondément pieuse et il est frappant de constater qu'il ne sortira jamais vraiment, dans le cadre de sa vie privée, de cette atmosphère catholique parfois rigoriste. Le jeune garçon est scolarisé dans des écoles catholiques et quand la IIIème République interdit aux congrégations religieuses d'enseigner, Henri de Gaulle envoie Charles étudier un temps en Belgique chez les jésuites français à Antoing. Après une année de préparation au Collège Stanislas, il est reçu à l'Ecole militaire de Saint-Cyr en 1908 au rang 119 sur 221, ce qui n'est pas mal mais pas complètement satisfaisant. En revanche, il sort de l'Ecole prestigieuse à la 13ème place puis intègre le 33ème Régiment d'infanterie à Arras. Idéologiquement, de Gaulle est avant tout formé par des hommes de la droite la plus radicale. Charles de Gaulle lit vraisemblablement l'Action Française, journal que lit son père et qui est tenu par le très célèbre Charles Maurras. Ce penseur presque totalement sourd, provençal amoureux de sa région et de sa langue, est également le partisan inconditionnel du retour à une monarchie absolue de droit divin en France. Bien que peu croyant, il estime que le catholicisme est une religion d'Etat qui a structuré et doit structurer encore l'esprit des institutions et de la vie en société. Légitimiste, en ce qu'il croit que le trône de France est vacant et qu'il appartient aux Bourbons, il est également profondément anti-démocratique, estimant que la République est un régime corrompu qui ne s'intéresse pas à l'intérêt national tandis que le royalisme, héréditaire, préserverait mieux les intérêts du Royaume. Maurras est un contre-révolutionnaire assumé, prônant le retour à la Terre et partisan d'une géopolitique identitaire, où la France jouerait un rôle de puissance moyenne en s'alliant aux Faibles pour se protéger de la prédation des Forts. Charles Maurras affirme que la France est menacée par quatre Etats confédérés dans l'Etat qui cherchent à la disperser et à la subvertir : les Francs-Maçons, les Juifs, les Protestants et les Métèques. Fondateur le plus total de l'extrême droite française, il en inspire tous ses héritiers. Vouant une haine terrible à l'Allemagne, il n'en demeure pas moins un partisan de la Collaboration, estimant que la dictature de Pétain est, au fond, une "divine surprise". Appelant à l'exécution des Résistants, il soutient la législation pétainiste antisémite et la formation de la Milice. Encore adulé par l'extrême droite contemporaine, il est surtout le Pape de l'antisémitisme le plus terrifiant. Charles de Gaulle est, à son corps défendant, un maurassien soft. Sa politique étrangère est très inspirée par la penseur de l'Action Française et sa vision des institutions républicaines l'est tout autant. Pour autant, de Gaulle ne semble pas avoir été plus antisémite que les hommes de son époque, bien qu'il aura l'occasion, lors de sa Présidence, de déraper largement, faisant écho aux préjugés antisémites les plus passéistes. Pour autant, de nombreux Juifs le serviront, dans la France Libre comme lors de sa Présidence, et bien qu'il ne condamnât jamais vraiment les lois vichystes, il n'en perpétuera aucune. Plus encore, il fera preuve d'une certaine sollicitude à l'égard des Juifs blessés par ses propos lors de la Guerre des Six Jours. Loin d'être un dreyfusard forcené, il sera pourtant complètement effaré par la tournure que prend l'affaire, estimant que celle-ci divise le Peuple. C'est ici peut-être son trait le plus maurrassien : il répugne profondément à la division des Français qu'il voit comme une forme de déchéance, ennemie inextinguible de la grandeur du Pays. Finalement, de Gaulle est peut-être davantage inspiré par Barrès que par Maurras, le premier étant tout aussi antisémite et antidreyfusard que le second, mais nettement moins défavorable à la République qui, certes corrompue, peut se régénérer dans les valeurs vitalistes du Monde. Barrès est connu pour avoir écrit la trilogie Le culte du Moi dans laquelle il incite chaque homme à s'abstraire des conventions pour s'auto-réaliser. Il est surtout le penseur du culte de la terre et des morts, prophète du nationalisme français, un gourou à l'influence énorme sur les jeunes de son époque.

Beaucoup de jeunes hommes conservateurs, issus de milieux contre-révolutionnaires et catholiques intégristes, font carrière dans l'armée, qu'ils considèrent être l'institution la moins corrompue par la décadence républicaine, et peut-être un jour la force qui soit la régénérera, soit l'abolira. Pour autant, il serait malhonnête de faire de Charles de Gaulle un conservateur d'extrême droite favorable au renversement de la République. En réalité, il fait partie de la "Génération de 1905" qui voit d'un œil inquiet la puissance fulgurante de l'Allemagne qui semble devenir aussi puissante que les deux colosses coloniaux, la Grande-Bretagne et la France.  En effet, l'Allemagne n'est plus la Prusse, qui n'était en fait qu'un État d'Allemands du Nord, mais un Empire qui regroupe tous les peuples allemands à l'exception des Autrichiens. Cet État colossal tout neuf possède la première population européenne, avec une conscience nationaliste marquée : une même langue et un même "sang". Cette nation "ethnique" s'oppose aux nations plus culturelles que sont le peuple français ou britannique. Puissant industriellement, il est aussi et surtout une puissance militaire terrestre plus que dominante. En 1866, l'Empire Allemand écrase l'Autriche Hongrie. Plus grave, en 1871, elle humilie sa principale concurrente, la France, fait chuter le régime de Napoléon III et lui ravit l'Alsace Moselle. C'est cela que la IIIème République Française ne pardonne pas à l'Allemagne. Le Kaiser, Guillaume II, ne se contente pas d'une suprématie sur terre et construit une flotte importante et surtout dernier cri. Cela irrite profondément la Grande Bretagne de George V qui possède la première flotte mondiale, la très puissante Royal Navy, et entend bien conserver sa suprématie sur les mers qu'elle maintient depuis plus d'un siècle. L'Allemagne est aussi devenue une puissance coloniale puissante : le Togo (entre la Côte d'or anglaise et le Dahomey français), le Cameroun, l'immense Namibie appelé le Sud-Ouest Allemand et surtout, et c'est sa prise la plus intéressante, la très riche Tanzanie, proche de la région des Grands Lacs et donc du Kenya anglais, du Congo Belge et du Mozambique Portugais. L'Allemagne est également présente dans le Pacifique où elle conquiert la Papouasie, les Îles Samoa, les Îles Salomon, les Îles Marianne et la région de Kiao-Tchéou. Et en 1905, une crise diplomatique des plus graves éclate entre la France et l'Allemagne. Le Kaiser débarque à Tanger et tente de ravir le Maroc à l'influence française. Théophile Delcassé, Ministre des Affaires Etrangères, orfèvre de l'Entente Cordiale avec les Britanniques, démissionne pour ne pas faire de concessions aux Allemands. L'évènement traumatise l'opinion publique française qui se prépare mentalement à la Guerre. De Gaulle écrit alors un manuscrit où il s'imagine sauver la France des Allemands d'une hypothétique guerre qu'il place en 1930. Cette prise de conscience est aussi portée par un autre philosophe que lit de Gaulle : Charles Péguy, homme de gauche dreyfusard et philosémite, qui passera au catholicisme et sera l'un des adversaires les plus acharnés de Jaurès, pacifiste notoire. Charles de Gaulle estimera qu'il est l'homme qui l'a le plus inspiré et qui ressentait les choses comme lui les sentait. Mais l'aspect le plus intéressant de cette "Génération de 1905" est que de nombreux jeunes hommes, parfois venant de la gauche à l'instar de Peguy, se trouvent décidés à se convertir au catholicisme et à s'engager dans l'armée. L'un des inspirateurs de cette drôle de mouvement générationnel oublié est Ernest Psichari, le petit-fils d'Ernest Renan, passant de l'anticléricalisme dreyfusard pacifiste au catholicisme rigoriste colonialiste. Charles de Gaulle l'admire profondément. Cet idéalisme romantique est très typique du futur de Gaulle qui, malgré sa grande rationalité, laisse beaucoup de place aux aspects vitaux de l'appel de la gloire et de la grandeur. Plus qu'un homme de droite identitaire, de Gaulle est un penseur du sentiment plutôt qu'un cérébral. 

De fait, les deux penseurs qui sont les clefs de compréhension de la pensée gaullienne sont Emile Boutroux et Henri Bergson. Le premier était un adversaire radical du positivisme d'Auguste Comte, positivisme qui expliquait que tout, absolument tout, est explicable par des lois scientifiques mises au jour par la raison, et que la politique, comme la philosophie, doit s'appuyer exclusivement sur ces lois rationnelles plutôt que sur des lois morales ou romantiques n'ayant rien à avoir avec la pensée scientifique. Le positiviste pense que tout phénomène s'explique par des mécanismes scientifiques et rationnels qui les causent. Cette philosophie qui prend toutes ses sources dans les Lumières, la Révolution industrielle et l'hygiénisme va révolutionner le monde et refonder la raison d'être des pays occidentaux, amenant même parfois à des théories eugénistes et au colonialisme (qui rappelons-le a été initié au nom de la Raison). Malgré ses mauvais côtés, le positivisme a permis la construction de droits plus attachés à la réalité rationnelle du monde, à la mise en place de Constitutions démocratiques, au développement de la science et donc de la médecine et de l'espérance de vie. L'amélioration des pratiques agricoles ainsi que le développement de la propreté ont tout à voir avec le positivisme qui se traduit aussi en droit par le rejet des constructions religieuses et la volonté d'établir, ici et maintenant, une œuvre sensible majeure conforme au bonheur utopiste. Opposé à toute forme de superstition et même de spiritualité, tout ce qui n'est pas démontré par la science n'existe pas dans le positivisme. L'explosion de l'athéisme et de l'agnosticisme, même si elle ne date pas de la naissance du positivisme, est directement reliée à la pensée lumineuse des scientifiques. Emile Boutroux s'inscrit en faux vis-à-vis de ce courant de pensée. Pour lui, tout ne se résume pas à des causes mécaniques et à des systèmes de raisonnement a priori. Il y a une place pour l'indétermination, le jugement et pour l'âme qui peut, au-delà des lois scientifiques, imposer sa volonté aux évènements. Ce vitalisme, qui va d'ailleurs dégénérer dans d'autres corps de pensée, en fascisme (voir la synthèse Comprendre le pouvoir de Benito Mussolini), que ce soit via le nietzschéisme ou via le darwinisme social, est la clef de la pensée gaullienne. Henri Bergson va révolutionner la manière de voir le monde de Charles de Gaulle. L'homme est également un adversaire du positivisme, allant jusqu'à affirmer que le raison seule n'est pas en capacité de comprendre le temps. Il soutenait la suprématie de l'intuition sur l'intelligence analytique ainsi que la possibilité pour l'élan vital de faire voler en éclats la doctrine figée. A ce sujet, de Gaulle exprime : "Bergson m'a beaucoup influencé parce qu'il m'a fait comprendre la philosophie de l'action. Bergson a exposé le rôle de l'intelligence, de l'analyse. Il a vu combien il était nécessaire d'analyser les problèmes pour rechercher la vérité. Mais l'intellect seul ne peut agir. L'homme intelligent ne devient pas automatiquement un homme d'action. L'instinct également est important. L'instinct, plus l'impulsion. Mais l'impulsion n'est pas suffisante pour être la base de l'action. Il faut les deux, l'intellect et l'impulsion […]. Les grands hommes ont à la fois intelligence et impulsion. Le cerveau sert de frein à l'impulsion purement émotive. Le cerveau domine l'impulsion ; mais il faut qu'il y ait impulsion et capacité d'action pour ne pas être paralysé par le frein du cerveau. C'est Bergson qui m'a fait me souvenir de cela, c'est lui qui m'a conduit jusqu'ici durant toute ma vie". 

Et la religion dans tout ça ? Le christianisme a-t-il un rôle dans la pensée de de Gaulle ? Malgré la foi fervente de sa famille et son éducation essentiellement religieuse, de Gaulle a plutôt été inspiré par des hommes qui pensent davantage à l'ici-bas qu'à l'au-delà. L'homme parle très peu de religion et ne semble pas avoir été tellement obsédé par la question du salut. Plus jeune, alors qu'il au collège jésuite d'Antoing en Belgique, il se montre très pratiquant et s'engage au sein d'une congrégation à prier et méditer régulièrement. Cette pratique ostentatoire de la religion va s'atténuer avec l'âge. En 1958, alors qu'il devient Président, il fait aménager une chapelle à l'Elysée afin d'y entendre la messe. Pourtant, il semble s'y ennuyer. La réalité est que de Gaulle n'est pas un homme plus religieux que les autres. André Malraux, son Ministre de la Culture, aura ce mot assez révélateur : "Sa foi n'est pas une question, c'est une donnée comme la France". En effet, la distinction est ici à faire entre christianisme et catholicisme. De Gaulle était plus catholique que chrétien. S'il se moquait bien du Christ, il acceptait et adhérait à l'idée selon laquelle le catholicisme avait construit la France et que l'Eglise en était une institution essentielle et indéfectible. En ce sens, il a un véritable point commun avec Maurras, l'idéologue d'extrême droite. Ce dernier était personnellement agnostique mais souhaitait que le christianisme restâsse une religion d'Etat, pour son travail dans la formation du "lien" (religion vient du latin religare, qui signifie relier) entre les croyants et les Français, davantage qu'entre les Chrétiens et Dieu lui-même. La distinction peut être complexe à comprendre pour les esprits contemporains qui ont du mal à imaginer que la religion puisse exister en dehors de toute foi, et pourtant elle est très révélatrice de la droite gaulliste. Il n'est point question de créationnisme, de valeurs chrétiennes ou de foi, juste de civilisation et d'épistémè. De Gaulle dit notamment à un de ses neveux : "Je suis chrétien et catholique, par l'histoire et la géographie". Pour Charles de Gaulle, la France, fille aînée de l'Eglise, ne peut pas être imaginée, conçue, sans le catholicisme. Le peuple français sans ses Eglises, ses messes et ses prêtres, non plus. C'était une évidence radicale. A un biographe, il confie : "Pour moi, l'histoire de France commence avec Clovis, choisi comme roi de France par la tribu des Francs, qui donnèrent leur nom à la France. Avant Clovis, nous avons la préhistoire gallo-romaine et gauloise. L'élément décisif pour moi, c'est que Clovis fut le premier roi à être baptisé chrétien. Mon pays est un pays chrétien et je commence à compter l'histoire de France à partir de l'accession d'un roi chrétien qui porte le nom des Francs". Le catholicisme est donc bien dans son esprit consubstantiel à la France. Le plus intéressant dans cette citation est qu'en faisant démarrer l'histoire de la France au baptême de Clovis, et non à la révolte de Vercingétorix comme le faisaient les Républicains de gauche, il marquait réellement le début français au début chrétien. Il ne cachait pas par ailleurs son mépris du siècle des Lumières et son admiration pour Chateaubriand, qui écrivit Le Génie du christianisme. D'ailleurs, ses discours sont truffées de références mystiques et pour lui, se battre pour sa patrie, c'est également se battre pour Dieu. La France, c'est la madone aux fresques des murs. A ce titre, la religion est une partie essentiel de la construction intellectuelle de Charles de Gaulle. Pourtant, malgré tout, et bien qu'il ait pu faire des remarques affreuses sur l'émancipation des femmes, et bien que sa femme, Yvonne de Gaulle, fut une bigote des plus conservatrices, l'homme autorise la pilule avec la loi Neuwirth, alors même que l'ensemble de la droite conservatrice était vent debout contre la réforme. Président d'un Etat laïc, Charles de Gaulle a paradoxalement limité l'influence du religieux dans l'espace public. Les mœurs chrétiennes devaient s'adapter au vitalisme bergsonien qu'il préférait sans doute à l'immobilisme de la moralité religieuse.  

Guerre et Paix.

La Première Guerre Mondiale éclate en 1914. Seize ans avant la date prévue par Charles de Gaulle dont on pardonnera l'imprécision, puisqu'il avait ni plus ni moins que quinze ans au moment de son mystérieux manuscrit prophétique qui plaçait le conflit en 1930. Nous ne reviendrons pas ici sur les causes de la Guerre (voir la synthèse sur la Prophétie de Ludendorff). Toutefois, elle est forcément un moment crucial de la vie de Charles de Gaulle qui a au début de la guerre vingt-quatre ans, d'autant plus qu'il est depuis 1913 un Lieutenant de l'armée française. Le 15 août 1914, lors de la Bataille de Dinant en Belgique, de Gaulle est touché par un éclat de balle dans la jambe. Cela ne va guère décourager celui qui est nommé Capitaine dès le mois de janvier 1915 alors qu'il est mobilisé au sein du 33ème Régiment d'Infanterie sur le front de la Champagne. En effet, le jeune homme fait forte impression. En mars 1915, il est de nouveau blessé à la main gauche. Le capitaine, volontiers glaçant avec ses subalternes, est même un poil désobéissant puisqu'il ordonne des tirs sur la tranchée ennemie sans autorisation préalable, ce qui lui vaudra d'être suspendu quelques jours. Indéniablement, Charles de Gaulle est un bon élément en terme de courage, moins en terme de fraternité avec ses hommes. Cela permet de toucher du doigt l'uns des traits de caractère de l'homme qui n'a pas grand respect pour les soldats, même ceux qui prennent des risques inconsidérés pour la France. Pour lui, il n'y a absolument aucune gloire à tirer de son sacrifice à la Patrie. Aucune cérémonie n'est nécessaire. Ce n'est pas tout juste s'il est plus dur avec les Résistants qu'avec les collaborateurs. La manière dont il traitera les hommes venus à la Résistance à Londres ou dans le pays conduira à ce qu'ils seront tous profondément blessés par la manière dont Charles de Gaulle les recevra. S'il apprendra à s'adoucir et même à séduire, cela n'est absolument pas le cas avant 1958. Irritant et égocentrique, il se fait connaître pour poser des questions tout à fait désaxées et pour son regard aussi glacé qu'un iceberg. Une sorte de monstre froid sans affect tout entier fanatisé à la défense de la patrie. Le 2 mars 1916, le régiment de de Gaulle est décimé près de Verdun. Le jeune homme se réfugie dans un trou d'obus, voit sa cuisse tailladée par une baïonnette allemande et est fait prisonnier. La chose est peu connue et il est vrai que le phénomène des prisonniers de guerre est moins fréquent pendant la Première Guerre Mondiale que la Seconde, mais de Gaulle en fut. Hospitalisé à Mayence, il est ensuite emprisonné dans plusieurs camps de prisonniers à travers l'Allemagne et la Lituanie. Il tentera de s'évader cinq fois tout au long de ses deux ans et demi de détention, ce qui rappelle les exploits du jeune Winston Churchill lors de la Guerre des Boers en Afrique du Sud. Il faut admettre que le jeune homme ne manquait pas d'un certain courage physique et d'une abnégation exemplaire. Lors de son long et douloureux exil, de Gaulle rencontre Georges Catroux, Général qui deviendra l'un des hommes clefs de la France Libre. La rencontre est cordiale mais peu intime. Pendant ces deux longues années, de Gaulle organise des conférences à l'intention de ses codétenus sur les manœuvres militaires en cours. Le 11 novembre 1918, de Gaulle est libéré et retrouve sa famille. Profondément déprimé et estimant avoir été un soldat inutile, il est décoré par la Légion d'Honneur ainsi que la Croix de Guerre. Se sentant profondément éloigné de la souffrance de ses camarades formant une sorte de "tranchéocratie" dont les conséquences seront dramatiques en Europe, le jeune Charles de Gaulle vit une forme de crise existentielle. Pourtant, il se met rapidement sous la protection de l'un des deux hommes les plus puissants dans l'armée du moment : Philippe Pétain. Si cela peut paraitre étonnant, voire hallucinant, tant ils représenteront bientôt deux France opposées, les deux hommes s'estiment beaucoup et s'étaient rencontrés à Arras en 1912. Pétain, alors mis au placard à deux ans de sa retraite, reconnaît immédiatement la qualité du jeune Charles de Gaulle et le parraine. Pourtant, de Gaulle n'est pas un amateur de la stratégie défensive de Pétain et préfère largement le deuxième homme de la Première Guerre Mondiale, le Général Foch, qui représente son idéal bergsonien, la preuve que la volonté peut renverser les lois écrasantes de la Guerre. 

Après une brève remise à niveau, de Gaulle continue de servir dans l'armée. En 1919, il est bientôt affecté à sa demande en Pologne où l'armée française forme les cadres de l'armée polonaise. La Pologne est alors un pays nouveau, autrefois divisée en trois entre le Reich Allemand, l'Empire d'Autriche Hongrie et l'Empire Russe. Les deux premiers empires ayant été démantelés par le Traité de Versailles, la Pologne se taille un joli territoire et coupe l'Allemagne en deux par le couloir de Dantzig. Quant à la Russie, elle est aux prises avec une guerre civile terrible entre les Communistes de l'Armée Rouge et les Blancs, des aristocrates et officiers de l'ancien régime tsariste. Très vite, les Britanniques et les Français se joignent aux Blancs ainsi même que la toute nouvelle armée polonaise qui tente de fondre sur les territoires russes. L'Histoire étant pleine de surprise, l'Armée Rouge de Trotski et ses "spécialistes" (voir la synthèse sur le pouvoir de Staline) va vaincre les Blancs et la Pologne naissante. De Gaulle va assister aux combats jusqu'en 1921. Habitué fort logiquement aux guerres de position, cette guerre soviéto-polonaise échappe à son expérience puisqu'elle constitue une véritable guerre de mouvement. Il ne semble y avoir aucune ligne de front et les combats sont sporadiques et pour tout dire anarchiques. Charles de Gaulle y constate en outre l'opportunité de regrouper les chars et non de les utiliser comme un simple appui à l'infanterie. Lors des combats, de Gaulle est cité. Pendant cette période polonaise, de Gaulle émet le souhait de se marier. Comme il est d'usage dans les familles bourgeoises, une jeune fille lui est présentée par ses parents, la jeune Yvonne Vendroux, issue d'une famille très riche du Nord de la France. La jeune femme, catholique rigoriste élevée par une famille riche d'ascendance néerlandaise à Calais, va s'entendre parfaitement avec le rigide Charles de Gaulle. Ils se marièrent très rapidement en avril 1921 à Calais. Ils auront trois enfants : Philippe, né en décembre 1921, Elisabeth, née en 1924 et surtout la jeune Anne, née en 1928. La petite dernière est atteinte de trisomie 21 et va causer à la fois beaucoup de douleurs, mais également beaucoup de bonheur au couple qui s'en occupera avec un amour et une tendresse exemplaires. Très secret sur les rapports qu'il entretient avec sa petite fille, de Gaulle n'en tirera jamais ni aucune honte ni aucune gloire. Quant à Yvonne de Gaulle, pourtant très discrète, elle s'engagera exceptionnellement pour les associations caritatives s'occupant des personnes en situation de handicap. Le couple, très traditionnel dans son fonctionnement, n'est pas pour autant un lieu sans liberté d'expression pour l'épouse. Yvonne de Gaulle n'hésite pas à tancer le Général sur les questions de mœurs ainsi que sur sa volonté qu'il cesse la politique. Véritablement un anti-modèle de First Lady, elle refuse de répondre aux interviews et il est à noter qu'aucun enregistrement de sa voix n'existe dans les archives journalistiques françaises et internationales. "Tante Yvonne" restera dans les annales comme le contraire d'une Brigitte Macron omniprésente, et refusera l'idée qu'elle puisse avoir un rôle quelconque dans le modèle politique gaulliste. La constitution de 1958 ne prévoira aucun statut pour la Première Dame. Yvonne de Gaulle, dans l'ombre de son mari, deviendra à son corps défendant une figure de sérénité et de maternité discrète. 

Après son aventure polonaise, de Gaulle dispense des cours à l'Ecole Saint-Cyr et est finalement admis dans la très prestigieuse Ecole Supérieure de Guerre qui forme les pontes de l'armée française : ceux qui sont destinés au commandement. Malgré une intelligence réelle, ses professeurs le détestent. Impertinent, critiquant sans gêne la stratégie militaire française de l'Entre-Deux-Guerres, il est très mal noté. Sans l'intervention de Philippe Pétain qui fait pression auprès de ses cadres afin que ses notes remontent, de Gaulle aurait eu beaucoup de mal à s'élever dans la hiérarchie militaire. En 1925, Pétain réussit à faire entrer Charles de Gaulle dans son état-major personnel et lui commande l'écriture d'un livre destiné à retracer l'histoire du militaire. Sous ses yeux admiratifs, de Gaulle anime à l'Ecole de Guerre en 1927 trois conférences très remarquées. L'idylle entre les deux homme est réelle malgré leurs différences de pensée. Pourtant, même personnellement, tout les oppose. Tandis que Pétain fait scandale par sa vie amoureuse tumultueuse, de Gaulle est un homme qui ne se permettra jamais aucune incartade sentimentale. Pétain aime les mondanités, de Gaulle les déteste. En 1927, de Gaulle prend le commandement d'un régiment situé à Trèves, en Rhénanie. Là encore, il y fait montre d'une sévérité cruelle envers ses subordonnés, n'hésitant pas à mettre aux fers les impertinents et les rebelles. Ses supérieurs doivent le tancer pour qu'il fasse preuve de plus de clémence. C'est en 1929 que de Gaulle est nommé pour deux années à l'Etat Major du Levant. L'Empire Ottoman, étant annihilé par la Triple Entente après la guerre, est partagé entre les deux puissances coloniales de l'époque, la Grande-Bretagne et la France. En 1916, alors que la guerre fait rage, Sir Sykes et François Georges-Picot échangent des lettres pour administrer de manière coloniale le Proche-Orient et surtout discuter de la sphère d'influence de chacun des potentiels futurs vainqueurs sur les ruines de l'Empire plusieurs fois centenaire. Paul Cambon, Ambassadeur de France au Royaume-Uni et Sir Edward Grey, Secrétaire d'Etat au Foreign Office signent un accord secret. La France imposera un protectorat au Liban et à la Syrie. Le Royaume-Uni s'emparera pour sa part de la Mésopotamie, de l'Irak, du Koweït, de la Jordanie et de la Palestine. Les Soviétiques, une fois arrivés au pouvoir, révèlent l'accord secret aux pouvoirs ottomans et au Roi Hussein de La Mecque. Un petit scandale éclate. Le Président américain Wilson se prononce à cette occasion pour la libre détermination des Peuples. Alors que les mandats français et britanniques sont mis en place tout de même en faisant mine de devoir rester provisoires, Atatürk mène sa révolution nationaliste turque et réussit à rattacher au territoire de la Turquie le sud de l'Anatolie. En Irak et en Syrie, les nationalistes arabes portent au pouvoir la dynastie des Hachémites. Le Roi Fayçal est proclamé Roi arabe de Syrie et est chassé du pouvoir sans pitié par les Français. Les Britanniques en font le Roi d'Irak afin d'apaiser la situation. Dans la péninsule arabique, face au modernisme nationaliste des Hachémite, les Saoud commencent à faire parler d'eux et parviendront d'ailleurs à former un Etat à partir de 1932 : l'Arabie Saoudite. Extrêmement rigoriste et de tradition wahhabite, le pays sera un avant-poste de la lutte anticolonialiste. Pour autant, les Européens tiennent bon et administrent chacun leurs mandats d'une main de fer en créant des Etats fantoches qui se rebellent régulièrement : ainsi, la France créera l'Etat du Grand Liban, l'Etat des Druzes et des Alaouites. C'est dans ce contexte que de Gaulle arrive au Levant pour s'occuper du renseignement militaire, autrement dit des services secrets de l'Armée. La zone est une poudrière où chaque faction, turque, kurde, sunnite, chiite, chrétienne, juive, nationaliste arabe, britannique et française (chacune se recouvrant parfois) s'espionnent les uns les autres. De Gaulle est profondément marqué par l'activisme des services secrets britanniques dans le Levant français, qui n'hésite pas à faire primer ses propres intérêts aux dépens de la France, ce qui le rendra furieux et lui fera prendre conscience de l'impérialisme des anciens complices d'Outre-Manche. En 1930, de Gaulle mènera une expédition punitive sur le Tigre contre des révoltés kurdes. Il sera bouleversé de mener les armées françaises dans des contrées aussi lointaines, s'imaginant Alexandre le Grand conquérant l'Inde. Mais de Gaulle n'aime pas le Levant et ses coutumes exubérantes méditerranéennes, lui l'Homme du nord aux ascendances flamandes. Il préférera de beaucoup l'atmosphère africaine de Brazzaville. 

Le Graal : le Secrétariat de la Défense. 

Philippe Pétain, toujours aussi charmé par de Gaulle, le fait entrer en 1931 au Secrétariat de la Défense qui est chargé d'éclairer les Ministres d'Etat sur les affaires militaires. Il faut contextualiser pour comprendre la place importante que prendra de Gaulle dans les institutions françaises. Après la défaite de Napoléon III contre les Prussiens en 1870 et sa capture à Sedan, les Révolutionnaires Républicains s'emparent des institutions impériales et déclarent l'instauration de la République à Paris sous l'égide de Léon Gambetta. Lyon, Marseille, les Antilles se révoltent également et renversent les institutions impériales. Un Gouvernement provisoire de la Défense Nationale dirigé par le Général Trochu rallie l'armée désorientée au nouveau Régime et les Républicains se réunissent au sein du Gouvernement pour continuer la guerre contre les Prussiens qui ravagent le pays sans état d'âme. Les bombardements sont cruels et le Peuple est livré à la famine. Très vite, la mort dans l'âme, le Gouvernement exilé à Bordeaux est contraint de voir les Prussiens s'emparer du Château de Versailles, symbole de l'hégémonie française en Europe. Le peuple allemand annonce sa réunification et la Prusse regroupe tous les peuples allemands, à l'exception des Autrichiens, dans un même et unique pays. La nation allemande est fondée en France sur les lambeaux d'une Empire déchiré. Guillaume II est nommé Empereur du Reich. Jules Favre, Ministre des Affaires Etrangères resté à Paris, signe l'armistice. Le Chancelier allemand, Otto von Bismarck, père des Allemands, exige des élections françaises pour traiter avec un pouvoir légitime. Léon Gambetta tente vainement d'empêcher les anciens fonctionnaires de l'Empire de se présenter par décret mais est forcé à la démission. Les élections de 1871 voient la victoire écrasante des Monarchistes pacifiques. L'est, Paris et le Midi votent cependant massivement pour la guerre. Jules Grévy, républicain modéré résigné à la paix, est élu Président de l'Assemblée Nationale. Adolphe Thiers, monarchiste de longue date, est élu Président de la République par l'Assemblée. Il conclut avec l'Assemblée la fameuse Paix de Bordeaux, promettant de ne pas engager de réforme constitutionnelle sans l'avis des Députés. Dans la foulée, il forme un Gouvernement d'Union entre Républicains modérés et monarchistes raisonnables. Fort de sa légitimité d'ancien Ministre de l'Intérieur sous Louis Philippe, il rencontre Bismarck qui lui impose des réparations colossales, la cession de l'Alsace et la Moselle ainsi qu'un défilé humiliant des troupes allemandes sur les Champs-Elysées. L'Assemblée Nationale vote favorablement à ce Traité à l'exception des Républicains parisiens, de l'Est et de l'extrême gauche socialiste et internationaliste qui démissionne de ses fonctions, vouant désormais une haine terrible aux Républicains modérés et aux Monarchistes. C'est à cette occasion que la Commune de Paris se révolte et fonde son éphémère régime (voir ma synthèse sur la Commune de Paris). Elle sera réprimée dans le sang par les troupes sanguinaires d'Adolphe Thiers. Très vite se pose la question de la nouvelle Constitution. L'Assemblée est partagée en trois camps : les Républicains, les Monarchistes Orléanistes et les Monarchistes Légitimistes. La droite orléaniste est favorable à la restauration de la monarchie de Juillet et donc à la montée sur le trône d'un Roi réformiste, favorable aux acquis de la Révolution, descendant de Louis Philippe : le Comte de Paris. Les légitimistes, en revanche, souhaitent la restauration de la monarchie de droit divin et l'accession au trône de l'héritier des Bourbons, le comte de Chambord, Henri V. Ces deux droites se haïssent et surtout présentent des visions du monde opposées. Tandis que la première accepte l'idée démocratique et une sorte de réconciliation nationale sous l'égide d'une Constitution, la deuxième est furieusement contre-révolutionnaire. La suite est connue : les deux camps ne s'allient pas pour une histoire de drapeaux. Les orléanistes souhaitaient la survivance du drapeau tricolore et les légitimistes la restauration d'un drapeau blanc à fleur de lys. Le Comte de Chambord refuse de transiger et 70 Députés orléanistes libéraux font sécession et s'allient aux Républicains. Adolphe Thiers se rallie alors à l'idée républicaine et accepte de ne pas rétablir la Monarchie. En 1873, furieuse, la droite fait voter la Loi chinoise, empêchant le Président de la République de s'exprimer à l'Assemblée autrement que par un monologue non suivi de débats. Ils enterrent l'idée d'une République exécutive forte. 

En 1873, le légitimiste Patrice de Mac-Mahon est élu Président de la République. Il impose un terrible retour à l'ordre moral en favorisant la religion catholique et en persécutant la gauche républicaine. La presse républicaine est censurée, les bustes de Marianne sont retirés des Mairies majoritairement de gauche, la commémoration du 14 Juillet est interdite et les enterrements civils sont prohibés. Pendant ce temps, les pèlerinages se font fréquents. Mac-Mahon laisse le duc de Broglie, issu d'une famille aristocratique, diriger le pays. Le Comte de Paris rencontre le Comte de Chambord et accepte de laisser ce dernier monter sur le trône, à condition qu'un héritier orléaniste règne à sa mort et que le drapeau blanc ne remplace pas le drapeau tricolore. Nouveau refus du Comte de Chambord. Les monarchistes sont furieux et souhaitent en secret la mort de l'héritier des Bourbons. Mac-Mahon joue la montre et se fait élire pour un mandat de sept ans, attendant un compromis entre les deux droites. Mais les Républicains contre-attaquent. Auguste Casimir-Perrier fait voter l'amendement d'Henri Wallon qui ordonne l'élection du Président de la République par les deux Assemblées pour un septennat renouvelable. La Loi du 24 février 1875 autorise la création d'un Sénat à condition que les Orléanistes ne rétablissent jamais la Monarchie. La Loi du 25 février 1875 donne au Président de la République le pouvoir de promulguer les Lois, de déclarer la guerre, de nommer à tous les emplois civils et militaires et surtout la capacité de dissoudre l'Assemblée Nationale. Cette constitution est considérée comme une Loi provisoire, les Monarchistes espérant une Restauration prochaine et les Républicains pensant pouvoir réformer la Constitution par après. Elle durera pourtant 65 ans. L'Assemblée Nationale provoque des élections et en 1876, alors que la droite remporte de peu le Sénat, les Républicains ont une majorité écrasante à l'Assemblée. Jules Dufaure se donne par décret le titre de Président du Conseil qui surpassera en pouvoir celui de Président de la République, créant la distinction entre chef de Gouvernement et chef d'Etat. Le Président du Conseil est une sorte de Premier Ministre. Dufaure va tenter de criminaliser les opinions anti-républicaines et de gracier les communards. Mac-Mahon réagit en nommant Jules Simon Président du Conseil, un Républicain conservateur mais alors qu'il est forcé par le Président de la République de faire passer une Loi en force, il préfère démissionner face à la force républicaine de Gambetta. Mac-Mahon, furieux, nomme le duc de Broglie comme Président du Conseil en ignorant la majorité républicaine à la Chambre. 62 Préfets et la quasi-totalité des Sous-Préfets sont remplacés et des milliers de fonctionnaires sont révoqués. Les Républicains refusent de voter la confiance à de Broglie et Mac-Mahon dissout l'Assemblée Nationale. Persuadé de revenir en force, les Républicains conservent la majorité. Alors qu'il tente de dissoudre la Chambre de nouveau, il est désavoué par le Sénat. Il se résout à rappeler Dufaure au Gouvernement et démissionne. Le 30 janvier 1879, Jules Grévy est élu Président de la République. 

Dès cet instant, la Marseillaise devient l'hymne national français. Les Députés sont autorisés à siéger à Paris. En 1880, la Fête nationale est fixée au 14 Juillet. Les communards sont amnistiés. Les rues, les places, les boulevards se donnent des noms républicains et subrepticement, les Monarchistes sont mis en minorité partout. Les élections législatives de 1881 donnent une majorité écrasante aux Républicains. Jules Ferry est la personnalité dominante de ces années profondément de gauche. Il instaure l'école publique, gratuite, laïque et obligatoire jusqu'à l'âge de 13 ans. Les enseignants seront formés dans des écoles normales et le certificat d'étude est crée. Bientôt, les libertés fleurissent en France. En 1881, la liberté de la presse est instaurée ainsi que la liberté de réunion. En 1884, les prières sont interdites au sein de la Chambre et la loi Waldeck-Rousseau autorise la liberté syndicale. Bientôt, le divorce pour faute est rétabli par la Loi Naquet et les élections municipales au suffrage universel sont garanties. Le corps préfectoral et administratif est radicalement purgé des conservateurs, les magistrats de droite suspendus et mis à la retraite d'office. Malgré tout ça, et parce que ces Députés sont remuants, les Gouvernements tombent tous les uns après les autres. Bientôt, dans l'opinion publique conservatrice, l'antiparlementarisme se fait jour. La crise boulangiste en est le symptôme. L'instabilité gouvernementale, le trafic des Légions d'Honneurs par Jules Grévy et sa démission forcée au bénéfice de Sadi Carnot, la haine anti-allemande et même l'absence de droits économiques conduisent une part de l'opinion à se regrouper derrière le Général Boulanger, un homme de gauche qui déradicalise l'armée et se fait populaire, voire populiste, en se proposant de rendre le pouvoir au Peuple et de réviser la Constitution contre les Parlementaires. Certains le poussent au coup d'Etat mais Boulanger refuse. Bientôt, l'homme se fait remarquer par son attitude revancharde et provoque une crise diplomatique majeure avec l'Allemagne, dite l'Affaire Schnæbelé. Les Républicains agissent et entreprennent des poursuites contre Boulanger qui s'exile à Bruxelles et se suicide lamentablement sur la tombe de sa maîtresse Marguerite de Bonnemains. Cet épisode considéré comme l'une des racines de l'extrême droite française va renfoncer l'emprise des Parlementaires sur le Régime. C'est aussi dans ces années que la France va renforcer son empire colonial, imposer un protectorat à la Tunisie au nez et à la barbe de l'Italie, faire la Guerre à la Chine pour s'emparer de territoires et puis s'emparer de l'Annam et du Tonkin qui forment le Vietnam. C'est en Afrique que la France va se tailler un empire colonial colossal. Partant de ses bases en Algérie et au Sénégal, la France va fonder l'Afrique Occidental Française et l'Afrique Equatorial Française. Avec Madagascar, la France devient l'Etat ayant le plus de colonies en Afrique ce qui va créer des tensions avec le Royaume-Uni qui va damer le pion aux Français en prenant la majorité des actions du Canal de Suez. En 1898, l'incident de Fachoda qui voit se confronter les armées françaises et britanniques au Soudan va mener les deux pays au summum de leur haine respective et créer un partage tacite du continent : les Britanniques régiront l'est et les Français l'ouest. Cette expansion coloniale, soi-disant civilisatrice, est en réalité une manière de s'enrichir considérablement et la France va devenir le deuxième empire colonial mondial, et sans doute le deuxième pays le plus riche du monde. L'Allemagne va considérablement regretter d'avoir vu d'un bon œil l'expansion française. 

Dès 1894, la République va se gauchiser encore plus qu'elle ne l'était déjà. D'abord, l'Affaire Dreyfus va paradoxalement renforcer la gauche. L'homme, injustement accusé d'espionnage et d'intelligence avec l'ennemi allemand, va créer un déchirement de l'opinion française : la gauche, globalement dreyfusarde et partisane de l'Etat de droit et la droite, antiparlementaire et antisémite, partisane de la raison d'Etat. La gauche, aidée par un soutien médiatique énorme, remportera la bataille. C'est à ce moment de l'Histoire que la presse devient essentielle et que les courants politiques se dotent tous de périodiques qui leur sont propres. En 1898, la gauche remporte les élections contre la droite militariste et cléricale. Waldeck-Rousseau nomme un socialiste au Gouvernement et crée un Ministère de défense républicaine. L'armée est purgée de ses éléments les plus à droite et surtout, la loi de 1901 sur la Liberté d'association soumet les congrégations religieuse à l'autorisation administrative. Le multipartisme se renfonce avec la création de l'Action Française, du Parti Radical et surtout du Parti Socialiste. En 1902, après des élections victorieuses, les Radicaux s'allient aux socialistes de Jaurès dans le cadre du Bloc de Gauche. En 1905, la Loi sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat met fin au financement des cultes, sacralise la liberté de conscience et la neutralité du service public. A cette occasion, l'anticlérical Emile Combes, partisan de la neutralisation, perd son combat contre le libéral Aristide Briand, favorable à la neutralité. Bientôt, Joseph Caillaux crée l'impôt sur le revenu, une révolution sociale qui permet une plus grande justice économique. L'impôt verra le jour en 1914 après des années de blocage au Sénat. Pendant ce temps, en Europe, Théophile Delcassé participe à la création de la Triple Entente contre l'Allemagne et l'Autriche Hongrie. Surtout, la France va se rapprocher de la Russie qui, après sa défaite contre le Japon en 1905, veut s'assurer des soutiens solides pour la guerre à venir. Après la Première Guerre Mondiale et le Gouvernement d'Union National mené par Raymond Poincaré, qui s'était imposé en 1914 contre l'opposition d'un Jaurès assassiné, les élections de 1919 voient l'émergence de la chambre Bleu Horizon, une alliance de la droite anti gauchiste catholique avec les Républicains de centre-droit. Ces Républicains de l'Alliance Démocratique refusent de s'allier aux Radicaux de gauche et surtout à la SFIO, l'ancêtre du Parti Socialiste. L'influence des anciens combattants se fait ressentir dans cette chambre austère qui n'hésite pas à envahir la Ruhr et exécuter des mineurs allemands avec la Belgique quand l'Allemagne refuse de livrer son charbon. 

En 1924, la gauche remporte les élections. Le radical Herriot forme avec les socialistes le "Cartel des Gauches" mais très vite, la majorité se fissure. Les réformistes radicaux s'opposent aux socialistes. Pire, les Communistes, ayant fondé leur Parti en France en 1920 peu après la Révolution Russe à la suite du Congrès de Tours, prônent la Révolution et exigent des acquis sociaux plus larges. Le Président de la République Millerand, lui, s'allie avec la droite et doit démissionner. C'est à cette occasion qu'Aristide Briand rencontre son homologue allemand Stresemann et tente de créer un monde meilleur symbolisé par le Traité de Locarno. Le Traité Briand-Kellog engage tous les Etats signataires à renoncer à la guerre comme mode de résolution des conflits en Europe. L'idée européenne commence paradoxalement à se former à ce moment là. En 1926, Poincaré retrouve le pouvoir et fait subir à la France une cure d'austérité en augmentant les impôts et en baissant les dépenses publiques. En 1931, quand de Gaulle entre au Secrétariat de la Défense, les deux géants de la période, Raymond Poincaré et Aristide Briand, ne sont plus au pouvoir. Doumer est élu Président de la République et Pierre Laval, un homme de droite que l'on connaît pour être le futur plus grand collaborateur qui soit, gouverne par décret-loi plus que par consensualisme démocratique. Arrivé à cette époque, le Secrétaire National de la Défense permet une certaine continuité dans les crises ministérielles incessantes et de Gaulle va vite comprendre que la stratégie militaire est pour le moins catastrophique. Dans une optique défensive teintée de pacifisme, la ligne Maginot est construite. De Gaulle va alors publier ses livres dont les plus connus sont Le Fil de l'Epée, paru en 1932, et Vers l'Armée de Métier, en 1934. Ces deux livres défendent l'idée d'un pouvoir militaire inféodé au pouvoir civil, avec un chef charismatique cultivant le mystère pour légitimer son pouvoir et une armée qui ne soit plus conscrite mais professionnelle. De la même façon, face à une stratégie défensive, de Gaulle plaide pour une armée d'offensive capable de se projeter rapidement partout en Europe, à l'image de la Blitzkrieg allemande. Pour cela, les chars ne doivent plus être utilisés comme des appuis de l'infanterie, mais doivent être conçus comme des armées à part entière capable de dépasser l'infanterie. En outre, de Gaulle soutient la théorie selon laquelle le dogmatisme en matière stratégique et militaire est dépassé, et que seules les circonstances doivent amener à prendre telle ou telle décision. Autant dire que de Gaulle parle dans le vide (sauf aux Allemands qui l'écoutent). Si l'idée de divisions cuirassées est globalement partagée, le reste ne l'est pas. Seul un homme politique de centre-droit, Paul Reynaud, l'écoute avec passion et en fait un de ses inspirateurs. Relativement isolé, Reynaud est tout de même plusieurs fois titulaires de portefeuilles ministériels. Mais alors qu'il se rapproche de Reynaud, de Gaulle va se fâcher avec Philippe Pétain. Leur point de discorde est le livre que de Gaulle devait écrire pour Pétain : ce dernier veut le faire écrire par un autre. De Gaulle est furieux et décide de publier seul le livre. Des disputes autour des corrections mènent les deux hommes à se brouiller complètement, Pétain perdant tout respect pour de Gaulle, qui le lui rendait bien. Pétain va vite devenir proche de Pierre Laval et s'exiler en Espagne comme Ambassadeur en 1939. Pendant ce temps, de Gaulle trempe dans les milieux politiques et se fait des amis dans cette classe de Parlementaires qu'il dira avoir tant détester. Il semble que dès 1934, de Gaulle ait eu des correspondances amicales avec des membres de l'Action Française et aurait réalisé une conférence sous son égide. Mais très vite, de Gaulle va se distancier de Maurras après que celui ci a accepté les Accords de Munich. Charles de Gaulle va également cultiver des amitiés avec des socialistes comme Meyer ou certains démocrates chrétiens. Il rencontre tous ceux qui le souhaitent et fait la promotion de son modèle militaire. 

En 1936, le Front Populaire, alliance du Parti Communiste (qui ne participe néanmoins pas au Gouvernement), de la SFIO et du Parti Radical, remporte les élections. Des grèves éclatent et des réformes sociales majeures sont instaurées par le Gouvernement de Léon Blum : la semaine de quarante heures, les congés payés ainsi qu'une augmentation générale des salaires. La joie éclate dans les milieux ouvriers et dans les syndicats. A ce moment là, la Guerre d'Espagne éclate : les Républicains, soutenus par les communistes, affrontent très violemment les Conservateurs, dirigé notamment par Franco et soutenu par l'alliance entre les fascistes italiens et les nazis allemands. Le Front Populaire refuse de s'engager dans la guerre au grand dam des communistes et d'une partie des Républicains Français qui s'engagent sous une bannière indépendante dans les combats. C'est notamment le cas du Préfet Jean Moulin qui livre en cachette des armes aux Républicains. Le conflit, d'une grande brutalité, voit la victoire de l'Internationale Fasciste et la mise en place d'une dictature nationaliste dirigée par Franco en Espagne. Cet évènement intervient dans un contexte de réarmement de l'Allemagne dénoncée à corps et à cris par de Gaulle. Cette remilitarisation de l'Allemagne et tous les évènements majeurs qui s'ensuivirent (voir ma synthèse sur le pouvoir d'Adolf Hitler) va pousser en France et au Royaume-Uni une partie des penseurs à alerter contre le risque de guerre. Mais le pacifisme l'emporte largement. Au Royaume-Uni, Chamberlain cède à l'Allemagne le droit de former une flotte qui ne devait pas dépasser 35% de celle de la Royal Navy. En France, le lobby pacifiste, mené par Laval et Marquet, inspiré par Maurras et des militaires pacifistes, mais également soutenu par les Communistes de Thorez suite au Pacte Germano-Soviétique (qui lui même est une conséquence du pacifisme occidental) influencera une politique qui n'agira jamais aux différentes provocations allemandes (annexion de la Sarre, remilitarisation de la Rhénanie, Anschluss, Annexion des Sudètes et invasion de la Tchécoslovaquie). Le pays, profondément traumatisé par la Première Guerre Mondiale, ne semble pas prêt à voir l'évidence : la guerre est proche. De Gaulle, comme Churchill en Angleterre, le voit très bien. Malgré son antiparlementarisme profond et son amour d'un exécutif autoritaire, il se fait le partisan de l'alliance avec les Britanniques qu'il n'admire pas spécialement, mais qu'il préfère aux Allemands. Ce n'est pas tant par amour de la démocratie, ni même par désamour du fascisme : de Gaulle se fiche de l'idéologie qu'il pense secondaire. Pour lui, seuls comptent les rapports de force entre Nations, quelque soit son régime. S'il n'a jamais critiqué ouvertement le fascisme, allant même jusqu'à admirer l'Italie mussolinienne, il souhaite une alliance avec l'URSS. Quand, en 1934, la France signe un pacte d'assistance avec la Tchécoslovaquie et l'URSS, de Gaulle applaudit des deux mains. Il compare ce pacte avec l'alliance de François Ier avec l'Empire Ottoman contre Charles Quint. Bref, de Gaulle est persuadé que la guerre arrive et qu'il faut s'y préparer, mentalement comme physiquement. Pendant ce temps, à la tête du gouvernement, Daladier exclut les communistes de l'Assemblée Nationale, signe les Accords de Munich et croise les doigts pour que la guerre n'éclate pas. Si Léon Blum avait reçu de Gaulle et avait augmenté le réarmement français, cela ne suffirait pas. De Gaulle allait bientôt connaître son ascension. 


LE GENERAL DE GAULLE ET LA GUERRE (1940-1945)

A l'âge de cinquante ans, le Général de Gaulle va entrer dans l'Histoire. Tout va changer pour l'Homme du 18 Juin : la puissance, bien sûr, mais également une forme de désillusion contrariée. Sauver l'honneur de la France induit qu'elle l'ait à un moment perdu. Voilà toute la tragédie de la vie du Général de Gaulle : être l'apôtre de la grandeur, au moment précis où la France n'en a plus les moyens. La vie du Général est une forme de chemin rédempteur vers la vengeance. Venger la France des Allemands, des Anglais, des Américains, des Soviétiques. Des Français, aussi. De tous ceux qui, dans son esprit, l'ont humilié. Le reste de sa carrière politique sera dirigée vers l'obsession de redonner à la France son rang. Mais place aux évènements qui feront de Charles de Gaulle, le Général de Gaulle. 

1940 : de l'effondrement à la France Libre. 

La France, comme le Royaume-Uni d'ailleurs, a été un vainqueur ambigu de la Première Guerre Mondiale. Après avoir imposé à l'Allemagne un diktat, elle s'est enfermée dans le souvenir contrarié d'un traumatisme réel. Le nombre de morts ahurissant ainsi que la sensation de s'être battu pour rien a pris la société française des années folles et très vite, le pacifisme est devenu largement majoritaire. Plus jamais ça est le mot d'ordre d'une société pleine d'anciens combattants et de familles mutilées. Les politiques, surtout à partir du règne du Cartel des Gauches, se sont lancés dans une véritable politique extérieure de rapprochement avec l'Allemagne et ont essayé d'offrir au monde un certain horizon pacifiste au sein de la Société des Nations qui dénotait parfois avec une politique coloniale agressive. Pourtant, si les anciennes puissances de la Triple Entente ont semblé tirer des leçons discutables de la Grande Guerre, il n'en va pas de même de l'Allemagne et de l'Italie qui nourrissent, dans une atmosphère de crise économique, nationale et existentielle, une volonté de vengeance. Le nazi Hitler, comme il a déjà été dit dans une précédente synthèse, n'est jamais sorti de la guerre et la prépare de nouveau. Pendant les années trente, le spectre de cette nouvelle guerre apparaît, de plus en plus clairement, et autant dire que l'atmosphère est en France, comme derrière la Manche, à l'aveuglement, l'entêtement et à la scandaleuse compromission. Dans cet état d'esprit pacifique compréhensible mais lourd de conséquences, qui trouve dans la Conférence de Munich sa tragique illustration, la préparation militaire, elle aussi, va pécher par ses grandes lacunes. Pendant que l'Allemagne se réarme et se dote d'une puissance de feu phénoménale avec la création de la Wehrmacht en 1935, pendant que l'Italie réduit en poussière l'Ethiopie en 1936, pendant que les puissances fascistes font régner la terreur en Espagne, les Français ne parviennent pas à opérer à une stratégie cohérente. Alors qu'ils ont conclu avec les puissances balkaniques des traités d'assistance qui auraient exigé, comme de Gaulle l'affirme dans ses livres de l'époque, une armée d'offensive toute faite de chars d'assauts, d'avions et de corps d'élite mobiles, les hauts militaires préfèrent tabler sur une attitude défensive complètement contradictoire fondée sur une Ligne Maginot à la frontière allemande. Quelle chose ahurissante que de conclure des traités d'assistance qui voleraient forcément en éclat par une agression allemande, puisque l'armée française, en plus d'être sous équipée en avions et avec des chars mal répartis dans des corps d'infanterie peu rapides, ne saurait être que derrière une forteresse qui constitue malgré sa belle architecture un coup de poker bien trop risqué. Le Général Gamelin ne voit pourtant pas là de contradiction et quand éclate la Seconde Guerre Mondiale le 1er septembre 1939 après l'agression allemande en Pologne, les Français et les Britanniques se cachent derrière la Ligne Maginot et derrière la Belgique neutre sans se porter directement au secours du pays malheureux alors même qu'une attaque rapide et éclair aurait permis de déstabiliser l'Allemagne en la forçant à se battre sur deux fronts. A peine les Français font une petite percée de huit kilomètres dans la Sarre. Après l'assujettissement de la Pologne, pendant six longs mois, la Drôle de Guerre fait encore plus de ravages dans les camps alliés. Personne n'a décidément envie de se battre et si les soldats s'impatientent, les politiques se déchirent déjà. Le Président du Conseil est alors encore Edouard Daladier et le Président de la République Albert Lebrun. Au Sénat, le pacifiste Pierre Laval, mène déjà une fronde contre la guerre. Cet homme est un être très particulier, issu d'une famille de notables du Puy de Dôme, maire d'Aubervilliers, ancien homme de gauche devenu de droite en 1926, ayant été Président du Conseil, Ministre des Affaires Etrangères acteur d'un rôle trouble dans la politique africaine de Mussolini et finalement un Ministre très contesté en 1935 à cause de ses décrets-lois. Quand le Front Populaire arrive au pouvoir en 1936, Laval retourne dans l'opposition. Ce dernier, qui a la guerre en horreur, plaide pour une paix négociée avant que le malheur n'arrive. Il est soutenu dans l'opinion par une certaine droite, une certaine gauche représentée par le Maire de Bordeaux Adrien Marquet et surtout une certaine caste militaire au premier rang duquel le Maréchal Pétain, dont on sait qu'il est actuellement Ambassadeur en Espagne. La population civile, qui a vu ses hommes partir à la guerre, craint un bain de sang et n'a de cesse que de souhaiter le retour, sains et saufs, de leurs maris. Ce manque flagrant de motivation contraste avec la fureur des Nazis et de ses soldats qui auraient pu, à de multiples reprises dans les années trente, être arrêtés à temps si les Britanniques et les Français avaient eu une vision politique à plus long terme. Pour autant, les soldats, eux, se battent bien et comme ils peuvent : 100 000 hommes mourront, à savoir bien plus que sous la Première Guerre Mondiale à la même époque. 

Charles de Gaulle est en 1939 commandant du 507e Régiment de chars de combat à Metz. L'homme enrage. Le 26 janvier 1940, il envoie un mémorandum rappelant sa position sur l'emploi des chars de combat à de nombreuses personnalités comme Blum, Reynaud, Weygand ou Gamelin. Personne ne l'écoute réellement. Pendant ce temps, l'homme politique le plus proche de de Gaulle, Paul Reynaud, rencontre en février 1940 Winston Churchill, tout neuf Premier Ministre britannique, et conclut un pacte selon lequel, en cas de défaite, le gouvernement français devait s'exiler en Grande Bretagne comme l'ont fait ceux de la Pologne et de la Tchécoslovaquie. Le 22 mars 1940, Albert Lebrun le nomme Président du Conseil et Ministre des Affaires Etrangères. Le 28 mars de la même année, Reynaud signe un contrat avec Churchill qui stipule qu'aucun traité de paix séparé ne sera conclu avec l'Allemagne, quelles que soient les circonstances. Bientôt, Reynaud et Churchill décident, afin d'affaiblir les Soviétiques en Finlande, et pour "couper la route du fer" entre la Suède et l'Allemagne, d'envoyer des soldats miner les eaux de la Norvège. Les Allemands prennent vite conscience du danger et soumettent le Danemark et la Norvège en quelques semaines. Paul Reynaud est désemparé. Le 7 mai 1940, il nomme de Gaulle commandant de la Quatrième Division Blindée, la plus grande division blindée française, forte de près de 364 Blindés. Mais il est trop tard. Le 10 mai 1940, après avoir soumis le Danemark et la Norvège, les Allemands envahissent les Pays-Bas et la Belgique. Très vite, Gamelin envoie les Français et le corps expéditionnaire britannique se battre en Belgique, laissant les Ardennes, forêts accidentées, libres. Hitler fait passer ses troupes par les Ardennes qui prennent à revers les armées alliées qui se retrouvent enfermées dans l'étau allemand. En quelques jours, la ligne Maginot ne sert plus à rien. Le 15 mai, Paul Reynaud apprend, effaré, que l'armée française ne dispose plus de réserves suffisantes, et ce en présence de Winston Churchill, aussi troublé que lui. Le 18 mai, Reynaud congédie Daladier, s'empare du Ministère de la Défense, nomme Philippe Pétain vice-président du Conseil, Georges Mandel, un radical de gauche, à l'Intérieur. Charles de Gaulle résiste à Laon et organise une contre-attaque, une des rares efficaces, près de Montcornet. Le 28 mai, le Royaume de Belgique capitule très vite et les Anglais de Churchill mettent en place l'Opération Dynamo qui permet de rapatrier en Grande Bretagne via Dunkerque 220 000 soldats britanniques et 100 000 soldats français. Paul Reynaud s'en prend au Roi des Belges, Léopold III, l'accusant de n'avoir pas prévenu. Et pourtant, le Roi avait contacté le Général Blanchard, lui expliquant que son armée était à cours de munitions, et que les Britanniques se repliaient. Les Belges n'auront pas la chance d'être embarqués en Grande Bretagne. Un million de soldats alliés sont déjà faits prisonniers. Très mal engagée, la guerre n'est pourtant pas terminée. Le 6 juin 1940, Charles de Gaulle est nommé Sous-Secrétaire d'Etat à la Guerre et à la Défense Nationale. Avec Mandel, il sera l'un des plus énergiques dans la résistance française aux troupes allemandes qui écrasent les troupes françaises. De Gaulle est chargé de faire le lien entre les troupes françaises et britanniques. Le 9 juin, il rencontre Winston Churchill à Paris. Le lendemain, le Gouvernement quitte Paris, déclarée ville ouverte, et s'installent à Bordeaux, l'un des fiefs du pacifisme, alors que de Gaulle préférait l'installer en Bretagne. Huit millions des Français sont sur les routes et les services publics ne sont plus assurés. Tandis que Reynaud, Mandel et de Gaulle cherchent à continuer la guerre, Pétain, Weygand et Gamelin poussent à l'armistice. Le Général Weygand, paniqué, demande à Reynaud l'autorisation de demander l'armistice à sa place. Reynaud refuse. Il refuse également la proposition de de Gaulle de nommer Huntziger chef des Armées. La conférence de Briare des 11 et 12 juin 1940 est dramatique. Winston Churchill exhorte l'armée française à résister malgré les annonces désastreuses. Le Général Weygand demande au Premier Ministre britannique de faire intervenir les 25 escadrilles de la Royal Air Force que ce dernier avait promis de faire entrer dans la Bataille. Mais Churchill refuse, faisant passer la protection du territoire anglais en priorité. Le 16 juin, de Gaulle est à Londres. La Chambre des Communes vient de voter le Anglo French Unity Act, projet de loi jamais vu proposant la fusion des deux nations, des armées, des territoires, des empires, des Gouvernements et des moyens. Reynaud ne répond pas et Lebrun reste inerte. De Gaulle exhorte le Président du Conseil de transporter les troupes et le Gouvernement en Algérie pour continuer la Guerre. De nombreux parlementaires embarquent à bord du Massilia et quittent la France pour Alger. Reynaud ne cède pas et ne congédie pas les pacifistes qui prennent le pouvoir.

Le 17 juin 1940, alors que de Gaulle rentre de Londres, Albert Lebrun nomme Philippe Pétain Président du Conseil. Le Gouvernement Pétain ne fait pas mystère de ses ambitions. Chautemps est fait vice-président, Weygand garde son poste à la défense nationale et Darlan est fait chef de la Marine. Pétain dit tout de suite en public qu'il souhaite demander l'Armistice à l'Allemagne et cherche via l'Espagne, dont il a été Ambassadeur, à se mettre au courant des conditions allemandes. Il y a pourtant des oppositions à cet état de fait. Paul Reynaud est persuadé qu'il pourra prendre la place de Pétain après son échec lors de l'Armistice, Albert Lebrun est soudain moins convaincu de l'opportunité d'une armistice et Georges Mandel reste fortement opposé à cette idée. De Gaulle lui-même, accompagné du Général britannique Edward Spears, milite pour un retournement de situation. Mais les choses sont trop engagées. De Gaulle se fait remettre par Reynaud 100 000 francs prélevés sur des fonds secrets et embarque, accompagné de Spears et de son aide de camp Geoffroy Chodron de Courcel, à Londres. Le Gouvernement britannique tente encore de convaincre Pétain de venir en Grande-Bretagne et Lord Halifax s'oppose à ce que de Gaulle s'exprime à la BBC. Pourtant, Churchill va vraisemblablement l'autoriser par désespoir. Malgré tout, le Ministre de l'Information britannique, Duff Cooper, cherche à atténuer franchement le texte de de Gaulle pour qu'il soit le moins insultant possible à l'égard de Pétain. Aucun enregistrement radiophonique ne sera effectué de cet appel considéré comme peu important, et pour cause, très peu de gens l'entendront Outre-Manche. L'appel du 18 Juin, qui encourage les soldats français présents en Grande-Bretagne ou pouvant s'y trouver, de le rejoindre pour continuer le combat, est devenu un mythe bien commode pour le gaullisme. Mais les versions présentées par les gaullistes semblent être volontairement plus violentes qu'il ne l'était en réalité. Quoiqu'il en soit, Weygand lui ordonne de rentrer de Londres et lui retire le 22 juin son grade de Général qui lui avait été donné à titre temporaire. Albert Lebrun, quant à lui, met le Général à la retraite d'office. Le Conseil de Guerre le condamne à quatre années d'emprisonnement par coutumace et surtout lui retire la nationalité française. De Gaulle a tout perdu : il est apatride. En France, pendant cinq jours, les combats continuent et les villes tombent les unes après les autres. Alors que Pétain commence à craindre que Bordeaux ne soit prise avant l'armistice et cherche à transférer Chautemps à Alger, Laval et Alibert, en embuscade, refusent cette idée. Ces deux éminences grises poussent Pétain à faire arrêter Mandel et Bührer sous prétexte que ces derniers complotaient contre Pétain, ce qui était faux. Même s'ils sont libérés, cette attitude arbitraire scandaleuse est déjà révélatrice du caractère dictatorial de Pétain et également de son côté influençable. A ce moment là, c'est Laval qui manœuvre avec plus ou moins de succès pour faire avancer ses vues, jusqu'à accuser de détournement de fonds le Président Lebrun qui avait cherché à fuir à Perpignan. Très vite, les Allemands acceptent l'Armistice des Français et par esprit de revanche, accueillent la délégation française composée de Noël, Huntziger, Le Luc et Bergeret dans la forêt de Rethondes près de Compiègne. Hitler, Goering, Ribbentrop, Hess, Keitel, Brauchitsch et Raeder vont imposer un véritable diktat aux Français.

Très vite, Chautemps et Darlan proposent à l'Allemagne l'acceptation du traité à quatre conditions : le maintien de la neutralité de la flotte, la neutralité des avions, la non-occupation de Paris et le respect du droit d'asile. Les Allemands n'acceptent que les deux premières conditions ce qui n'empêche pas la délégation française de signer. Lebrun en est ulcéré et Laval et Marquet sont faits respectivement vice-président du conseil et Ministre de l'Intérieur. Le 25 juin est devenu jour de deuil national. La France, elle, est divisée en plusieurs zones. Les trois cinquièmes du pays sont occupés par les forces allemandes. L'Alsace-Lorraine est annexée au Reich Allemand et le Nord-Pas de Calais est rattaché au commandement militaire de Bruxelles, devenant la zone interdite. L'Italie occupe également une partie du territoire. Le reste du territoire reste administré par la France et est appelé la zone libre. En réalité, cela n'est pas anodin. Hitler avait dans l'idée de créer une Flandre indépendante, de reconstituer une Lotharingie et d'agrandir son territoire pour créer des Etats tampons avec la France. Si la souveraineté nationale est en théorie respectée, ce qui fait que la France s'en sort mieux que ses voisins comme la Belgique, la Norvège ou le Danemark qui sont complètement sous occupation militaire, les Français doivent avoir un Ausweis, un laisser-passer de trois à six mois pour passer de la zone libre à la zone occupée. Ils doivent en outre financer les forces occupantes et les forces engagées dans la Bataille d'Angleterre, qui devrait être vite réglée selon l'opinion de Weygand et d'Huntziger qui ont utilisé, pour décrire le Royaume-Uni, la métaphore peu élogieuse de poulet au cou tordu. Alors comment interpréter cette décomposition ? Pétain semble être un homme d'un autre temps qui, comme en 1871, pense que l'Allemagne a cette fois gagné la guerre, que cela est le fruit d'un cycle historique endémique, qu'il faut donc négocier le meilleur traité possible et que cela ne sera que provisoire. Il est sans doute intimement persuadé qu'en réussissant à conserver une souveraineté nationale de jure sur l'ensemble du territoire, de facto sur la zone libre, il permet aux Français de vivre mieux et aux prisonniers de guerre, très nombreux, d'être mieux traités. En se donnant à la France, Pétain a sans doute à la base de réelles ambitions d'apaisement et de protection du peuple, mais il a mal compris le caractère totalitaire et absolument peu complaisant de l'Allemagne. Cette armistice reste une des plus grandes fautes morales et politiques de la France. Très vite, à Londres, le 27 juin 1940, Churchill reconnaît de Gaulle comme chef des Français Libres. Cela ne sera jamais équivalent aux Gouvernements en exil d'autres pays tels que la Norvège ou la Pologne, le Royaume-Uni n'ayant pas totalement perdu l'espoir que Pétain revienne à la raison. Mais de Gaulle a de l'ambition et se persuade très rapidement qu'il représente le véritable Gouvernement français et qu'il incarne la France. Il se comportera sans cesse comme si la France ne s'était pas effondrée et qu'elle conservait toute sa puissance, ce qui irritera bien vite ses alliés. Qu'importe, de Gaulle fait rédiger les statuts de la France Libre par le juriste René Cassin. La croix de Lorraine, proposée par Muselier, devient l'emblème de cette France là. Une contre armée est remise sur pied : les Forces Navales de la France Libre (FNFL), les Forces Aériennes de la France Libre (FAFL) et les Forces Françaises Libres (FFL), son armée de terre. Passy met sur pied le Bureau Central de Renseignements et d'Actions (BCRA), une agence de renseignements qui va bénéficier rapidement de réseaux en France métropolitaine. Un journal, une banque et même une décoration, l'ordre de la libération de Brazzaville, sont les marques de cette souveraineté alternative. Chose qui démontre cette volonté d'indépendance : les Français refusent les dons britanniques, mais insistent pour qu'ils ne soient que des prêts, entre Nations égales. 

En France, en revanche, les choses se dégradent. On le sait. Le 10 juillet 1940, le Parlement réuni à Vichy vote les pleins pouvoirs constitutionnels au Maréchal Pétain et se fait un hara-kiri maladroit et honteux. Le Maréchal Pétain va pouvoir avec des actes abolir la République Française, créer l'Etat Français et proclamer la nouvelle devise nationale Travail, Famille, Patrie. Sur 649 votants (une partie des Parlementaires, notamment de gauche, sont absents, soit qu'ils aient été exclus, soit qu'ils soient partis en Algérie), 569 ont voté pour, 80 contre. La droite, les radicaux-socialistes (171 sur 258) et les socialistes (90 sur 166) sont les principaux responsables de ce suicide organisé. Toutefois, en proportion, la gauche vote moins les pleins pouvoirs que la droite. Les communistes, eux, ont été après le Pacte germano-soviétiques exclus de l'Assemblée par Daladier et n'ont donc pas pu participer au vote. Comment expliquer ce véritable faux coup d'Etat légal ? En réalité, il faut y voir une manipulation extrêmement bien huilée de Pierre Laval qui a utilisé l'article 8 de la Loi du 25 février 1875 permettant de modifier la Constitution par le vote à la majorité absolue des deux chambres. Il va mobiliser admirablement ses réseaux pacifistes, notamment l'ancien professeur de philosophie Marcel Déat de l'USR (un parti socialiste dissident, pacifiste et fasciste) pour dessiner une véritable majorité. Utilisant avec stratégie le règlement, écartant les propositions des anciens combattants du Sénat, faisant des discours séduisants sur la puissance de l'argent, il parvient à faire voter ce coup de force. La question qui doit être posée est la suivante : ce hara-kiri était-il légal? Il faut le reconnaître, ça l'était. Le quorum était respecté, le règlement de l'Assemblée également et la convocation des Députés aussi. Certains juristes avaient estimé que le pouvoir constitutionnel ne pouvait être délégué au Maréchal Pétain, mais en réalité, ce qui a été révisé par l'Assemblée était justement les modalités de la révision. La technique juridique ne tient donc pas et il faut l'admettre : la Troisième République a voté sa propre fin. Mais alors pourquoi ? Pourquoi des Députés républicains ont-ils pu sacrifier leur pouvoir et leur modèle de gouvernement alors qu'ils avaient la possibilité de le refuser ? Les raisons sont nombreuses, sujettes à caution et infiniment délicates. Il est possible d'en avancer quelques unes. Outre l'habile politique de Laval, le pacifisme et l'internationalisme des Députés a sans doute en partie jouer pour venir séduire une opinion publique qui aurait sans doute mal compris que celui qu'elle considérait encore pour un sauveur, Philippe Pétain, n'ait pas eu une assise politique suffisante. Mais cette raison n'est pas forcément la seule. Un évènement récent est venu tout bouleverser. En effet, le 3 juillet 1940, les Anglais ont coulé la flotte française de Mers el-Kébir faisant 1297 morts et 351 blessés mortels dans l'équipage pour s'assurer que la flotte ne tombe pas dans les mains des Allemands. Cet épisode sanglant, mal compris par les Députés qui étaient au courant que la convention d'armistice avait garanti la neutralité de la flotte, a fait exploser l'anglophobie et a poussé sans doute une partie des Députés dans les bras des collaborateurs. Il faut aussi avancer une raison plus profonde et plus systémique : les Parlementaires sont devenus des professionnels de la politique dans toute leur décadence, sans doute désireux de se garantir une belle indemnité et une belle retraite. La perspective de missions et de postes à venir ont sans doute attiré pas mal d'opportunistes qui ont vu dans cette rénovation institutionnelle une aubaine. A partir du moment, selon eux, où l'opinion soutient, pourquoi ne pas supprimer la République ? Pathétique. Il faut aussi souligner que la pratique du décret-loi par la Troisième République a habitué les Parlementaires aux coups de force. Fait curieux : les opposants ont été majoritairement originaires de Lyon et de la Bretagne, la solidarité régionale jouant beaucoup à ce stade. Bref, le suicide de la IIIème République s'explique par de nombreux facteurs, autant par la décadence de cette dernière que par la violence de l'évènement ainsi que par une réelle confusion. Toutefois, il ne faudrait pas croire, comme certains révisionnistes se plaisent à le sous-entendre, que c'est la gauche qui a donné les pleins pouvoirs à Pétain. Les communistes, les Parlementaires embarqués sur le Massilia à destination d'Alger et certains présents n'y ont pas participé. Et toutes choses égales par ailleurs, la proportion des Députés de droite à avoir voté les pleins pouvoir à Pétain est bien plus importante que celle de la gauche. Pour autant, Laval s'est assuré une véritable hégémonie. Dans l'acte constitutionnel numéro un, Pétain abolit la Présidence de la République et dans son acte numéro deux, se nomme Chef de l'Etat français. Pierre Laval conserve sa place de vice président du conseil et prend le Ministère de l'Information. Alibert devient Ministre de la Justice, Marquet garde l'Intérieur. Yves Bouthillier est titulaire des Finances Publiques même si Laval va présider le conseil restreint consacré aux questions économiques et financières. Surtout, Laval est désigné par Pétain comme son successeur en cas de mort. Pétain et Laval sont les véritables maîtres du pouvoir. Chose révélatrice, le 2 août 1940, de Gaulle est condamné à mort par coutumace, à la dégradation militaire et à la confiscation de ses biens. De Gaulle n'existe plus.

Le combat désespéré d'un Français Libre.  

Charles de Gaulle n'est pas un homme seul. De multiples Français à travers le monde le rejoignent, même si certains refusent, méfiant envers ce Général dont ils ne savent rien et qui leur parait suspect idéologiquement. C'est notamment le cas de Jean Monnet, le père de la construction européenne, qui déteste cordialement le Général. L'Homme du 18 Juin va essayer de noyauter les différents pays du monde en se présentant comme le représentant légitime de la France, ce qui ne prendra pas aux Etats-Unis, encore à l'écart de la Guerre, qui privilégie les rapports avec Vichy. En revanche, Jacques Soustelle tente d'organiser la France Libre en Amérique Latine et en Amérique du Sud. Un certain nombre de troupes, notamment les militaires ayant opéré en Norvège, ou ceux ayant été ramenés en Angleterre par l'Opération Dynamo, vont se joindre à lui. Certains Juifs, des Républicains Espagnols et des hommes de gauche radicale le rejoignent. Il y a également de nombreux aristocrates français, et un certain nombre d'hommes d'extrême droite, qui vont s'allier à de Gaulle, ce qui ne va pas rassurer certains de ses détracteurs. De Gaulle accepte tout le monde. Enfin, presque tout le monde. Pas Pierre Cot, radical de gauche qui fut un Ministre du Front Populaire et qui est honni par la droite pour avoir nationalisé l'aviation militaire. De Gaulle estime qu'il sera un poids et tandis que Cot lui présente ses services, de Gaulle refuse de l'engager et l'envoie représenter les Français Libres à Washington. Autant dire, au placard. Les hommes les plus importants sont René Cassin, juriste prestigieux d'origine juive, René Pleven, un Républicain de conviction, Emile Muselier, un intriguant qui trahira de Gaulle, Maurice Schumann, futur ponte du MRP et un des rares à avoir entendu l'Appel du 18 Juin, Thierry d'Argenlieu, un noble assez excentrique et le mystérieux Passy, pseudonyme d'André Dewavrin, fanatique d'extrême droite possiblement issu de la Cagoule. Il faut également noter la présence très importante d'un des plus fidèles de de Gaulle, Gaston Palewski, un bourgeois d'ascendance polonaise. Beaucoup d'autres viendront par la suite. La priorité de de Gaulle et Churchill est de rallier les colonies françaises qui ne sont pas tombées sous l'influence allemande. Le Général va fonder le Conseil de Défense de l'Empire et appellera les fonctionnaires coloniaux de se joindre à lui. Très naturellement, les Nouvelles Hébrides, la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie, situés dans l'Océan Pacifique, rejoignent les Français Libres, surtout pour des raisons d'influence britannique. Il en va de même des Indes Françaises. Le 26 août 1940, Félix Eboué, homme noir d'origine guadeloupéenne, Gouverneur du Tchad, rallie de Gaulle, principalement pour des raisons économiques : le Tchad borde le Soudan, colonie britannique. Si ces ralliements ne sont guère surprenants, le Général Leclerc, pseudonyme de Philippe de Hauteclocque, prend le Cameroun, non sans devoir abattre un certain nombre de militaires vichystes. Quant à Edgard de Larminat, il rallie le Congo-Brazzaville. Il en sera de même pour le Centrafrique et le Gabon. Toute l'Afrique Equatoriale Française tombe ainsi dans l'escarcelle du Général. Mais Churchill et de Gaulle lorgnent sur l'Afrique Occidentale Française. Leur cible est le Sénégal, et plus particulièrement Dakar. Le lieu est stratégique dans le contrôle de l'Atlantique et surtout parce que l'or français, belge et polonais y a été placé en sécurité. Les Alliés veulent s'en emparer. Vichy, bien conscient du danger, a purgé les fonctionnaires coloniaux pour éviter tout risque de ralliement. Le Gouverneur Cayla et le commandant de la Marine sont limogés ou mutés. Le Gouverneur Boisson va régner d'une main de fer sur l'AOF. L'idée des Alliés est simple : arriver à Dakar par son port et laisser les révoltes faire le travail pour débarquer et prendre le Sénégal. Les 23, 24 et 25 septembre 1940, la flotte britannique et française libre arrive sur Dakar mais le temps est au brouillard. L'opération tourne à la catastrophe et Boisson fait tirer sur les assaillants. De Gaulle est obligé de renoncer et tombe dans une dépression terrible. Il pense même au suicide. Ce qui bouleverse profondément le Général, c'est le fait que des Français aient pu tirer sur d'autres Français. Le plus terrible est qu'a la suite de l'échec de Dakar, toutes les autres colonies françaises non ralliées vont renforcer leurs liens avec Vichy : c'est le cas de l'AOF, Madagascar, le Maghreb, Djibouti, l'Indochine, les Antilles et le Levant. 

Le Général de Gaulle, aussi pour affirmer son indépendance vis-à-vis de Londres, prend un bain de foule à Douala, au Cameroun et se rend à Brazzaville, au Congo du même nom, depuis laquelle il s'exprime à la radio. Mais la majorité du territoire français métropolitain ne capte pas les ondes congolaises. Surtout, de retour à Londres, de Gaulle doit affronter les velléités impérialistes de Churchill. En août 1940, de Gaulle avait fait promettre, dans le cadre de l'accord de Chequers, à Churchill de tout entreprendre pour sauvegarder les intérêts de la France et en restaurer la grandeur. Mais Churchill connait aussi l'anglophobie de de Gaulle et n'estime pas que celui-ci est le représentant tout à fait parfait de la France, même s'il en est le premier allié. Le Général doit aussi faire face à des tensions au sein des Français de l'Etranger qui ne goutent pas son refus de se rallier à la République. En effet, de Gaulle parle de France ou d'Etat Français et jamais de République, ce qui fait dire à un certain nombre de personnes qu'il est sous l'influence de combattants d'extrême droite, qu'il est un fasciste ou qu'il est simplement un militant de l'Action Française. En refusant cela, de Gaulle veut sans doute ménager l'extrême droite patriote mais essaie aussi de prendre ses distances avec un Régime largement fautif des évènements présents de la Guerre et qui a fait hara-kiri en juillet au profit de Pétain, homme qui a installé une véritable dictature proto-fasciste en France. Charles de Gaulle finira par se rallier à la République, mais davantage pour la façade que par une véritable foi républicaine. Surtout, de Gaulle peine à rallier la Résistance Française. En 1940, elle est encore embryonnaire. Les réseaux ne travaillent pas les uns avec les autres, la gauche ne travaillant pas avec la droite. Certains voient en de Gaulle un fasciste, d'autres un traître à Vichy, car pour certains Résistants, Pétain n'est pas encore le traître qu'il sera, préférant faire porter la responsabilité de la Collaboration à Laval. En tout cas, beaucoup de Résistants préfèrent traiter directement avec les services secrets anglais. Le problème, c'est que sans une direction commune, les plans de la Résistance sont peu efficaces. Peu d'opérations majeures sont décidées alors même que les autorités vichystes, elles, sont passées à la vitesse supérieure. A l'origine, rien n'obligeait les Français à aller plus loin que la convention d'armistice. Cette convention avait mis en place la commission de Wiesbaden destinée à traiter de l'application de ladite convention. Pétain a alors à cœur de remédier à la dislocation du territoire, rétablir la souveraineté en zone occupée, renouer les échanges entre les deux zones et alléger l'indemnité d'occupation. Mais Wiesbaden, incompétent pour cette tâche, ne permet pas de parler d'autres choses que du désarmement. Alors que Weygand discute vainement, Pétain et Laval se rendent compte de la nécessité d'opérer à de véritables relations diplomatiques avec l'Allemagne sans passer par les militaires. L'occasion sera donnée le 15 juillet 1940, quand les Allemands demandent aux Français la possibilité de s'installer en Afrique du Nord via une note. Tandis que Weygand veut refuser, Laval y voit l'opportunité de discuter davantage avec l'Allemagne et d'obtenir des allègements de la situation. Il va notamment discuter avec Otto Abetz et établir des relations parallèles avec Berlin qui seront son monopole. Weygand, considéré comme trop antiallemand, est en outre congédié au profit d'Huntziger. Lors de l'échec de Dakar, les Allemands comprennent alors que les Français ne jouent pas double jeu et très vite, les 22 et 24 octobre 1940, Laval et Pétain rencontrent Hitler et Ribbentrop à Montoire. 

C'est à ce moment là que la collaboration officielle commence. Hitler a alors été déçu par l'attitude de Franco à Hendaye et cherche à faire de la France un pilier de la lutte anti-anglaise sans pour autant qu'elle entre en guerre. Hitler promet que si la France collabore bien, elle pourra obtenir des morceaux de l'empire colonial anglais en récompense. Mais tandis que Laval joue à fond la carte de la collaboration au poste de Ministre des Affaires Etrangères, Pétain semble plus ambigu avec l'Angleterre. Très vite, la mégalomanie de Laval commence à agacer et il offense Peyrouton, le Ministre de l'Intérieur, et Bouthillier, le ministre des Finances. Bientôt, une alliance composée de François Darlan, de Marcel Peyrouton et du Général Huntziger s'attachent à le discréditer auprès du Maréchal Pétain. Ce qui met le feu aux poudres, c'est le refus de Laval de voir le déménagement de Pétain à Versailles : le Maréchal se croit alors trahi. Il fait arrêter Laval ainsi que Déat et assigne le premier à résidence. Il le remplace aux Affaires Etrangères par Pierre Étienne Flandin. Si les Allemands libèrent Laval, il ne revient pas en grâce au gouvernement. Son remplaçant est l'Amiral François Darlan qui devient le vice président du conseil, prend l'Intérieur, les Affaires Etrangères et conserve la Marine. Dragué par les Allemands, il va devenir lui aussi l'un des continuateurs du premier mouvement de Laval qui ne reviendra au Gouvernement qu'un an plus tard. Bien que Darlan, un poil opportuniste, ait beaucoup hésité entre l'alliance atlantique et l'alliance continentale, il est le premier collaborateur réel avec l'Allemagne nazie, et est tristement célèbre pour avoir mis en place le deuxième statut des Juifs et le Commissariat Général aux questions juives. Le seul aspect positif de son gouvernement est qu'il a réussi à faire libérer 200 000 prisonniers, mais à quel prix. Le gouvernement Darlan est avant tout un gouvernement de technocrates venant tous de la Banque Worms, une banque ayant fait fortune dans la vente de charbons lors de la guerre de Crimée. Ses hommes de main, notamment Pierre Pucheu, lui sont fidèles. Le premier acte de collaboration est la Loi du 16 août 1940 qui permet de faire travailler les usines françaises pour les usines allemandes. Des comités d'organisation sont mis en place pour chaque branche permettant de donner les directives nécessaires pour les grosses commandes allemandes qui viennent déposséder la France de ses richesses. Bien que la nomination de François Darlan ait un temps refait renaître l'espoir des Anglo-Saxons de rallier Vichy, cela ne durera pas. Il faut dire qu'en 1941, le Royaume-Uni est le seul pays à résister à la fureur allemande. Si Churchill parvient à obtenir de la part de Roosevelt, le Président des Etats-Unis, des prêts grâce à la Loi Prêt-Bail, l'attaque de la Grèce par l'Italie chasse les Britanniques de Crète. Pendant ce temps, Franklin D. Roosevelt lutte avec son propre Congrès qui refuse l'entrée en guerre de l'Amérique. Adolf Hitler, considérablement ralenti par l'aventure coloniale chaotique de Mussolini, et après que la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie s'étaient déjà ralliés à l'Allemagne de longue date, envahit la Yougoslavie. En effet, le Prince Pierre II renverse le Roi Paul et s'allie aux Alliés. Belgrade sera bombardée et la Yougoslavie est occupée. Les Albanais, envahis par l'Italie en 1939 et les Oustachis croates en profitent pour massacrer allègrement les Yougoslaves. Ayant perdu du temps dans les Balkans et pressé d'envahir l'URSS, Hitler va tester la docilité des Vichystes afin de sécuriser son flanc sud avant l'Opération Barberousse. Il se trouve qu'en Irak, le 1er avril 1941, Rachid Ali al-Gillani, Premier Ministre arabe pro allemand, tente un coup d'Etat dans cette partie du mandat britannique. Hitler décide de le soutenir au détriment des Anglais afin de les empêcher de pouvoir débarquer dans le nord de la Méditerranée et de pouvoir prendre le contrôle du Canal de Suez, et demande aux Français de lui donner la possibilité d'utiliser l'aéroport d'Alep en Syrie. François Darlan, avec l'accord de Philippe Pétain, se rend à Berlin et autorise les Allemands à s'y rendre puis ordonne au Général Dentz, qui est le commandant militaire au Levant, d'ouvrir grand les portes à la Wehrmacht. Adolf Hitler fait débarquer des officiers militaires, des spécialistes, de l'équipement et installe une base militaire près d'Alep. Les services secrets préviennent Churchill des projets nazis en Irak. De Gaulle, quant à lui, tente de convaincre le Premier Ministre Britannique d'intervenir. Winston Churchill nomme Archibald Wavell commandant en chef des opérations. La Bataille du Levant va avoir lieu. 

Désillusions à l'extérieur, organisation à l'intérieur. 

Charles de Gaulle y voit l'occasion de participer à la première grande bataille de sa vie pendant la Guerre. Les troupes françaises libres, fortes de 5 000 hommes et dirigées par Paul Legentilhomme, rejoignent les 18 000 soldats australiens, les 9 000 soldats britanniques et les 2 000 soldats indiens. En face des Alliés, le Général Dentz met sur pied une armée de 25 000 Libanais et Syriens, 8 000 Français qui sont principalement des troupes coloniales et 90 chars opérationnels. A Alep, les Allemands et les Italiens assurent l'intendance. La Luftwaffe bombardera les navires britanniques. Toutefois, le plan nazi échouera. Les Alliés parviennent à vaincre les forces vichystes et les Français Libres entrent dans Damas. Georges Catroux, Général cinq étoiles ayant accepté de se mettre au service de de Gaulle en 1940 alors que ce dernier lui était inférieur en rang, est mis à l'honneur. Les Britanniques, via Spears, cherchent subrepticement à monter Catroux contre de Gaulle, l'épouse du premier étant en outre particulièrement ambitieuse pour son mari. Georges Catroux est également plus séduisant, sociable et charismatique, ce qui rassure les diplomates anglais et les Français non ralliés. Pour autant, Catroux reste fidèle à de Gaulle. C'est lors de l'armistice que Charles de Gaulle va être furieux pour la première fois à l'égard des Britanniques et ne leur fera plus jamais confiance. En effet, le 12 juillet 1941, le Général Wilson signe avec le représentant de Vichy, Joseph de Verlhac, une armistice à Saint-Jean-D'Acre en Palestine. Georges Catroux, choisi pour y assister, n'est pas autorisé à signer la convention au nom de la France Libre. Charles de Gaulle y voit une trahison de la part des Britanniques qui accorde plus d'importance aux vichystes qu'aux Français Libres ayant pourtant libéré Damas. Pire encore, les Britanniques autorisent le rembarquement des forces vichystes et n'admettent pas dans un premier temps aux Français Libres de recruter dans leurs rangs. Il faut l'obstination de de Gaulle pour permettre de faire cette proposition qui ne trouvera que peu de ralliements, à peine quelques dizaines d'hommes. La crise du Levant va prendre une tournure encore plus dramatique quand de Gaulle apprendra que les Britanniques s'emparent officieusement du mandat français, se permettant de promettre l'indépendance aux populations syriennes et attentant à ce que de Gaulle considère être comme sa souveraineté. Si cela n'est pas fait officiellement, de Gaulle est furieux, rompt avec Spears et quitte le Levant pour le Congo. Il en profite pour vomir son fiel à l'encontre de Churchill et des Britanniques, les accusant des pires traitrises, allant même jusqu'à confier à des journalistes américains tout son mépris envers les Anglais. Churchill, en apprenant cela, sera furieux à l'encontre de celui qu'il surnomme en privé Jeanne d'Arc. Quand les deux hommes se rencontrent à Londres, les deux hommes se hurlent littéralement dessus, Churchill allant même jusqu'à insinuer que de Gaulle n'est pas grand chose. La mort dans l'âme, de Gaulle est obligé de passer à autre chose et à continuer le travail. Et du travail, il en a. Le 22 juin 1941, Hitler a attaqué l'URSS. Le Royaume-Uni n'est plus seul dans la balance et de Gaulle va se rapprocher considérablement des Soviétiques, sous-entendant régulièrement assez fort pour qu'on l'entende vouloir s'exiler à Moscou. Les Soviétiques, qui reconnaissent les Français Libres, y voient une manière d'aborder stratégiquement les Anglo-Saxons et dépêchent Alexandre Bogomolov auprès de l'organisation. De Gaulle va avoir néanmoins la fâcheuse tendance à critiquer les Britanniques et à essayer, comme il le fera souvent dans le futur, de jouer la Russie (car il ne dira jamais le mot URSS, estimant que l'idéologie n'est que passagère) contre les Anglo-Saxons. Mais Staline, qui entre dans une guerre qu'il n'a pas prévu (voir ma synthèse sur Staline), n'a pas spécialement intérêt à jouer de Gaulle contre les Britanniques qui font partie d'une Nation sérieuse et souveraine, capable de lui livrer des armes dont il a cruellement besoin. Les Français Libres ne sont que des mouches pour le dictateur soviétique. 

La Résistance française est également en train de se transformer. Après l'entrée en guerre des Soviétiques, les Résistants communistes français fondent leurs propres réseaux et leurs propres méthodes d'action. Tandis que Maurice Thorez, le chef du PCF, est exilé en URSS depuis le début de la guerre et que certains communistes avaient à titre individuel rejoint la Résistance, la plupart était resté fidèle aux consignes du Parti : ne pas intervenir dans des affaires bourgeoises et impérialistes. Mais, très vite après l'Opération Barberousse et l'annulation du Pacte Germano-Soviétique, les communistes vont démontrer qu'ils n'y vont pas avec le dos de la cuillère. Sabotages, exécutions d'officiers allemands et attentats sont leurs maîtres mots, ce qui va faire entrer les vichystes et les nazis dans une véritable période de terreur. Mais la Résistance, qui s'était lentement rapprochée, va être bouleversée par la violence des communistes. En effet, cette violence entraîne des réactions très brutales en zone occupée et à l'exécution de nombreux civils. De Gaulle lui-même voit d'un très mauvais œil cette Résistance ultra qui affaiblit sa volonté de construction lente des réseaux et surtout il estime que cette violence intervient trop tôt. Tant qu'aucun débarquement n'est prévu, à quoi bon tuer et être tué ?  Le Général va donc tenter d'organiser ce petit monde et va missionner Jean Moulin, ancien Préfet révolté, ayant refusé de se soumettre aux Allemands en tentant de se suicider pour ne pas signer un papier accusant des tirailleurs sénégalais de crimes, et qui s'était fait connaître en livrant des armes aux Républicains Espagnols, homme de gauche passionné, d'aller unifier la Résistance. Trois grands courants sont notamment à convaincre : le mouvement Combat, fondé par Henri Frenay et Berty Albrecht à Lyon, le mouvement Libération-Sud dirigé par Emmanuel d'Astier de la Vigerie, un aristocrate, ancien officier et fumeur d'opium et puis le mouvement Franc-Tireur fondé par Jean-Pierre Levy. Ces trois mouvements se trouvent en zone libre. Au nord, Pierre Brossolette fonde des mouvements de résistance, tels que Libération-Nord ou l'Organisation Civile et Militaire. Fonder des réseaux dans le nord de la France est à l'époque bien plus complexe et des centaines de fois plus dangereux. Les socialistes, comme Meyer et Gouy, fondent également le Comité d'Action Socialiste à Nîmes et dans le Nord de la France. De manière générale, toutes les sensibilités politiques vont avoir leurs propres réseaux mais les plus importants sont ceux qui ont été cités plus haut. Ce petit monde va se mettre tout d'abord à écouter les régulières interventions radiographiques de la BBC de Maurice Schumann, et parfois du Général de Gaulle. Elles apprendront à communiquer entre elles et à former des réseaux plus ou moins reliés ou hermétiques. Le travail de Jean Moulin est donc essentiel pour préparer un éventuel Débarquement où, nécessairement, la Résistance aura un rôle crucial à jouer. Mais cette unification est également nécessaire aux yeux perçants de de Gaulle pour contrôler ces groupes le jour de la Libération et éviter notamment une prise de pouvoir des communistes, qui s'avérera une légende, ou encore la mise en place de structures inféodées aux Anglo-Saxons ou pire, dépolitisées. Son objectif est de réunir l'ensemble de la Résistance derrière ce qu'il appellera plus tard la France Combattante. En 1942, la quasi-totalité des mouvements de résistance intérieure reconnaissent, parfois à contre cœur, l'autorité de de Gaulle, à l'exception notable des communistes qui garderont jalousement leurs propres réseaux. Ce changement de nom en France Combattante sera autorisé par les Britanniques le 12 juillet 1942. 

Le 7 décembre 1941, un désastre fait entrer les Etats-Unis dans la guerre. Pearl Harbor, base navale américaine située sur l'île d'Oahu à Hawaï dans le Pacifique, est attaquée par l'armée japonaise. Ici encore, une contextualisation s'impose. Alors que les pays asiatiques avaient été affaiblis par la colonisation européenne au XIXème siècle, notamment la Chine qui avait subi de plein fouet les Guerres de l'Opium, le Japon va entrer dans une ère nouvelle de modernisation économique, politique et militaire appelée l'ère Meiji, période de la restauration de la dynastie des Meiji sur le trône impérial japonais en 1868 jusqu'en 1912. Alors que le Japon constituait un pays féodal traditionnel, opposé à la modernité industrielle, adepte du sakoku, doctrine qui interdisait l'expansionnisme à l'image du confucianisme chinois, la doctrine nationale se métamorphose radicalement. Le pays va devenir en quelques années un pays moderne, industriel et aux ambitions thalassocratiques réelles. L'armée japonaise va annexer l'île de Formose (Taïwan) en 1895, mener une guerre sans pitié à l'Empire Russe et le vaincre en 1905, s'emparant de l'île de Sakhaline. Surtout, elle annexe la Corée en 1910. Pendant la Première Guerre Mondiale, les Japonais rejoignent la Triple Entente et détruisent les colonies allemandes situées dans l'Océan Pacifique. Dans cette zone, elle se développe économiquement, faisant une concurrence féroce aux Européens, puis aux Américains, particulièrement engagés dans le Pacifique. Après un développement économique énorme, l'économie japonaise va souffrir d'un manque de matières premières et le chômage va augmenter. Cette crise s'aggrave avec la crise économique des années 1930 et comme en Europe, le nationalisme prend une place importante sur la scène politique. L'arrivée au pouvoir de l'Empereur Showa, plus connu sous le nom d'Hirohito, en 1929, va permettre au Japon de passer à la vitesse supérieure. Bientôt, les Japonais vont annexer la Mandchourie chinoise et créer l'Etat fantoche de Mandchoukouo. Les Chinois y seront martyrisés, violés, torturés, réduits en esclavage et assassinés. Les Japonais pratiqueront sur les autochtones des expériences macabres et spolieront les matières premières asiatiques. En 1933, mise au ban des Nations, elle quitte la SDN. En 1936, elle signe le pacte anti-Komintern avec les Nazis puis rejoint les forces de l'Axe en 1940. Si les Etats-Unis ont toujours eu une politique en demi-teinte avec les Japonais, leur imposant parfois des conditions dures, ils laissent globalement faire au nom de la neutralité. Même après l'horrible massacre de Nankin et le naufrage d'un navire de guerre américain provoqué par l'armée japonaise, Roosevelt n'intervient pas. Tels des rapaces, les nationalistes japonais envahissent l'Indochine française et y installent des bases militaires quand ils apprennent que la France s'est effondrée. Mais les Américains, les Britanniques et les Néerlandais vont prendre fait et cause pour l'Indochine française ainsi que pour les populations chinoises, un prêt bail est offert aux Chinois. Pire, les trois nations procèdent à l'embargo du pétrole et de l'acier et les Etats-Unis gèlent les avoirs financiers japonais sur leur sol. Quand l'approvisionnement en pétrole baisse de 90% au Japon, les choses commencent à bouger. Des négociations débutent avec Washington. Tandis que l'Empereur Hirohito et et le Premier Ministre Konoe plaident pour la paix, les militaires, représentés par Osami Nagano, réclament la guerre. Un compromis est trouvé : des négociations devaient durer quelques semaines, et si elles n'aboutissaient pas, une attaque devait être pratiquée rapidement. Très vite, les Allemands vont soutenir les Japonais qu'ils voient comme des alliés fiables et surtout comme des combattants qui n'avaient jamais perdu une guerre. Persuadé qu'une guerre sino-américaine permettrait de rediriger l'afflux des armes américaines vers son pays et non plus vers l'URSS ou le Royaume-Uni, les Nazis se réjouissaient d'avance. Après l'échec des négociations avec les Américains qui a tout à voir avec la mauvaise foi des Japonais, Hirohito, Togo (le Ministre des Affaires Etrangères) et Nagano se mettent d'accord sur le nom d'Isoroku Yamamoto pour mener les opérations. Si la CIA savait parfaitement que les Japonais préparaient une attaque, et donc Roosevelt, la violence de l'attaque de Pearl Harbor les surprit réellement. La société américaine non plus ne voulait pas entrer en Guerre. Les Américains avaient été heurtés par la violence de la Première Guerre Mondiale et les isolationnistes, symbolisés par le mouvement America First, tenaient les esprits. Il ne faut pas non plus nier qu'il y eut en Amérique des sympathies pour le nazisme et le fascisme. L'attitude de Roosevelt pendant la crise économique et sa mise en place du New Deal, une politique keynésienne de grands travaux, permettra aux Etats-Unis de rester du bon côté de la force. Surtout, l'armée américaine, qui ne repose pas sur la conscription, est loin d'être extraordinaire : à peine 250 000 hommes. Son seul atout est outre sa démographie sa puissance industrielle. Mais la plupart de ses armes ont été prêtées aux autres belligérants. Puis il faut dire que les 73 millions de Japonais, ses 3 millions de soldats prêts à tout pour leur pays, y compris à mourir, le mouvement des kamikazes étant bien connu à ce titre, avaient une envie terrible de détruire les Etats-Unis. Lors de l'Attaque de Pearl Harbor, les Japonais souhaitaient garder les mains libres dans le Pacifique en détruisant les infrastructures militaires américaines, en forçant les troupes à se replier en Californie et en annihilant les aéroports. 2 403 américains y perdront la vie. Les Américains ne peuvent le tolérer et le 8 décembre 1941, la guerre est déclarée. 

Pour le Général de Gaulle, l'arrivée dans la guerre des Américains est sans doute une bonne nouvelle à long terme. La machine industrielle américaine avait déjà permis de sauver les armées alliées et de Gaulle voit l'idée d'un Débarquement en Europe d'un très bon œil. Contrairement à Hitler, de Gaulle était conscient du rapport de force qui se dessinait : avec la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et l'URSS à ses côtés, la victoire était acquise. Il ne restait plus qu'à savoir quand ils allaient l'emporter. Mais à plus court terme, la France Libre ne profita certainement pas de l'arrivée des Américains dans la Bataille. D'abord, ils ne souhaitaient pas un Débarquement en Europe dans l'immédiat et n'auront de cesse que de le repousser. Seuls les Soviétiques, qui souhaitaient tout naturellement l'ouverture d'un second front, poussaient cette idée, ayant l'impression légitime que tandis que l'Armée Rouge se faisait décimer, les Anglo-Saxons couraient des jours heureux. De Gaulle n'aura de cesse que de jouer l'URSS contre les Britanniques et les Américains. Il faut également dire que Franklin Delano Roosevelt hait de Gaulle d'une force rarement égalée. Il ne croira jamais en la fiction d'une France Libre, continuant à traiter avec Vichy en entretenant un dialogue permanent avec les autorités légitimes. En secret, Roosevelt voulait traiter la France en puissance vaincue, imposer une monnaie imprimée par sa Banque et l'occuper. Quant au personnage du Général de Gaulle, pourtant populaire aux Etats-Unis, Roosevelt en a un dégoût immense. Influencé par les propos de Jean Monnet ou d'Alexis Léger, Roosevelt y voit un fasciste frustre et inculte. Tandis que Churchill, qui n'apprécie plus de Gaulle depuis la crise du Levant, va tout faire pour ménager sa susceptibilité, et lui donner un rôle, Roosevelt voudra l'écarter, voire l'éliminer physiquement. Les rapports ne sont donc pas très bons avec la France Libre qui obtient néanmoins le bénéfice du prêt-bail. Mais de Gaulle ne va pas faire grand chose pour arranger les choses. Les tensions vont se cristalliser sur le sort de Saint-Pierre et Miquelon, possession française dans l'Océan Atlantique, bordant le Canada. L'île est rattachée à l'autorité de Vichy et fait couler beaucoup d'encre : son puissant émetteur radio, qui guide les U-Boots allemands et déverse sa propagande pétainiste, est le fruit de toutes les convoitises. Les Américains la veulent évidemment mais ont signé avec Vichy des accords de non-agression sur l'île, et Roosevelt veut conserver des bonnes relations avec les autorités de la France métropolitaine. Le Premier Ministre canadien, William Léon Mackenzie King, veut également en prendre possession mais refuse un projet d'annexion. Les Français Libres, eux, souhaitent bien sûr récupérer l'île. Mais les Américains ne veulent pas en entendre parler. De Gaulle, en faisant une question de principe, et après avoir reçu le vague assentiment de Churchill, charge Muselier de prendre l'île. Le 24 décembre 1941, la France Libre a déposé les autorités vichystes. Quand Roosevelt apprend cela, il entre dans une colère noire. Churchill, en visite aux Etats-Unis à ce moment là, tente de l'apaiser. Le Secrétaire d'Etat Cornell Hull publie un communiqué glaçant et insultant envers les "prétendues" forces françaises. Roosevelt caressa l'idée d'envahir l'île mais l'opinion publique américaine, éprise de de Gaulle, ainsi que Churchill, l'empêchent de commettre l'irréparable. 

Sur le plan national, en revanche, les nouvelles sont bonnes. Jean Moulin est parvenu à unir de nombreux groupes résistants et à leur faire reconnaître l'autorité de la France Libre qui devient la France Combattante en juillet 1942. L'Armée secrète est mise sur pied et des comités de coordination sont créés. Des contacts sont également pris avec les communistes sous l'égide de l'URSS qui voit d'un bon œil cette association. Toutefois, la résistance communiste ne va pas reconnaître de facto la légitimité de la France Libre. Ce sont surtout les trois grands chefs de la Résistance : Frenay, d'Astier de la Vigerie et Levy qui se rangeront derrière Rex, le surnom de Moulin. En France, la collaboration et la répression s'accentuent. Pierre Pucheu, le Ministre de l'Intérieur de Darlan, va réformer la police, jugée trop localiste et créer des corps nationaux (police judiciaire, renseignements généraux, sécurité publique) destinés à lutter plus efficacement contre la Résistance. Des cours spéciales près des Cours d'Appel vont être mises en place pour juger rétroactivement (!) des communistes et faire des exemples pour tenter de concurrencer les cours martiales allemandes en Zone Occupée. Les cours spéciales sont jugées trop timides et alors est mis en place le Tribunal d'Etat, composé de trois magistrats et de douze civils, qui jugera encore plus durement les résistants : aucun appel n'est possible, la sentence est immédiate et est souvent la mort, les travaux forcés ou la prison. Très vite, les attentats communistes provoquent la colère des Allemands qui exécutent massivement des otages, ce qui choque l'opinion publique française. Pierre Pucheu va commettre l'irréparable en choisissant lui même les exécutés de Chateaubriand après l'assassinat du Feldkommandant de Nantes Karl Hotz. Darlan va également s'en prendre aux vichysto-résistants intégrés à l'administration, notamment Weygand qui avait maintenu des services secrets français pour écouter les Allemands. Weygand, alors en charge de l'Afrique du Nord, ayant des liens avec les Américains, est limogé au profit du Général Juin et est frappé par l'interdiction de se rendre en Algérie où la Résistance, notamment pilotée par le juriste René Capitant, se renforce. Enfin, Darlan est celui qui ordonnera le jugement à Riom des responsables de la défaite de 1940, à savoir Blum, Daladier, Gamelin, Lot, La Chambre de Jacomet, alors même que le conseil de justice politique les avait déjà condamnés. Les accusés se défendent si bien, et les Allemands le prenant si mal (c'est une manière pour eux de dire qu'il fallait les combattre), que Darlan, plus royaliste que le Roi, est obligé de reculer. Il sera renversé après quatorze mois de collaboration, non sans avoir essayé grâce à l'appui américain de se maintenir en poste, le 17 avril 1942. Pétain va par acte constitutionnel numéro 11 créer le poste de chef de gouvernement qu'il confie à Pierre Laval, le préféré des Allemands et qui déclarera qu'il en souhaite la victoire. Un évènement va à cette époque surprendre les esprits : le 17 avril 1942, Henri Giraud, un très haut gradé de l'armée française, s'évade de la Forteresse de Köningstein en descendant en rappel le long de la falaise avec la complicité de nombreux camarades, qui seront tous exécutés, s'enfuit en Suisse et rejoint l'Alsace, puis Vichy. Himmler ordonne à la Gestapo de le retrouver et de l'abattre. Hitler, furieux, qui confond de Gaulle avec Giraud, critique d'ailleurs son ouvrage Vers l'armée de métier. Pétain accueille pourtant Giraud avec bonté, le félicitant pour son acte de bravoure et lui fait rencontrer Laval qui l'insulte copieusement, lui reprochant de mettre en péril sa politique. Giraud, Darlan, Laval et Abetz se rencontrent et tandis que tous tentent de convaincre Giraud de se rendre et de rentrer en Allemagne, Giraud pose la condition que tous les hommes mariés prisonniers puissent rentrer en France, soit entre 400 000 et 500 000 personnes. Abetz, furieux, menace l'homme d'arrestation. Giraud, lui, s'installe à Lyon et est courtisé par les Résistants. Giraud refuse leurs propositions, vouant une haine terrible à de Gaulle et aux communistes. Il n'empêche que, en fréquentant Weygand, et en prenant contact avec les Américains, il devient la nouvelle coqueluche de Roosevelt : le chef de la France Libre doit être Giraud. Cela agace évidemment profondément de Gaulle qui n'apprécie pas beaucoup l'ambitieux Giraud qui a une conception inverse de ce que doit être la Résistance : tandis que de Gaulle veut qu'elle soit politique, Giraud la souhaite uniquement militaire. Forcément, cette vision minimaliste convient aux Américains qui refusent de toutes leurs forces que de Gaulle puisse de près ou de loin représenter une légitimité politique quelconque. Deux autres évènements vont vexer de Gaulle. La première est l'invasion de la Nouvelle-Calédonie par les Américains qui ne s'en justifient pas auprès de la France Libre. La deuxième intervient en mai 1942. Les Britanniques, sans s'en ouvrir à de Gaulle, et sans proposer aux Français Libres d'y participer, envahissent Madagascar qu'ils arrachent à Vichy au bout de longs mois de combats sans pitié. Si Madagascar sera rétrocédée plus tard à la France Libre, de Gaulle est ulcéré par l'attitude de Churchill qu'il estime être une atteinte à a sa souveraineté et surtout une marque de mépris. En effet, de Gaulle apprend l'invasion de Madagascar par la presse. Comme toujours dans ces moments là, de Gaulle joue la carte russe en se plaignant auprès de Bogomolov. Il rencontre Molotov qui l'assure de son soutien à la France Libre ce qui inquiète beaucoup les Britanniques. Cela explique pourquoi ils finiront par rétrocéder Madagascar à de Gaulle. Cet évènement pousse Pierre Laval à créer le Service de Travail Obligatoire (STO) en septembre 1942 et à renforcer encore davantage la Collaboration. Mais les peines de de Gaulle ne vont pas s'amenuiser, bien au contraire.

Le Débarquement en Afrique du Nord. 

L'Opération de débarquement en Afrique du Nord est surnommée Torch et est conçue au printemps 1942. L'URSS est alors en train de souffrir le martyr et les Allemands sont aux portes de Stalingrad. Les Anglo-Saxons commencent à avoir peur de l'hypothèse loin d'être fantaisiste de l'effondrement des Soviétiques, effondrement qui permettrait à l'Allemagne de s'emparer d'une quantité immense de pétrole, d'armes et de ressources en tout genre. Pire, cela permettrait surtout à l'effort de guerre allemand de se concentrer sur le sort des Alliés. Cela terrifie les Alliés et ils acceptent enfin d'ouvrir un Second Front à l'Ouest pour soulager Staline. La grande question est de déterminer où celui-ci se déroulera. Roosevelt souhaite que cela se produise en Europe mais Churchill refuse. Pour lui, s'attaquer à l'Europe serait une erreur manifeste d'appréciation. Churchill veut un Débarquement en Afrique du Nord. Ainsi, il souhaite nettoyer la zone des Afrikakorps de Rommel, garantir la sécurité du Canal de Suez et surtout permettre de se refaire une petite santé. Ses troupes disponibles ne sont pas assez nombreuses, les défenses allemandes en Europe sont trop puissantes et l'Afrique pourrait être une base de départ très commode pour le Débarquement dont il rêve : celui devant arriver dans les Balkans. En effet, Churchill voit loin, et s'il s'est allié avec Staline, il ne souhaite pas que l'Armée Rouge libère l'Europe Centrale de peur qu'il y installe des régimes communistes. Roosevelt se range à l'avis de Churchill. Très vite, les Américains se mettent en tête de négocier avec les autorités vichystes afin que celles ci se rendent et livrent d'elles-mêmes l'Afrique du Nord. Des contacts sont pris avec le Général Weygand et le Général Juin mais ils sont globalement insatisfaisants. Surtout, Churchill et Roosevelt ne mettent pas au courant le Général de Gaulle. L'homme du 18 Juin est devenu trop encombrant et ils craignent que sa haine de Vichy empêche une éventuelle armistice. En cela, ils n'ont sans doute pas tort. Toutefois, ils négocient avec la Résistance Française située dans le Maghreb qui est naturellement beaucoup plus enthousiaste que les autorités vichystes. En effet, Alger est noyautée par un groupe de résistants nommé le Cercle Géo-Gras, composé des frères juifs Atlan, Gozlan, Temine, Bouchara et d'autres. A Oran, Roger Carcassonne fonde un mouvement de résistance davantage tourné vers la menace franquiste. En effet, Franco, qui n'est pas entré dans la Guerre car Hitler refusait de lui céder Gibraltar, lorgne avec une certaine complaisance les possessions marocaines françaises. Des cadres de l'armée, des industriels et des hommes venus de Métropole viennent grossir les rangs de ces armées secrètes et négocient avec les Alliés. Les Résistants devaient mener des opérations de sabotage majeurs et bloquer le pays tandis que le Débarquement a lieu. Ils escomptaient que l'armée nord-africaine se rende facilement. Les Résistants acceptent que de Gaulle ne participe pas aux opérations dans l'espoir que des pontes de l'administration de Vichy puissent plus facilement se rendre. Les comploteurs s'entendent sur le nom d'Henri Giraud pour prendre le commandement français des opérations, bien que ses positions favorables à la Révolution Nationale aient été mises sous le tapis. Giraud accepte la tâche et envoie son complice, Charles Mast, chef d'état-major du commandement militaire algérien. Les Résistants sont sceptiques mais acceptent la manœuvre. Dans la nuit du 21 au 22 octobre 1942, Robert Murphy et le Général Clark, adjoint d'Eisenhower, s'introduisent à Messelmoun en sous-marin et signent avec la Résistance, composée par Jousse, Mast, Karsenty, d'Astier de la Vigerie les accords de Cherchell. Ces accords promettent à la France d'être traitée comme une alliée après le Débarquement, ce qui prouve que les Résistants n'étaient pas totalement hors-sol. Les trois cibles prioritaires des Alliés sont Casablanca, Oran et Alger. 33 000 hommes attaqueront le Maroc, 39 000 Alger et 35 000 Oran. Dwight Eisenhower, Georges Patton et Lloyd Fredendall commanderont les armées américaines. Andrew Cunningham prendra la tête des armées britanniques. Les Résistants français seront dirigés quant à eux par Henri d'Astier de la Vigerie, José Aboulker et Charles Mast commandera des armées françaises régulières dissidentes. Le pari est assez fou pour les Alliés en ce qu'ils espèrent que les armées françaises africaines les rejoindront ainsi que le Général Juin et le Général Noguès. Certains sont pessimistes et se souviennent que les armées vichystes ont résisté à Dakar, au Levant et à Madagascar. D'autres se rassuraient de savoir que les armées allemandes et italiennes étaient trop loin pour intervenir rapidement puisqu'elles opéraient en Libye et à l'est de la Tunisie. La surprise vient du Général Giraud qui, se voyant refuser le commandement général de l'opération à cause de son absence de maitrise de l'anglais, décide de rester à Gibraltar, ignorant que les Résistants d'Alger voulaient lui livrer la ville en personne. Les opérations se feraient sans Giraud. Le 8 novembre 1942, la flotte alliée parvient quasiment sans problème sur les côtes d'Afrique, évitant les sous-marins allemands qui étaient massées aux alentours de Malte. La Bataille allait commencer. 

Le même jour, les résistants algérois, dont les deux tiers étaient des jeunes Juifs, neutralisent les équipements de l'armée française aux alentours de la ville à Sidi-Ferruch. En quelques heures, ils se rendent maîtres d'Alger après avoir coupé les lignes téléphoniques. Cette neutralisation de l'armée pendant quinze heures permettra le Débarquement des Alliés. Le rôle de la Résistance française, largement juive et pied-noir, a souvent été oubliée. Il s'agissait de neutraliser des pans entiers de l'armée française, du Service d'Ordre Légionnaire (SOL) de Darnand et du Parti Populaire Français de Jacques Doriot, des collaborateurs fascistes forcenés armés par l'Allemagne. Sans elle, rien n'aurait été possible. Cette opération est surnommée "Putsch du 8 novembre" en hommage ironique au putsch manqué d'Hitler le même jour à Munich en 1923. Les armées de Ryder auront du mal à débarquer et subiront néanmoins de lourdes pertes, perdant du temps aux abords d'Alger, hésitant à entrer dans la ville qui devait être livrée à Giraud. Le Général Juin voit sa maison entourée par des lycéens armés et est fait prisonnier. L'Amiral Darlan, venu à Alger pour l'agonie de son fils Alain, est lui aussi arrêté. Les autorités américains leur proposent d'accueillir les Etats-Unis en alliés et de faire sécession. Les deux hommes, furieux, refusent catégoriquement la proposition. L'Amiral Darlan va demander à Murphy l'autorisation d'envoyer un message à Pétain en lui faisant miroiter un possible accord, mais il trahit les Américains qui avaient accepté en envoyant un message non codé à la Métropole, prévenant de ce fait les autorités allemandes des opérations. Très vite, les forces navales de l'Amirauté français tirent sur les forces du colonel Swenson qui débarque sur les plages. La gendarmerie maritime de Darlan va faire abattre de son côté douze soldats alliés. La ville va très vite s'embraser et la Résistance va appeler depuis le commissariat central à la formation de groupes armés. Les autres lignes téléphoniques sont coupées et les colonels de l'armée française s'enferment dans leurs casernes. Le chef de cabinet du Général Juin, le commandant Dorange, comprend que quelque chose se produit et déclenche la répression. Le Général Juin et l'Amiral Darlan sont libérés par l'armée régulière et les jeunes lycéens arrêtés. Mais les deux premiers, perturbés par la Résistance, décident de faire réprimer celle ci en priorité plutôt que d'endiguer les débarquements américains sur les plages. Lourdes erreurs. Le Général Juin, en ne se rendant pas au Palais d'Hiver, va perdre un temps fou pendant que Darlan demande à la Luftwaffe de bombarder les bateaux alliés. Mais Swenson parvient à remporter des francs succès tandis que les Résistants, malgré des échauffourées mortelles, sous le commandement du très jeune José Aboulker, maitrisent bien la situation. La Résistance va faire gagner un temps fou aux Américains qui entrent bientôt dans Alger en héros. Les Résistants avaient même fait passer à la radio une fausse allocution du Général Giraud, lue par Raphaël Aboulker, le cousin de José, pour décourager les soldats de l'armée coloniale. Très vite, la mort dans l'âme, Darlan et Juin sont obligés d'ordonner le cessez-le-feu. Alger, son port, ses équipements et ses hommes, placé au cœur de l'Algérie française est une prise considérable. Néanmoins, les choses se passent largement moins bien à Casablanca et à Oran. 

A Oran, la résistance locale dirigée par Roger Carcassonne devait également neutraliser des points sensibles pour permettre les Débarquements. Malheureusement, les mouvements de la résistance ne reçoivent pas les stocks d'arme promis par les Britanniques et sont obligés de demander à un ponte de l'armée de Vichy, Tostain, allié du Général Mast, de leur livrer des armes. Pris de scrupules, Tostain a du mal à considérer que des armes puissent être livrés à des Français pour tuer d'autres Français. L'homme est pris de panique et ne reçoit aucune instruction de Mast. Alors qu'il tente de se faire livrer des mitraillettes par des militaires africains sans succès, sa panique redouble. Se trouvant fort intelligent, Tostain se rend voir son supérieur hiérarchique, Boisseau, pour lui proposer de prendre la tête de la Résistance et lui raconte tout. Boisseau le fait arrêter immédiatement et décrète l'état d'alerte dans son secteur sans pour autant prévenir Alger. Tostain parvient à faire prévenir Carcassonne qui est contrait d'annuler l'opération, se contentant de maintenir quelques sabotages éparses et de guider les débarquements dans la nuit noire. Les troupes de Vichy, plus réactives qu'à Alger, détruisent le port d'Oran et le SOL, qui avait été lent à Alger, débarque en force dans la ville. Les combats risquent de devenir très musclés. Au Maroc, les évènements sont tout aussi dramatiques. Le Général Bethouart, aidé par le Résistant Rigault, est en charge des opérations de facilitation du Débarquement. Mais les deux hommes ne préviennent pas les Gaullistes, très présents dans la région, qui sont les seuls à disposer d'armes. Le plan de Bethouart et du colonel Magnan était pourtant simple : faire arrêter immédiatement le Général Noguès, décréter l'établissement d'un nouveau Gouvernement colonial et ouvrir les ports aux Alliés. Mais Bethouart va faire une erreur énormissime. Au lieu d'arrêter Noguès, il lui envoie un officier pour négocier et lui proposer de prendre la tête des opérations. Or, les Résistants avaient oublié de couper les lignes téléphoniques de la villa de Noguès et ce dernier prévient l'Amiral Michelier de Casablanca de l'imminence d'un Débarquement. Mais Michelier ne voit rien et pour cause : Bethouart est intervenu trois heures trop tôt, ayant reçu de mauvaises informations de Rigault. Bref, les sabotages tournent à la catastrophe et tous les conjurés sont arrêtés immédiatement, ne pouvant pas procéder aux opérations de facilitation nécessaires à un bon Débarquement. A Casablanca, les forces militaires vichystes sont en état d'alerte quand les avions alliés inondent la ville de tracts. Michelier ordonne de combattre et l'Amirauté se bat avec férocité contre les Alliés qui n'avaient pas prévu une telle résistance. Toutefois, la flotte américaine, équipée de radars et de sonars contrairement aux bateaux français plus vieux et aux cadres moins entraînés, et parce qu'ils sont bien plus nombreux, se battent bien. Des têtes de pont sont dressées et les hommes sont accueillis à terre par les coups de canon de Noguès. Ce dernier propose au Sultan Mohammed V de se replier et de mener une véritable guérilla contre les Alliés. Le sultan refuse et Noguès ordonne à ses troupes de continuer le combat. Plus de 1 200 soldats français sont tués. A Oran, de la même façon, alors que les Alliés tentent de prendre en tenaille la cité, Boisseau fait tirer et les armées françaises résistent. Eisenhower, qui débarque dans un port détruit, va comprendre rapidement que les combats seront sans pitié. Pendant ce temps, à Alger, alors que les autorités américaines supplient Darlan et Juin de demander à leurs collègues de décréter eux aussi un cessez-le-feu, ces derniers refusent obstinément. Les 10 et 11 novembre 1941, le Général Clark fait entrer des survivants des combats dans la cellule de Darlan et Juin et les pointent avec leurs armes. Le Général Juin ordonne alors le cessez-le-feu au Maroc et Darlan se déclare Haut-Commissaire en Afrique Française, trahissant Vichy et faisant alors défection pour les Alliés. En effet, la zone libre vient d'être envahie par les Allemands, Hitler étant furieux contre les traîtres français et faisant payer à Pétain et à Laval le soulèvement des colonies. La Tunisie, elle, est complètement envahie par les troupes nazies. Henri Giraud est bientôt accueilli en Afrique du Nord. Darlan se nomme Chef d'Etat français et Laval, lui, se fait offrir le 17 novembre 1942 une partie du pouvoir législatif. Trois France s'affrontent alors : la France alliée de Darlan, la France libre de de Gaulle et la France occupée de Laval. Quand certains militaires apprennent que les Allemands viennent d'envahir la zone libre, ils sabordent la flotte de Toulon. L'AOF, les Antilles et la Guyane passent chez les Alliés. Les Ambassadeurs désertent Vichy pour se rendre à Alger. La France de Pétain n'a plus de colonies, plus de flotte et quasiment plus d'armées tant les désertions sont nombreuses. Pour compenser, Laval confie la flotte commerciale aux Allemands ainsi que 50% de la production des chantiers navaux et les dirigeants de la IIIème République sont envoyés en Allemagne ainsi que le Général Weygand. L'indemnité d'occupation, elle, passe de 15 à 25 millions de reichsmarks par jour. A Casablanca, des sous-marins allemands tentent d'attaquer le port, sans succès. La Luftwaffe ravage l'Algérie avec ses bombardiers mais Darlan tient bon. Il dit tenir la France "au nom du Maréchal" qui, pris en otage par les Allemands, ne pourrait plus agir de lui-même. A ce titre, Darlan n'abolit aucune loi vichyste, y compris l'abolition du Décret Crémieux qui avait offert la citoyenneté française aux Juifs d'Algérie. Roosevelt, lui, maintient Darlan au pouvoir en donnant aux accords Clark-Darlan une vraie teneur. Son objectif est, comme les Britanniques, d'attaquer désormais la Tunisie et d'y vaincre les troupes de l'Axe. Il a donc besoin de Darlan et de son autorité. 

Evidemment, quand éclate l'Opération Torch, de Gaulle, qui n'était pas au courant du projet, va entrer dans une fureur phénoménale. Avoir été mis de côté est vécu par lui comme la plus grande des trahisons de la Guerre. Se trouvant au Congo-Brazzaville à ce moment là, il refuse de se déplacer ni à Alger ni à Londres. Sa haine contre les Anglo-Saxons se décuple et il maudit les éternels traîtres anglais et américains. Pire encore, quand il apprend que Darlan, l'un des collaborateurs les plus éhontés du Régime de Vichy, prend sa place comme Haut-Commissaire et nomme dans la foulée Henri Giraud commandant de l'armée d'Afrique, il prend cela en pleine figure comme une douche glaciale. Se sentant manipulé, il ne répond pas présent aux multiples sollicitations des Français Libres de Londres qui, eux aussi extrêmement déçus, pensent qu'un compromis est toujours possible. Or, de Gaulle ne veut aucun compromis. Il est la France légitime, avant celle de Pétain et de Laval, et également avant celle de Darlan et Giraud. Son Comité National Français est le véritable organe légitime, et certainement pas ce funeste haut-commissariat. Mais l'Histoire étant parfois juste, Fernand Bonnier de la Chapelle, un jeune résistant de droite, ayant été tiré au sort parmi deux de ses camarades, abat l'Amiral Darlan considéré comme un traître. Le jeune homme est exécuté la nuit même sous autorisation de Noguès et de Giraud alors même qu'il semblait avoir été commandité. Mais par qui ? La Résistance ? Possible. Les gaullistes ? Pas impossible. En tout cas, Henri Giraud devient Commandant en Chef français civil et militaire sous l'égide de Roosevelt. Mais l'homme n'est pas apprécié. Il ne communique pas avec les Résistants, les partis politiques français et se concentre uniquement sur les affaires militaires, ce qui plait prodigieusement à Roosevelt qui ne souhaitait pas secrètement la résurrection de la France. De Gaulle sollicite un rendez-vous avec Giraud, ce que ce dernier refuse. L'arrivée de Jean Monnet en Algérie, envoyé par le Président américain, va permettre à Giraud de se démocratiser, de se démarquer des lois vichystes et de rétablir le multipartisme. Pendant ce temps, les Alliés se retrouvent du 14 au 24 janvier 1943 à Casablanca. Staline, initialement invité, ne s'y rend pas, d'abord parce qu'il est retenu par les combats à l'est et aussi parce qu'il ne souhaite pas prendre le risque d'être tué en avion, volontairement ou non. Henri Giraud y est également convié. Winston Churchill insiste pour que de Gaulle soit invité, ce que Roosevelt accepte à contrecœur. Mais Charles de Gaulle, vexé, ne daigne pas se déplacer. Hors de lui, Churchill menace de couper les subsides à la France Libre. Le Général, courageux mais pas téméraire, se rend finalement à la Conférence qui est organisé en partie pour le réconcilier avec Giraud. Autant dire que les relations entre les quatre hommes sont plus que glaciales. De Gaulle se plaint que Giraud n'ait pas de lui même demandé à des troupes françaises de sécuriser l'évènement. Il fait la forte tête et Churchill aura ce mot : C'est un réfugié et il se comporte comme s'il était Staline. Roosevelt, qui a choqué son opinion publique en maintenant Darlan au pouvoir, insiste pour qu'une photographie soit prise de la poignée de main entre de Gaulle et Giraud. Décision est prise que le pouvoir sera partagé entre les deux hommes même si un accord précis n'est absolument pas trouvé. Le soir même, Roosevelt tente de supprimer le nom de de Gaulle de l'accord, mais Winston Churchill sauve sa tête. Le Premier Ministre avait peut-être plus d'affection pour de Gaulle qu'il ne le laissait entendre. La Conférence, outre ces histoires franco-françaises, permet d'éclaircir plusieurs points d'achoppements. A partir de ce moment là, les Alliés refuseront de négocier avec l'Axe qui devra se rendre sans conditions. Le futur Débarquement n'aura pas lieu dans les Balkans comme le souhaitait Churchill, mais en Sicile, puis en Italie. Churchill semble avoir mis sa méfiance antisoviétique de côté en maintenant une aide financière et militaire conséquente envers l'Armée Rouge. Le même mois, en France, Laval crée la Milice, force paramilitaire fasciste destinée à s'affirmer contre le SOL, la Légion et le Parti Populaire Français. Joseph Darnand est mis à sa tête. Avec sa propre petite armée intérieure, Laval s'affirme comme seul interlocuteur des Allemands. Il en profite pour renforcer le STO en envoyant désormais 100 000 hommes par mois. Les accords Bousquet Oberg permettent également de réprimer plus durement les résistants et bientôt, à force de tortures, d'enlèvements et de meurtres, les services (dont fait partie Klaus Barbie) font déporter 88 195 résistants. Entre janvier et août 1944, c'est 50 000 hommes qui seront déportés. La France occupée s'enfonce encore plus dans le déshonneur. En Afrique, la France Libre propose une toute autre option. 

La Renaissance, du CFLN au GPRF.

Quand de Gaulle entre à Alger en mai 1943 comme chef du Comité National Français, organe "politique" de la France Libre, les choses sont claires. Il se considère comme le seul homme légitime à présider une force politique amené à devenir, à un moment ou à un autre, un Gouvernement Provisoire. Si les Alliés savaient que de Gaulle avait cette idée en tête, ils en auraient fait une crise cardiaque. Henri Giraud, même s'il a démocratisé l'Afrique du Nord sous l'influence de Jean Monnet, reste un militaire assez anti-républicain et est de ce fait la marionnette de Roosevelt. Toutefois, son statut de Commandant en chef français civil et militaire lui donne, de facto, une place à égalité avec de Gaulle, voire une certaine suprématie. Quand de Gaulle arrive en Alger et prend un bain de foule, étant comparé à Hitler par un observateur américain, il ne peut compter que sur quelques hommes sur place alors que Giraud commande à tous les fonctionnaires et militaires. Charles de Gaulle, lui, commande les Forces Françaises Libres qui font sérieusement concurrence à l'armée. Les deux France s'opposent mais doivent coopérer. Le Comité National Français gaulliste et le Commandement en chef français civil et militaire giraudiste fusionnent et donnent naissance au Comité Français de Libération Nationale, qui n'est ni tout à fait un commandement militaire, ni tout à fait un Gouvernement Provisoire. Charles de Gaulle et Henri Giraud sont co-présidents de l'institution. La première réunion de travail est explosive : Giraud, Monnet, le Général Georges font face à de Gaulle, André Philip et de l'Ambassadeur René Massigli. Le Général Catroux, qu'on avait laissé au Levant, et qui représentait de Gaulle à Alger, était également présent. De Gaulle exige de but en blanc que Giraud cesse d'être commandant militaire en chef en même temps qu'il occupe le poste de co-président du pouvoir civil. Il lui demande également de limoger tous les fonctionnaires vichystes d'importance. Giraud oppose une fin de non-recevoir. De Gaulle s'en va sans un mot. Il revient dans l'après-midi et accepte que Giraud reste au commandement militaire mais les Généraux vichystes doivent quitter leurs postes. Giraud refuse de nouveau, ne voulant pas sacrifier Noguès, Peyrouton et Boisson avec qui il a de bons rapports. Qu'importe, de Gaulle quitte de nouveau les négociations. Mais Henri Giraud se trompe amèrement sur ces questions. En effet, énormément de jeunes militaires de l'armée régulière française démissionnent et rejoignent les Forces Françaises Libres, ne supportant pas d'obéir à des collaborateurs. Giraud s'en plaint d'ailleurs aux Américains qui, en représailles, éloignent les FFL des combats en Tunisie. Charles de Gaulle va continuer à jouer sa partition très finement en s'exprimant devant la presse, sans Giraud, le citant à peine, et présentant le CFLN comme un organe destiné à assurer et garantir la souveraineté de la France. De Gaulle reçoit la démission de Peyrouton qui lui demande de rejoindre Catroux au Levant pour servir à un poste inférieur. Sans consulter Giraud, il accepte cette dégradation. De la même façon, de Gaulle va pardonner au Général Juin sa trahison pour son comportement héroïque en Tunisie. Là encore, Giraud n'aura pas son mot à dire. Henri Giraud va très vite s'énerver et contre-attaquer. Il nomme deux ennemis personnels de de Gaulle, André Labarthe à l'information et l'Amiral Muselier, ancien Gaulliste, chef de la police. Très vite, ils tentent un putsch contre de Gaulle en faisant courir le bruit d'un futur coup d'Etat de Gaulle et de ses "cagoulards". Giraud lance un ultimatum à de Gaulle : il faut un accord ou des conséquences graves découleront de son absence. Mais Carcassonne, Billote, Servais et Van Hecke interviennent et de Gaulle reprend l'avantage, imposant lui aussi un ultimatum à Giraud : ou l'aboutissement des négociations ou la rupture. Le même soir, c'est au tour de Noguès de démissionner. Le 3 juin 1943, les sept hommes du CFLN, Giraud, de Gaulle, Monnet, Massigli, Philip, Georges et Catroux se réunissent et fixent les statuts de l'organisation : le CFLN disposera du pouvoir législatif et exécutif, assurera la défense et la souveraineté sur tous les territoires français, maitrisera la diplomatie et arrêtera ses fonctions quand un Gouvernement Provisoire et des élections pourront avoir lieu en France. Juste après, de Gaulle change tout l'organigramme militaire et civil africain : l'Ambassadeur anti-armistice Gabriel Puaux sera résident général au Maroc, Catroux devient Gouverneur Général de l'Algérie, Jean Helleu devient délégué général au Levant et Charles Mast est nommé en Tunisie contre l'avis de Giraud. Quant à Boisson, qui avait fait tirer sur de Gaulle à Dakar, et défendu par Giraud, il démissionne de lui-même après avoir été hué par la foule alors qu'il cherchait à rester au pouvoir. En quelques jours, de Gaulle a changé toutes les institutions qui avaient été conçues par Roosevelt pour l'écarter. Mais les choses ne sont pas encore réglées totalement puisque Giraud conserve la suprématie militaire en obéissant directement aux ordres du militaire américain Eisenhower. Le 4 juin 1943, de Gaulle s'exprime à Radio Alger suscitant une forte popularité. 

Le CFLN va connaître de nombreux élargissements et remaniements. Des pontes y seront présents tels que René Pleven, Pierre Mendès-France ou Couve de Murville. Mais la rivalité entre de Gaulle et Giraud devient vite insupportable et opiniâtre. Le 8 juin 1943, le Général Georges, allié de Giraud, propose que les FFL rejoignent l'armée régulière. La majorité des commissaires rejette cette demande. Catroux propose de confier à de Gaulle la défense nationale tandis que Giraud accepterait dans cette proposition de garder le commandement militaire : Giraud et Georges refusent. De Gaulle propose à son tour la création d'un Comité Militaire que Giraud ne pourra plus présider s'il est en campagne militaire : Giraud et Georges refusent à leur tour. Le 9 juin, de Gaulle envoie une lettre au comité pour dénoncer sa paralysie et assure s'en retirer. Giraud essaie naturellement de s'emparer de la place mais le Général Juin, revenant en catastrophe, essaie de le convaincre de bien vouloir se soumettre au pouvoir civil. Giraud maintient son refus et pendant six longs jours, de Gaulle ne reparait plus. Le 15 juin, de Gaulle et Giraud s'écharpent encore. Si Giraud et Georges sont si persuadés d'être dans une bonne position, c'est qu'ils sont appuyés par les Américains qui manœuvrent en sous-main pour écarter de Gaulle au profit de Giraud. Jean Monnet, pur produit de l'entrisme de la CIA dans l'élite française, veille au grain. Après des consultations, Eisenhower menace de Gaulle et lui fait comprendre que si Giraud ne reste pas dans ses fonctions et ne conserve pas sa suprématie sur les affaires nord-africaines, les Etats-Unis cesseront de livrer des armes à la France. C'est ni plus ni moins qu'un ultimatum. Le Général de Gaulle, furieux, estime que cet ultimatum est un scandale, que maintenir la co-présidence est une bêtise, que sa légitimité ne doit pas venir d'un Etat étranger et que, finalement, les Français ont aussi donné des armes à foison en 1914 aux armées américaines, et qu'elle ne s'est jamais sentie légitime de s'occuper des affaires des autres. Le CFLN rejette l'ultimatum américain et Roosevelt, furieux, invite Giraud aux Etats-Unis sans passer par le Comité et pour humilier de Gaulle. Pendant que Giraud est aux Etats-Unis et que l'opinion publique américaine semble basculer vers un gaullisme franc, de Gaulle prend le contrôle du CFLN par intérim. Il se paie même le luxe de visiter Mast et Lamine Bey, le dernier Bey de la destination des Husseinites régnant sur la Tunisie, lui donnant des conseils de politique générale. Après avoir nommé Billotte au Secrétariat Militaire, de Gaulle prend un bain de foules et glisse à l'Américain Murphy des remarques sarcastiques. De la même façon, il se rend au Maroc en août pour visiter le Sultan Mohammed V. De Gaulle se comporte réellement en Chef d'Etat. Sur le plan international, de Gaulle rallie la flotte d'Alexandrie qui est en froid avec Churchill et accueille les Antilles au sein de la France Libre. Surtout, en juillet, un évènement majeur intervient en Italie, téléguidé par les Alliés : le Grand Conseil Fasciste destitue Mussolini et nomme le Général Badoglio à la tête du Gouvernement. Les Fascistes ont perdu la guerre et l'Allemagne nazie envahit la péninsule italienne. Mussolini sera libéré par un commando SS et fondera une République indépendante dans le Nord, la Reppublica di Salo. Badoglio se met avant tout ça en contact avec les Alliés pour négocier une paix rapide et de Gaulle exige, avec succès, de prendre part aux discussions sur l'Italie. Quand Giraud revient d'Alger en août 1943, il se rend compte qu'il n'a manqué à personne. Très vite, un décret est signé le 4 août 1943 partageant les tâches entre de Gaulle, qui voit sa compétence se focaliser et se spécialiser sur les affaires civiles courantes, et Giraud, qui garde sa suprématie militaire. Mais ce dernier, s'il devait effectivement exercer la force militaire en exercice, perdrait sa qualité de président, le militaire devant rester subordonné au politique. De Gaulle réussit donc à affirmer sa suprématie encore floue sur Giraud. Mais c'est l'affaire corse qui va faire prendre conscience au CFLN de la dangerosité prétendue de Giraud. En effet, la Corse, sous occupation italienne, est profondément résistante. A l'origine, le capitaine Scamaroni des FFL dirigeait les opérations mais il tombe dans les mains de l'OVRA, la police secrète fasciste, qui le pousse au suicide. Très vite, le Front National, à savoir les Résistants communistes, représentés par Giovonni, Maillot, Vittori et Perretti, s'allient avec des cadres giraudistes pour renverser l'occupant. Giraud n'en parle à personne, certainement pas aux gaullistes, qui apprennent trop tard le jeu de Giraud. Le 9 septembre 1943, le peuple corse se soulève et Giraud est alors considéré comme un héros. Pour de Gaulle, c'en est réellement trop. Ne pas être mis au courant d'une opération de telle ampleur a de quoi le faire enrager. Le 2 juin 1943, de Gaulle impose la création d'une Présidence unique, avec un mandat d'un an élu et renouvelable. Il prend le poste et cantonne Giraux aux affaires purement militaire et au fumeux Commandement en chef et de Commissaire à la Défense Nationale. Le 6 novembre 1943, de Gaulle, convaincu qu'il faut offrir aux partis politiques et aux parlementaires de la IIIème République de participer à la Libération, fonde l'Assemblée Nationale Consultative qui, si elle n'a aucun pouvoir, contrôle les décisions du CFLN. Le 9, il remodèle le Comité et y fait entrer des membres des Partis politiques. Les Communistes qui refusent de rejoindre le CFLN sont pourtant ses compagnons de route et accepteront d'y siéger en 1944. De Gaulle va également procéder à la fusion des deux services secrets, le BCRA de Passy qui est l'agence de renseignements des gaullistes, et les services secrets de Giraud. Jacques Soustelle, archéologue spécialiste de la pré Colombie, homme de gauche ayant participé à la Guerre d'Espagne, qui avait organisé la France Libre en Amérique Latine dès les années 1940 est placé à la tête du nouveau service créé, la DGSS. Le problème est que les membres de la Résistance infiltrés dans l'appareil vichyste détestent la France Libre et passent au dessus de Soustelle, s'adressant directement à Giraud. La DGSS est alors rattachée directement au pouvoir de de Gaulle. Henri Giraud refuse et de Gaulle le destitue, par un coup de force au CFLN, de son titre de commandant en chef et le nomme Inspecteur Général des Armées : une manière assez violente d'humilier l'homme. Giraud, furieux, demande le soutien de Roosevelt pour destituer de Gaulle mais les cadres de l'armée américaine le convainquent de ne pas intervenir. De la même façon, alors que certains cadres giraudistes envisageaient un coup d'Etat, des Résistants et des anciens giraudistes refusent d'y participer, déçu de l'attitude peu énergique de Giraud au CFLN et surtout de son rôle dans l'affaire Pucheu. En effet, le Ministre de l'Intérieur vichyste, qui avait choisi des Résistants à exécuter et qui avait collaboré, fait défection et se rend à Alger pour servir Giraud qui l'y avait invité dans un geste d'apaisement. Mais il le fait interné à son arrivée et le CFLN ordonne son jugement. Pucheu est condamné à mort sous les yeux de Giraud qui ne le défend pas. Pour les troupes vichystes récemment ralliées, c'est une faute. Ils ne se plaignent donc pas quand de Gaulle l'écarte définitivement le 4 avril 1944 par décret. De Gaulle est le seul maître du CFLN.

Le travail de subversion de Gaulle va bientôt produire ses fruits sur la scène intérieure : le 27 mai 1943, à Paris, dans l'appartement de René Corbin situé 48 rue du Four, Jean Moulin réunit les huit principaux mouvements de la Résistance et fonde le Conseil National de la Résistance (CNR) qui a pour mission de fonder, avec les Partis politiques, un véritable programme politique à appliquer dès la Libération. Le tour de force de Jean Moulin est d'avoir convaincu le Parti Communiste d'entrer dans le CNR par l'intermédiaire de Pierre Villon, membre du Front National de la Résistance, organe du PCF. Les autres courants sont Ceux de la Libération, Ceux de la Résistance, Libération-Nord, Libération-Sud, l'Organisation Civile et Militaire, le Front Patriotique de la Jeunesse, Combat et Franc-Tireur. Deux syndicats en font également partie : la CGT et la CFTC. Six partis politiques vont y entrer : le PCF, la SFIO, le Parti Radical, le Parti démocrate populaire (droite chrétienne), l'Alliance démocratique (droite modérée) et la Fédération Républicaine (droite catholique et conservatrice). Un Programme Commun est mis au jour et sera validé par de Gaulle qui voit d'un bon œil cette Résistance politique et souverainiste qui ne s'éparpille pas. La mise en place d'une grande Sécurité Sociale, de retraites décentes, la nationalisation d'industries clefs, le renforcement de la liberté de la presse et la subvention de la culture sont les cinq piliers de ce programme. Malheureusement, Moulin va être dénoncé et capturé le 8 juillet 1943 à Caluire par les SS. Torturé pendant trois jours, notamment par Klaus Barbie, il meurt sans n'avoir rien révélé. Le CNR ne sera donc pas démantelé et Bollaert, puis Bidault, prennent la tête du CNR qui se fait plus prudent. Pierre Brossolette s'occupe pour sa part d'organiser au mieux les choses dans le Nord. De son côté, le Général de Gaulle va donner de nombreux gages politiques en rétablissant la légalité républicaine via le CFLN, en rétablissant le Décret Crémieux et en autorisant aux Juifs de servir dans l'armée. Des réparations sont ordonnées à leur encontre. Le CFLN et l'Assemblée Consultative admettent que les réformes importantes devront être votées par le Peuple après la Libération. En 1944, le CFLN accorde le droit de vote aux femmes, pas avec enthousiasme cependant, et organise la Conférence de Brazzaville destiné à réfléchir à l'après-guerre. Aucune proposition ambitieuse n'est réellement trouvé même si la nationalité française est offerte aux soldats coloniaux décorés. Le Ministre des Finances du CFLN, Pierre Mendès France parvient à imposer un traitement de choc économique en Corse, notamment en remplaçant les billets, et rencontre les oppositions des conservateurs tels que Pleven pour cette politique monétaire très ambitieuse. Bientôt, de Gaulle fusionne l'armée et les FFL dans l'Armée de Libération qui compte 1 300 000 hommes. Face à cette puissance qui se reconstitue, les Alliés sont méfiants. Roosevelt est terriblement hostile à de Gaulle et Churchill ménage la chèvre et le chou. Personne ne reconnaît le CFLN comme gouvernement provisoire légitime et les Alliés hésitent encore sur l'attitude à adopter à la Libération, Roosevelt souhaitant encore mettre en place l'ALGOT qui aurait été une occupation militaire américaine pure et simple ainsi qu'un remplacement de la monnaie. Le premier signe encourageant vient des Belges de Hubert Pierlot et de Paul-Henri Spaak, Gouvernement Belge en exil, qui reconnaît le CFLN comme seule autorité souveraine et légitime. Les Américains menacent alors les Belges de ne plus leur commander d'uranium dans le Congo Belge mais les Belges ne cèdent pas. Finalement, le 3 juin 1944, le CFLN se proclame, à la demande de l'Assemblée Consultative, Gouvernement Provisoire de la République Française. Le lendemain, de Gaulle est en Angleterre. Cela va créer un véritable tollé. Toutefois, la mort dans l'âme, les Alliés vont finalement reconnaître son autorité, que ce soit les Britanniques, les Américains ou les Soviétiques. Le GPRF déclare le Régime de Vichy nul et non avenu. Le mythe de la France légitime est accompli et de Gaulle a accompli son œuvre : faire comme si Vichy et l'effondrement de 1940 n'avait jamais existé. 

L'objectif de la Libération : la France reconquiert son territoire. 

Le problème est qu'à côté de cette réussite, les Alliés se désintéressent très rapidement de de Gaulle qui n'est pas invité aux grandes réunions. Cela met en colère l'Homme du 18 Juin qui estime que l'Armée française du Général Juin a participé à la victoire des Alliés en Italie. Pourtant, Churchill et Roosevelt ne vont plus faire de cadeau à de Gaulle qui les insupporte tous les deux. Surnommé La prima donna par Roosevelt, Churchill continue à le comparer à Jeanne d'Arc tout en insinuant régulièrement que de Gaulle n'est là uniquement que parce qu'il en a décidé ainsi, et qu'il n'est pas représentatif du pays occupé. Surtout, les hommes s'étaient brouillés à Casablanca, Churchill lui disant que s'il avait à choisir entre les Etats-Unis et la France, il choisirait toujours le grand large. Les relations sont donc véritablement compliquées. Du 22 au 26 novembre 1943, Roosevelt, Churchill et Tchang Kaï-Chek, chef nationaliste de la République Populaire de Chine, se réunissent et décident du sort du Japon. Staline n'y participe pas car il n'est pas encore officiellement en guerre avec le Japon, ayant déjà fort à faire à l'Ouest. Le pays devra se rendre sans conditions, être dépossédé de toutes ses colonies dans le Pacifique, libérer la Chine toute entière ainsi que Taïwan. La Corée, quant à elle, deviendra indépendante. Dans la foulée, du 28 novembre au 1er décembre 1943, Roosevelt, Churchill et Staline se rencontrent pour la première fois en Iran, à la Conférence de Téhéran. Le choix de l'Iran n'était pas une évidence puisque Churchill avait proposé que la réunion ait lieu à Londres. Staline refuse catégoriquement. Pour la première fois de sa vie, il prend un avion à destination de l'Iran, riche en ressources pétrolières, sous occupation soviétique et britannique, où règne de manière fantoche le Chah Mohammad Reza Pahlavi. La réunion se déroule dans les Ambassades et Roosevelt loge dans l'Ambassade soviétique, truffée de micros et d'espions en tout genre. La Conférence va permettre un certain nombre de décisions : 

- Une organisation internationale devra être créée à l'issue de la guerre dans les trois grands vainqueurs auront une influence immense. Il s'agit de l'ONU. Il n'est pas encore question qie la France du Général de Gaulle en fasse partie. 

- Les Gouvernements alliés devront jusqu'à la fin de la guerre travailler en collaboration étroite. 

- La Pologne devra ni plus ni moins que changer de place et décaler vers l'ouest pour que l'URSS puisse s'emparer de territoires qu'elle avait conquis en 1939. La Pologne pourra en contrepartie annexer à son territoire la Prusse allemande et ainsi amputer très largement l'Allemagne. Cette partie de l'accord est gardée secrète puisque Roosevelt ne voulait pas se mettre à dos les expatriés polonais. De la même façon, Churchill se serait mis en porte-à-faux vis-à-vis du Gouvernement polonais en exil à Londres. Pourtant, les dispositions polonaises vont s'ébruiter par la suite, Eden et Roosevelt devant nier cette partie de l'accord. Churchill, on le sait, sera pris de remords mais ne parviendra pas à sauver la Pologne du joug soviétique, surtout quand l'URSS laissera les Nazis saigner Varsovie à cause d'une manœuvre malheureuse de Churchill. 

- Churchill décide de soutenir la Yougoslavie communiste et les Partisans menés par Tito. Là encore, c'est l'URSS qui gagne et qui réussit l'une des plus grandes manipulations de l'Histoire. En effet, Churchill était attaché à ce que la Grèce et les Balkans restent en dehors de la sphère d'influence communiste. Le gouvernement yougoslave en exil à Londres dirigé par Draza Mihailovic soutient la Résistance nationaliste menée par les Tchetniks. Mais les services de renseignement britanniques informent Churchill que les Tchetniks se battent mal alors que l'armée des partisans de Tito réussissait largement mieux ses campagnes et obtenait des victoires bien plus importantes. La mort dans l'âme et avec un certain pragmatisme, Churchill accepte de soutenir Tito et de lui livrer des armes, tout en adhérant à l'idée que Tito serait le chef de la Yougoslavie après la Guerre. Si cela n'était pas totalement faux, en réalité, Churchill est manipulé par les "Cinq de Cambridge", cinq agents doubles britanniques travaillant pour le NKVD soviétique et qui ont volontairement trafiqué les chiffres fournis au Premier Ministre pour influencer sa décision. 

- Staline affirme sa volonté de s'emparer des îles Sakhalines et Kouriles annexées par les Japonais. 

- Les Alliés se mettent d'accord afin de tenter de convaincre la Turquie d'entrer en guerre. L'URSS promet que si cela arrivait, il accepterait de déclarer la guerre à la Bulgarie. Mais les choses ne se feront pas, les Turcs réclamant trop de contreparties pour s'engager dans le conflit. 

- Les Anglo-Saxons annoncent qu'ils débarqueront en Normandie et en Provence en mai 1944. Staline s'engage à lancer l'opération Bagration au même moment afin d'empêcher le transfert de troupes allemandes. 

Ces décisions prises en 1943 démontrent que les Alliés sont désormais surs de gagner la Guerre. L'Allemagne patine et se bat sur des multiples fronts tout en se faisant régulièrement bombarder par l'aviation britannique. A l'est, depuis la Bataille de Stalingrad, Hitler ne fait que reculer. En Italie, les choses ne vont guère mieux. Partout, la Résistance sabote, espionne et tue. Malgré quelques bravades, les Nazis entrent dans une douloureuse période d'échecs. 

Le Débarquement en Normandie est particulièrement important parce qu'il permettra d'ouvrir une voie vers la Ruhr et Berlin rapidement, sans passer ni par l'Italie ni par les Balkans. Voulant éviter de débarquer dans le Pas-de-Calais dont les plages sont pourtant plus accessibles et plus proches de la frontière allemande, parce que le choix paraissait trop évident et que ces plages étaient trop bien défendues, la Normandie paraît parfaite et évite d'avoir à placer les troupes alliées dans le Kent où les ports anglais sont trop éloignés des côtes. De plus, les ports en eau profonde de Cherbourg et du Havre ainsi que la proximité de Paris finissent de convaincre les Alliés de la nécessité de débarquer là-bas. Les généraux Dwight Eisenhower et Bernard Montgomery, respectivement américain et britannique, sont nommés responsables de l'opération. Les préparatifs se font dans le plus grand secret. Les Alliés lancent l'Opération Fortitude qui consiste à faire croire aux Allemands que Patton va débarquer dans le Pas de Calais et en Norvège, créant une fausse armée de tanks gonflables pour provoquer l'erreur. De la même façon, les réseaux d'espionnage nazis, infiltrés par les Britanniques, confirment ces mensonges. Les Nazis redoublent donc leurs défenses dans le Pas de Calais. Seul Hitler comprend bien que cela est peut-être un piège et sent que la Normandie pouvait être un point d'ancrage pour les Alliés. Rommel est nommé commandant dans le Nord et celui-ci renforce le Mur de l'Atlantique qui ne sera toutefois jamais fonctionnel à temps pour résister aux vagues alliées. Pour lui, le meilleur moyen d'endiguer un Débarquement est de repousser les assaillants dès le premier jour en postant des Panzers proches des côtes. Mais Von Rundstedt, le commandant en chef des troupes occidentales, avec le soutien de Guderian et de Hitler, préfère que les troupes soient postées plus loin sur les Terres pour donner un élan massif à une éventuelle contre-attaque. Fatale erreur. Pendant ce temps, alors que la Luftwaffe commence à perdre en puissance à cause de la mauvaise politique de Göring, les troupes alliées ont la suprématie. Des tanks sont construits et on élabore des têtes de pont artificielles destinées à débarquer plus facilement avant d'avoir pris possession des ports français. Pendant ce temps, le Général de Gaulle a de nouveau l'impression que tout s'organise sans lui. Roosevelt continue d'imaginer une France administrée par lui-même et il parvient, avec Churchill, à empêcher de Gaulle à s'exprimer et à exister avant les évènements de peur que les autorités de Vichy ne se braquent. Un temps, de Gaulle menace de ne pas participer aux évènements avant de se raviser. Des Français Libres de l'Armée de Libération pourront débarquer, dirigées notamment par le Maréchal Leclerc. Des troupes belges, néerlandaises, polonaises, norvégiennes et tchécoslovaques participeront également au Débarquement. Le 6 juin 1944, 1213 bateaux de guerre, 736 navires de soutien, 864 cargos et 4 126 engins et péniches débarquent 20 000 véhicules et 156 000 hommes sur les plages de Normandie. Cinq zones sont les cibles des Alliés : Utah Beach et Omaha Beach sont abordées par les Américains. Gold Beach est prise par les Britanniques. Juno Beach est visée par les Britanniques et les Canadiens tandis que Sword Beach voit des troupes britanniques et françaises la prendre d'assaut. En face d'eux, la Wehrmacht, forte de 380 000 hommes, défend le IIIe Reich. Les opérations vont être douloureuses et les Allemands résisteront bien dans un premier temps en tirant sur les Débarqués qui vont subir de lourdes pertes. Bientôt, Montgomery va faire porter tous ses efforts sur Caen et l'armée allemande, qui se concentre principalement sur les troupes britanniques sous-estimant grandement les militaires américains, va résister pendant près d'un mois. Les armées américaines se concentrent pour leur part sur le Cotentin et prennent Cherbourg au bout de vingt jours de combat. Le 26 juin 1944, les troupes allemandes de Cherbourg se rendent mais après avoir détruit le port qui ne sera utilisable qu'en août. Les Américains se dirigent ensuite vers Saint-Lô à travers des bocages séparés par des haies, d'où le surnom de Bataille des Haies, qui sont très difficiles d'accès et constituent pour les Allemands, plus expérimentés que sur les côtes, un lieu facile à défendre. Les Américains piétinent pendant un mois et n'avancent qu'au prix de lourdes pertes. Les Alliés décident de lancer l'Opération Spring, largement accomplie par les Canadiens qui consistent à bloquer l'armée allemande au sud de Caen tandis que les Américains de l'Opération Cobra, après avoir fait subir une pluie de bombes monumentale sur les lignes allemandes, s'infiltrent dans la brèche. Patton part donc libérer toute la Bretagne, à l'exception des ports fortifiés où les Allemands se retranchent, passe par la Loire et prend à revers les Allemands. Hitler, contre l'avis de son état major, interdit à la Wehrmacht de reculer et tente d'opérer à une contre-attaque à Mortain près d'Avranches. Le problème est que les bocages rendent la chose difficile comme cela l'était pour les Alliés d'avancer. Les services de renseignement américains avaient prévu le coup et bientôt les avions alliés bombardent les Allemands qui sont encerclés par le sud par les Américains et les Français, et par le nord par les Britanniques, les Canadiens et surtout les Polonais qui vont se battre avec une énergie vengeresse magnifique. Les Allemands sont coincés dans le poche de la falaise et tentent de s'en sortir par un corridor protégé par des Panzers, le fameux Corridor de la Mort. 10 000 Allemands sont tués et 40 000 autres sont obligés de se rendre, à savoir un tiers des troupes du IIIème Reich en France. Les autres s'enfuient derrière la Seine et manquent de peu la catastrophe. Pendant ce temps, à l'est, Staline lance l'Opération Bagration et déchaine les feux de l'enfer sur la Wehrmacht. Durant les opérations, de Gaulle se rend aux Etats-Unis en juillet 1944 et rencontre Roosevelt. La rencontre est froide, le Président continue de se méfier de de Gaulle mais finit par accepter d'abandonner définitivement sa volonté d'administrer la France. En août, de Gaulle débarque à Cherbourg et fait le tour des villes libérées. Il écarte habilement quelques vichystes et résistants pour continuer sa marche vers le pouvoir. 

Le mois d'août s'annonce compliqué pour les Allemands. Le 15 août 1944, les Alliés venus d'Afrique du Nord débarquent en Provence. Le chef américain Alexander Patch accompagne Jean de Lattre de Tassigny à la tête de l'armée de Libération française et ils lancent leurs attaques avec 350 000 hommes dont 230 000 Français contre les 250 000 Allemands présents sur place. Les Allemands sont surpris, d'autant qu'ils avaient envoyé des troupes d'appui en Normandie. Hitler est obligé d'opérer à des retraits stratégiques tout en faisant détruire les ports de Toulon et de Marseille, qu'ils continuent d'occuper. Ce Débarquement, permis par la Résistance, souvent oublié, est crucial pour expliquer la difficulté de l'Allemagne à tenir bon. L'heure est venue de libérer Paris. Il faut dire que la Résistance Française a commencé les hostilités depuis quelques temps déjà. Dwight Eisenhower permet à la deuxième division blindée du Maréchal Leclerc d'entrer dans la capitale et de recevoir la reddition des Allemands. Le Général de Gaulle se réinstalle au Ministère de la Guerre pour bien faire savoir à tous que Vichy n'a jamais existé et que cela fut une parenthèse presque éthérée. Le 26, il descend triomphalement sur les Champs Elysées où les Parisiens le découvrent physiquement pour la première fois, particulièrement surpris par la grande taille de l'homme et son visage inexpressif. Il fleurit la tombe du Soldat Inconnu. A l'Hôtel de ville, avec le Président du Conseil National de la Résistance, Bidault, il prononce un discours. Cependant, il commet l'erreur de ne pas annoncer le rétablissement de la République, ce qui lui sera pas mal reproché dans l'avenir. Bientôt, le Gouvernement Provisoire est transféré à Paris et de Gaulle organise le pays. Les ordonnances de 1944 déclarent nulles et non avenues toutes les dispositions du régime de Vichy dont les pontes sont en rétention en Allemagne à Sigmaringen. Pendant la Bataille des Ardennes, de Gaulle et Leclerc impressionnent par leur détermination à ne pas abandonner Strasbourg libérée et bientôt la France est entièrement débarrassée des Allemands. Ce que souhaite par dessus tout de Gaulle, c'est conserver la bonne souveraineté du territoire, éviter un coup d'état communiste et faire rentrer dans le rang la Résistance. C'est à ce moment là que le Général, faisant la tournée de la France libérée, va faire preuve d'une très sévère ingratitude en congédiant les chefs de toutes les factions, en faisant des commentaires sarcastiques sur les grades et les entrées en Résistance de chacun, tout en pardonnant à un certain nombre de vichystes afin que l'ordre soit rétablie. Beaucoup des membres des Forces Françaises de l'Intérieur vont en vouloir à de Gaulle pour cette tournée humiliante. Le Général aspire en réalité à bien plus grand : arrêter l'épuration qui ravage le pays et rétablir l'autorité de l'Etat. Il envoie un commissaire dans toutes les régions au mépris des Résistants locaux et intègre de force les FFI et les milices patriotiques dans l'armée régulière. De Gaulle met fin aux exécutions sommaires des Résistants ainsi qu'à la tonte en place publique des femmes ayant couché, ou ayant été soupçonnée de coucher, avec l'ennemi. Par ordonnance, le Général fonde l'ENA, crée la sécurité sociale et les allocations familiales. Le 29 avril 1945, les élections municipales ont lieu et les femmes votent pour la toute première fois. De Gaulle organise surtout une épuration légale qui, malgré quelques procès retentissants, est menée par des juges ayant collaboré et qui sont donc très compatissants avec les ennemis de l'intérieur, comme Bousquet ou Vallat. Philippe Pétain sera condamné à mort puis gracié. Laval, lui, qui avait tenté de s'en sortir lamentablement en prenant contact avec les Radicaux, n'y échappera pas. Des intellectuels, ayant tenu des journaux collaborationnistes ou ayant été un soutien du Régime, sont jugés. Charles Maurras est condamné à une lourde peine de prison. Si de Gaulle gracie beaucoup de monde, systématiquement quand ils sont mineurs, il va aussi laisser abattre des hommes qui ne méritent selon lui pas le droit de vivre. Ce sera le cas de Robert Brasillach, défendu par Maître Isorni, qui sera condamné à mort alors même que de nombreux intellectuels, comme Jean-Paul Sartre ou François Mauriac, avaient supplié de Gaulle de le laisser en vie. 

En février 1945, la conférence de Yalta réunit en Crimée Staline, Roosevelt et Churchill. De Gaulle n'est pas convié ce qui le rend particulièrement furieux, de nouveau. Cette conférence est en réalité un véritable partage du monde entre puissants qui va reprendre de nombreux accords multipartites précédents. Staline, en position de force, en terme de nombres de soldats et d'équipements, qui a également rapatrié de nombreux prisonniers dans son pays, dont beaucoup n'était pas à lui, réclame la partie est de l'Europe. Surtout, Staline veut mettre la main sur Berlin, les régions industrielles de pointe d'Europe et puis sur les plans atomiques des Nazis afin de mettre au point l'arme nucléaire. Roosevelt, mal informé et malade, fait confiance à Staline et lui cède à peu près tout afin de mettre fin au plus vite fin à la Guerre et donc aux morts américains. Seul Churchill essaie d'équilibrer la marche du monde, particulièrement heurté par le cynisme de Staline en Pologne. Mais sa marge de manœuvre est déjà mince : en réalité, face aux Etats-Unis, à la Chine et à l'URSS, le Royaume-Uni est désormais minuscule. Surtout, les deux grands sont hostiles au modèle colonial et Churchill commence à sentir que l'Alliance se fissure. Il est également frappé par la naïveté de Roosevelt et Hopkins qui surnomment Staline Oncle Joe. Churchill, comme de Gaulle, est parfaitement lucide sur la nature du stalinisme et est terrifié de savoir qu'une partie de l'Europe soit sous son contrôle. La première question est celle de l'Allemagne. Staline veut la démembrer complètement. A ce titre, il est en accord avec de Gaulle, qu'il a rencontré en décembre 1944 et pendant laquelle de Gaulle avait réussi à être reconnu par Staline sans s'opposer au gouvernement polonais de Lublin, qui souhaitait pour sa part une Rhénanie indépendante. Mais Churchill ne veut pas que le peuple allemand soit trop malmené. Il a dans l'idée que l'Allemagne pourra être une alliée contre Staline le moment venu. Alors qu'à l'origine, l'Allemagne devait être occupée par les trois alliés, Churchill impose la France comme puissance occupante. Staline, excédé, accepte à condition que cette zone soit imputée sur les zones américaines et britanniques. Là encore, Churchill pense à l'équilibre du monde. De la même façon, Churchill refuse que les réparations allemandes soient fixées au prix que propose l'URSS. Mais Roosevelt se range du côté de Staline. En ce qu'il s'agit du Japon, Staline accepte de déclarer la guerre aux Japonais en échange des îles souhaitées, en accord avec la Chine. Churchill est mis sur le côté des négociations. Sur la question de la Pologne, Churchill parvient à arracher à Staline la promesse d'élections libres. Staline fait mine d'accepter. Quant à la création de l'ONU, les Alliés sont d'accord pour créer un Conseil de Sécurité permanent. Roosevelt impose la Chine comme membre et Churchill, pour ne pas être en minorité par des puissances anticolonialistes, demande à ce que la France puisse en faire partie. Là encore, Staline accepte à contrecœur. La question du droit de veto est réservée pour plus tard. Roosevelt finit par imposer une tonalité morale à la Conférence qui déclare que le monde doit être régi par le droit et par des élections libres. Staline acquiesce, consterné. Quant aux prisonniers de guerre des Allemands, ils sont renvoyés chez eux. En revanche, les prisonniers russes, à peu près deux millions, sont envoyés au goulag pour traitrise. En effet, s'être fait capturé est considéré par Staline comme le signe d'une trahison.

Beaucoup ont longtemps cru que de Gaulle avait permis le fait que la France soit reconnue, à l'instar des puissances victorieuses, comme puissance occupant l'Allemagne vaincue et siégeant au Conseil de Sécurité Permanent de l'ONU. En réalité, cela est dû à Churchill, qui commençait à comprendre que le monde bipolaire, où régneraient en maître les Etats-Unis et l'URSS, des puissances anticolonialistes, ne serait pas favorable aux intérêts britanniques. On ne peut pas dire que de Gaulle soit très reconnaissant envers Churchill. Le Général est profondément marqué par ces années de guerre pendant lesquelles il s'est senti absolument humilié et mis en minorité. Et pourtant, le 12 avril 1945, Harry Truman devient Président des Etats-Unis après le décès de Roosevelt. Il est tristement célèbre pour avoir anéanti le Japon grâce à deux bombes nucléaires lancées sur Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945. La Chine récupère Taïwan, la Corée est libérée au nord par les Soviétiques et l'armée communiste de Kim Il-sung, au sud par les Américains. En Indochine, le Viet Minh prend le pouvoir et s'oppose aux autorités françaises qui ne veulent pas leur céder la Cochinchine. Jean de Lattre de Tassigny est envoyé reprendre pied au Vietnam ainsi que négocier un accord avec les communistes. Staline, quant à lui, pousse ses pions partout dans l'Asie libérée et particulièrement en Corée du Nord. Le Japon, lui, est occupé par les Américains. Le 20 novembre 1945, les Procès de Nuremberg s'ouvrent pour juger les pontes du IIIème Reich. La dénazification et la démilitarisation de l'Allemagne est faite à marche forcée dans une atmosphère de crise économique radicale. Partout, les reconstructions conduisent à une reprise économique qui ne se ressent pas encore en terme de confort, de salaires et de bien-être. En France, la démographie s'apprête bientôt à exploser après le retour des prisonniers de guerre. L'ordre du monde est en train de se transformer et peu à peu, Churchill prophétise l'avènement d'une nouvelle ère caractérisée par le rideau de fer entre l'Ouest et l'Est. Tandis que les Américains, par les institutions internationales, leur force armée démesurée et leur puissance économique qui se traduit par un vaste plan d'investissement dans toute l'Europe occidentale, dit le Plan Marshall, installent des satellites en Occident, les Soviétiques font de même à l'est. Le monde va changer petit à petit et le Blocus de Berlin par les armées soviétiques en juin 1948, forçant les Américains, Britanniques et Français à ravitailler la ville par pont aérien, signe le début de la Guerre Froide. En 1949, le Traité d'Alliance de l'Atlantique Nord (OTAN) est mis sur pied officieusement pour contrer la menace soviétique qui s'abat sur les pays de l'est, installant des régimes à sa botte sans élections. La République Fédérale d'Allemagne (RFA), dominée par les Américains à l'ouest, fait face à la République Démocratique d'Allemagne (RDA) dominée par les Soviétiques et couvrant à peu près le territoire de l'ancienne Prusse occidentale. L'Europe est strictement divisée en deux. Le 1er octobre 1949, l'arrivée au pouvoir des communistes en Chine et l'installation de Mao au pouvoir tend encore plus les Américains qui soutiennent les nationalistes fondant leur propre Etat à Taïwan. C'est en Corée, en 1950, que Kim Il-Sung tente d'annexer le sud du pays. Bientôt, les Américains interviennent et vont reconquérir le territoire. Les Coréens du Nord obtiennent l'appui de la Chine et regagnent du terrain. Bientôt, les Américains font pleuvoir sur la Corée un tapis de bombe gigantesque, plus important que pendant toute la guerre du Pacifique réunie, réduisant à néant la nation coréenne et d'un cinquième la population du pays. Les Américains, qui connaissent une radicalisation antimarxiste à cause du maccarthysme triomphant, envisagent même d'utiliser l'arme nucléaire contre le régime de Mao. Pendant ce temps, en 1949, l'URSS se dote de l'arme nucléaire. L'équilibre de la terreur commence. Staline lance une grande bataille culturelle contre le cosmopolitisme européen et espionne massivement ces anciens alliés. Le monde arabe est également bouleversé : en 1948, Israël est fondée en Palestine par David Ben Gourion et les nationalistes sionistes. Une guerre terrible les oppose aux Arabes qui perdent de nombreux territoires. Les empires coloniaux, quant à eux, vacillent. La guerre et l'esprit du temps donnent des envies de liberté aux colonisés britanniques et français. Le monde va connaître des bouleversements énormes pendant cette période. Mais à ce stade, en 1945, de Gaulle est au pouvoir. Il ne le gardera qu'une année. L'histoire de la IVème République va rendre de bien des manières le de Gaulle de 58 possible. 


LE GENERAL DE GAULLE ET LA IVe REPUBLIQUE (1946-1958)


Les historiens s'accordent pour dire que le Général de Gaulle va rater considérablement le coche en 1945. La volonté réformatrice du Général est indéniable mais la tâche est rude. Il sous-estimera largement la capacité phénoménale des partis politiques, même après leurs naufrages en 1940, de subvertir et de déposséder les aventuriers personnels de leurs luttes. Dès sa démission en janvier 1946, sa traversée du Désert commence. Toute la classe politique va avoir une fâcheuse tendance à le croire mort, et il est vrai que le Général ne cherche pas tellement à laisser présager l'inverse. Naviguant dans les eaux troubles de milieux bourgeois interlopes, terré dans sa maison de Colombey-Les-Deux-Eglises, empêtré dans son obstination antiparlementariste, coincé dans l'obsession de la réforme constitutionnelle, il rumine avec une grande aigreur les évènements politiques de la décennie. Il faudra une crise politique dramatique, qu'il aura d'ailleurs en partie au moins indirectement envenimé, pour revenir en sauveur. Retour sur un passage à vide. 

L'échec du projet gaulliste. 

Après la Seconde Guerre Mondiale, dans la France libérée, le paysage politique français se gauchise très naturellement. L'extrême droite maurrassienne ainsi qu'une certaine droite nationaliste ayant particulièrement collaboré (ou tout du moins permis l'avènement des fascismes dans la pensée européenne) sont éliminées de l'ensemble des pays européens aussi bien à l'est qu'à l'ouest. Le peuple français, bien conscient des conséquences du fascisme, n'est donc pas spontanément attiré par ces solutions. Les partis, quant à eux, s'en éloignent très nettement. Trois partis politiques émergent et se partagent la scène française : le Parti Communiste Français, qui est extrêmement renforcé par son aura de résistance et de luttes, la SFIO, qui a composé ses propres réseaux résistants et a su faire oublier sa compromission avec Pétain puis le Mouvement Républicain Populaire (MRP). Ce dernier est une nouveauté : il rassemble des démocrates chrétiens adeptes de la doctrine sociale de l'Eglise, plutôt centristes et partisans de l'alliance avec la gauche, surtout très éloignés de la droite dure. Ils sont animés d'un idéal pacifique et cherchent par dessus tout à construire une organisation internationale européenne destinée à maintenir définitivement la paix sur le continent européen. Pourtant, son électorat semble parfois ne pas forcément partager ses idéaux tant il attire le vote conservateur, mais aussi le vote des femmes. Les 29 avril et 13 mai 1945, les élections municipales, qui ne se déroulent pas sur tout le territoire français, et qui se font sans les 2,5 millions de prisonniers de guerre, offrent 4 100 communes à la SFIO, 2 000 communes aux communistes et seulement 477 pour le MRP qui vient tout juste d'apparaître et que les multiples partis de droite n'apprécient pas. Charles de Gaulle, qui est de facto le chef du GPRF, se concentre sur ses efforts afin de construire une nouvelle Constitution qui ne serait pas calquée sur celle de la IIIème République. Deux référendums sont posées aux Français : souhaitent-ils que la nouvelle Assemblée soit constituante et donc qu'elle rédige une nouvelle Constitution ce qui mettrait un terme définitif à la IIIe République ? Et à côté de cela, souhaitent-ils que le pouvoir de cette Assemblée Constituante soit limité et que le Gouvernement s'occupe de rédiger la Constitution ? Le Général, qui souhaite écrire lui-même la Constitution, milite pour que les Français répondent "Oui" aux deux questions. A l'inverse, les communistes désirent que le Peuple vote "oui" à la première question et "non" à la deuxième. Le 21 octobre 1945, les questions sont posées en même temps que les élections législatives qui se déroulent au scrutin de liste proportionnel départemental comme sous la IIIème République. Les Français répondent oui à la première question à 96%, c'est à dire qu'ils désirent massivement qu'une nouvelle Constitution soit rédigée pour tourner la page de la IIIe. A la seconde question, ils suivent de Gaulle à 66% pour que l'Assemblée ait des pouvoirs constituants limités. C'est une victoire réelle pour le Général. En revanche, l'Assemblée législative constitue une victoire réelle pour les communistes qui obtiennent 27,13% des suffrages et des sièges. Le MRP arrive deuxième avec 25,60% des voix. La SFIO obtient 24,91% des voix. Ces trois partis, fidèles à la volonté du Conseil national de la Résistance, s'allient et élisent le Charles de Gaulle comme Président du Conseil. Cette alliance est nommée par les politistes "tripartisme". Le problème est que de Gaulle va commettre des erreurs réelles dans la menée de son Gouvernement. D'abord, il se méfie des communistes et ne leur offre que cinq portefeuilles gouvernementaux de moindre importance. Les militants communistes et une partie des classes populaires comprennent mal cette décision. Surtout, il nomme six de ses proches aux postes clefs alors que ces derniers n'appartiennent à aucun des partis victorieux ce qui crée une véritable morgue chez les Députés. Cela est très représentatif de de Gaulle qui estime que les technocrates sont plus compétents que les politiques. Cette dépolitisation n'est pas surprenante de la part d'un homme qui a fondé l'ENA et qui a lui même été un véritable technocrate sous la IIIème République. Le point de discorde le plus criant entre de Gaulle et son Gouvernement est évidemment la rédaction de la Constitution. De Gaulle et le MRP souhaitaient un système dans lequel le Président de la République, arbitre, était un pouvoir fort ainsi qu'un parlement rationnalisé avec deux chambres : une chambre haute représentant les pouvoirs locaux et une chambre basse, élue par le Peuple. Néanmoins, les communistes et la SFIO refusèrent cette idée, estimant qu'un pouvoir exécutif fort était une manière d'écraser les Parlementaires et représentait une vision archaïque du pouvoir. De la même façon, ils ne souhaitaient pas le bicaméralisme, préférant une chambre unique à l'image de la Convention de la Ière République. De Gaulle est furieux mais le PCF et la SFIO imposent leurs vues. Finalement, la rupture est nette quand les socialistes tentent, afin d'approfondir la reconstruction du pays, de baisser les dépenses militaires de 20%. Le 20 janvier 1946, de manière spectaculaire, il démissionne de son poste en espérant être rappelé. Mais un socialiste, Félix Gouin, lui succède et le tripartisme continue de fonctionner sans lui. Le MRP lui-même lâche de Gaulle et tous saluent l'homme et lui proposent le titre de Maréchal de France. Le Général, profondément furieux, le refusera et se sentira trahi. 

Les communistes et les socialistes proposent donc une Constitution aux Français. Cette dernière prévoit ainsi une Chambre unique élue par le peuple au scrutin proportionnel qui élirait un Président du Conseil et validerait ses choix gouvernementaux. Le Président de la République aurait un simple rôle honorifique. Le MRP finit par appeler le Peuple à voter non. Le Général milite également pour que soit refusée cette Constitution. Les Français rejettent la Constitution avec 53% des suffrages. C'est une victoire pour de Gaulle et le MRP. Le 2 juin 1946, des nouvelles élections législatives ont lieu. Le MRP devient le premier Parti de France avec 28,33% des voix, suivi par le PCF qui obtient 26,11% des voix et la SFIO qui ne totalise que 21,84% des voix. Le MRP, dans une position de force, consent à la continuation du tripartisme et un gouvernement composé des trois Partis est formé. Le Président du Conseil est l'ancien chef du CNR, Georges Bidault. Evidemment, la logique aurait voulu qu'une Constitution gaulliste, fidèle à son discours de Bayeux, soit écrite. Mais le MRP, pourtant dominant, va céder aux socialistes et aux communistes sur presque tous les points sauf quelques uns. Le 13 octobre 1946, la Constitution est acceptée par les Français, davantage par lassitude que par conviction. La différence majeure est que le pouvoir législatif est composé de deux chambres : l'Assemblée Nationale, élue au suffrage universel direct au scrutin proportionnel et le Conseil de la République, élu au suffrage universel indirect par des grands électeurs ayant des mandats locaux, qui n'a cependant qu'un pouvoir consultatif. Le Président de la République, élu pour sept ans par le Parlement composé des deux chambres, n'a quasiment aucun pouvoir. Il conserve néanmoins le pouvoir de diriger l'armée et de nommer les Ambassadeurs. De la même façon, il peut à certaines conditions très restrictives dissoudre l'Assemblée Nationale. Il dirige le Conseil Supérieur de la Magistrature et dispose d'un droit de grâce. Il est irresponsable sauf pour haute trahison. Le véritable pouvoir exécutif est dans les mains du Président du Conseil qui est nommé par le Président de la République et surtout investi par le Parlement. Charles de Gaulle va profondément condamner cette nouvelle constitution. Il est vrai qu'elle sera aussi instable que la IIIème République puisqu'elle connaîtra 24 Gouvernements dirigés par 16 Présidents du Conseil différents en onze ans. La première législature de la IVème République confirme l'écrasante majorité des trois Partis qui forment de nouveau un Gouvernement à la tête duquel Paul Ramadier est élu Président du Conseil. Vincent Auriol, un socialiste modéré hostile au Général de Gaulle, est élu Président de la République. Il fera toujours tout pour éloigner les gaullistes du pouvoir. Ramadier, une fois élu, va accentuer encore davantage la nature parlementaire du pouvoir en instituant une coutume qui consiste à faire valider son Gouvernement par le Parlement. Charles de Gaulle, qui estime que le MRP est trop à gauche, fonde en 1947 un parti franchement à droite : le Rassemblement du Peuple Français (RPF). Ce Parti prône le retour au pouvoir de de Gaulle, la mise en place d'une nouvelle Constitution avec un exécutif plus fort ainsi qu'une autre voie économique, plutôt étonnante, qui est l'association entre syndicats et patronat. Le RPF a également une face sombre : ultra-violent dans les affaires coloniales, allant jusqu'à condamner la construction de lycées à Madagascar, il est également très anticommuniste et prône l'apaisement avec les anciens collaborateurs. Si des Résistants comme le jeune Chaban-Delmas y sont naturellement admis, certains pétainistes se font admettre dans les syndicats gaullistes, dans le service d'ordre et au sein des sections coloniales en Indochine et en Algérie. L'extrême agressivité de sa parole contre les Parlements, rappelle celle de Boulanger et des bonapartistes. Surtout, l'ennemi du RPF est le communisme. S'il obtient des très bons scores aux élections municipales et sénatoriales en 1947, il va être tenu à l'écart du pouvoir. En effet, une nouvelle force législative, dite la Troisième Voie, va émerger : en effet, la SFIO, l'UDSR (un autre parti socialiste), les Radicaux, le MRP et la droite modérée forment une coalition et renversent Paul Ramadier. Le politique de centre-droit, Henri Queuille, sera un des pivots de cette Troisième Voie dont les objectifs sont clairs : tenir l'extrême gauche communiste et l'extrême droite gaulliste en dehors du pouvoir. Le RPF, qui regroupe un électorat de conservateurs, de patrons et de quelques modérés, va cependant décliner à mesure que la Troisième Voie va apaiser les mouvements sociaux. Des nombreuses défections ainsi que l'ostracisme subi par le RPF vont expliquer son déclin à partir de 1949 et sa mise à l'écart du pouvoir progressive, puis sa quasi-extinction en 1955. Le Général va se retirer alors dans sa maison et rédiger ses Mémoires. Il continuera de recevoir une fois par semaine des figures de la politique. Mais pour tous les politiciens, le gaullisme est fini. Le Général de Gaulle a échoué. Il se confiera plus tard et exprima l'idée que le coup d'état aurait pu être une solution en 1946 mais ne lui semblait pas être "la" bonne solution. 

Succès et échecs de la IVème République. 

Les gaullistes haïssent la IVème République. Ils l'accablent de tous les maux. Et pourtant, cela semble injuste. Certes, l'instabilité gouvernementale est réelle, mais elle n'équivaut pas à une absence de résultats. L'échec du maintien d'un Empire colonial ne peut pas vraiment lui être reproché car il touche toutes les colonies extra européennes pour des raisons plus liées à leurs volontés d'émancipation qu'à autre chose. Surtout, la politique économique de la IVème est loin d'être mauvaise. Ce que l'économiste Jean Fourastié a surnommé les Trente Glorieuses (années de croissance économique et de plein emploi entre 1945 et 1970) débute sous la IVe. Le Plan Marshall est une véritable manne d'argent frais qui permet la reconstruction d'un pays parfois détruit et miné par les années de guerre. Monnet et Schuman vont échelonner les dettes et mener des plans économiques particulièrement bien pensés. Chaque année, la croissance augmente de 4,5 points. Les salaires augmentent considérablement. Si les classes populaires ne voient parfois pas tout de suite les résultats, parce que le Parti Communiste entretient un climat insurrectionnel dans les usines, l'industrialisation maintient une absence de chômage réelle. Le seul problème est que le Gouvernement privilégie l'industrialisation et la construction des infrastructures sans construire de logements ce qui va produire une crise en 1954. De la même façon, les guerres coloniales et l'inflation vont mener à un déficit de la balance commerciale (déjà) et à un creusement réel d'un déficit explicable. Malgré ces quelques points noirs, la IVème République a réellement fait le boulot : les nationalisations des secteurs stratégiques, le Commissariat au Plan et l'indexation des salaires à l'inflation maintiennent le pays à flot. La IVème République maintient les progrès sociaux de Parodi et Croizat : les allocations chômage, familiales, maladies et de retraites sont financées. La Sécurité Sociale se porte très bien. Un revenu minimum nommé SMIG est institué et en 1956, les socialistes font voter la mise en place d'une troisième semaine de congés payés. De la même façon, si le choix de la cogestion n'est pas fait, un comité d'entreprise est mis en place dans les entreprises de plus de cinquante salariés élus par les syndicats. Comme dans tous les pays d'Europe tels que le Benelux, le Royaume-Uni, l'Italie et la République Fédérale d'Allemagne, exactement au même rythme, le pays se relève des conséquences désastreuses de la Seconde Guerre Mondiale. Au même rythme, alors même que les guerres coloniales ne concernent qu'elles. La IVème République, ne l'oublions pas, a un Préambule de Constitution qui déclare que la France a un régime républicain social. La France est loin de souffrir de cette instabilité gouvernementale. Au contraire, elle en sort grandie. 

La IVème République va inscrire la France dans un certain nombre d'institutions internationales dont elle est encore partie aujourd'hui. En 1950, la France signe la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales (la CESDH) et intègre le Conseil de l'Europe, qui ne doit pas être confondu avec les institutions européennes politiques. La France est toujours partie de cette institution et la CEDH rend des arrêts qui s'imposent aux juridictions françaises en matière de libertés fondamentales. En 1949, la France rejoint l'OTAN et son commandement intégré. Les Etats-Unis dirigent bien entendu cet ensemble et les armées coopèrent afin de résister à l'influence du Bloc de l'Est. Contrairement à ce que l'on pense, les recherches en matière nucléaire, notamment militaire, alors que les Américains y sont hostiles, sont menées sous la IVème République en coopération avec l'Italie et l'Allemagne. En 1951, Robert Schuman, en coopération avec Jean Monnet, déclare la création de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier (CECA) avec le Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, l'Italie et surtout la RFA dont Konrad Adenauer est le Chancelier. L'objectif est évidemment de faire la paix avec l'Allemagne et de construire une véritable coopération. La mise en commun des industries lourdes est stratégique : aucun pays ne pourra se réarmer sans que les autres n'en profitent et ne soient au courant. Cette union par l'économie est conçue par les pères de l'Europe comme une manière de mettre le pied dans la porte et de créer la possibilité d'une union politique. Face au bloc de l'Atlantique composé des Etats-Unis et du Royaume-Uni, le bloc continental se dessine petit à petit. Il sera suivi ni plus ni moins que par la signature du Traité de Rome en 1957 qui crée à la fois une alliance nucléaire civile et surtout une Communauté Européenne Economique. Cette communauté, fruit de l'alliance entre le socialiste Guy Mollet et Konrad Adenauer, cherche à pousser la politisation de l'Europe par l'économie en abolissant les droits de douane et en créant un Marché Commun. Le seul échec de la IVème République est celle de la Communauté Européenne de Défense (CED) : l'idée était de créer une armée européenne commune pour faire compétition à l'OTAN et à l'URSS. Cette armée ultrapuissante devait empêcher toute guerre sur le continent européen. Mais alors que tous les pays acceptent cette idée, la France finit par refuser en 1954 à cause de la peur de voir l'Allemagne se réarmer, de l'opposition des gaullistes et surtout de l'arrivée au pouvoir d'un homme, Pierre Mendès France, qui de bien des manières est un gaulliste sans de Gaulle. Celui qui avait proposé au Général sans succès la mise en place d'une politique économique plus à gauche va gouverner la France pendant sept mois et demi, et de bien des manières il sera l'un de ses Présidents du Conseil les plus populaires. Si de Gaulle condamne la construction européenne, il ne la remettra pas fondamentale en cause une fois arrivé au pouvoir. Il comprend bien la nécessaire coopération européenne pour faire face, après la décolonisation, à l'émergence de géants que sont les Etats-Unis, l'URSS et aussi la Chine. 

Les gaullistes ont instrumentalisé l'échec colonial de la IVème République. Là encore, tout est à nuancer. Tout d'abord, il y a la Guerre d'Indochine contre le Vietminh entre 1946 et 1954. La France mène une guérilla sans pitié aux communistes et indépendantistes, pris de la peur panique de la chute irrémédiable d'un Empire colonial gigantesque. C'est le MRP qui va être particulièrement actif dans cette guerre à laquelle la majorité de l'opinion publique française, inspirée par les communistes, est diablement opposée. Les Etats-Unis financent l'armée française. La Guerre fera 500 000 victimes et sera le théâtre de crimes de guerre atroces. Les vietnamiens finissent par remporter la guerre après l'éclatante victoire des communistes à Dien Bien Phu. En 1954, Pierre Mendès France signe les accords de Genève qui instituent la séparation du Vietnam entre le nord tenu par les communistes et le sud Vietnam. Les Américains continueront la guerre et la fin est connue : l'échec des Etats-Unis. En 1955, Pierre Mendès France offre l'indépendance à la Tunisie. Son successeur, Edgar Faure, l'offrira au Maroc en 1956. En Afrique Noire, les choses sont plus complexes. Il ne faudrait pas résumer cette période à une opposition binaire entre les indépendantistes d'une part et les colonialistes d'autre part. En réalité, d'autres solutions existaient notamment la création d'un Etat fédéral colonial plus ou moins égalitaire entre la France et les pays africains. Mais beaucoup en France craignaient que les Africains ne finissent pas l'emporter au sein des Fédérations, ce qui aurait été sans doute le cas, mais auraient permis de sauver la face. Finalement, Guy Mollet vote la loi Deferre en 1956 qui institue des pouvoirs autonomes aux Assemblées élues en Afrique Occidentale Française et en Afrique Equatoriale Française. Ces pouvoirs sont larges sauf en matière de défense, de politique étrangère et de politique monétaire. Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët-Boigny seront à ce titre des Ministres français. Deux évènements, en revanche, seront les points noirs de la politique coloniale de la IVème : la terrible Guerre d'Algérie, dont il faudra dire de nombreux mots plus tard, mais aussi la Crise de Suez. En 1869, le Canal de Suez, qui permet de relier la Méditerranée à l'Océan Indien, un point stratégique majeur de pouvoir et d'argent, est financé par la France et l'Egypte. Le Roi Farouk obtient son indépendance du Royaume-Uni en 1936 mais les Britanniques continuent de piloter plus ou moins subtilement la politique égyptienne. En 1952, Farouk Ier est renversé par les nationalistes arabes qui fondent la République égyptienne laïque et puissante bientôt dirigée par le Président Nasser. Le Canal de Suez, lui, est possédé majoritairement par des actionnaires britanniques et français. Nasser y voit une atteinte à sa souveraineté nationale et un archaïsme colonial et décide de nationaliser le Canal, ce qui était bien son droit le plus naturel. Mais les Britanniques, les Français et Israël bombardent l'Egypte pour récupérer leurs terres et font reculer les nationalistes arabes. Toutefois, Nasser est soutenu par les Etats-Unis et l'URSS qui condamnent le colonialisme européen. Khrouchtchev menace même Londres et Paris d'utiliser l'arme nucléaire contre eux s'ils ne se retirent pas. Les Britanniques et les Français, humiliés, sont obligés de reculer. La chose est claire : les colonies européennes sont terminées. 

Sur le plan interne, la Troisième Voie gouverne jusqu'en 1951. De nouvelles élections législatives, manipulées par une loi électorale destinée à faire chuter le PCF et le RPF gaulliste, permettent un glissement à droite, une chute de la SFIO et une certaine percée du RPF qui prend la moitié des voix au MRP. Antoine Pinay réussit à maintenir une courte période de stabilité autour de sa personne avec un Gouvernement de centre-droit. En 1954, au bout de six jours et treize tours de scrutin, René Coty est élu Président de la République. Il est lui aussi de centre droit et prend la place de Vincent Auriol. Après la chute d'Edgar Faure, le radical Pierre Mendès France est Président du Conseil en 1954 et mène une bonne politique étrangère et refuse notamment la CED. Les élections législatives de 1956 sont marquées par l'émergence d'un mouvement inédit appelé le poujadisme. De manière très intéressante, ce mouvement composé de commerçants et d'artisans, de petits employés et de quelques agriculteurs, va naître en 1953 à l'occasion d'un contrôle fiscal dans le sud-ouest. Pierre Poujade, président du syndicat d'union de défense des commerçants et des artisans, conseiller municipal de Saint-Céré, va défendre les siens. Précurseur du populisme d'extrême droite, il dénonce les attaques des "grands" contre les "petits", les vampires de l'Etat, ses intellectuels coupés du monde, ses notables, sa clique de financiers et le fisc. A la fois opposé au grand patronat mais aussi aux assistés, critique de la sécurité sociale et des technocrates, son mouvement va réunir le pire des futurs mouvements d'extrême droite en France, tels que Jean-Marie Le Pen. Surtout, Pierre Poujade hait les Juifs et accable particulièrement Pierre Mendès France dont il moque les origines étrangères. Comparé aux fascistes, sans doute à raison, et surnommé Poujadolf par ses détracteurs, il se met tout le monde à dos et provoque la création d'un front républicain, soutenu même par les communistes contre celui qu'ils qualifient d'hitlérien. Pourtant, aux élections de 1956, il fait une véritable percée avec son Union et Fraternité Française (UFF) en faisant 11,6% des voix. L'extrême droite est de retour. Petit à petit, sa ligne politique va se concentrer sur les Juifs et les étrangers d'origine maghrébine. Si Le Pen va se brouiller avec lui et se rapprocher de Tixier-Vignancourt, Poujade, de bien des manières, va permettre l'émergence du futur Front National. Les gaullistes, loin de condamner l'homme, vont cultiver certaines accointances avec les poujadistes, notamment Georges Pompidou, ce qui n'est pas sans paradoxe, puisque ce dernier est un banquier de chez Rothschild. Quoiqu'il en soit, dès 1956, la SFIO va imposer Guy Mollet comme Président du Conseil. La Guerre d'Algérie va précipiter la chute de Guy Mollet, son remplacement par Félix Gaillard et puis l'arrivée au pouvoir de Pierre Pflimlin du MRP en 1958. Bientôt, le Général de Gaulle sera de retour au pouvoir et ce, grâce (en raison de ? à cause ?) de la Guerre d'Algérie. Retour sur les origines d'un énorme loupé républicain. 

La Guerre d'Algérie. 

L'Algérie est la clef pour comprendre l'accession au pouvoir du Général de Gaulle en 1958. Certaines idées fausses sont toujours en circulation sur le douloureux sujet algérien et un contexte est absolument nécessaire pour mieux saisir l'aspect dramatique de la période. A l'origine, l'Algérie, composée de peuples amazighs (berbères) et arabes, est une dépendance de l'immense Empire Ottoman. En réalité, l'Algérie est de facto complètement autonome et constitue un ensemble territorial appelé "Régence". La Régence d'Alger n'est pas la seule à porter ce nom là et peut être comparée à celles de Tunis et de Tripoli. Le chef politique de la Régence, le dey d'Alger, est un vassal du sultan ottoman, c'est-à-dire qu'il lui doit en théorie un soutien militaire et économique. Comme il a été dit auparavant, il est en réalité le seul maître à bord. La Régence est elle-même divisée en "régions" appartenant d'une part au dey et d'autre part à des beys, vassaux du dey, régnant tels des seigneurs féodaux sur les trois beyliks de Titteri, d'Oran et de Constantine. La Régence est cependant en crise à partir du XIXème siècle. En effet, sa fortune provenait principalement du commerce maritime, et les conquêtes napoléoniennes, ainsi que la domination britannique et française sur la Méditerranée, réduisent considérablement sa richesse. Face à cette crise économique, le dey économise sur sa flotte, jadis puissante, et provoque alors un cercle vicieux puisque les rendements commerciaux déclinent de plus belle. De la même façon, le dey n'améliore pas la qualité de ses bateaux qui deviennent, face aux navires européens, totalement obsolètes. Forcément, comme tout pouvoir politique confronté à une baisse de recettes, le dey augmente la fiscalité, non pas sur l'élite turque présente dans la cité portuaire d'Alger, mais aux dépens des paysans pauvres, ce qui provoque une fuite de ces couches sociales inférieures vers le Sahara. L'augmentation du nomadisme s'accompagne de révoltes de tribus berbères montagnardes contre la Régence qui est considérée comme un pouvoir inefficace, coûteux et inutile. Face à la captation des richesses par les Européens, la Régence d'Alger, mais également celle de Tunis et de Tripoli, réagissent naturellement en développant la piraterie, à tel point que ces Etats seront surnommés les Etats barbaresques. Les pirates imposent aux navires européens et américains des tributs gigantesques et si ceux-ci ne sont pas payés, les bateaux sont pillés et leur équipage réduit en esclavage. Mais en 1801, le Président des Etats-Unis d'Amérique, Thomas Jefferson, refuse de payer les tributs et déclare la guerre aux Etats Barbaresques. L'Américain améliore la qualité de sa flotte et fait bombarder les trois Régences qui doivent s'avouer vaincues. Lors de la guerre franco-britannique en 1812, la piraterie reprend sous la Régence du dey Hadj Ali et le Président américain Madison entreprend de nouvelles sanctions militaires. Après l'assassinat de Hadj Ali et l'installation d'un nouveau dey, Omar Agha, une seconde guerre éclate avec les Etats-Unis. Là encore, la piraterie s'arrête momentanément. En 1816, après la défaite de Napoléon, les Britanniques entreprennent eux aussi une guerre contre les Etats Barbaresques afin de limiter la piraterie (encore!) et de libérer les nombreux esclaves occidentaux vendus dans les Régences. Lord Exmouth est envoyé négocier un traité. Tandis que les dey de Tunis et de Tripoli acceptent de libérer 30 000 esclaves, le dey d'Alger refuse et fait assassiner 200 pêcheurs siciliens et italiens qu'il retenait prisonniers en guise de provocation. Les Britanniques et les Néerlandais bombardent alors en représailles Alger qui est obligée de capituler : 12 000 esclaves sont libérés et un traité est signé aux termes duquel l'esclavage et la piraterie sont abolis. Mais la piraterie reprendra de plus belle dès 1817. A ces crises internationales, il faut ajouter pas mal de crises internes puisqu'outre les révoltes de l'arrière-pays, les beys commencent à désobéir au dey d'Alger ce qui est caractéristique des Etats en crise. Dans ce contexte, les relations entre la Régence et la France ne sont pas des meilleures. Quelques décennies auparavant, quand Napoléon conquiert l'Egypte et met à bas le pouvoir des Mamelouks du Caire, des négociants français demandent l'aide alimentaire au dey d'Alger dans un contexte de difficultés d'approvisionnement. Un contrat est alors conclu entre les deux Etats : le dey accepte de fournir en avance une quantité considérable de blé en échange d'un paiement généreux avec des intérêts par la suite. Bien sûr, Napoléon ne remboursera jamais la dette. Louis XVIII acceptera d'en régler la moitié. Quant à l'autre, elle fait l'objet d'un arbitrage juridique douteux. En 1827, alors que Charles X règne en France, le dey d'Alger exige du consul Pierre Deval une réponse à ses trois lettres adressées au Roi à propos de ces dettes impayées. Deval se comporte très mal, critique l'islam et se prend un coup d'éventail dans le visage par le dey. Un incident diplomatique éclate et bientôt la guerre. 

En réalité, la crise diplomatique est un prétexte. Non seulement Charles X sait pertinemment qu'il est en tort dans cette affaire mais il convoite avec un appétit vorace les terres algériennes. Il est totalement au courant de la crise de l'institution du dey et flaire que sa faiblesse est une véritable aubaine. Le Roi, qui via de Polignac, mène une politique contre-révolutionnaire terrible et impose à la France une théocratie de droit divin contesté par des Républicains et des Libéraux veut renforcer son aura de monarque. Se comparant à Napoléon et aux conquistadores, la conquête d'Alger est pour lui une manière de redorer son blason et de reprendre, face à la puissance gigantesque de la Grande Bretagne, des prises stratégiques en Méditerranée. Charles X fait rapatrier le consul Deval et les Français d'Algérie puis envoie un ultimatum au dey d'Alger, lui réclamant des excuses ainsi que des conditions caractérisant une humiliation intenable. Le dey refuse et la flotte française opère en conséquence le blocus du port d'Alger. Il va durer trois ans. Si quelques navires tentent dans un premier temps de rompre le blocus, ils sont repoussés très rapidement et les Algériens sont obligés de circuler de nuit dans des petites embarcations pour circuler dans la Méditerranée. A l'inverse, une chaloupe de militaires français est capturée par des pirates et l'équipage est entièrement décapité. Leurs têtes sont vendues au dey d'Alger. En 1829, Charles X décide de négocier la levée du Blocus. L'Amiral de la Bretonnière est envoyé négocier à Alger à bord du navire La Provence mais aucun accord n'est trouvé. Alors que La Provence lève l'encre, l'artillerie algéroise bombarde le navire qui échappe de peu à la catastrophe. La tension entre les deux pays est alors à son comble. En 1830, la dernière année de son règle, Charles X décide d'envahir l'Algérie. Son commandement militaire dispose de plans de débarquement qui avaient été commandés par Napoléon en 1808 à l'officier Vincent-Yves Boutin et qui sont encore d'actualité. La flotte quitte Toulon et arrive à Alger en juillet. Tandis que la ville est bombardée, les troupes françaises débarquent sur les points prévus et prennent Sidi-Ferruch. Bientôt, Alger est conquise également. Le dey est contraint de fuir à Naples et les élites turques quittent le pays. Charles X impose aussitôt sa propre monnaie et se nomme désormais Roi de France et d'Alger. Exactement en même temps, Charles X est renversé par une Révolution et la monarchie de Juillet est instaurée. Louis-Philippe, le Roi des Français, censément plus libéral, se laisse convaincre de continuer la conquête et remplace Bourmont, resté fidèle à Charles X, par Clauzel. Ce dernier négocie avec les beys et leur propose d'instaurer un simple protectorat, forme la moins extrême de colonisation. Ces derniers refusent. S'ensuivent pendant un an des tractations obscures et des retournements de situation assez peu intéressants. En 1832, face à cette invasion, l'émir Abdelkader, savant musulman, prend le pouvoir et entreprend la lutte contre le colon français. Il finit par négocier un traité de paix momentané avec les Français présents sur place. En juillet 1834, les premiers statuts de l'Algérie sont adoptés par les chambres françaises, non sans l'opposition d'anticolonistes, qui imposent la création d'un Gouverneur Général nommé par le Ministre de la Guerre. Le Général Drouet d'Erlon accède à ce poste. La nouvelle politique menée par Drouet d'Erlon, qui tente de monter des tribus hostiles à l'émir contre lui, va mener à la reprise de la guerre. Les troupes d'Abdelkader infligent une défaite aux troupes de Trézel lors de la Bataille de la Macta le 28 juin 1835. Le Général Drouet d'Erlon est donc remplacé par Clauzel qui reprend son poste. Ce dernier avait été limogé après avoir outrepassé sa compétence en octroyant à des beys des territoires en échange de soutiens. Le Gouverneur Clauzel se persuade rapidement qu'une conquête rapide de l'Algérie est possible et il prend les villes de Mascara, Tlemcen puis attaque Constantine, tenue par un autre pouvoir algérien indépendant de l'émir, Ahmed Bey. Néanmoins, l'émir Abdelkader réussit à reprendre Mascara et la conquête de Constantine est un échec. Seul le Général Bugeaud obtient une victoire contre l'émir lors de la Bataille de la Sikkâk en Oranie. Clauzel est de nouveau limogé et est remplacé par Damrémont. Ce dernier, plus pragmatique, négocie avec Abdelkader, qui joue des rivalités entre lui et Bugeaud, avec qui il traite. Bugeaud concède à Abdelkader de nombreux territoires, et Damrémont s'empare de Constantine en 1837. Damrémont meurt toutefois lors de la Bataille. En octobre 1837, Valée devient le nouveau Gouverneur. Après avoir proposé sans succès à Ahmed Bey de revenir diriger Constantine en échange de sa soumission, Valée nomme un gouverneur colonial en s'appuyant intelligemment sur des seigneurs de guerre locaux. Très vite, Valée cherche à maîtriser les Portes de fer, un chemin direct et stratégique entre Constantine et Alger dans les Monts Bibans. Néanmoins, le traité de Tafna conclu entre Bugeaud et Abdelkader est flou, ce dernier estimant que ce territoire lui appartient et refusant catégoriquement la renégociation. Avec le soutien du cheikh El Mokrani, Valée passe outre et devient le maître des Portes  de fer en octobre 1839. 

La situation est inacceptable pour l'émir Abdelkader qui estime à raison que le traité de Tafna a été violé. Il déclare la guerre à Valée en novembre 1839. Le 28 de ce même mois, Abdelkader attaque la plaine de la Mitidja, massacre 109 colons et détruit les fermes locales. Paniquées, les troupes françaises se replient à Alger. Valée est vivement critiqué par le Général Bugeaud qui est en même temps Député de la Dordogne, partisan d'une ligne considérablement plus dure. Mais Valée est protégé par Adolphe Thiers, le chef du Gouvernement. Des renforts débarquent et Valée occupe les cités de Cherchell et Miliana. Au début du mois de février 1840, Abdelkader tente de se rendre à Mostaganem mais ses milliers d'hommes sont repoussés par cent soldats français postés dans la forteresse de Mazagran. En 1840, Soult devient chef de Gouvernement et nomme enfin le Général Bugeaud Gouverneur Général. En 1841, Jean-René Sillègue est chargé de pacifier Sétif et la Kabylie sous son autorité. En 1842, il pénètre dans le pays des Amouchas et se confronte à Ahmed Bey qui a rallié la tribu des Ouled Nasser. Sillègue réussit à les vaincre en 1843. Ahmed Bey continuera la résistance mais sera définitivement vaincu en 1848. Quant à Abdelkader, il est mis en difficulté. Pourchassé par 100 000 soldats français, confronté à la révolte de ses troupes épuisées qui font défection et surtout heurté de plein fouet par ma prédation de l'empire marocain, il décide de se rendre au Duc d'Aumale le 23 décembre 1847. Il est emprisonné en France et sera libéré par Napoléon III. L'Algérie est désormais entièrement sous domination française. Mais cela laisse des traces : Bugeaud a mené une guerre infernale, brûlant les récoltes, regroupant les populations dans des grottes en les asphyxiant et en tuant massivement ceux qu'il appelait avec mépris "les Arabes". Cette méthode des colonnes infernales, inspirées des guerres révolutionnaires en Vendée, va entrer dans l'histoire. Bugeaud, ancien soldat lors de la Conquête d'Espagne, ne s'embarrassait pas de scrupules. La démographie algérienne va chuter, la famine et les épidémies aggravant d'autant plus cette chute drastique de la population. La monarchie de Charles X, de Juillet et bientôt la IIe République vont se compromettre dans l'horreur algérienne. En décembre 1848, l'Algérie est officiellement part, et c'est inédit dans l'histoire de la colonisation européenne, de la République. Trois départements sont formés : Oran, Alger et Constantine. Alors que la population algérienne musulman décline jusqu'en 1880 et que les opérations de maintien de l'ordre ainsi que les campagnes dans le Sahara sont régulières, la France entreprend une politique de peuplement à l'image de ce qui fut entrepris aux Etats-Unis et en Australie. Les pionniers sont principalement des Corses et des Alsaciens-Lorrains après l'annexion allemande. Ensuite, des Maltais, des Italiens et des Espagnols viendront s'installer dans les départements "français". Petit à petit, deux catégories de citoyens vont être distingués en Algérie suite au sénatus-consulte bonapartiste de 1865 : les indigènes musulmans, sans citoyenneté réelle, exploités et écrasés par les taxes d'une part et les citoyens d'autre part, de manière écrasante des Européens, qu'on nommera bientôt les Pieds Noirs, puis après 1870, les Juifs Séfarades, présents dans la région à la suite de leur expulsion d'Espagne par Isabelle la Catholique en 1492, et à qui la nationalité française a été accordée par le Décret Crémieux en 1870. 

Démographiquement, dès 1880, la population musulmane va sortir de la crise et augmenter pour atteindre 9 millions de personnes. Les citoyens européens et juifs seront eux 1 millions. Tandis que les seconds s'accaparent les emplois publics, les terres les plus intéressantes et habitent en ville où ils constituent une majorité active politiquement et économiquement (à l'exception de Sétif, Constantine et Mostaganem), les premiers n'auront aucun débouché réel dans cette Algérie coloniale. Votant au sein d'un second collège électoral mis en place tardivement, leurs voix valent neuf fois moins que les Pieds Noirs. Plus choquant encore, leur espérance de vie est moitié moins importante que celle des Européens : 34 ans pour les hommes et 33 ans pour les femmes. Si quelques Algériens, environ 600 000, réussissent à devenir des très relatives élites (professions libérales au maximum), et que certains, 400 000, émigrent en France en tant qu'ouvriers, une partie considérable d'entre eux est maintenue au chômage. Quant aux autres, ils cultivent des terres peu intéressantes, surtout comparées aux terroirs viticoles exploités par les Européens, et qui trouvent des débouchés en France qui achète le vin pied noir à un prix bien supérieur à sa valeur réelle. La France va certes fonder un certain nombre d'infrastructures en Algérie mais ne va pas parvenir à industrialiser les trois départements, ni à investir sur la population indigène pour en faire des fonctionnaires locaux ou même des militaires comme cela était le cas en Afrique noire. Il en va de même pour l'éducation qui est tout simplement totalement inexistante. L'objectif est clair : peupler et exploiter au maximum l'Algérie, sans les Algériens. Pourtant, ce qui est frappant, c'est que la colonisation algérienne est économiquement aberrante pour la métropole : elle coûte largement plus qu'elle ne rapporte. L'intérêt semble purement symbolique, voire politique. Pour les métropolitains, l'Algérie, c'est la France. Cela expliquera sans doute le caractère réellement sordide de cette guerre, terme qui sera d'ailleurs euphémisé : on parle davantage des évènements d'Algérie ou d'opérations de maintien de l'ordre. La Seconde Guerre Mondiale, durant laquelle l'Algérie est le cœur de la France Libre à partir de 1943, aurait pu aboutir à un véritable changement. En effet, 63 000 Algériens participent à la Libération de la France et de nombreux intellectuels, comme Albert Camus et d'autres, réclament l'égalité des droits. Le mouvement nationaliste algérien, qui commence dès le début du siècle, et dont les membres vont être persécutés par les services secrets français, voire exilés dans des pays étrangers comme Khaled El-Hassani Ben El-Hachami, est très vivace chez les musulmans. Un certain nombre de partis et de mouvements, très divergents sur la question de la nature de l'indépendance et celle des méthodes destinées à y accéder, vont infuser petit à petit leurs thèses qui seront défendues en Métropole par le Parti Communiste. Mais la sortie par le haut ne va pas arriver. Lors des festivités et manifestations de joie à l'occasion de la Libération à Sétif et à Guelma en mai 1945, des massacres terribles vont ensanglanter à jamais l'histoire commune de la France et de l'Algérie. Quand les manifestants déploient des drapeaux algériens, des coups de feu éclatent. Une petite fille européenne est touchée ainsi qu'un jeune algérien. Les Algériens, en colère, se retournent contre les Pieds Noirs dont quelques uns seront assassinés. La répression militaire va être monumentale. Il y aura entre 20 000 et 30 000 morts. Le Parti du Peuple Algérien de Messali Hadj estime même que le véritable nombre de morts se situe plutôt autour de 45 000. Cela efface les effets positifs qu'auraient pu avoir l'abolition du statut de l'indigénat et les nouveaux statuts en Algérie. Ces derniers ne vont d'ailleurs satisfaire personne puisque censés donner aux Algériens un statut égalitaire, ils déplaisent aux Pieds Noirs et aux nationalistes qui estiment pour leur part qu'ils ne vont pas assez loin. En effet, en théorie, les statuts offrent aux Algériens une égalité d'accès à la nationalité et aux charges publiques, mais ces dispositions ne sont valables qu'en Algérie, ne concernent pas les femmes algériennes et surtout, la voix d'un citoyen algérien continue de valoir neuf fois moins que celle d'un Pied Noir. Bref, personne n'est à la hauteur de l'évènement. Alors que la France réfléchit à créer des fédérations en AOF et AEF, que la Guerre d'Indochine fait rage, les Algériens bouillonnent également et souhaitent eux aussi accéder si ce n'est à l'indépendance, au moins à une forme d'autonomie. 

Petit à petit, la IVe République va chercher à étouffer dans l'œuf toute contestation. Messali Hadj, qui avait fondé l'Etoile Nord Africaine, parti interdit sous le Front Populaire et qui a vu son autre mouvement, le Parti du Peuple Algérien, aboli en raison d'une prétendue connivence avec le nazisme, sort d'incarcération et est autorisé à se rendre en Algérie en 1946. Dans la foulée, il crée le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) afin d'en faire la clef de voute des réclamations indépendantistes. Un an plus tard, les nationalistes algériens décident de doter le MTLD d'une armée secrète, l'Organisation Spéciale (OS). Cette dernière commence à se procurer des armes, projette des attentats et commet des braquages afin de financer sa lutte. Les autorités de la IVe République, bien informées, démantèleront l'OS avant toute action mais épargneront paradoxalement le MTLD qui nie toute implication. L'idée était de ne pas créer de troubles inutiles. Cette OS aura pourtant former un nombre considérable de jeunes hommes au combat et à la guérilla. Le MTLD, malgré sa position hégémonique, va connaître néanmoins de nombreuses dissensions, en premier lieu sur la nature de l'identité algérienne, où les Amazighs entreront en conflit avec les Arabes, puis entre les centralistes, les neutralistes et les messalistes. Finalement, les centralistes et les neutralistes vont quitter le MTLD en 1954. C'est pourtant l'année où la lutte pour l'indépendance était censée mourir qu'elle va connaître son évènement le plus marquant. Cette année là, des anciens de l'OS vont fonder le Comité Révolutionnaire d'unité et d'action (CRUA) et lors d'une réunion le 25 juillet 1954, 22 nationalistes arabes décident que l'action doit être illimitée jusqu'à l'obtention de l'indépendance. Le Comité central sera composé des six hommes historiques : Rabah Bitat, Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem, Larbi Ben M'hidi, Mostefa Ben Boulaïd et Didouche Mourad. Le 10 octobre 1954, le CRUA prend le nom célèbre de Front de Libération Nationale (FLN) et sa ligne est claire : faire accepter le principe d'indépendance et de nationalité algérienne, faire libérer les prisonniers politiques et accepter que les Pieds Noirs puissent choisir leur nationalité. Des réseaux sont créés, des cibles délimitées et une date arrêtée : le 1er novembre 1954. Ils se promettent de ne pas s'attaquer aux civils européens et d'annoncer à la radio du Caire, le jour du déclenchement des hostilités, leur existence et leurs revendications. Messali Hadj, quant à lui, mis à l'écart des évènements, fonde un nouveau parti, le Mouvement National Algérien (MNA) sans se douter qu'une organisation va largement lui voler la vedette. Le FLN et le MNA se mèneront bientôt une guerre à mort. Il n'empêche qu'aux premières heures du 1er novembre 1954, les militants du FLN déclenchent une vague d'attentats sur tout le territoire algérien, causant des dégâts matériels et également la mort de huit personnes, dont un ancien lieutenant de l'armée française et un instituteur. Cette période d'attentat sera surnommée à ce titre La Toussaint Rouge. Le FLN diffuse alors dans la presse locale sa revendication des actions directes et fait entendre sa volonté d'instaurer "un Etat algérien souverain, démocratique et social, dans le cadre des principes islamiques par tous les moyens". Les institutions de la IVème République ne s'inquiètent pas démesurément sur le moment et surtout sont persuadées que les terroristes sont liés aux indépendantistes de Messali Hadj ce qui est une erreur majeure. A ce titre, l'intransigeance de Pierre Mendès France et de son Ministre de l'Intérieur François Mitterrand, qui s'exclame notamment "L'Algérie, c'est la France", va tomber un peu à plat et va même profondément envenimer les choses puisque des milliers de nationalistes seront arrêtés alors même qu'ils n'ont rien à voir avec le FLN, création vraiment récente en Algérie. Le Président du Conseil Mendes France tentera d'imposer très justement une réforme d'égalité mais sera renversé le 6 février 1955 par René Mayer, le député de Constantine, un pied noir extrémiste forcément très hostile à des réformes susceptibles de lui faire perdre des avantages considérables. Tous les éléments sont réunis pour que l'Algérie se transforme en poudrière alors même que la guerre d'Indochine vient tout juste d'aboutir. Alors que la métropole renforce les effectifs de police, le FLN organise quelques centaines d'attentats visant dans un premier temps les algériens ayant des accointances avec le colon et dans un deuxième temps les représentants de l'Etat colonial. Les intentions du FLN sont de répandre la peur parmi les fonctionnaires et les "traîtres" pour séparer réellement les indigènes et les Pieds Noirs, ce qui est nécessaire pour mobiliser, au moins intellectuellement, l'ensemble des Algériens. Cependant, l'action du FLN aura jusqu'en avril 1955 quelques dommages collatéraux parmi les populations européennes civiles, à l'origine non visées. Forcément, cela fait grimper la tension.

Jacques Soustelle, un proche du Général de Gaulle, archéologue spécialiste de l'époque précolombienne qui avait organisé la France libre en Amérique Centrale et du Sud, avait été nommé délégué général du gouvernement français en Algérie par Mendès France. Bientôt, l'homme va devenir l'homme de confiance des Pieds Noirs, voire un véritable héros pour les Européens d'Algérie, pour la raison principale qu'il épousera leur cause avec une grande ardeur. Soustelle va tenter de négocier et d'apaiser les relations avec les indigènes en créant les Sections Administratives Spéciales (SAS) afin de privilégier l'intégration, l'une des méthodes de traitement des indigènes, moins exigeante que l'assimilation en ce qu'elle n'exige pas l'adoption des mœurs françaises, mais simplement à ses lois. Alors que ce gaulliste "de gauche" va mener une politique d'égalité, ce qui est d'ailleurs au tout départ mal perçu par les Pieds Noirs, ces derniers vont apprécier la volonté de Soustelle de défendre coûte que coûte l'Algérie Française. L'action du FLN va donc perdre en efficacité après avril 1955. Youcef Zighoud, membre du FLN et dirigeant de la section du Nord-Constantinois, entreprend donc de monter définitivement les populations indigènes et européennes en faisant verser le sang de civils. Dans la région de Philippeville, le 20 août 1955, des militants de l'Armée de Libération Nationale (ALN), armée du FLN, s'attaquent d'abord à des installations de gendarmerie et de police. Ensuite, des paysans pauvres sont armés et poussés à attaquer des villages peuplés de civils européens. Des massacres ignobles à la hache et à la pioche touchent des civils ainsi que des enfants en bas âge. Quelques nourrissons seront assassinés. 117 civils européens sont morts ainsi que 47 policiers. Là où la stratégie du FLN va payer, c'est que l'armée va répliquer en pire. Des bombardements frapperont les villages d'indigènes et des milices privées de Pieds Noirs massacreront à leur tour des civils innocents. Ces représailles feront 7500 morts. Les évènements vont donc sérieusement se compliquer car l'opinion publique algérienne indigène va se radicaliser en faveur de l'indépendance. Quand le socialiste Guy Mollet accède au pouvoir en 1956, il limoge Soustelle qui est raccompagné à l'aéroport par une foule immense de Pieds Noirs et nomme Catroux, l'ancien délégué de la France Libre au Levant, à son poste. Mais l'homme n'est pas apprécié, et quand Guy Mollet visite Alger le 6 février 1956, il est bombardé de tomates par les colons européens. Georges Catroux va donc présenter sa démission et sera remplacé par une personnalité plus consensuelle, Robert Lacoste. Comme il a été dit, les 12 et 20 mars 1956, le Maroc et la Tunisie sont déclarés indépendants par la France ce qui agace le FLN qui ne comprend pas pour quelles raisons l'Algérie n'est pas concernée également. Très vite, ils installeront dans ces pays des arrière-gardes pour héberger des combattants et stocker des équipements. La même année, et selon le plan inventé par Soustelle, l'Opération Oiseau Bleu, ou Opération K, est lancée : des militaires essaient d'armer des Kabyles afin de les faire combattre le FLN. Mais toutes les armes sont détournées au profit du FLN qui embrase la région en retournant les armes françaises contre l'armée. L'Opération est donc un énorme fiasco. Le 11 mai 1956, le 4e bataillon français de chasseurs à pied massacre sans raison 79 villageois algériens à Beni Oudjehane. Le 18 mai, 19 soldats du contingent tombent dans une embuscade, sont assassinés et affreusement mutilés. En réponse, l'armée abat sommairement 44 Algériens. La guerre prend une ampleur jamais vu en termes d'atrocités et Guy Mollet décide d'envoyer en Algérie des appelés du contingent, des jeunes hommes en service militaire, pour les utiliser dans le maintien de l'ordre. Pendant ce temps, le FLN s'organise. Des accords sont conclus avec le Parti Communiste Algérien (PCA) et les communistes sont autorisés à adhérer au FLN à titre individuel. Mais le PCA va affronter le FLN violemment et les communistes seront bientôt marginalisés au sein de l'organisation. Les pontes du FLN, à l'initiative d'Abane Ramdane, se réunissent au Congrès de la Soummam en août 1956 afin de préciser l'organisation et la doctrine du FLN. Deux principes sont mis en exergue : la primauté du politique sur le militaire d'une part, ce qui n'est pas sans rappeler le gaullisme de guerre et surtout la primauté de l'intérieur sur l'extérieure. Abane Ramdane reproche aux membres du FLN hébergés au Caire par Nasser de ne pas livrer assez d'armes et de fonds. En réalité, c'est une manière pour Ramdane de piloter le mouvement. C'est à ce moment là que la Grande Bretagne et la France attaquent l'Egypte à l'occasion de la nationalisation du Canal de Suez. Pour les Français, c'est aussi une manière de punir Nasser de son soutien au FLN. Mais l'histoire a déjà été rappelée : les Etats-Unis et l'URSS forcent les empires coloniaux à reculer, les humiliant terriblement par la suite. Cette humiliation, c'est aussi une victoire pour les nationalistes algériens. 

Alors qu'en secret, à Rome, des membres du FLN négocient avec les hommes de confiance de Guy Mollet, un évènement d'octobre 1956 va venir réduire à néant tout espoir d'accord amiable. Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed, Mostefa Lacheraf, Mohamed Khider et Mohamed Boudiaf, cinq membres actifs du FLN présents au Maroc, embarquent sur un avion affrété par le sultan marocain Mohamed V afin de se rendre en Tunisie à l'invitation du Président tunisien Bourguiba. Mais les services secrets français, le SDECE, sont mis au courant du vol et détournent sans aucune autre forme de procès l'avion afin d'arrêter les hommes et saisir des documents compromettants faisant état d'un soutien de l'Algérie par l'Egypte. La crise diplomatique est énorme entre le Maroc et la Tunisie fraîchement indépendants et la France. Forcément, Bourguiba reproche à la France de ne pas avoir respecté l'invitation qu'il avait faite aux nationalistes et Mohamed V est furieux que son propre avion ait été détourné. Des émeutes éclatent au Maroc et des Européens sont massacrés. De la même façon, les pourparlers entre le FLN et la France sont définitivement rompus. Guy Mollet et Robert Lacoste ne semblent pas du tout avoir été mis au courant de l'opération des services secrets et font face à un véritable tollé international mais aussi interne : des ministres démissionnent et la presse de gauche s'émeut des méthodes françaises en Algérie, et notamment de l'usage de la torture par l'armée française. A Alger, les choses vont mal. L'agglomération puissante peuplée par un million d'habitants, dont le centre ville est occupé majoritairement par des Pieds Noirs, et dont les faubourgs voient l'émergence de bidonvilles peuplés d'Algériens, est une cible de choix pour le FLN. La capitale est un port puissant, dispose d'un aéroport et d'administrations en nombre. Les journalistes étrangers y sont présents ainsi que d'éventuels Européens susceptibles de servir le FLN ou de négocier avec eux. Ramdane Abane investit la Casbah d'Alger avec quatre hommes de confiance, Krim Belkacem, Larbi Ben M'Hidi, Saad Dahlab et Benyoucef Benkhedda chargés chacun de tâches différentes. Ensemble, ils créent la Zone Autonome d'Alger, tisse des réseaux de plusieurs centaines de personnes et fabriquent un nombre important de bombes. Pour les poser, les FLN recrute des femmes qui passent inaperçues. Alger est donc soumise à un nombre très important d'attentats, causant près de 300 morts et 1 000 blessés, et la terreur s'installe. Très vite, la 10e division parachutiste du Général Massu rejoint la gendarmerie, la police et l'armée présentes à Alger. Ces hommes, versés dans l'art de la guérilla, des anciens d'Indochine, vont réussir à former 10 000 hommes pour éliminer les indépendantistes du FLN. Ils identifient des suspects et dressent des fiches. Le 7 janvier 1957, les paras lancent la Bataille d'Alger et ratissent de manière très organisée les quartiers d'Alger. Chaque suspect est interrogé, torturé et des noms circulent. Les arrestations sont nombreuses ainsi que les exécutions sommaires. L'efficacité est très grande et un nombre important de nationalistes seront incarcérés. De la même façon, chaque quartier est truffé de responsables francophiles et des informateurs sont installés partout. Le terrorisme va chuter drastiquement. En réponse, le FLN lance un grand mouvement de grève général tandis qu'à l'ONU, un débat est ouvert sur la question algérienne. Très intelligemment, le FLN va informer les pays du monde des méthodes françaises et l'opinion publique mondiale est profondément heurtée. Sur la scène nationale, les accusations de torture créent un terrible émoi, notamment dans la presse de gauche. Il n'est pas rare que la torture soit pratiquée devant la famille des suspects et que les militaires se trompent de personne. La gégène, un instrument de torture qui consiste à électrocuter un homme par les testicules, est utilisée comme en Indochine. Des hommes sont émasculés et leur sexe est placé dans leur bouche. L'armée française se salit les mains bien que les appelés soient majoritairement reclus à des tâches administratives. Les paras, eux, peuvent laisser libre cours à leur sadisme. Le jour de la grève, le 28 juin, l'armée force les hommes à aller au travail, sous la menace des armes. Des hommes clefs du FLN sont arrêtés et la ZAA ainsi que le réseau bombe sont complètement démantelés. En octobre 1957, l'armée française a éliminé 1 827 combattants du FLN dont plus de 200 ont été tués, 253 arrêtés, ainsi que 322 collecteurs de fonds, 985 propagandistes, 267 membres des cellules. 812 armes ont été saisies, ainsi que 88 bombes et 200 kilos d'explosifs. La Bataille d'Alger a été remportée par la France. 

Pendant ce temps, le Mouvement National Algérien de Messali Hadj joue à un jeu trouble. Dans le douar de Melouza, le Général Mohammed Bellounis, surnommé Olivier par les services secrets français, dirige des nationalistes concurrents au FLN. Les deux organisations se détestent. A Melouza, la population, largement arabophone, soutient le MNA et déteste cordialement les Kabyles du FLN. La rivalité entre Amazighs et Arabes est ici exacerbée, en plus des dissensions relatives à l'indépendance. Le MNA travaille de manière sporadique avec l'armée française. C'en est trop pour le FLN qui décide d'éradiquer le MNA. Le 28 mai 1957, les troupes du FLN encerclent la ville et le Général Bellounis se rend faute de munitions. La quasi totalité des hommes de Melouza est massacrée au fusil, au couteau et à la pioche devant femmes et enfants. Deux jours plus tard, l'armée française découvre les 315 cadavres affreusement mutilés. Pendant ce temps, la France entreprend d'encager l'Algérie. En effet, les membres du FLN sont conscient des opérations de quadrillage menées par les paras dans le territoire, de la surveillance des côtes par la marine française ainsi que du survol du Sahara par l'aviation militaire. Les membres de l'ALN, après l'indépendance du Maroc et de la Tunisie, et encore plus après la crise du détournement de l'avion marocain, établissent des bases arrières dans ces pays et passent très facilement d'un pays à un autre. L'armée française décide donc d'établir des frontières grillagées, parcourues d'un courant allant de 2 500 à 5 000 volts et constellées de mines. Tandis que la frontière marocaine sera très vite grillagée, la frontière tunisienne le sera plus tardivement mais sera également diablement plus efficace puisque c'est littéralement 3 millions de mines qui y sont disposées. L'Algérie est complètement recluse et les paras peuvent quadriller de manière plus aisée. Le FLN, fortement éprouvé, commence à se poser des questions. Les politiques et les militaires vont petit à petit se brouiller, les premiers défendant leur suprématie et les seconds dénonçant l'inefficacité de la lutte. Abane Ramdane, chef des politiques, s'oppose bientôt à Krim Belkacem qui s'allie avec les très sombres Lakhdar Bentobal et Abdelhafid Boussouf qui font régner la terreur dans la population. Ramdane, depuis le congrès de la Soummam, ne veut certainement pas céder aux militaires qui remportent pourtant la dispute lors d'une réunion du Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA). En août 1957, le CNRA vote la résolution suivante : « Il n'y a pas de primauté du politique sur le militaire ni de différence entre l'intérieur et l'extérieur ». Le 27 décembre 1957, Abane Ramdane est attiré dans un guet-apens au Maroc et est étranglé au fil de fer. Le FLN maquille l'assassinat en mort glorieuse au combat et l'ALN a désormais tout pouvoir sur l'organisation. Mais bientôt, le FLN va connaître une très grave crise. Le SDECE, les services secrets français, mettent au point une stratégie redoutable : inventer une fausse liste de traîtres, membres de l'ALN, et la faire parvenir par une fausse inadvertance aux dirigeants de l'organisation afin d'y déclencher des purges. L'objectif est que le FLN s'autodétruise et que la paranoïa pousse les nationalistes à commettre des erreurs fatales. La "bleuite" ou "complot bleu" va faire des ravages. Les estimations des pertes sont de 3 000 personnes dans la wilaya III (Kabylie), 2 000 en wilaya I (Aurès), 1 500 en wilaya IV (Algérois) et 500 en wilaya V (Oranais). Tout commence quand le Colonel Amirouche, chef de la wilaya III, recrute des anciens de la ZAA, notamment Ghandriche, dit Safy le Pur, dernier survivant de la Casbah. Ce dernier a été retourné par le SDECE, et notamment sa branche renseignements et exploitations, dirigée par l'officier parachustiste Paul-Alain Léger. Ils sont surnommés les "bleus de chauffe" et vont fournir au Colonel Amirouche, combattant de bonne foi, des faux noms. Bientôt, des milliers de jeunes hommes, notamment des jeunes intellectuels, des médecins et des étudiants, seront torturés et abattus, alors même qu'ils avaient rejoint l'ALN et adhéraient à l'idéal nationaliste. A court terme, c'est évidemment désastreux puisque les opérations sont ralenties voire arrêtées, tandis que les paras continuent leurs opérations. A long terme, c'est encore pire : l'Algérie indépendante va se priver de cadres dont elle aura pourtant cruellement besoin. Bientôt, l'armée française profite de la faiblesse du FLN pour déclencher la Bataille des Frontières qui commence le 21 janvier 1958. En effet, les nationalistes ont contourné la ligne Morice électrifiée et ont construit des tunnels permettant de faire passer près de 2 000 armes par mois de Tunisie, ce qui est d'autant plus urgent que le FLN est dans une mauvaise passe. L'armée française réagit brutalement et rend la frontière totalement hermétique. Les pertes sont très lourdes : 4 000 morts dans les rangs algériens et 273 morts dans les rangs français. 

Le 15 avril 1958, Félix Gaillard quitte la présidence du Conseil. Le 13 mai 1958, l'armée prend le pouvoir à Alger sous la pression des Pieds Noirs et notamment du leader étudiant Pierre Lagaillarde. Robert Lacoste est destitué et le Général Massu, commandant de la 10e division parachutiste de la Bataille d'Alger, prend la tête du Comité de Salut Public. Le Général Salan est également partie de ce putsch. Poussé par le mystérieux agitateur Léon Delbecque, Salan s'exclame : "Vive le Général de Gaulle". Dans la métropole, c'est la panique totale. Non seulement l'image de la France est catastrophique en Occident, en URSS et dans le monde arabe, mais en plus on commence à craindre un coup d'état militaire. Le 19 mai, le Général de Gaulle se dit prêt à prendre le pouvoir en maintenant l'ambiguïté du recours ou non à l'armée. La classe politique de la IVème République est divisée entre la peur panique du coup d'état et la méfiance envers un de Gaulle qui ne s'est jamais désolidarisé des putschistes. Le 28 mai, un gouvernement mené par Pierre Pflimlin est installé mais il est très fragile. En parallèle, l'armée met au point, aidée par des réseaux gaullistes, l'opération Résurrection destinée à renverser la IVème République en cas d'échec des tractations politiques à Paris. L'opération démarre par la prise de pouvoir en Corse et la deuxième étape entend faire débarquer à Paris des parachutistes venus d'Algérie afin de renverser les Députés. Michel Debré, un très proche du Général, est tenu au courant heure par heure des évènements, voire les pilote. Le 29 mai 1958, le Président René Coty, qui n'est pas hostile au Général, dit vouloir faire appel "au plus illustre des Français". Charles de Gaulle est nommé Président du Conseil et l'opération Résurrection est annulée. Investi le 1er juin, il se fait voter les pleins pouvoirs pour un an, y compris portant sur la possibilité de réviser la Constitution. De Gaulle sort absolument gagnant de la partie et s'apprête à régler le problème algérien. Mais comment un homme attaché à la démocratie a pu tout à coup profiter sans scrupules d'une crise aussi grave et de la menace d'un coup d'état pour accéder non seulement au Gouvernement mais également au pouvoir constituant ? Pourquoi les institutions la IVème République se sont-elles laissées déposséder de leur pouvoir par de Gaulle comme la IIIème République avait perdu les siens en se donnant à Pétain ? Comment le RPF, pourtant stipendié et tenu à l'écart du pouvoir, s'est imposé comme le recours à droite ? Surtout, comment le Général de Gaulle, que l'on croyait mort, a réussi à se hisser au pouvoir ? De nombreuses questions méritent d'être posées en ce sens. La Guerre d'Algérie semble, à l'instar de la Seconde Guerre Mondiale, avoir été un de ces évènements tragiques ayant permis le recours au mythe commode et si pratique de l'homme confidentiel. Anatomie d'un quasi-coup d'Etat. 

Le quasi coup d'Etat du Général de Gaulle. 

Quand nous avons quitté de Gaulle, il était en retraite, reclus à Colombey-Les-Deux-Eglises, occupé à écrire ses Mémoires, oublié de tous et même un peu des siens. En 1955, le Général met en sommeil le RPF et de Gaulle, assez amer, continue sans espoir à recevoir des personnalités une fois par semaine à Paris. Le Général, bien qu'ayant milité pour l'abandon de la CED et via son parti tenté de défendre l'empire colonial, voit, impuissant, l'absolue catastrophe de la Guerre d'Algérie qui ravage la "grandeur de la France" sur le terrain national et international. Sur le plan international, la France est couverte de honte. Le 8 février 1958, l'armée française bombarde le visage tunisien de Sakhiet. 70 personnes sont tuées. Là encore, l'armée a mis le Gouvernement civil de Gaillard devant le fait accompli. Tandis que la Tunisie rappelle son Ambassadeur de Paris, ce dernier rencontre de Gaulle qui fait paraître un communiqué le 10 février, première intervention dans le débat public depuis deux ans. Les Etats-Unis, heurtés par la frappe française en Tunisie, force la France à accepter une mission de réconciliation menée par Robert Murphy. Devant l'ONU, tous les Etats sont de près ou de loin favorables au FLN qui mène une politique de propagande victorieuse : ils représentent le sens de l'histoire face à la vieille France. Sur le plan interne, tandis que les gouvernements se succèdent sans succès dans la résolution de la crise algérienne, l'armée semble échapper de plus en plus au pouvoir civil, s'affranchissant de ses autorisations et le soupçonnant de chercher à transiger avec les nationalistes. L'armée, elle, soutenue par les Pieds Noirs, veut mener une lutte à mort contre le FLN. Elle ne veut reculer devant rien, ni les droits de l'homme ni même la démocratie, pour que l'Algérie reste française. Les politiques gaullistes, comme Soustelle, réconciliés sur ce sujet avec les pétainistes, soutiennent l'armée et adhèrent à des méthodes dont ils ont eux-mêmes été victimes durant l'Occupation. François Mauriac, auteur gaulliste de la première heure, dénonce cet état de fait en publiant l'article "Votre Gestapo d'Algérie". Il y a une véritable crise de conscience en France et une partition de l'opinion : la gauche condamne la torture et soutient parfois le FLN tandis que la droite dure estime que l'Algérie est française, que c'est une question de principe. Fin 1957, dans la revue Esprit, le journaliste Georges Suffert écrit : Entre le 10 mai et le 17 juin 1940, les Français eurent le pressentiment qu'un évènement venait de les atteindre : ils songèrent que peut-être la France était morte. Tout leur effort intellectuel depuis les vingt ans qui suivirent consista en une formidable volonté d'oublier ces jours d'anomie. Aujourd'hui, dans les clameurs algériennes, l'inquiétude d'alors remonte à la surface. Et pour la première fois chacun se pose à voix basse la question : la France existe-t-elle encore ? Véritablement, la France traverse une grave crise existentielle. Face à l'effondrement de son empire colonial en tout sens, en Afrique et en Indochine, l'Algérie est un symbole. Surtout, ces trois départements qui constituent sans doute l'une des plus vieilles colonies françaises sont les rares éléments qui rattachent l'Etat français à une histoire glorieuse et qui lui donne l'impression de compter territorialement et symboliquement sur la scène internationale à l'image des trois géants en devenir : les Etats-Unis, l'URSS et la Chine. La France a déjà lâché le Levant, le Maroc, la Tunisie et l'Indochine. La loi Deferre de 1956 donne une importance considérable aux colonies africaines dans la communauté française et beaucoup d'esprits savent que ce n'est qu'une étape vers l'Indépendance. Il ne reste plus que l'Algérie. Dans ce contexte, seule la Grande Bretagne peut comprendre la France : les deux puissances se sont d'ailleurs dressées contre Nasser, le nationaliste égyptien. Elles ont été terriblement humiliées par les Etats-Unis et l'URSS. Bref, la France est vouée à devenir une puissance moyenne à long terme. Ca, les nationalistes français ne peuvent pas l'accepter. 

Mais qu'en pense le Général de Gaulle ? Nous connaissons sa pensée, elle est sans doute très proche de celle des Gaullistes. Et pourtant, l'homme semble considérablement s'enfoncer dans une position énigmatique, peut-être parce qu'il ne sait pas lui même quoi penser et qu'il s'en remet aux circonstances. Léon Delbecque, un gaulliste historique, résistant de la première heure, représentant de la fédération du RPF du Nord, va jouer un rôle particulièrement trouble et va constituer un véritable trait d'union entre le camp de l'Algérie Française d'Algérie et de Gaulle. Delbecque persuade le Général de la nécessité de faire front avec les Pieds Noirs et Soustelle contre les institutions molles de la IVème République et de soutenir beaucoup plus frontalement l'armée. Alors que Delbecque lui demande de clarifier sa position, de Gaulle lui aurait répondu : Delbecque, avez-vous déjà vu de Gaulle abandonner quoique ce soit, surtout une parcelle de territoire ? La position semblait alors très claire. En fait, elle ne l'est pas du tout. Pour preuve, le lendemain, il reçoit Albert Camus. Quand Soustelle envisage de partir en Algérie attiser la colère, il fait consulter le Général par Guichard. Le Général ne se prononce pas et se montre même méprisant envers son ancien allié. Il est donc impossible de savoir ce qu'il pense. Delbecque, lui, est convaincu d'avoir entendu ce qu'il a entendu. Il essaie donc de convaincre les Pieds Noirs, plus pétainistes et giraudistes que gaullistes, que le Général est dans leur camp. Ce n'est pas toujours facile, en témoigne la position de Robert Martel, convaincu que de Gaulle est juif et qu'il travaille pour les Rothschild. Cela est assez révélateur de l'idéologie à l'œuvre à Alger. Lors du putsch de Massu en 1958, c'est Delbecque qui convainc Salan de crier "Vive de Gaulle!". Le Général, lui, affirme n'avoir rien demandé. Il n'empêche que le putsch met à la mal la IVème République et que René Pflimlin, devenu Président du Conseil avec l'aide du socialiste Guy Mollet, va temporiser en nommant Salan au poste de délégué à Alger, légitimant après coup le putsch des militaires. Si l'honneur paraît sauf, la tension est à son comble, d'autant que de Gaulle s'affirme comme possible recours, là encore sans jamais se désolidariser des militaires. Mais il ne les soutient pas non plus. Le 16 juin, Pflimlin se fait voter les pleins pouvoirs à une large majorité. Guy Mollet en profite pour lancer publiquement trois questions à de Gaulle, trois questions révélatrices des interrogations générales de tous les acteurs politiques de l'époque : reconnaît il la légalité du Gouvernement Pflimlin ? Condamne-t-il les évènements d'Alger ? S'il est appelé à former un Gouvernement, respectera-t-il  les procédures parlementaires ? Aucune réponse du Général ce qui ne rassure personne. De Gaulle va alors donner une conférence de presse. Tout le gratin de la presse ainsi que des diplomates sont là pour écouter le Général qui a vieilli et a pris de l'embonpoint ce qui lui donne un air rassurant. Il reconnaît la gravité de la crise, l'existence de circonstances exceptionnelles et dit se mettre à la disposition de son pays. Quand on lui demande de répondre aux questions de Guy Mollet, il élude en faisant des compliments au socialiste qu'il dit avoir rencontré a l'Hotel de Ville d'Arras en 1944. En réalité, les deux hommes ne se sont jamais rencontrés. A la question de savoir s'il soutient l'armée, de Gaulle est de nouveau mystérieux : l'armée doit obéir à l'Etat, certes, mais à condition qu'il y ait un Etat. Quand on lui demande son attachement à la démocratie, il lance sa cinglante réplique : Pourquoi voulez-vous qu'à 67 ans, je commence une carrière de dictateur ? Le ton est donné et l'homme paraît en grande forme, jouant parfaitement de son image ce qui préfigure du futur homme de télévision qu'il sera. Exit les hésitations et la rigidité de l'Homme du 18 Juin, de Gaulle est devenu un séducteur. Pendant ce temps, les gaullistes organisent l'opération Résurrection : des comités de salut public sont créés partout. La Corse tombe et le sud-ouest boue. Là encore, de Gaulle ne condamne pas. 

Guy Mollet, l'homme clef à qui de Gaulle a fait une déclaration parsemée de mensonges, fulmine. Il écrit au Général : Des fous se lancent dans une tentative de pronunciamento et, à cette heure, vous ne les avez pas désavoués. La France risque d'être le seul pays d'Europe à connaître un putsch ; ses auteurs présumés prétendent utiliser votre nom et vous vous taisez ! Je n'arrive pas à le comprendre et je vous dis mon angoisse tout simplement. Mollet semble avoir cerné avec une grande acuité la duplicité de de Gaulle qui lui répond très cordialement, tout en étant contacté par Salan pour que le putsch se produise au plus tôt. Jouant sur les deux tableaux, entre coup de force et démocratie, de Gaulle ne veut pas sortir de l'ambiguïté. Au fond, il n'a pas tort, car pour reprendre la phrase de Mitterrand, il serait sorti de l'ambiguïté à ses dépens. C'est en se posant en arbitre indépendant qui ne procède d'aucun camp qu'il peut arriver au pouvoir. Cela serait légitime, s'il ne participait pas en sous-main à envenimer la situation. Tandis que de Gaulle rencontre René Pflimlin, Vitasse, militaire proche de Salan, rencontre Debré, Foccart et Guichart. Ils arrêtent que l'opération Résurrection est prête. Personne ne sait si de Gaulle était au courant de la réunion et s'il en a fait part à Pflimlin. Quoiqu'il en soit, Pflimlin démissionne le 28 mai. Mais de Gaulle n'est absolument pas assuré de pouvoir accéder au pouvoir. Pour cela, il doit avoir le soutien des socialistes qui viennent de voter qu'ils ne donneront jamais leur soutien au Général. Guy Mollet en est le parangon. Il semble que le Général soit alors tenté par l'option illégale. Il reçoit notamment le Général Dulac et lui demande en termes sibyllins : Ils ne veut pas de de Gaulle, alors que faites-vous ? La même après midi, Guichard déclare au Général Miquel de Toulouse : Il y a des difficultés dans l'élaboration du processus qui doit permettre l'arrivée au pouvoir du Général dans la légalité [...]. Mais il a la ferme intention d'aller jusqu'au bout et, en cas d'évènements dépassant le cadre de la légalité, il prendra la situation telle qu'elle se présentera. Là encore, les choses sont peu claires même si elles suggèrent clairement que de Gaulle pourrait commettre l'irréparable. Pendant ce temps, Vincent Auriol, l'ancien Président de la République, qui détestait de Gaulle et qui avait déclaré qu'il refuserait de devenir le Hindenburg de la IVème République, comparant implicitement le Général à Hitler, milite pour que les socialistes acceptent la nomination de de Gaulle aux responsabilités. Des manifestations éclatent contre le Général dans lesquelles Mendès France et Philip manifestent. Mais les pontes socialistes sont en train de virer gaullistes. Au Parc Saint-Cloud, de Gaulle rencontre discrètement le Président du Sénat, Gaston Monnerville et le Président de l'Assemblée Nationale André Le Troquer. Le premier avait été conduit par Foccart et le second par Guichart. Si Monnerville ne s'oppose fondamentale à de Gaulle, Le Troquer lui est plus hostile, surtout quand de Gaulle annonce qu'il veut les pleins pouvoirs. Le Troquer lui hurle alors : Vous avez l'âme d'un dictateur. Exactement dans le même instant, Dulac envoie un télégramme à Salan lui explique que "le grand Charles" consent au coup d'Etat. 40 000 parachutistes sont prêts à fondre sur Paris. Salan lance le très célèbre mot de déclenchement des opérations : Les carottes sont cuites. Mais quelques heures plus tard, l'opération est annulée in extremis. René Coty, favorable à de Gaulle, le nomme Président du Conseil. La voie légale a prospéré. A une heure près, de Gaulle serait resté dans l'histoire comme un dictateur installé par l'Armée. Guy Mollet, séduit par l'entrevue avec de Gaulle, réussit à convaincre la moitié des Députés à voter pour son investiture. Pierre Mendès France, pour sa part, déclare que seule l'Histoire dira si la véritable légitimité, celle du 18 Juin, est véritablement dans le camp de de Gaulle. Il n'empêche que de Gaulle obtient la majorité et les pleins pouvoirs. Certains comprennent très vite que de Gaulle a fait du Pétain, à l'instar de Tixier-Vignancourt. D'autres s'amusent des propos de de Gaulle qui feint d'avoir été au courant de l'opération Résurrection, propos qu'il réitérera devant Alain Peyrefitte. Guichard aura ce mot : Il a joué superbement de l'exaltation d'Alger, de la panique de Paris et de la volonté des Français d'en finir avec la IVème République. C'était du grand art, et aujourd'hui, il s'offre en prime le luxe de nous dénoncer. 

Le dernier gouvernement de la IVème République. 

Quand de Gaulle accède à la Présidence du Conseil, l'image de la France est au plus bas avec l'affaire du bombardement de Sakhiet. Surtout, les relations avec les Etats-Unis sont catastrophiques. La France avait déjà menacé, contrairement a ce que dit l'historiographie, de quitter l'Alliance Atlantique (OTAN) et surtout avait signé des accords secrets avec l'Allemagne et l'Italie en vue de se doter conjointement de l'arme nucléaire. De la même façon, la construction européenne et le Traité de Rome sont des manières de créer une alliance continentale concurrente de l'alliance atlantique. Les Etats-Unis avaient imposé, souvenons nous en, une mission diplomatique. L'ONU, elle, donnait raison en privé au FLN. Les relations ne sont pas très bonnes non plus avec le Royaume-Uni d'Harold Macmillan qui reproche à la France de se méfier d'elle. Les relations avec Konrad Adenauer, le Chancelier allemand, sont en revanche au beau fixe. En réalité, quand de Gaulle arrive au pouvoir, sa politique étrangère ne sera pas vraiment dans la rupture à ce titre, puisque contre ses convictions, il ne reviendra pas sur le Traité de Rome. Au plan interne, le gouvernement de de Gaulle est un concentré de ce que le Général a toujours apprécié : quelques gaullistes et beaucoup de technocrates. Aux Affaires Etrangères, il nomme un diplomate protestant en mission à Bonn, Maurice Couve de Murville. Pierre Guillaumat est nommé à l'Armée. André Malraux, lui, héritera de la culture. Michel Debré est Garde des Sceaux tandis que Jacques Soustelle prend l'Information. Antoine Pinay est le Ministre des Finances et des Affaires Economiques. Sont nommés Ministres d'Etat Guy Mollet, Pierre Pflimlin, Louis Jacquinot et Félix Houphouët-Boigny du Rassemblement Démocratique Africain. Alors que le Président de la République avait toujours dominé le Président du Conseil lors du Conseil des Ministres en s'asseyant face à lui, de Gaulle refuse et s'assoit à côté de Coty. C'est lui le maître à bord. Fort de ses pleins pouvoirs, il légifère énormément dans un vaste panel de domaines. Plus de 300 ordonnances seront rédigées : réforme pénitentiaire, réforme hospitalière, changements dans le système de Sécurité sociale, nouvelle réglementation de l'industrie cinématographique, réforme du permis de chasse, du prix du blé, de la lutte contre les inondations, sur la délinquance juvénile et sur le Code de la Route. La scolarité obligatoire passe de quatorze à seize ans. Un décret porte à 24 mois le service militaire. En matière économique, de Gaulle va faire subir à la France un traitement de choc complètement anachronique et se rapprochant très nettement d'une pensée libérale à l'époque peu en vue. Son Directeur de cabinet, Georges Pompidou, commande un rapport au très austère Jacques Rueff et bientôt la réforme Rueff Pinay voit le jour. Destinée à lutter contre l'inflation et à lutter contre le chômage, un nouveau franc est introduit : un nouveau franc vaut 100 anciens francs. La monnaie est par ailleurs dévaluée de 17% ce qui permet de faire fondre les dettes publiques. Les impôts sont considérablement augmentés et le plan va également tailler dans les dépenses publiques, allant jusqu'à retirer la pension de retraite militaire aux anciens combattants de la Première Guerre Mondiale. La gauche n'apprécie guère cette réforme d'inspiration libérale très marquée et la majorité des Ministres de de Gaulle y sont d'ailleurs peu favorables, plus inspirés par les politiques keynésiennes que libérales. Charles de Gaulle se veut ici encore une fois l'homme des circonstances et ne veut pas s'en tenir à un dogme. Il dira à Goetze que si un plan a deux tiers de chance de fonctionner, il prend sa part de risques. Pour autant, il faut bien admettre qu'il fait en partie une politique économique pour les riches. Sa très modeste théorie d'association sera à cet égard peu convaincante. Voulant rassembler au delà du clivage gauche droite et unir les Français derrière son magister, il réunit surtout la bourgeoisie conservatrice derrière lui. Sa politique économique postérieure sera davantage sociale et interventionniste. 

Sur le plan international, de Gaulle va s'inscrire dans les pas de ses prédécesseurs. Le Président américain Dwight Eisenhower va envoyer son Secrétaire d'Etat John Foster Dulles auprès de de Gaulle pour une visite en recommandant une très extrême prudence. Pour Eisenhower qui a bien connu de Gaulle pendant la Guerre, qui a vu de quoi il était capable lors de la Libération de Strasbourg, et qui a vu le Général menacer ses Alliés de quitter l'OTAN, le Général est prêt à tous les coups d'éclats. Mais Eisenhower a une tendresse pour de Gaulle qui est un vieux camarade de lutte. Harold Macmillan, le Premier Ministre britannique, vient également rendre visite à de Gaulle et y voit un homme féru de philosophie et d'histoire. Aux deux hommes très opposés au régime soviétique de Khrouchtchev, il tient un discours provoquant qui n'est pas sans rappeler son mot d'ordre pendant la guerre : jouer la Russie contre les Anglo-Saxons. Quand Dulles lui parle du régime totalitaire communiste, de Gaulle le fait sursauter en déclarant : Quand les Russes parlent du Parti, c'est un peu comme vous dites le Congrès. A Macmillan, il indique que pour lui, l'URSS redeviendra bientôt la Russie et que l'idéologie ne compte pas en géopolitique. Sur cette question, il était visionnaire. Bien sûr, les deux puissances anglo-saxonnes goûtent assez peu à cette pensée réaliste et auraient préféré un de Gaulle plus atlantiste. Mais ce dernier se méfie des Etats-Unis et du Royaume-Uni qu'il a bien connu pendant la Guerre. Avec Dulles, de Gaulle demande une aide pour développer ses propres armes nucléaires. Mais l'Américain refuse en estimant que les armes nucléaires américaines profiteront aux pays de l'OTAN, que les Européens disposeront d'une double clef pour le recours à ces bombes et qu'il ne voit pas pourquoi la France aurait besoin d'une arme nucléaire indépendante. De Gaulle objecte que les Américains auront un droit de veto sur les décisions européennes, que cela est une atteinte à la souveraineté française et décide en son for intérieur qu'il développera ses propres armes. Un certain nombre de crises vont prouver à de Gaulle qu'il n'avait pas fondamentalement tort de se méfier. En Irak, le jeune Roi hachémite pro-occidental de vingt-trois Fayçal II est renversé par un coup d'Etat nationaliste arabe mené par le Général Kacem et des troubles éclatent dans le Levant. Sans prévenir les Français, les Américains et les Britanniques lancent une opération militaire en Jordanie en juillet pour éviter la contagion. En août, la Chine communiste de Mao bombarde les îles taïwanaises de Quemoy et de Matsu. Les Américains envoient des troupes aériennes et navales sans là encore consulter ses alliés européens. De Gaulle y voit deux illustrations de l'inutilité de l'OTAN. Le 17 septembre 1958, il envoie un mémorandum au Président Eisenhower lui exprimant sa volonté de réformer l'Alliance Atlantique, de la renforcer d'une part en créant une organisation supplémentaire où les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France auraient des pouvoirs plus importants, et d'autre part que le fonctionnement actuel soit profondément réformé vers moins de suprématie américaine. Ce mémorandum va considérablement surprendre les Américains qui ne s'y attendaient guère. Ils comprennent qu'ils vont avoir maille à partir avec le Général. Le 14 septembre 1958, Konrad Adenauer, le Chancelier de la République Fédérale d'Allemagne, est reçu en grande pompe à Colombey où il a l'honneur qu'aucun autre chef de gouvernement ou d'Etat n'a eu : celui de résider chez le Général. La rencontre fait forte impression chez Adenauer et l'alliance franco-allemande semble avoir de beaux jours devant elle. Toutefois, Adenauer va déchanter quand Macmillan lui transmettra le mémorandum transmis à Eisenhower trois jours plus tard. Adenauer se sentira trahi de ne pas avoir été mis au courant et surtout que de Gaulle ne lui ait pas réservé une place dans l'OTAN réformé. Si de Gaulle se rattrapera en prenant le parti d'Adenauer contre Khrouchtchev quand ce dernier exige l'évacuation de Berlin par les Alliés et que les Britanniques et les Américains jouent l'apaisement, la réalité est que de Gaulle ne veut pas que l'Allemagne se réarme. Quant à sa réunification, il l'acceptera, mais le plus tard possible. Ce système d'alliance de revers va vite fatiguer ses alliés, ne sachant plus ce que de Gaulle pense et pourquoi il le pense. 

La mission du Président du Conseil de Gaulle est également d'écrire une nouvelle Constitution pour la France, point central de son programme depuis des décennies. Cette tâche n'est cette fois pas dévolue à une Assemblée Constituante mais bien au Gouvernement, et non plus à un parti comme le MRP, mais bien aux proches du Général de Gaulle qui connaissent et comprennent la pensée gaulliste. Ce n'était pas forcément une évidence mais la Constitution sera démocratique, c'est-à-dire qu'elle n'organisera pas, comme le Maréchal Pétain l'avait fait avec ses "Actes" en 1940, la concentration de tous les pouvoirs dans les mains d'un seul. Comme dans toute Constitution d'un état libéral moderne, le pouvoir législatif, exécutif et judiciaire sont strictement séparés et s'équilibrent par un système de "check and balances" que l'on peut traduire par "contrepoids". L'idée est simple : les pouvoirs doivent toujours entrer en confrontation les uns avec les autres, s'équilibrer et finalement éviter qu'une homme ou un groupe s'approprient toutes les rênes de la souveraineté. Dans une démocratie, le pouvoir législatif est toujours dévolu au Parlement, qu'il soit monocaméral comme lors de la Ière République française ou bicaméral dans les autres, qui débat, vote ou valide les Lois, à savoir les normes juridiques qui structurent la société. Ce Parlement est le siège de la souveraineté nationale et populaire ce qui se traduit par le fait qu'il vote la confiance au Gouvernement tout en le contrôlant, pouvant le renverser par une motion de censure. Le pouvoir exécutif, traditionnellement bicéphale, se partage entre le chef d'Etat (Roi ou Président de la République) et le chef de Gouvernement (Président du Conseil, Premier Ministre, Chancelier, etc). Dans la tradition parlementaire européenne, le Roi ou le Président de la République sont la plupart du temps irresponsables et ne sont que des arbitres neutres qui ont des fonctions principalement honorifiques, ayant la capacité de nommer le chef de Gouvernement qui assure le gros du pouvoir exécutif, notamment la proposition et l'application des Lois. Quant au pouvoir judiciaire, incarné par les juges, qui appliquent le droit dans le cadre de litiges individuels ou collectifs, les traditions occidentales sont variables : les Etats de droit à l'allemande ou à l'américaine, dans lesquels les juges sont en capacité de contrôler les Lois voire de les abroger dans un certain nombre de cas, et les modèles traditionnels positivistes, au sein desquels les juges ne sont que les bouches inertes de la Loi, limitant au maximum leur jurisprudence, devant interpréter le droit strictement sans s'éloigner des textes. Le Général de Gaulle va imposer un modèle de Constitution complètement différent des modèles européens classiques ou même américain : il va créer un modèle sui generis d'organisation des pouvoirs, que les constitutionnalistes appellent régime semi-présidentiel (ou semi-parlementaire). Tout d'abord, très classiquement, le Parlement sera bicaméral. L'Assemblée Nationale, dont les membres sont élus au suffrage universel, constitue la chambre basse, et le Sénat, dont les membres sont élus au suffrage universel indirect, c'est-à-dire par les élus locaux, est la chambre haute. Ces deux chambres votent les propositions (textes à l'initiative du Parlement) et les projets (texte à l'initiative du Gouvernement) de Loi. Elles doivent s'entendre sur un texte commun et en cas de désaccord, l'Assemblée Nationale l'emporte sur le Sénat. La grande différence avec les régimes précédents est que la Vème République est un parlementarisme "rationnalisé", c'est-à-dire conçu uniquement pour éviter l'instabilité des Gouvernements et les motions de censure régulières qui constellent l'histoire constitutionnelle de la République. D'abord, les Députés ne sont plus élus au suffrage à la proportionnelle, comme cela se fait dans la majorité des régimes au moins partiellement, mais au suffrage majoritaire à deux tours. De Gaulle s'inspire ici clairement de la IIème République et en partie du régime britannique (à la différence que les Parlementaires britanniques sont élus au scrutin majoritaire à un seul tour) : tandis qu'auparavant, les Partis obtenaient un nombre de siège directement corrélés à leurs scores (30% des voix = 30% des sièges), les deux tours vont favoriser des partis politiques "consensuels". Au premier tour, on sélectionne et au deuxième, on élimine. Cela va permettre une absence de coalitions et d'instabilité parlementaire consubstantiel à des Assemblées marquées par un pluralisme important, mais va également poser des problèmes en matière de représentativité démocratique. Un citoyen est toujours mieux représenté par une Assemblée élue au scrutin proportionnel que par une Assemblée élue au scrutin majoritaire qui va forcément favoriser les partis politiques institutionnels.  De la même façon, l'Assemblée Nationale est volontairement mise sous la domination du pouvoir exécutif : certes, l'Assemblée dispose toujours de la possibilité de renverser le Gouvernement, mais le Président de la République peut la dissoudre tous les ans et le Premier Ministre peut utiliser l'article 49-3 pour imposer des Lois en engageant sa responsabilité. De même, de Gaulle institue la pratique des ordonnances, qui via une Loi d'habilitation et une Loi de ratification, permet au Gouvernement de légiférer massivement et de manière technique dans des domaines particuliers, à l'image des décrets-lois sous la IIIème République. Bref, le pouvoir législatif est fondamentalement affaibli. 

Le pouvoir exécutif également est profondément réformé. Alors que la IIIème République confiait l'essentiel du pouvoir au chef de Gouvernement qui disposait de la quasi-totalité des prérogatives exécutives, le Premier Ministre de la Vème République continue de mener la politique de la Nation mais n'est plus le maître du jeu. Nommé par le Président de la République et menant le Gouvernement sous le contrôle de l'Assemblée Nationale, il est clairement, hors cohabitation, un simple exécutant voire une résistance pour le Président de la République. Ce dernier devient la clef de voûte des institutions. A l'origine, en 1958, le Général ne conçoit pas encore qu'il puisse être élu directement par le Peuple, mais bien par un immense collège électoral composé de l'ensemble des élus de la République. Chef des armées, garant du territoire et des institutions, il peut dissoudre l'Assemblée Nationale chaque année, il nomme le Premier Ministre et promulgue les Lois. Le Président de la République préside le Conseil des Ministres et signe les décrets. Nommant à tous les emplois politiques et administratifs, il a aussi la possibilité non négligeable de décréter les pleins pouvoirs au nom de l'article 16 de la Constitution en cas de péril grave sur la République et les institutions. De la même façon, le Président peut légiférer à travers l'institution du référendum qui est une forme moderne de plébiscite. Comme si cela ne suffisait pas, le Président peut, en concurrence avec le Parlement, proposer une réforme de la Constitution. Les deux chambres doivent voter le projet dans les mêmes termes et après ces votes, le Président choisit de faire adopter la révision soit par référendum, soit par un vote du Parlement réuni dans le Congrès aux trois cinquièmes des suffrages. C'est donc un rapport de force institutionnel tout à fait différent et somme toute original qui réconcilie, dans l'esprit du Général, l'esprit monarchique et républicain des Français. Quant au pouvoir judiciaire, de Gaulle en a une idée très restrictive, voire emplie de défiance. Il appelle d'ailleurs ce pouvoir l'autorité judiciaire afin de bien montrer que, dans son esprit, le juge n'est qu'un automate inerte. A ce titre, le Président de la République est le garant de l'indépendance des juges et nomme, après avis conforme du Conseil National de la Magistrature, les magistrats. De Gaulle a également accepté, à l'image de la Cour Constitutionnelle allemande, de fonder un Conseil Constitutionnel chargé de veiller au respect des règles constitutionnelles ainsi qu'à la sincérité des élections. Mais tandis que les cours constitutionnelles européennes ont le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des Lois, c'est-à-dire qu'elles ont la capacité d'abroger ou d'écarter des normes qui seraient contraires à la Constitution et à leurs valeurs, ce qui demande d'ailleurs une interprétation forcément empreinte de subjectivité, le Général n'a aucune intention de faire de même. Un an après sa mort, le Conseil Constitutionnel prendra l'initiative de s'arroger ce droit avec la Décision Liberté d'Association du 16 juillet 1971. A l'époque, la Constitution prévoit la mise en place d'une "Communauté", terme qui paraît généreux mais qui ne signifie rien de plus que ce qui était prévu dans la Loi Deferre en 1956. Les peuples africains peuvent s'administrer eux-mêmes, sauf dans les domaines de la défense nationale, des affaires étrangères et de la politique monétaire qui restent la chasse gardée de la métropole. La Marseillaise et le drapeau tricolore restent les emblèmes des colonies. Après la rédaction de cette Constitution, de Gaulle organise un référendum afin que les Français puissent s'exprimer sur la Constitution. La gauche est absolument vent debout contre cette Constitution qualifiée de fasciste, autoritaire et plébiscitaire. La droite gaulliste, elle, fait une campagne assez exceptionnelle qui réussit clairement à convaincre l'opinion. Le 28 septembre 1958, les Français approuvent la Constitution à hauteur de 79,2% des suffrages exprimés. 

Dans l'Empire colonial, le référendum est également organisé. Le Général de Gaulle y voit une manière de consolider son influence dans les colonies et offre le choix suivant : les membres des colonies pourront soit accepter la nouvelle Constitution et intégrer la Communauté, soit la refuser et devenir indépendant. Mais le choix n'est pas totalement libre : de Gaulle insinue qu'en cas d'indépendance, les ponts seraient définitivement coupés avec la France, aides y compris, ce qui équivaut à mettre à mort un pays entier. Le pari est risqué mais de Gaulle ne va pas laisser les choses au hasard. Pour s'assurer d'un résultat favorable, de Gaulle entreprend donc un périple impérial de cinq jours en Afrique où il espère capitaliser sur son prestige hérité par la France Libre et de la déclaration de Brazzaville en 1944. A Tananarive, Abidjan et Brazzaville, il est accueilli par des foules en délire. Tous les pays adhéreront à la nouvelle Constitution et intégreront la Communauté, sauf un. Et cela s'explique aisément. En effet, quand de Gaulle arrive en visite à Conakry, la capitale de la Guinée, il rencontre Ahmed Sékou Touré, un leader nationaliste brillant qui déclare, alors que le Général est à côté de lui face à la foule, la phrase suivante : "Mon peuple préfèrera la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l'esclavage". Le Général de Gaulle est absolument furieux, refuse d'assister à un dîner officiel avec celui qu'il appelle "cet individu" et annule l'invitation qu'il avait fait à Sékou Touré de se rendre au Sénégal avec lui. La Guinée sera bien le seul pays à refuser la Constitution et de Gaulle va tenir promesse et retirer toute aide française. Pire, il n'aura de cesse que de financer des milices ennemies du président Sékou Touré, s'amusera à inonder le pays de fausse monnaie pour produire de l'inflation ainsi que lancera de régulières fausses nouvelles destinées à fragiliser le pouvoir guinéen. Bref, de Gaulle n'apprécie pas spécialement l'esprit d'indépendance de ce qu'il appelle son pré carré. Mais alors quid de l'Algérie ? Parce que le Général de Gaulle va également proposer la Constitution aux Algériens qui, rappelons le, mènent une guerre à mort aux Français. Le FLN, qui n'est pas dupe, va appeler au boycott du référendum. Le Général leur fait à peu près le même discours : s'ils acceptent le référendum, c'est qu'ils souhaitent rester Français. 96% des suffrages exprimés, soit 75% des 4 412 771 électeurs inscrits, répondent "oui" au référendum. De Gaulle y voit une victoire et une preuve, selon lui, que l'Algérie doit rester française malgré les horreurs relatées plus haut. Dans la foulée, le Général pratique une politique d'investissements massifs en Algérie, le Plan Constantine, destiné à investir dans les trois départements d'Outre Méditerranée. Il faut dire que la politique algérienne du Général de Gaulle commence sur les chapeaux de roue. L'histoire est connue : de Gaulle débarque à Alger et devant une foule immense de Pieds Noirs, il lève les bras en forme de V et crie : "Je vous ai compris!". Beaucoup y ont vu une manière de remercier les putschistes ou de leur promettre une forme de fidélité. D'autres y ont vu une sorte de traitrise calculée longtemps à l'avance. Et si l'explication de cette expression était beaucoup plus prosaïque qu'on ne le pensait ? Un observateur extérieur relate la scène et l'éclaire ainsi d'un jour tout à fait nouveau : 

"Le forum de la place devant le Gouvernement général était noir de monde. Il y avait une foule absolument inimaginable. Les maisons tout autour du forum étaient pleines à craquer. Il y avait des gens à toutes les fenêtres, à tous les balcons, sur les toits, dans les jardins, au dessus du forum. C'était inimaginable [...]. Le Général de Gaulle s'est trouvé devant une foule hurlante, déchainée, hystérique, dans cette espèce d'état psychologique des foules qu'il est très difficile de calmer. Et, écoutant cette foule, il s'est très vite rendu compte que la foule ne l'acclamait pas lui. La foule criait : "Soustelle, Soustelle, ...". Et le Général de Gaulle, qui est sur le balcon, s'avance, mais la foule ne s'arrête pas, hurle toujours [...]. Alors, il est d'abord ravi de voir cette foule, mais bien vite étonné de voir que cette foule n'avait au fond pas l'air de l'attendre [...]. Il est allé jusqu'au bord du balcon [...]. Il a levé les bras en V comme il le faisait et la foule ne s'est pas tue. Il n'est pas arrivé à parler. Il a essayé, il n'a pas pu. Et moi qui étais sur une terrasse à côté, je voyais très bien le Général de Gaulle. Et j'avais l'impression que vraiment, il commençait à en avoir singulièrement assez de voir cette foule qui ne voulait pas l'écouter. Il était venu pour parler, pour dire des choses importantes. Or, la foule ne se taisait pas. Je me suis demandé s'il n'allait pas tourner le dos et s'en aller. On le sentait vraiment excédé. Et puis, comme toujours dans les mouvements de foule, il y a des flux et des reflux, donc un moment est venu où les cris se sont calmés. Cela a duré quelques secondes. Il a, si j'ose dire, sauté sur l'occasion [...] et s'est mis à hurler dans le micro cette phrase dont on a tant parlé : "Je vous ai compris". Dans mon esprit, j'ai tout de suite interprété cela ainsi : "Bon ça va bien. J'ai entendu ce que vous venez de dire. J'ai entendu que vous disiez "Soustelle". J'ai compris tout ça. Foutez-moi la paix. Laissez-moi parler". A mon avis, sur le moment, ça ne voulait pas dire autre chose que cela". 

Ainsi, la phrase ne semblait pas vouloir dire grand chose. A ce stade, arrivé au pouvoir, de Gaulle ne se sent ni redevable aux Pieds Noirs ni à l'armée. Seulement, il nomme tout de même Soustelle au Ministère de l'Information pour envoyer un signal qui ne voulait pas non plus dire qu'il soutenait la cause. Là est toute la complexité de de Gaulle : il glisse dans chacun de ses actes un message crypté, interprétable par chacun comme il le souhaite et qui ne veut au fond rien dire. D'ailleurs, celui qu'on accuse d'être proche de l'armée n'a pas de mots assez durs pour qualifier les militaires en Algérie, en témoignent les propos qu'il tient dans l'avion du retour : "Les généraux, au fond, me détestent. Je le leur rends bien. Tous des cons. Des crétins uniquement préoccupés de leur avancement, de leurs décorations, de leur confort, qui n'ont jamais rien compris et ne comprendront jamais rien. Ce Salan, un drogué. Je le balancerai aussitôt après les élections. Ce Jouhaud, un gros ahuri. Et Massu ! Un brave type, Massu, mais qui n'a pas inventé l'eau chaude". Et pourtant, malgré tout, de Gaulle va être pris à son propre jeu. A un moment donné, alors qu'il s'était promis de ne pas le dire, il est poussé à proférer "Vive l'Algérie Française", se reprenant tout aussitôt. Mais c'est trop tard, le signal est donné et pour les Pieds Noirs, il s'agit là d'une promesse. A côté de cela pourtant, de Gaulle prône l'intégration et non l'assimilation. S'il ne sait sans doute pas ce qu'il pense, il pressent très vite que l'idéal d'une Algérie composée de trois départements républicains complètement assimilés n'est plus tenable depuis 1954. Pire, dans le dos de l'armée, il prend contact avec le chef du FLN, Fehrat Abbas, via un nationaliste modéré, Abderrahmane Farès qui se rend en Suisse pour rapporter les propositions de de Gaulle de mettre en place un cessez-le-feu. Le FLN ne varie pas d'un iota sur ses exigences, ce qui fatigue profondément de Gaulle : être considéré comme le seul interlocuteur valable en Algérie, la seule organisation représentative de la nation algérienne et se rencontrer en terrain neutre. Le Général de Gaulle refuse véritablement cette idée, ce qui est d'ailleurs assez paradoxal quand on connaît le passé du Général et sa volonté de faire de son GPRF la seule autorité souveraine reconnue par les autres Etats. Quoiqu'il en soit, le FLN lance en août 1958 une vague d'attentats terribles sur le territoire français, qui visent notamment Jacques Soustelle qui échappe de peu à l'assassinat. Le 19 septembre, les chefs du FLN réunis au Caire annoncent la formation du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA). C'est exactement à ce moment là que de Gaulle organise le référendum puis, à la suite de son bon résultat, lance le Plan Constantine. Pendant que la Guerre d'Algérie se calme un petit peu suite à ces bonnes manœuvres gaullistes, la première élection présidentielle a lieu le 21 décembre 1958. 80 000 grands électeurs se réunissent pour élire le Président de la République : trois candidats s'affrontent. D'abord, Charles de Gaulle se présente sous la bannière de l'Union pour la Nouvelle République (UNR) fondée en octobre 1958, et ensuite Georges Marrane pour le PCF et Albert Châtelet, un universitaire pacifiste, pour la gauche modérée, se joignent aux festivités. En effet, des pontes tels que Pierre Mendès France ou François Mitterrand, de l'UDSR, ne veulent pas participer à ce qu'ils estiment être une mascarade. Et pour cause : Charles de Gaulle est facilement élu Président de la République et de la Communauté africaine et malgache dès le premier tour, le premier Président depuis l'instauration de la Vème, avec 78,51% des voix. Un mois plus tôt, les élections législatives voyaient la droite gaulliste l'emporter largement, renforcé par le scrutin majoritaire uninominal à deux tours. De nombreuses personnalités de la IVème République perdent leurs sièges. Pour preuve de l'absence de représentativité démocratique : le PCF mené par Maurice Thorez totalise 18% des suffrages, et ne gagne que dix sièges de Député.  La IVème République s'éteint définitivement : place à une nouvelle manière de voir le monde. Le 8 janvier 1959, il est officiellement installé à son poste de Chef d'Etat et remplace le vieux René Coty. Le Général de Gaulle est devenu le Président de Gaulle. 


LE PRESIDENT DE GAULLE (1959-1969). 

Une fois installé à la magistrature suprême, le Président de Gaulle va mettre en place sa politique de grandeur telle qu'il l'a toujours conçu, entrant dans un bras de fer terrible avec les puissances étrangères pour rehausser la France au rang de grand de ce Monde et ainsi la venger du désastre de 1940. Sur le plan intérieur, le début de son mandat sera empoisonné par la Guerre d'Algérie qui va reprendre de plus belle jusqu'en 1962. Plus tard, la mauvaise conscience de la Françafrique va également noircir sa présidence. Bientôt, de Gaulle va mettre en place une politique de modernisation de l'économie et de l'industrie, non sans un certain autoritarisme forcené. Sa politique institutionnelle et politique vont petit à petit s'effriter et mettre au jour ses faiblesses, jusqu'à la Révolution de 1968 et le renversement symbolique de la figure du Général. Récit d'un mandat, certes grandiose, mais en demi-teinte. 

Le désastre algérien. 

Ce qui justifiait l'arrivée au pouvoir de Charles de Gaulle en 1958, ce n'est pas tant les affaires constitutionnelles et internes du pays que la situation algérienne qui était proprement catastrophique. Alors, il est vrai qu'en tant que Président du Conseil en 1958, de Gaulle a réussi à apaiser les choses pendant un temps en incitant les Algériens à s'intégrer à la République et en mettant en place le fameux Plan Constantine, tout en négociant secrètement avec le FLN. La Paix des Braves, la nomination d'un Préfet musulman, l'interdiction de la torture et l'attribution du droit de vote aux femmes algériennes participent également de ce miel gaulliste. Mais certains attentats vont venir couper court à cette tentative de séduction malgré le relatif succès au référendum. En mars 1959, de Gaulle décide de manier la force : tandis que le colonel Amirouche se met en route avec 40 combattants pour rejoindre Tunis et négocier avec le Gouvernement français, il tombe dans une embuscade et est abattu par les soldats français. Certains membres des services secrets de l'ALN ont vraisemblablement trahi le colonel estimant qu'il devenait trop encombrant. Fort de ce succès, le Général annonce au peuple algérien en septembre 1959 qu'ils auront à se prononcer sur leur avenir et que trois solutions s'offrent à eux : l'indépendance, la francisation totale ou l'auto-détermination. S'il est évident que de Gaulle est complètement hostile à l'indépendance, persuadé que l'indépendance de l'Algérie mènerait à une perte de grandeur pour la France, à la mise en place d'une dictature communiste ou que la misère s'abattrait sur l'Algérie, il ne parait plus tellement favorable à la francisation, c'est-à-dire au maintien des trois départements et à l'octroi massif de la nationalité française aux musulmans algériens. S'il semble envoyer des signaux aux Pieds Noirs, leur faisant plus ou moins croire qu'il est favorable à cette France allant "de Dunkerque à Tamanrasset", il en dit du mal en privé. On connaît aujourd'hui cette citation célébrissime, exploitée par l'extrême droite actuelle et d'un racisme à toute épreuve : "Les musulmans, vous êtes allés les voir ? Vous les avez regardés avec leurs turbans et leurs djellabas, vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! Ceux qui prônent l'intégration ont une cervelle de colibri, même s'ils sont très intelligents. Essayez d'intégrer de l'huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d'un moment, ils se séparent de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. Vous croyez que le corps français peut absorber 10 millions de musulmans qui demain seront 20 millions, et après demain 40 ? Si nous faisons l'intégration, si tous les Arabes et Berbères d'Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s'installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées !". De là à être un prophète du grand remplacement, il n'y a qu'un pas. La préférence du Général de Gaulle va très nettement à l'autodétermination qui se calque beaucoup sur le modèle de la Communauté créée par la Constitution de 1958 et qui permet une certaine autogestion sauf dans les domaines régaliens. Mais cette idée d'une consultation au suffrage universel direct qui peut potentiellement offrir l'indépendance braque évidemment les partisans de l'Algérie Française et des Pieds Noirs qui commencent à sentir, non sans raison, que de Gaulle les mène en bateau. Evidemment, de Gaulle n'est absolument pas partisan d'une quelconque indépendance, mais sa doctrine des circonstances fait qu'il n'est pas un fanatique de la francisation. En réalité, il n'est pas totalement passionné par le sujet qui est pour lui davantage une épine dans son pied qu'une cause à laquelle il veut se dévouer corps et âme. Il essaie de maintenir un équilibre précaire entre la carotte offerte aux nationalistes, et le bâton destiné à contenter les Pieds Noirs. 

En décembre 1959, le Président nomme le général Challe comme commandant en chef des forces armées en Algérie. L'objectif de Challe est de profiter de l'encagement de l'Algérie obtenu par la Bataille des Frontières, de la supériorité numérique de l'armée française qui compte en Algérie 475 000 militaires contre les 50 000 maquisards de l'ALN, ainsi que de sa supériorité qualitative, que ce soit en ravitaillement comme en équipement, pour écraser le FLN rapidement. Celui-ci reste en effet un obstacle majeur à la politique de choix désirée par de Gaulle. L'objectif est de démanteler à l'aide du Renseignements les différentes unités de l'ALN, qui ne pourront aller chercher refuge au Maroc et en Tunisie en raison des barrières établies aux frontières, puis de les achever en requadrillant le pays avec des "commandos de chasse". Ces commandos seront constitués également de nombreux harkis, des Algériens acquis à la cause française et qui mèneront dans les endroits les plus difficiles les combats contre l'ALN. Challe est très attaché aux harkis qui sont pour lui essentiels, en ce sens que dans son esprit, l'opinion publique algérienne aura l'impression d'être dans un conflit entre Algériens davantage que dans un conflit colonisateurs/colonisés. A cela va s'ajouter des déplacements massifs de population afin d'empêcher que des civils puissent héberger ou nourrir les combattants de l'ALN. Les conséquences seront désastreuses sur les Algériens qui subissent de plein fouet ces quadrillages balayant le pays de l'ouest vers l'est. Si tous les wilayas ne seront pas touchés de la même façon par le nettoyage français, l'ALN va perdre la moitié de ses combattants, 25 000, et un certain nombre de défections vont affaiblir les indépendantistes. De nombreux nationalistes auront l'impression d'avoir été abandonnés par leur direction postée au Maroc ou en Tunisie. A la fin de l'opération, les unités de l'ALN sont complètement éclatées et ne représentent plus que 10 000 maquisards. Malgré cet échec militaire, le terrorisme continue de faire un nombre important de victimes parmi les civils et cause 3 700 morts. Le FLN, lui, réussit à mener une politique de propagande très efficace se ralliant l'opinion des Etats-Unis et même de la RFA où vivent un certain nombre d'entre eux (qui sont parfois assassinés sur les sols étrangers par le SDECE). Surtout, l'URSS, la Chine, la Tchécoslovaquie, la Pologne et l'Albanie soutiennent le FLN et l'arment généreusement. Quant au "Tiers-Monde" arabe, il est naturellement solidaire du FLN. La France est quasiment isolée sur la scène internationale. Quant à l'opinion publique française, elle est de plus en plus gagnée à la cause algérienne, surtout en ce qu'il s'agit de la gauche, et ne goute pas au sort peu enviable des appelés du contingent, qui reviennent traumatisés d'Algérie. De Gaulle est bien obligé de prendre acte de ce succès propagandiste réel malgré les victoires sur le terrain. C'est à ce moment là qu'il fait sa proposition indépendance/francisation/détermination. Les Pieds Noirs, eux, sont furieux et se radicalisent, soupçonnant que le Gouvernement va les trahir. Le Général Massu, un des fers de lance de l'Algérie française, s'entretient avec un journal allemand au début du mois de janvier 1960 et déclare : "Notre plus grande déception a été que le Général soit devenu un homme de gauche". Le Président de la République, furieux, le convoque à Paris et le relève de son commandement. Il n'en fallait pas plus pour embraser Alger et le 24 janvier 1960, des extrémistes menés par Pierre Lagaillarde, Guy Forzy, Jean-Jacques Susini et Joseph Ortiz provoquent un soulèvement. Des barricades sont élevées et des tirs éclatent, tuant un certain nombre de gendarmes. Le 25 janvier, le Président s'exprime alors à la radio demandant aux émeutiers de se disperser mais sans succès. Charles de Gaulle est en réalité furieux contre Delouvrier et Challe qui auraient été trop doux avec les manifestants. Jacques Soustelle, qui s'entend de plus en plus mal avec de Gaulle, à l'image de l'opinion gagnée à l'Algérie française, est favorable aux émeutiers et ironise en proposant au Président de larguer une bombe nucléaire sur Alger. De fait, Soustelle reproche au Président de se détacher réellement du conflit et de vouloir réformer l'armée, à la fois contre les ultras de l'Algérie Français considérés comme des personnages intenables et archaïques destinés à être remplacés par des militaires professionnels plus neutres et techniques, et à la fois pour la moderniser, en concentrant tous ses efforts sur la dissuasion nucléaire et les progrès techniques, y compris spatiaux. En réalité, pour de Gaulle, l'Algérie française représente le passé, est défendue par des passéistes et n'est plus la priorité. Charles de Gaulle reproche d'ailleurs aux militaires ultras d'Algérie d'avoir des liens incestueux avec la CIA tant il est vrai qu'ils tentent d'obtenir de l'aide des Etats-Unis en faisant mine que le FLN est crypto-communiste. Là où ils analysent mal la situation, c'est que la CIA et le Président Eisenhower ne s'y trompent pas : ils sont favorables à l'indépendance. La crise de la Semaine des Barricades se résout d'elle même et deux de ses responsables jugés en France profitent de leur mise en liberté pour fuir en Espagne. De là, Lagaillarde et Susini fonderont une des organisations terroristes d'extrême droite les plus meurtrières en France. 

Pour autant, à ce stade, le 10 juin 1960, le Président de la République rencontre en secret au Palais de l'Elysée un des membres du FLN, le responsable par intérim du wilaya IV, Si Salah. L'homme est à la tête du wilaya le plus touché par le Plan Challe, a perdu une énorme partie de son matériel ainsi que de maquisards, qui n'y sont plus que 2500. Etant allé à Tunis auprès du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, il en sort écœuré, voulant négocier un accord de paix avec la France pour que cessent de mourir les maquisards. Ces derniers sont d'ailleurs séduits par le discours de de Gaulle sur l'autodétermination et veulent s'en saisir pour obtenir l'indépendance par cette voie. La réunion n'est pas très efficace, le Président exigeant avant toute chose un cessez-le-feu le plus large possible. Si Salah repart en Algérie afin de convaincre les autres wilayas et le GPRA d'arrêter les hostilités un temps, tout tombe à l'eau en 1961, dans des circonstances troubles. En effet, il est abattu par l'armée française. Juste avant de mourir, il accusera de Gaulle de l'avoir trahi. Il n'empêche que de Gaulle va bientôt sortir de l'ambiguïté et ainsi provoquer sans le savoir le déluge des évènements. Le 4 novembre 1960, le Président intervient à la télévision et déclare : "Cela veut dire une Algérie émancipée où c'est aux Algériens qu'il appartient de décider de leur destin, où les responsabilités algériennes seront aux mains des Algériens et où - comme d'ailleurs je crois que c'est le cas - l'Algérie, si elle le veut pourra avoir son gouvernement, ses institutions et ses lois [...]". Cela est déjà inacceptable pour les partisans de l'Algérie française, mais la phrase qui va créer un véritable scandale est celle évoquant la République algérienne, laquelle existera un jour, mais n'a encore jamais existé. C'en est trop pour le Premier Ministre Michel Debré, partisan comme Soustelle de l'Algérie Française, qui appelle le Général. Ce dernier fait mine de nuancer son propos. En réalité, la chose est claire : il faut en finir. En finir, certes, mais sans trop perdre de plumes dans l'affaire. Le Président ne veut pas donner l'impression que le FLN, qui est indéniablement en position de force, lui commande ce qu'il doit faire et tente de négocier avec le MNA de Messali Hadj qui, depuis 1958, est décimé par les maquisards du FLN. Très vite, les membres du FLN menacent de Gaulle de ne pas donner suite à sa proposition de se rencontrer lors de négociations à Evian s'il ne reconnaît pas que le FLN est le seul et unique interlocuteur valable pour discuter. De Gaulle est obligé d'accepter. Pire, le 11 avril 1961, il déclare lors d'une conférence de presse : "Dans le monde actuel et à l'époque où nous sommes, la France n'a aucun intérêt à maintenir sous sa loi et sous sa dépendance une Algérie qui choisit un autre destin […]. C'est qu'en effet l'Algérie nous coûte, c'est le moins qu'on puisse dire, plus cher qu'elle nous rapporte […] Et c'est pourquoi, aujourd'hui, la France considérerait avec le plus grand sang-froid une solution telle que l'Algérie cessa de nous appartenir". Le choc est considérable pour les gaullistes qui croyaient que de Gaulle était un des plus fervents partisans de l'Algérie Française, et beaucoup considéreront que le Président est mort ce 11 avril. Quant aux officiers d'Algérie, ils sont plus que furieux. La victoire est totale pour le FLN. Bientôt, de Gaulle va subir les foudres des partisans de l'Algérie Française. Aux premières heures du samedi 22 avril, des régiments parachutistes d'élite et des régiments de la Légion étrangère s'emparent des principaux bâtiments d'Alger. A son réveil, la population découvre un message du Général Challe : "L'armée a pris le contrôle de l'Algérie et du Sahara [...] L'Algérie française n'est pas morte [...]. Il n'y a et il n'y aura jamais une Algérie indépendante". Challe, Jouhaud et Zeller sont rejoints par le Général Salan. Les quatre Généraux viennent de prendre le pouvoir, de réaliser un coup d'Etat en Algérie et envisagent d'aller prendre Paris. La France est en état d'alerte. 

Réveillé à 2h30 du matin, le Président réagit très rapidement. Il donne l'ordre à ses hommes de confiance de se rendre en Algérie pour évaluer la situation et dans la matinée, la police arrête les officiers ayant comme objectif de mener le coup d'Etat dans la métropole. L'après midi, le Conseil des Ministres est réuni et de Gaulle s'empare pour la seule fois dans l'histoire actuelle de la Vème République des pleins pouvoirs de l'article 16. Le Général fait mine de ne pas s'inquiéter, déclare même "Ce qui me consterne, c'est que Challe, qui est intelligent, puisse faire une telle bêtise" mais pourtant, il n'est pas si franc. La menace de coup d'Etat est réel et il le sait d'autant plus qu'il en avait presque organisé un en 1958. Il confie ainsi son testament à Jacques Foccart. A 20 heures, le lendemain, à la télévision, habillé en costume militaire, il dénonce : "Un pouvoir insurrectionnel s'est établi en Algérie par un pronunciamento militaire. Les coupables de l'usurpation ont exploité la passion des cadres de certaines unités spéciales, l'adhésion enflammée d'une partie de la population de souche européenne égarée de craintes et de mythes, l'impuissance des responsables submergés par la conjuration militaire. Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite ; il a une réalité : un groupe d'officiers partisans, ambitieux et fanatiques. Ce groupe et ce quarteron possèdent un savoir-faire limité et expéditif, mais ils ne voient et ne connaissent la nation et le monde que déformés au travers de leur frénésie. Leur entreprise ne peut conduire qu'à un désastre national ; car l'immense effort de redressement de la France, entamé depuis le fond de l'abîme, le 18 juin 1940 ; mené ensuite en dépit de tout, jusqu'à ce que la victoire fût remportée, l'Indépendance assurée, la République restaurée ; repris depuis trois ans, afin de refaire l'État, de maintenir l'unité nationale, de reconstituer notre puissance, de rétablir notre rang au dehors, de poursuivre notre œuvre outre-mer à travers une nécessaire décolonisation, tout cela risque d'être rendu vain, à la veille même de la réussite, par l'odieuse et stupide aventure d'Algérie. Voici que l'État est bafoué, la nation bravée, notre puissance dégradée, notre prestige international abaissé, notre rôle et notre place en Afrique compromis. Et par qui ? Hélas ! Hélas ! Hélas ! Par des hommes dont c'était le devoir, l'honneur, la raison d'être de servir et d'obéir. Au nom de la France, j'ordonne que tous les moyens, je dis tous les moyens, soient employés partout pour barrer la route à ces hommes-là, en attendant de les réduire. J'interdis à tout Français, et d'abord à tout soldat, d'exécuter aucun de leurs ordres. L'argument suivant lequel il pourrait être localement nécessaire d'accepter leur commandement, sous prétexte d'obligations opérationnelles ou administratives, ne saurait tromper personne. Les chefs, civils et militaires, qui ont le droit d'assumer les responsabilités sont ceux qui ont été nommés régulièrement pour cela et que, précisément, les insurgés empêchent de le faire. L'avenir des usurpateurs ne doit être que celui que leur destine la rigueur des lois. Devant le malheur qui plane sur la Patrie et devant la menace qui pèse sur la République, ayant pris l'avis officiel du Conseil constitutionnel, du Premier ministre, du Président du Sénat, du Président de l'Assemblée nationale, j'ai décidé de mettre en œuvre l'article 16 de notre Constitution. À partir d'aujourd'hui, je prendrai, au besoin directement, les mesures qui me paraîtront exigées par les circonstances. Par là même, je m'affirme en la légitimité française et républicaine qui m'a été conférée par la nation, que je maintiendrai quoi qu'il arrive, jusqu'au terme de mon mandat ou jusqu'à ce que viennent à me manquer soit les forces, soit la vie, et que je prendrai les moyens de faire en sorte qu'elle demeure après moi. Françaises, Français ! Voyez où risque d'aller la France par rapport à ce qu'elle était en train de redevenir. Françaises, Français ! Aidez-moi". Les Français de métropole semblent faire nettement bloc derrière le Général de Gaulle et même les syndicats d'obédience communistes font cause commune avec les gaullistes raisonnables. Michel Debré intervient également plus tard dans la soirée du 23 en avertissant la France qu'une prétendue opération aéroportée pouvait débarquer sur Paris. Il appelle la population à se tenir prête. Le 24, partout en France, des volontaires de droite et de gauche viennent porter secours aux forces de l'ordre. La grève d'une heure de soutien est suivie par dix millions d'ouvriers. A Alger, 50 000 à 100 000 Pieds Noirs viennent écouter le discours des putschistes qui, pourtant, commencent à douter. Challe, notamment, accompagné par de Boissieu et Bigot, tentent de faire marche arrière. Mais d'autres, plus extrêmes, encouragent Salan à aller encore plus loin. En quatre jours cependant, l'armée des conscrits met fin au putsch. Très vite, le Président réprime les manifestations de soutien des Pieds Noirs, s'attirant désormais leurs foudres définitives. Surtout, l'Organisation de l'Armée Secrète (OAS) fondée en Espagne par Susini et Lagaillarde, va commencer à commettre des attentats terroristes en métropole au nom de l'Algérie Française. Le Président, surnommé la grande Zohra, est une de leurs cibles et est dénoncé comme un traître. Mais surtout, en Algérie, l'OAS va frapper des musulmans, souvent des commerçants, des fonctionnaires, des intellectuels favorables aux négociations avec le FLN ou soupçonnés d'y être favorables. La population pied noir ainsi que des Juifs d'Algérie soutiendront relativement l'organisation qui causera la mort et les blessures de 2 700 personnes. Le Président de la République va mener une guerre à mort à ces terroristes d'extrême droite en utilisant principalement la police, l'armée mais également des barbouzes prêts à tout pour assassiner ses membres. L'OAS, soutenu également par la cellule Gladio, terroristes italiens fascistes et le régime espagnol franquiste, va tuer 71 personnes en métropole. Pas spécifiquement dirigé par les mêmes personnes selon qu'il s'agisse de l'OAS "métro", algérienne et madrilène, l'OAS va également séduire certains membres de l'armée régulière qui haïssent les négociations ouvertes avec le FLN. 

Pendant ce temps, à Evian, en mai 1961, les négociations s'ouvrent entre les représentants du Gouvernement de Michel Debré et les représentants du FLN. Elles se déroulent à huis clos et dans un relatif secret. Quatre points de litige occupent les deux parties : qui participera à l'exécutif provisoire responsables d'organiser le référendum d'autodétermination et dans quel délai ce référendum sera-t-il organisé ? Combien de temps la France pourra-t-elle conserver des bases militaires en Algérie ? Quels seront les droits des populations européennes en Algérie après l'indépendance ? La Sahara sera-t-il inclus dans les territoires algériens ? En réalité, les deux points les plus sensibles sont les derniers. Le FLN cache mal sa volonté d'imposer aux Européens et aux harkis des conditions drastiques et refusent de leur laisser la possibilité d'avoir une quelconque double nationalité. Quant au Sahara, du pétrole y a été découvert en 1956. Ni la France ni le FLN ne veut s'en priver, étant donné la manne gigantesque d'argent qu'il représente. De la même façon, c'est dans le désert que le Président de Gaulle fait ses essais nucléaires. Le Président, encore dans une obstination déraisonnable, ne se rendant pas compte qu'il a cédé au FLN à chaque fois, est intransigeant. Le FLN l'est tout autant. Pendant ce temps, alors que de Gaulle a les pleins pouvoirs, des manifestations, pourtant interdites, éclatent dans Paris. Dans la nuit du 17 et 18 octobre 1961, le FLN organise des protestations relatives au couvre-feu imposé par de Gaulle aux ressortissants nord-africains. Très vite, la manifestation dérape et le Préfet Maurice Papon, ancien vichyste, couvre ses policiers. Une centaine d'Algériens sont massacrés et noyés dans la Seine, ce qui est un des plus grands crimes d'Etat commis par un gouvernement français au XXème siècle, assez comparable aux massacres de la Saint-Barthélemy. Le Président est tout à fait au courant des évènements et, même s'il réclame des sanctions, enterre le scandale. Il aura d'ailleurs fait cette phrase glaçante à Terrenoire, son ministre de l'Information : "Quand la situation en Algérie sera réglée d'une manière ou d'une autre, il faudra aussi régler cette affaire à fond. C'est une fiction de considérer ces gens-là comme des Français pareils aux autres. Il s'agit en réalité d'une masse étrangère et il conviendra d'examiner les conditions de sa présence sur notre sol". La problème n'est donc pas pour lui la répression des manifestations, mais bien la présence de 400 000 Algériens sur le sol qui, rappelons le, ont été accueillis en métropole pour travailler dans l'industrie. Le 8 février 1962, alors que des manifestants tentent de dénoncer l'OAS et la Guerre d'Algérie, de Gaulle et Papon répriment durement les rassemblements et huit civils sont tués par la police dans la station de métro Charonne : l'affaire fera plus parler d'elle, car les victimes sont françaises et non plus algériennes. L'affaire révèlera le caractère autoritaire, voire franchement dictatorial, du Président de la République dans cette période trouble. De la même façon, la répression de l'OAS s'accentue et les polices parallèles commettent des actes terrifiants, tels que des assassinats, des actes de torture et de barbarie ainsi que le recrutement de délinquants organisés comme Georges Boucheseiche et Jean Augé. La Cour de sûreté de l'Etat est d'ailleurs instaurée pour juger les terroristes. Le 18 mars 1962, les accords d'Evian sont signés entre la France et le FLN. La première cède sur le Sahara tandis que le FLN s'engage à bien traiter les Pieds Noirs et à leur laisser le choix de leur nationalité. Si les gaullistes estiment avoir tout de même gagné la guerre, en réalité, ils ont été défaits par l'opiniâtreté du FLN et par l'efficacité de sa propagande internationale. Le Président de Gaulle déclare à la suite de ces accords à Debré et Terrenoire : "En vérité, il est miraculeux que nous soyons arrivés à ces accords. Car songez-y, depuis 130 ans, ils n'ont cessés d'être dominés, trompés, dépouillés, humiliés. Il est miraculeux qu'ils acceptent encore de vivre avec les Européens". Il faudra douze jours pour ratifier les accords, le FLN profitant de la faiblesse des Français qui ont cédé sur presque tout. L'autorité provisoire, que Debré espérait faire durer vingt-cinq ans, ne durera que trois mois. Seul le port de Mers-el-Kébir reste une concession française pour quelques années. Il est temps de faire valider ces accords par les peuples français et algériens. Le 8 avril 1962, les Français acceptent l'indépendance de l'Algérie à 90% des voix. Le 1er juillet 1962, les Algériens l'acceptent également. L'Algérie est donc indépendante. 

En Algérie, le FLN doit régler trois problèmes majeurs : l'OAS, les Pieds Noirs et la question de la souveraineté. Dès mars 1962, l'OAS dirigé par Salan avait bloqué le quartier de Bab el Oued et fait exécuter six appelés qui refusaient de déposer les armes. La fusillade de la rue d'Isly qui en résulte fait 46 morts. En juin 1962, un mois avant l'indépendance effective, Susini prend contact avec le Président de l'exécutif provisoire algérien, Farès, via Jacques Chevallier, et un accord d'amnistie est signé en échange de l'arrêt des hostilités. Mais le FLN refuse l'amnistie et l'OAS continue ses actes délictueux. Ils sabotent le port d'Alger, incendient la bibliothèque de la ville, procèdent à de nombreux plastiquages et à des assassinats politiques. L'OAS appelle ces attentats "l'Opération 1830" : elle est destinée à remettre l'Algérie dans l'état où elle était avant la colonisation française, bref à la détruire et à lui retirer toute possibilité de développement économique et intellectuel. Officiellement, le 3 juillet 1962, le Président de Gaulle reconnaît l'indépendance de l'Algérie et transfère sa souveraineté au pays naissant. Mais à cause de l'OAS et de l'intransigeance du FLN, les Pieds Noirs sont contraints de quitter l'Algérie, paniqués et perdus. 400 000 d'entre eux étaient déjà revenus avant la signature des Accords d'Evian. En tout, c'est un million de personnes qui quittent l'Algérie avec comme destination principale la France. Une partie radicalisée préfèrera émigrer à Alicante en Espagne ou en Argentine mais ils sont marginaux. Arrivés à Marseille, les Pieds Noirs sont très mal accueillis par de Gaulle. Quand Debré lui demande d'avoir un mot de compassion pour eux, de Gaulle refuse : il n'a pas digéré le ralliement de nombreux Pieds Noirs à l'OAS et n'a pas forcément très envie de bien recevoir ceux qu'il considère être des traitres. Quant au traitement des harkis, il est alors là profondément inhumain, surtout que de Gaulle n'a pour le coup rien à leur reprocher. Dès les Accords d'Evian, ils avaient été laissés sans défense puisque totalement désarmés. Le 25 juillet 1962, alors que des massacres de harkis ont commencé, le Président s'oppose à leur rapatriement en France et le peu d'hommes qui parviennent à arriver sont parqués dans des camps de fortune. De Gaulle aura ces mots atroces : "Il faut en finir avec les histoires de harkis. Aucun harki ne doit être embarqué pour la métropole sans l'ordre exprès et formel du Ministre des Armées. Tout harki qui, dans les huit jours, n'aura pas pris le travail qu'on lui offre devra être réexpédié en Algérie. L'effectif actuel des harkis en métropole ne doit pas être augmenté de toute façon, fût-ce d'une unité. Les harkis, que les SAS et autres ont recruté naguère le plus souvent parmi les clochards, ne demandent en général qu'à le redevenir aux frais de la France. Au total, c'est une mauvaise plaisanterie et qui aura assez duré". Il déclarera d'ailleurs un an plus tard : "J'aimerais qu'il naisse plus de bébés en France et qu'il vienne moins d'immigrés". On ne peut pas dire que de Gaulle fut un grand partisan de l'immigration. Là où le cynisme gaulliste est tout de même insupportable, c'est que même après avoir été mis au courant que le FLN ne respectait absolument pas les accords d'Evian en ce qu'ils offraient l'amnistie aux Pieds Noirs et aux harkis, il n'a pas bougé d'un iota sur le sujet. Des massacres sans nom, agrémentés de torture et de viols, éclatent dans tout le pays. On pend des hommes à des crocs de boucher et le Massacre d'Oran est particulièrement crapuleux. Evidemment, le rapprochement avec l'épuration française après l'épisode de la Collaboration permet rétrospectivement de poser un œil moins sévère sur l'attitude sanguinaire du FLN. En revanche, il est dur de ne pas être sévère avec le Président de Gaulle qui fait preuve d'un manque frappant de pitié. Il montre aussi le côté total de l'individu qui est très caractéristique de l'Homme du 18 Juin ainsi que son intolérance à la faiblesse humaine. Dans son esprit, les Pieds Noirs se sont alliés à son ennemi, ils sont donc son ennemi. Pour les harkis, ils ne sont tout simplement pas Français. Et s'il a déjà de la peine à développer de l'empathie envers son peuple, il n'en est absolument pas question avec le peuple des autres. 

Durant la période des pleins pouvoirs, le Président de Gaulle va également prendre des mesures qui laissent songeur du point de vue des libertés fondamentales et de l'Etat de droit. Ainsi, il fonde le Haut Tribunal Militaire destiné à juger les généraux putschistes. Le problème profond est que cela se fait en violation flagrante du principe révolutionnaire de non-rétroactivité des lois pénales. Un tribunal ne peut pas juger des faits antérieurs à sa création. Cette règle de droit contenue dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, qui n'a malheureusement pas encore valeur contraignante dans le droit français de 1962, est logique : il protège les citoyens des lois d'opportunité et de l'éventuel arbitraire des pouvoirs politiques et des juges. Et pourtant, étant donné que le Conseil Constitutionnel n'a pas le pouvoir de contrôler les lois, encore plus quand l'article 16 de la Constitution est enclenché, personne ne peut empêcher le Président de Gaulle de commettre cet abus de pouvoir. Les Généraux Zeller et Challe, qui ont été arrêtés assez tôt, sont jugés de manière assez clémente : ils n'écopent que de quinze années de réclusion criminelle. Ce n'est qu'en mars 1962 que sont arrêtés puis jugés les Généraux Jouhaud et Salan. Mais leur procès se fait dans des circonstances bien plus tendues puisque l'OAS commet des attentats au nom de l'idéologie défendue par les putschistes. Le Général Jouhaud est condamné à mort. Mais le Président de Gaulle est vraisemblablement déterminé à le gracier en raison de son origine Pied Noir et de son honnêteté. Simplement, pour ce faire, il attend le verdict du Haut Tribunal Militaire en ce qu'il s'agit du Général Salan. Sauf que rien ne va se passer comme prévu. Artisan d'une très bonne défense, l'avocat de Raoul Salan, l'homme d'extrême droite Tixier-Vignancourt, va réussir à retourner tout le cours du procès pour faire du Président de Gaulle le véritable accusé. La défense pointe du doigt la trahison de l'Homme du 18 Juin et de son Gouvernement à l'encontre des Pieds Noirs et des partisans de l'Algérie française. On fait entendre les veuves des Maréchaux de Lattre de Tassigny et Leclerc pour démontrer la bonne moralité des militaires. Charles de Gaulle est dépeint comme un parjure. Raoul Salan est condamné à la prison à vie. Le Président de Gaulle est furieux quand il apprend le verdict qu'il avait voulu plus sévère. En vérité, il espérait que Salan soit fusillé. Plus encore, il reproche aux juges d'avoir laissé le procès de Salan se transformer en procès de de Gaulle. Il est tellement en colère qu'il décide de dissoudre le Haut Tribunal Militaire le 27 mai 1962. Alors qu'il souhaitait gracier Jouhaud, il finit par se résoudre à le laisser mourir. Il faut l'intervention de Pompidou pour sauver le Général Jouhaud in extremis. C'est dans ce contexte très particulier qu'a lieu l'attentat du Petit Clamart. L'OAS est impliquée et un polytechnicien ingénieur dans l'armement de 35 ans, Jean Bastien-Thiry, prend la direction des opérations. L'objectif est d'enlever le Président de Gaulle et, à défaut, de ni plus ni moins que de l'assassiner. Le 22 août 1962, au rond point du Petit Clamart, un commando de onze hommes tendent un guet-apens et mitraillent la DS présidentielles. 150 balles sont tirées et certaines passent tout près du visage du couple présidentielle. Tandis qu'Yvonne de Gaulle en sort traumatisée, le Président refuse de baisser la tête. 

Le retentissement de l'attentat manqué est tout simplement gigantesque. S'il ne fut pas le seul, il est sans doute celui qui est passé le plus proche de la réussite. Le procès de Bastien-Thiry et de ses complices est encore une occasion pour les hommes de l'OAS de répandre leur idéologie dans l'opinion publique. Le jeune ingénieur se compare à Charlotte Corday assassinant Marat. Ses complices se dépeignent à leur tour en héritiers de Claus Von Stauffenberg, celui qui tenta d'abattre Hitler en 1944, tout en prenant le soin de préciser que le Führer, au moins, ne s'était jamais déshonoré en trahissant l'armée. Surtout, l'attentat va faire prendre conscience à de Gaulle qu'il est mortel et que sa Constitution est fragile. Il se persuade alors qu'une fois mort, le prochain Président n'aura pas sa légitimité, et que les institutions de la Vème République réclament une véritable carrure de géant. Pour cela, le Président se met à concrétiser une vieille idée : celle de l'élection du Président de la République au suffrage universel direct qui donnerait une véritable onction au successeur de de Gaulle. Si aujourd'hui cette élection nous semble être une évidence, force est de constater que c'est dans le monde occidental une rareté. Seul le Président des Etats-Unis est élu, et encore, pas au suffrage universel véritablement direct, puisque ce sont des grands électeurs qui se chargent de l'élire de facto. Dans l'histoire, la IIème République avait mis ce système en place : il a mené tout droit au coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte. Quand le projet est rendu public, tout le monde politique est vent debout contre cette idée, et notamment les parlementaires, même de droite. Cette élection est considérée comme le triomphe du populisme et de la dérive d'un pouvoir autoritaire qui se grime en pouvoir personnel. Les Parlementaires comprennent très vite que cette élection au suffrage universel direct donnera au Président une indépendance réelle vis-à-vis des élus. Il n'est donc pas étonnant qu'ils considèrent que la réforme constitutionnelle proposée s'apparente à une forme de césarisme. D'autres encore y voient une sorte d'archaïsme primaire qui plongerait les institutions de la Vème République dans une personnalisation quasiment monarchique du pouvoir exécutif. En cela, ils n'avaient pas totalement tort. Il n'empêche que malgré ces oppositions gigantesques, surtout à gauche, traditionnellement plus attachée au parlementarisme et opposée au pouvoir personnel d'inspiration bonapartiste, les Français acceptent la révision constitutionnelle avec 62,25% des voix. Mais la réforme constitutionnelle qui donne le visage actuel de la Vème République va surtout être l'occasion pour le Président de Gaulle de démontrer encore une fois son profond mépris des institutions démocratiques. Alors que la révision constitutionnelle doit nécessairement passer par l'article 89 de la Constitution, c'est-à-dire par un vote de la proposition de Loi par les deux chambres puis, au choix du Président, d'un référendum ou d'un vote du Congrès au trois cinquième, le Président de Gaulle va préférer utiliser l'article 11 de la Constitution qui autorise le Président à organiser des référendums pour soumettre des projets de Loi à l'avis du Peuple  sur des réformes relatives à la politique économique ou sociale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d'un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions. Le problème est que l'article 11 est absolument inapplicable en matière de révision constitutionnelle car l'élection du Président au suffrage universel direct la modifie nécessairement et ne constitue pas une réforme dont les compétences sont précisées limitativement par la Constitution. Pire, le recours à l'article 11 permet de contourner le vote de la réforme constitutionnelle au Parlement qui, comme par hasard, est majoritairement hostile à cette élection qui la déleste d'une part de son pouvoir. Le Président du Sénat, Gaston Monnerville, va tellement être outré par la méthode utilisée par de Gaulle, méthode digne d'une République bananière, qu'il va aller jusqu'à évoquer le terme de forfaiture désignant une infraction de haute trahison. Le Président de Gaulle, loin de renoncer, va être profondément outré par le mot du Président du Sénat, à un tel point qu'il ne le rencontrera plus jamais officiellement ni ne lui adressera la parole. Celui qui avait, lors de sa prise de pouvoir, été plutôt conciliant avec le Général va devenir un de ses ennemis mortels. Beaucoup d'opposants ont espéré que le Conseil Constitutionnel invalide le référendum, ce qui était en son pouvoir, mais son Président, Noël, va éviter de justesse l'invalidation du référendum. Le Président dira en privé que si tel avait été le cas, le Conseil Constitutionnel n'aurait été ni plus ni moins que dissous. Cette crise est très révélatrice de la notion qu'a le Président de Gaulle du droit constitutionnel et de son action politique. Tous les moyens sont bons pour arriver à ses fins, quitte à violer ce qu'il considère être un obstacle à sa politique. Pour lui, l'important est de passer par le Peuple, les autres arguties juridiques étant à côté de la plaque. Toutefois, cela n'efface pas que l'élection du Président de la République au suffrage universel direct a été obtenu par une violation grave de la Constitution qui révèle les limites des institutions soumises de la Vème République. La crise algérienne se termine donc par un coup d'état juridique digne du 18 Brumaire, que les Français ignorent et qui est pourtant diablement révélateur du caractère de plus en plus autoritaire du Président de la République.

Une politique extérieure maurrassienne au service de la grandeur de la France.

Comme Maurras, le Président de Gaulle a une conception ultra-réaliste des rapports géopolitiques. En droit international, la morale n'existe pas : seule compte pour lui la puissance. Dans un monde où les puissants détruisent, rançonnent ou menacent les Etats les plus faibles, la France, en bonne puissance moyenne ayant perdu son empire colonial, se doit de s'allier avec les autres puissances moyennes ou faibles afin d'affirmer sa prééminence. De même, les alliances de revers ne sont jamais des mauvaises solutions, quitte à devoir se rapprocher des puissances communistes pour contrer les ambitions impérialistes des anglo-saxons. Epousant cette notion de dialogue mélien tout droit issu de La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, selon lequel le puissant se moque bien des principes de justice quand il agit avec les faibles, le Président va également être l'artisan, via Jacques Foccart, de la Françafrique, une organisation informelle et clandestine menant à de fausses indépendances et à l'ingérence française dans les affaires d'anciennes colonies devenant pourtant souveraines, continuant à exploiter ses ressources, mettant ses hommes de main au pouvoir et intervenant régulièrement militairement pour maintenir en place des régimes corrompus. Bref, le Président de Gaulle n'a aucun scrupule à jouer sa partition cynique et calculatrice dans le monde cruel des relations internationales. Mensonges, complots et chantages sont des mots qui récapitulent assez bien la politique extérieure et militaire de la France sous la Présidence de Charles de Gaulle. Ses coups d'éclat seront nombreux et provoqueront des crispations régulières dans les pays alliés, au grand dam des corps diplomatiques français qui seront souvent mis à l'écart des grandes décisions en matière de politique étrangère. En réalité, il faudra surtout attendre 1962 pour que la politique extérieure gaulliste se développe réellement, et ce en raison de la Guerre d'Algérie qui pourrit l'image de la France. Pourtant, il ne faudrait pas réduire la conception des relations internationales par de Gaulle à un simple cynisme, il évoquait également une mission française dans le monde en ces termes : La vocation de la France, c'est d'œuvrer pour l'intérêt général. C'est en étant pleinement français qu'on est le plus européen, qu'on est le plus universel […]. Alors que les autres pays, quand ils se développent, essaient de soumettre les autres à leurs intérêts, la France, quand elle arrive à développer son influence, le fait pour l'intérêt de tous […]. Tous le sentent obscurément dans le monde ; la France est la lumière du monde, son génie est d'éclairer l'univers. Evidemment, il est difficile de ne pas sourire en lisant cette déclaration tant la politique gaulliste en Afrique et en Algérie est uniquement fondée sur l'intérêt particulier de la France. L'autre grille de lecture de l'action du Président de Gaulle dans le monde est sa fameuse théorie des circonstances bergsonienne. Pour lui, la vie est en mouvement perpétuel et rien n'est fixe, dans la politique intérieure comme dans la politique extérieure. En 1962, il imagine lui même : Un jour ou l'autre, il peut se produire des évènements fabuleux, des retournements incroyables. Il s'en est produit tellement dans l'Histoire ! L'Amérique peut exploser du fait du terrorisme, du racisme, que sais-je ? Et devenir une menace pour la paix. L'Union soviétique peut exploser, parce que le communisme s'effondrera, que les peuples se chamailleront. Elle peut redevenir menaçante. Personne ne peut dire à l'avance où se situera le danger. Il faut saluer la justesse de ses prédictions. 

En réalité, l'antagoniste principal du Président de Gaulle est indéniablement les Etats-Unis d'Amérique qui devient la super-puissance du Monde "Libre". Cela dit, jamais de Gaulle n'ira jusqu'à passer la ligne rouge et sera toujours présent aux côtés de l'Amérique en cas de coup dur, notamment au moment de la crise de Cuba, en 1962, durant laquelle Khrouchtchev a tenté d'installer sur l'île très proche de la Floride des rampes à missile nucléaire. Alors que le monde était franchement à deux doigts de s'embraser, voire de disparaître, de Gaulle faisait front avec les Américains contre les Soviétiques. De la même façon, il ne sortira jamais de l'Alliance Atlantique même s'il choisira de sortir du commandement intégré de l'OTAN plus tard. Il y a sans doute quelques raisons psychologiques à la politique gaulliste puisque de Gaulle n'a jamais digéré, et il est rancunier, l'attitude de Franklin Delano Roosevelt qui n'a pas cessé de mettre des bâtons dans les roues de la France Libre et qui a envisagé d'administrer lui-même la France à la Libération. Mais la raison principale est que de Gaulle voit en les Gouvernements Anglo-Saxons des véritables prédateurs du Monde occidental souhaitant imposer à l'Europe, et à la France en particulier, ses règles, ses valeurs, son organisation militaire et sa protection. Les propos de de Gaulle sur l'Amérique à Kossyguine sont clairs : "Il ne faut pas oublier que l'Amérique n'existe que récemment. Elle a été faite par des gens qui sont venus de partout. Elle n'a pas existé de tout temps comme la France ou la Russie. Elle est faite d'une agglomération de gens, et depuis peu de temps, depuis deux siècles […]. Elle n'a pas de profondeur ni de racines […]. Il ne faut pas oublier non plus que l'Amérique n'a jamais souffert, qu'elle n'a jamais été envahie, ni connu de révolution, de famine ou de malheur […]. Ses réactions sont toujours celles d'un pays qui ne sait pas ce que c'est de souffrir". La citation est belle mais en réalité, fait fi d'un nombre conséquent de tragédies américaines qui fut non seulement envahi en partie en 1941, a connu la guerre d'indépendance et de sécession puis a connu des crises économiques qui avaient tout à voir avec la famine. Bref, les Etats-Unis savent à leur échelle ce que la souffrance signifie. Ils le savent d'autant plus qu'ils ont souffert des deux Guerres Mondiales mais également que leurs soldats meurent au Vietnam. On s'en souvient, en 1958, de Gaulle envoie au Président des Etats-Unis Eisenhower un mémorandum proposant un pacte tripartite avec le Royaume-Uni et une réforme profonde du fonctionnement de l'OTAN. Ce mémorandum resta lettre morte. Les relations avec les Etats-Unis se dégradent encore quand John Fitzgerald Kennedy est élu et accède au pouvoir, lui et ses jeunes démocrates. A l'occasion de l'affaire Golitsyne, du nom d'un ambassadeur soviétique passé à l'Ouest, Kennedy découvre que le KGB possède des documents stratégiques confidentiels de l'OTAN et que la source se trouve majoritairement en France où les services secrets russes compteraient leur plus gros contingent d'espions. La tension est vive avec la France qui dépêche aux Etats-Unis des agents afin de vérifier les dires de Kennedy. Ils sont bien obligés de se rendre compte que la chose est totalement réelle. Mais le Président de Gaulle n'y croit pas et y voit une manière pour la CIA de se mêler de ses affaires internes. La réalité historique est sans doute que le KGB avait véritablement ses espions en France, pays occidental où le parti communiste est le plus puissant. Autre point de divergence fondamental : la France veut sa bombe nucléaire. Des essais avaient été entrepris dans le Sahara. Quand Kennedy se rend compte que la France est en train de s'armer, il lui propose de lui fournir des missiles Polaris destinés à accueillir les têtes nucléaires, à l'image du partenariat entre les Etats-Unis et la Grande Bretagne après les accords de Nassau. Le Président de Gaulle refuse catégoriquement. Il préfère avoir des petites bombes efficaces bien à lui. Cette volonté gaulliste de posséder des armes nucléaires va empoisonner les rapports en les deux pays. Il n'empêche que de Gaulle parvient à se doter d'un arsenal nucléaire, certes modeste, mais fonctionnel. Ses essais en Polynésie Française, dans le Pacifique, sont concluants. Il faudra attendre l'accession au pouvoir en 1968 du Président Nixon pour que l'alliance nucléaire soit réelle entre les deux pays. 

En réalité, les démocrates n'aiment pas le Général de Gaulle. Si Eisenhower n'allait pas dans son sens, il était pour autant touché par un homme qu'il connaissait et qu'il estimait. Ce n'est absolument pas le cas pour Kennedy qui voit en lui un dinosaure d'un autre temps. Ils sont notamment concurrents dans leur rapport avec la RFA, chacun cherchant à mettre Adenauer de son côté. Maîtriser l'Allemagne, c'est maîtriser l'Europe. Tandis que de Gaulle rend une visite d'Etat à la RFA et acte la réconciliation franco-allemande, Kennedy fait de même, sans passer par Paris et prononce la fameuse phrase restée célèbre : Ich bin ein Berliner. La relation va encore davantage se dégrader après l'assassinat de Kennedy à Dallas le 22 novembre 1963. Son vice-président, le vieux texan Lyndon B. Johnson, va devenir Président et surtout sera élu en 1964 jusqu'en 1968. Sa politique envers le Président de Gaulle est d'abord et avant tout une profonde ignorance, expliquant à qui veut l'entendre que la France est dirigée par une sorte de gueulard à qui il faut répondre par le mépris. De Gaulle, lui, va aller toujours plus loin dans l'affront fait aux Américains. En 1964, il condamne l'aide militaire des Etats-Unis aux Vietnamiens du sud et le 1er septembre 1966 il dénonce la guerre du Vietnam dans son discours célèbre de Phnom Penh au Cambodge. Le 21 février de la même année, le Président de Gaulle va prendre la décision spectaculaire de sortir du commandement intégré de l'OTAN. Le 4 février 1965, il va provoquer encore davantage les Etats-Unis sur sa politique monétaire. En effet, les Etats-Unis avaient une politique de parité entre le dollar et l'or, le dollar représentant 1/35 d'once d'or. De cette façon, leur monnaie était la seule devise réellement stable et les Etats-Unis contrôlaient encore davantage l'économie mondiale. Mais de Gaulle, conseillé par Jacques Rueff qui estimait que le dollar était menacé par les déficits du budget américain en pleine guerre du Vietnam, décide d'exiger des Etats-Unis la conversion des dollars français en or. Les Etats-Unis, dont on imagine l'immense colère, sont forcés de donner une importante partie de leur réserve d'or à la Marine Nationale française. Le coup est particulièrement réussi pour de Gaulle qui crée une panique mondiale monétaire. Les Etats-Unis décideront bientôt de mettre fin à cette parité pour éviter la contagion. Bref, de Gaulle agace. Il agace d'autant plus qu'il se rapproche des Etats communistes. Son acte le plus spectaculaire fut la reconnaissance par la France de la Chine communiste de Mao le 27 janvier 1964. Alors que l'OTAN luttait pour Taïwan et contre l'effort de guerre chinois, cette reconnaissance est perçue par les Américains comme une immense bravade. De Gaulle dira à ce sujet : L'intérêt du monde, un jour ou l'autre, sera de parler avec eux, de s'entendre avec eux, de faire des échanges commerciaux avec eux […]. La politique du cordon sanitaire n'a jamais eu qu'un résultat, c'est de rendre dangereux le pays qui en est entouré ; ses dirigeants cherchent des diversions à leur difficulté, en dénonçant le complot impérialiste, capitaliste, colonialiste, etc. Ne laissons pas les Chinois dans leur jus, sinon, ils risqueront de devenir venimeux". Il normalise également ses relations avec l'URSS et fait une visite d'Etat à Kossyguine en 1966. Il fera de même en Pologne communiste. Bien sûr, de Gaulle n'est pas communiste et est d'ailleurs anti-communiste. Mais en se positionnant comme une sorte de pivot, avec la menace permanente d'alliances de revers avec l'un ou l'autre camp, il devient le centre de l'attention. Bref, il applique là la règle maurrassienne : puissance moyenne devenant grande en soutenant parfois l'un, parfois l'autre. Sur ce point, de Gaulle a été un génie des relations internationales. 

L'un des grands chantiers internationaux de de Gaulle est la construction européenne. Cette dernière fut surtout un chantier de la IVème République largement mené par le MRP de Jean Monnet et de Robert Schuman qui ont fondé la CECA puis la CEE avec le Traité de Rome (il ne s'agit pas d'oublier non plus le Conseil de l'Europe et la CESDH signée en 1950). Pour Monnet et Schuman, la construction européenne doit tendre vers une forme de fédéralisme et d'intégration politique. Le Président de Gaulle y est fermement opposé, préférant une confédération et une Europe des Nations, chacune gardant son identité et sa souveraineté, davantage mobilisée dans des grands chantiers aérospatiaux. C'est d'ailleurs pour cela qu'il fut un grand adversaire de la CED en 1954. Pourtant, il ne revient pas sur le Traité de Rome. Pourquoi fait-il cela alors qu'il a qualifié la construction européenne de volapük, ce qui a provoqué le départ de Ministres du MRP de son Gouvernement ? En réalité, de Gaulle voit plus loin que le bout de son nez. Il est bien conscient que face à l'immensité des Etats-Unis, de l'URSS et bientôt de la Chine et de l'Inde, dans un contexte où les anciennes colonies tendent à devenir des Nations souveraines, voire démographiquement plus importantes que les pays de la vieille Europe, la construction européenne peut permettre de développer une puissance de frappe comparable et pouvant rivaliser avec les autres puissances. Néanmoins, il estime que la France doit y être dominante, surtout face à l'Allemagne qui doit être réunifiée le plus tard possible et qui doit être la moins réarmée possible. Quant aux quatre autres pays de la CEE, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg et l'Italie, de Gaulle les méprise. Dans son esprit, en Europe, la France et l'Allemagne sont la viande, et les autres pays, des légumes. En août 1962, il se confie à Alain Peyrefitte : "L'Europe, ça sert à quoi ? Ca doit servir à ne se laisser dominer ni par les Américains, ni par les Russes. A six, nous devrions pouvoir arriver à faire aussi bien que chacun des deux super-grands. Et si la France s'arrange pour être la première des Six, ce qui est à notre portée, elle pourra manier ce levier d'Archimède. Elle pourra entraîner les autres. L'Europe, c'est le moyen de redevenir ce qu'elle a cessé d'être depuis Waterloo : la première du monde". Bref, plus opportuniste et méprisant pour ses alliés, tu meurs. D'ailleurs, la RFA ne sera jamais totalement favorable à cet état de faits et développera bien davantage de relations avec les Etats-Unis qu'avec la France. Quant aux autres petits, ils ne sont pas décidés à se laisser marcher sur les pieds par le voisin français. Mais pour dominer, la France doit éviter un grand danger : l'entrée du Royaume-Uni dans la CEE. Ces derniers, menés par Harold Macmillan, veulent véritablement y adhérer, mais pour cela, il faut l'unanimité de tous les membres de la CEE. De Gaulle n'acceptera jamais leur entrée et renouvellera son véto deux fois, en 1963 et en 1967. Ils n'y rentreront qu'en 1973. En effet, le Président, qui est rancunier envers une puissance pourtant alliée, qui l'a pourtant accueilli et soutenu pendant la Seconde Guerre Mondiale, y voit une sorte de "cheval de Troie des Etats-Unis". Pour de Gaulle, il est hors de question que les Anglo-Saxons se mêlent de ce qu'il estime être sa chasse gardée. Harold Macmillan aura d'ailleurs ces mots à l'endroit de de Gaulle : "L'Empereur des Français est plus vieux, plus sentencieux et bien plus royal que lors de notre dernière rencontre […] Ce qui est tragique, c'est que nous sommes d'accord avec lui sur presque tout. Nous aimons l'Europe politique qu'il aime. Nous craignons une renaissance de l'Allemagne et nous n'avons aucun désir de voir une Allemagne renforcée. Il pense de même […]. Nous sommes d'accord ; mais son orgueil, sa haine ancestrale de l'Angleterre, les souvenirs amers de la dernière guerre et, par dessus tout, son immense vanité pour la France font qu'il nous accueille tout en nous repoussant, dans une sorte d'étrange complexe d'amour haine. Parfois, lorsque je suis avec lui, j'ai l'impression de l'avoir surmonté, mais il revient à son dégout de nous et à son inimitié, comme un chien à son vomi"

Mais la construction européenne a sa logique propre. Les tenants d'un fédéralisme européen, ou d'un supranationalisme, ont des émules partout en Europe et même en France où Monnet et Schuman continuent d'influencer l'opinion publique en faveur d'une Europe plus intégrée. Tout cela va se cristalliser en 1965 à l'occasion d'une tentative des cinq autres pays de la CEE pour donner à la Commission européenne un pouvoir en matière de transfert de fonds relatifs à la Politique Agricole Commune (PAC). La PAC est un système qui permet aux Six de vendre leurs produits agricoles aux autres à des prix fixes sans tarif douanier entre eux, pendant que les importations agricoles hors CEE sont taxées à un très haut niveau. Le produit de ces taxes extérieures est redistribué aux agriculteurs de la CEE par le biais de subventions. Le gagnant de cette PAC est indéniablement la France qui dispose d'une agriculture gigantesque et de pointe. La réforme désirée en 1965 est simplement de transférer la compétence de redistribution non plus aux Etats mais directement à la Commission Européenne. Cela, de Gaulle ne veut pas en entendre parler. Face à l'opposition suscitée par ses positions et aux propositions de "vote à la majorité" faites par le Benelux, l'Italie et l'Allemagne, de Gaulle oppose la nécessité de votes à l'unanimité pour prendre des décisions importantes. De ce fait, du 30 juin 1965 au 30 janvier 1966, le Président de Gaulle lance la politique de la chaise vide, c'est-à-dire qu'il ne siège tout simplement plus et refuse toute réforme. Il va littéralement bloquer la CEE pendant la moitié d'une année. La crise se terminera par le compromis de Luxembourg qui va influencer les institutions européennes pour un long moment : toute décision importante qui met en péril les intérêts nationaux d'un état exige un vote à l'unanimité. Le Président de Gaulle a réussi son coup et va inscrire cette marque souverainiste dans le fonctionnement européen. Autant dire que les institutions européennes n'évolueront plus sous la Présidence de de Gaulle. A côté de cette politique européenne particulière, la politique africaine de de Gaulle sera également une politique de prédation. La région du Congo va être particulièrement importante pour le Président de Gaulle qui, s'il possède le Congo-Brazzaville (équivalent du Congo actuel, et non de l'immense République Démocratique du Congo), lorgne sur l'autre Congo, le Congo belge. En 1960, le Congo Belge, rare colonie du Plat Pays, négocie son indépendance avec sa métropole. Mais de Gaulle estime qu'à la fin du XIXème siècle, quand les Belges s'étaient emparés du Congo, un droit de préemption avait été offert à la France, ce qui signifiait que la Belgique devait céder le pays à la France. N'oublions pas qu'en 1960, de Gaulle est en pleine Guerre d'Algérie et qu'il ne s'est pas encore totalement résolu à abandonner le pays. Evidemment, la République Démocratique du Congo devient indépendante, et les ambitions de la France sont réduites à néant. Toutefois, une riche province minière du pays, le Katanga, à la tête de laquelle est Moïse Tschombé, décide de faire sécession. Une terrible guerre civile éclate, et tandis que les Américains et l'ONU soutiennent la RDC, de Gaulle décide de soutenir le Katanga afin d'éviter que la CIA pose un pied en Afrique. C'est peine perdue : la RDC maintient son unité territoriale et le Katanga est renvoyée dans les arcanes de l'Histoire. 

Dans ces années là, tout le monde réclame son indépendance. Le sort réservé à la Guinée et à son Président Ahmed Sékou Touré est un argument imposé par de Gaulle pour terroriser les états qui seraient tentés par l'expérience. On le sait, la France suspend toutes les aides au développement, elle cesse de payer la retraite militaire de 20 000 anciens combattants guinéens, elle fait circuler des montagnes de faux billets pour asphyxier l'économie et soutient des milices opposantes à Sékou Touré. La rancune n'aura d'ailleurs à ce titre aucune limite puisque même après les accords d'Evian, de Gaulle refuse de renouer le contact avec Sékou Touré. Pourtant, cela n'empêchera pas les pays africains de prendre leur envol. En 1960, la Fédération du Mali, qui comporte les actuels pays du Sénégal et du Mali, obtient son indépendance avec l'accord d'un Président de Gaulle résigné. L'habile stratégie du brillant Léopold Sédar Senghor permet quelques mois plus tard la scission de cette Fédération en deux pays : le Sénégal et le Mali. Plus tôt dans l'année, le 1er janvier, le Cameroun avait déclaré son indépendance également. Le 7 août 1960, c'est au tour de la Côte d'Ivoire d'être indépendante et le pays porte à sa tête Félix Houphouët-Boigny, ancien Député français. Beaucoup d'autres pays africains l'obtiennent dans le même temps : le 27 avril 1960, le Togo se libère du joug français et porte Sylvanus Olympio au pouvoir. Le 26 juin, Philibert Tsiranana réussit à convaincre de Gaulle d'accorder l'indépendance à Madagascar. Le 1er août, Hubert Maga offre au Dahomey, l'actuel Bénin, sa liberté. Le 5 août, la Haute-Volta, ancien nom du Burkina Faso suit la même voie. Le 11 août, le Tchad devient également indépendant et malgré la présidence de François Tombalbaye, une guerre civile va bientôt déchirer le pays. Le 13 août, la colonie d'Oubangui-Chari devient la République centrafricaine et David Dacko, chantre du panafricanisme, en est le Président. Le 15 août, c'est au tour du Congo-Brazzaville d'accéder à l'indépendance : Fulbert Youlou en est le Président. Le 17 août, les partis d'opposition du Gabon forcent M'ba à proclamer l'indépendance alors qu'il aurait préféré rester un Département français. Bref, le Président de Gaulle perd la totalité de son empire africain, et très vite, il décide de monter une gigantesque manœuvre destinée à piloter en sous-main le destin de ces pays : la Françafrique, pilotée en partie par Jacques Foccart, le très proche de de Gaulle en Afrique. Cette organisation secrète consiste à appuyer des dirigeants favorables aux intérêts de la France, d'en capter une partie des richesses, d'en contrôler la monnaie, d'en surveiller les alliances en échange d'un soutien militaire et financier. Youlou et M'ba, chefs d'Etat du Congo Brazzaville et du Gabon, sont sans doute les plus francophiles et les plus fidèles au pouvoir gaulliste. Foccart organise de nombreuses rencontres à l'Elysée entre de Gaulle et les hommes de la Françafrique et son influence commence à agacer au Quai d'Orsay. Pourtant, homme de l'ombre, exécutant les basses œuvres de de Gaulle sans jamais l'impliquer directement, agaçant même parfois le Président de la République, il reste un des hommes de confiance les plus dévoués au Président qui reçoit de mauvaise grâce le béninois Apithy ou le camerounais Ahidjo. En réalité, si les diplomates reprochent à Foccart cette politique impérialiste qui dénote avec les ambitions de coopération de de Gaulle, c'est bien le Président de la République qui en est l'inspirateur. Ce dernier s'exprime d'ailleurs en ces termes en 1962 : "Vous croyez que je ne sais pas que la décolonisation est désastreuse ? Que la plupart des Africains sont loin d'être arrivés à notre Moyen Âge européen ? Qu'ils sont attirés par les villes comme des moustiques par les lampes, tandis que la brousse retourne à la sauvagerie ? Qu'ils vont connaître à nouveau les guerres tribales, la sorcellerie, l'anthropophagie ? Que quinze ou vingt ans de tutelle de plus nous auraient permis de moderniser leur agriculture, de les doter d'infrastructures, d'éradiquer complètement la lèpre, la maladie du sommeil, etc ? Mais que voulez-vous que j'y fasse ? Les Américains et les Russes se croient la vocation de libérer les peuples colonisées et se livrent à une surenchère. C'est le seul point qu'ils ont en commun. Les deux super-grands se présentent comme les deux anti-impérialistes, alors qu'ils sont les deux derniers impérialistes". 

Dans le Proche-Orient, le Président de Gaulle va opérer à un revirement surprenant. Si la IVème République et lui-même avaient regardé longtemps d'un très mauvais œil le nationalisme arabe, qui a inspiré la nationalisation du Canal de Suez ou encore les indépendances du Maroc et de la Tunisie, puis la Guerre d'Algérie, il va tout à coup changer de discours. Il faut dire qu'il y a du nouveau au Proche-Orient : en 1948, les nationalistes sionistes fondent un Etat juif en Palestine, Israël. David Ben Gourion avait d'ailleurs soutenu le Royaume-Uni et la France lors de la crise de Suez en 1956. Le Président de Gaulle avait d'ailleurs apprécié le nationalisme israélien. Il en parle alors en ces termes en 1947 à son fidèle Claude Guy : "Dans l'affaire de Palestine, ma préférence va aux juifs. Les Arabes, voyez-vous, ne méritent pas qu'on les aide : ce sont des excités. En 1930, lorsque je me suis rendu en Palestine pour la première fois, je me rappelle avoir observé des orangers cultivés par les Arabes : et bien, ils étaient rabougris, leurs fruits étaient amers et de petite taille. Les juifs, au contraire, les cultivaient remarquablement. Ces individualistes forcenés, sans doute parce qu'ils avaient le sentiment de travailler la terre natale, ces anciens marchands de casquettes de Pologne et d'Allemagne acceptaient les travaux des champs les plus rudes. Pendant ce temps, lors que je suis retourné en Palestine, les progrès marqués par les juifs étaient extraordinaires. Voilà pourquoi il faut aider les juifs, et on ferait bien de se dépêcher, car l'antisémitisme, dans sa forme virulente, reparaîtra rapidement". On notera le racisme habituel du personnage et son recours à des images parfois abusives. En 1960, de Gaulle rencontre Ben Gourion à Paris avec qui il entretient une correspondance et qu'il respecte beaucoup. Il parlera de lui comme "le plus grand homme d'Etat de ce siècle, artisan de la merveilleuse résurrection, la renaissance, la fierté et la prospérité d'Israël". Bref, la lune de miel est réelle. Pourtant, la Guerre des Six Jours va changer radicalement les choses. Tout commence le 23 mai 1967 quand l'Egypte ferme le détroit de Tiran aux navires israéliens. En effet, les arabes voient toujours d'un très mauvais œil la formation de l'Etat d'Israël. En réaction, le 5 juin 1967, Israël déclare la guerre à l'Egypte, à la Syrie et à la Jordanie. En un jour, la moitié de l'aviation arabe est mise à bas et les chars israéliens détruisent les armées arabes. Le 10 juin, l'Etat hébreux triple son territoire, annexant la Bande de Gaza et le Sinaï appartenant à l'Egypte, le plateau du Golan appartenant à la Syrie et la Cisjordanie à la Jordanie. Jérusalem Est est également conquise. Cette victoire éclatante par une armée très inférieure en nombre aux armées arabes va conduire au début de la colonisation israélienne et à une tension avec les membres de la communauté internationale qui estiment que ces annexions sont illégales. Seuls les Etats-Unis vont s'en satisfaire et développer une amitié très proche avec l'Etat hébreux. Le Président de Gaulle, lui, ira jusqu'à suspendre la livraison d'armes à Israël et dénoncera la violence des israéliens. Il ira jusqu'à parler d'un "Peuple sur de lui-même et dominateur" à la télévision, ce qui fera scandale. Ce revirement pro arabe démontre une volonté pour de Gaulle de créer, notamment à l'égard de l'Irak et de la Syrie, une amitié avec les Arabes, au détriment d'Israël qui en voudra à mort au Président de la République. 

A peu près dans ces années là, la politique de la Françafrique va commencer à énerver très sérieusement de Gaulle. S'exclamant contre son ami Foccart, il dira : "Foutez moi la paix avec vos nègres, je ne veux plus en voir d'ici deux mois. Ce n'est pas tellement en raison du temps que cela me prend, bien que ça soit déjà fort contrariant, mais cela fait très mauvais effet à l'extérieur : on ne voit que des nègres tous les jours à l'Elysée. Et puis je vous assure que c'est sans intérêt". Il va même jusqu'à mettre fin à l'indépendance du Ministère de la Coopération mais Foccart ne renonce pas. Chaque soir, il rencontre le Général pendant trente minutes pour l'informer des nouvelles d'Afrique, il reçoit également des pontes africains dans de luxueuses réceptions chez lui et organise avec l'armée, et un certain nombre de barbouzes, des opérations régulières de maintien de l'ordre dans les pays africains alliés. Le Président de Gaulle est en réalité assez contrarié par la litanie des coups d'Etat en Afrique, notamment en Républicaine Centrafricaine. Il déteste d'ailleurs qu'on le mêle officiellement aux affaires africaines. Comme en 1963 lors du renversement de Youlou au Congo Brazzaville, de Gaulle est directement appelé chez lui par Nicéphore Soglo, le chef d'Etat du Bénin, alors même qu'un coup d'Etat se prépare et que Foccart n'est pas présent. Le Président sera furieux contre Foccart, non pas pour son absence, mais pour piloter en son nom des opérations tendancieuses. Pourtant, ce dernier réussit à convaincre de Gaulle de rencontrer le dictateur togolais Eyadema. Quant à M'ba du Gabon, Foccart installe après sa chute la funeste dynastie des Bongo. Bientôt, au Centrafrique, Bokassa accède au pouvoir. Ce fou dangereux à l'ambition démesurée est cependant un grand ami du Président de Gaulle et l'appelle "Papa". Le Président de Gaulle en est absolument malade mais Foccart, là encore, parvient à le convaincre que Bokassa est assez bête pour être conduit. Bref, si la politique françafricaine l'agace, il n'a pas d'autres choix que de la continuer. C'est ce qu'il fera notamment à l'égard du Biafra nigérian, manœuvrant pour briser les "machines anglaises" telles que le Nigeria destinées dans son esprit à être des bases anglo-saxonnes puissantes en Afrique. En 1964, Charles de Gaulle s'essaie à une politique sud-américaine en entreprenant la tournée du continent. Très bien reçu, il dénonce sans cesse l'influence impérialiste américaine, ce qui agace même prodigieusement certains chefs d'Etat de la région qui s'en livrent directement à la CIA. Bref, de Gaulle file un mauvais coton. Surtout, il va complètement perdre pied avec la réalité en se mettant à dos le Canada qui ne lui a strictement rien fait. Déjà en 1966, il refuse de souhaiter l'anniversaire de l'Etat canadien en disant : "Il n'est pas question que j'adresse un message au Canada pour célébrer son "centenaire" […]. Nous n'avons à féliciter ni les Canadiens ni nous mêmes de la création d'un "Etat" fondé sur notre défaite d'autrefois et sur l'intégration d'une partie du peuple français dans un ensemble britannique. Au demeurant, cet ensemble est devenu bien précaire". Alors qu'il est invité en 1967 par le Premier Ministre canadien Lester B. Pearson en compagnie du Premier Ministre québécois Daniel Johnson, il s'attire la foudre du Gouvernement en criant : "Vive le Québec Libre!" à l'hôtel de ville de Montréal, attirant la joie de son auditoire. Chassé du Canada, de Gaulle admet que la phrase est loin d'être une improvisation, qu'elle est au contraire pensée, et qu'après tout, si l'Algérie avait du se libérer du joug français, il n'y avait aucun problème pour que le Québec soit également libéré de la domination anglo-saxonne. Persuadé qu'une République française existera un jour face au modèle défaillant canadien, il se met à rêver également de la libération des Wallons du joug flamand et des habitants des cantons francophones de Suisse des "Allemands". Bref, sur la fin, de Gaulle perd pied et commence à incarner une politique extérieure anarchique, pulsionnelle et pour tout dire absurde. Niant la nationalité des autres pays francophones et africains, il manque tout à coup radicalement de sens de l'Histoire. Il ira même jusqu'à soutenir le régime d'apartheid de l'Afrique du Sud, pour des raisons de souveraineté, afin d'acheter l'uranium du pays. Si de Gaulle avait eu du flair, il le perd beaucoup à la fin de son règne. L'affaire Ben Barka, du nom d'un opposant au Roi du Maroc, enlevé par les services secrets français devant la Brasserie Lipp, et qui ne sera plus jamais revu vivant, est d'ailleurs le parfait exemple de cette perte profonde de valeurs du Président. 

La France gaulliste. 

Beaucoup parlent de la France gaulliste des années 60 comme d'un eldorado perdu, dans laquelle la modernité s'alliait parfaitement à une forme légère et douce de conservatisme. La France de l'ORTF, des centrales nucléaires, de l'industrialisation et de la petite bourgeoisie bon chic bon genre qui fume des cigares en roulant dans des DS. L'image d'Epinal est tenace : qu'est ce qu'on vivait bien sous de Gaulle, sous la protection paternelle du Libérateur de la France. Cette alliance du progrès et de l'ordre peut être résumée ainsi par le Président de Gaulle lui-même : "Il y a, pour ce qui est de la France, ce qui se passe dans une maison : la maîtresse de maison, la ménagère, veut avoir un aspirateur, elle veut avoir un frigidaire, elle veut avoir une machine à laver et même, si c'est possible, une auto : cela, c'est le mouvement. Et, en même temps, elle ne veut pas que son mari s'en aille bambocher de toute part, que les garçons mettent les pieds sous la table et que les filles ne rentrent pas la nuit : ça, c'est l'ordre. La ménagère veut le progrès mais elle ne veut pas la pagaille". Charles de Gaulle nous vent là un modèle d'émancipation qui ne fait pas spécialement rêver. Malgré tout, les gaullistes gagnent sensiblement toutes les élections, ce qui est dû certes au changement du mode de scrutin, mais également à une véritable attirance pour le parti de droite. Il est même puissant entre 1959 et 1962 alors que la Guerre d'Algérie fait des ravages, que des appelés meurent au combat, que la torture est utilisée contre le FLN, que le terrorisme d'extrême droite de l'OAS provoque des morts en métropole, que de Gaulle a décrété les pleins pouvoirs, que l'immigration de Pieds Noirs choque, et que la crise internationale bat son plein. Pire, de Gaulle réussit à faire passer son référendum inconstitutionnel sans aucune difficulté particulière et le Gouvernement Debré, qui officie de 1959 à 1962, n'est en rien impacté. Evidemment, la solidité des institutions de la Vème République renforce la puissance du Président de la République mais peut-on véritablement expliquer cette stabilité par ce seul facteur ? Il semble que de Gaulle, qui entreprend des tournées magistrales en France, prenant des bains de foule monstrueux, incarne une sorte de réconciliation nationale et surtout son ambiguïté sur la crise algérienne donne l'impression à chacun qu'il maitrise la situation. Quand, après avoir été épuisé par la crise algérienne, Debré démissionne, de Gaulle nomme Georges Pompidou Premier Ministre en 1962. Cet ancien jeune résistant, ancien banquier de chez Rothschild, assez brillant en économie, va cependant être désavoué par l'Assemblée Nationale qui vote une motion de censure le 4 octobre 1962, visiblement échaudée par le référendum et l'aboutissement de la crise algérienne. Le Président de Gaulle n'a aucun scrupules : il dissout l'Assemblée le 9 octobre 1962, utilisant pour la première fois ce pouvoir qui lui est dévolu dans la Constitution. Des élections se déroulent peu de temps après et de Gaulle renforce sa majorité. L'Union pour la Nouvelle République et l'Union Démocratique du Travail, les deux partis gaullistes, remportent 230 sièges. La gauche s'en tire mieux car la SFIO, dirigée par Guy Mollet, et le PCF, dirigé par Thorez, ont conclu localement des accords de désistement permettant de remporter certaines circonscriptions à gauche à l'occasion de triangulaires. Ils obtiennent 105 sièges. Les autres partis politiques, tels que le MRP ou le Parti Radical, s'effondrent définitivement. 

Le moment politique le plus intéressant, et aussi le plus révélateur des institutions créées par le Général de Gaulle, est la première élection présidentielle au suffrage universel direct de la Vème République et même de l'Histoire (même si Louis-Napoléon Bonaparte avait été élu au suffrage universel direct lui, mais sans les femmes, en 1848 à la tête de l'Etat). Charles de Gaulle se présente sans surprise à sa réélection au nom de l'alliance UNR-UDT. A l'origine, Gaston Deferre était pressenti comme le challenger à gauche. Mais la SFIO refuse au dernier moment la grande alliance centriste avec le MRP au nom de la laïcité. C'est donc une solution d'alliance à gauche qui se dessine avec un temps le scénario Mendès France. En 1964, Maurice Thorez décède et Waldeck-Rochet lui succède à la tête du PCF. Ce dernier accepte l'alliance. La gauche unie, regroupant la SFIO, le PCF, le Parti Radical et le PSU, investissent la candidature de François Mitterrand, un des rares à souhaiter cet accord. Ce dernier, que le peuple français connait bien pour avoir été le Président de la République entre 1981 et 1995, est à l'époque un politicien habile de la IVème République, connu pour avoir été Ministre de l'Intérieur sous Mendès France, partisan de la ligne dure en Algérie et surtout un homme qui a eu un passé trouble : l'homme est né dans une famille d'extrême droite, a intégré la fonction publique vichyste, est un proche de René Bousquet et semble s'être converti tardivement à la pensée de gauche. Bien qu'il ait rejoint la Résistance en 1943, François Mitterrand est un opposant acharné au gaullisme qu'il dépeint comme un fascisme. Il est vrai que sans la Vème République, Mitterrand aurait été tôt ou tard Président du Conseil. Dans son livre Le Coup d'Etat permanent, François Mitterrand dénonce avec force la Vème République, le dictateur de Gaulle et la pratique bonapartiste du pouvoir. Mitterrand, qui est jeune, joue sur sa modernité, milite pour la contraception féminine et veut mettre à bas les institutions de la Vème. Il mènera une excellente campagne. La conséquence de l'échec de l'alliance SFIO-MRP est que ce dernier investit un candidat de centre-droit, Jean Lecanuet, surnommé le Kennedy français, qui met en scène sa famille dans la presse et se trouve être un aficionado des plateaux de télévision. L'extrême droite, quant à elle, présente Pierre Tixier-Vignancourt, l'avocat du Général Salan, représentant de l'OAS et dont la campagne est dirigée par un certain Jean-Marie Le Pen. Sa campagne sera un échec, une partie de ses électeurs préférant voter de Gaulle qui ne fait absolument pas campagne. L'ORTF, contrôlée par l'Etat, que le Président assume contrôler expliquant qu'il s'agit d'un contrepoids à une presse majoritairement de gauche, donne toutefois aux trois candidats principaux, Mitterrand, Lecanuet et de Gaulle, un temps de parole égal. Le Président a un temps l'occasion de détruire Mitterrand en rendant publiques des photos le représentant avec le Maréchal Pétain. Mais de Gaulle, qui perçoit que Mitterrand pourrait être un de ses successeurs, refuse d'utiliser ce procédé afin de ne pas salir la fonction. Au premier tour, Charles de Gaulle obtient 44,65% des voix, François Mitterrand, 31,72%, Jean Lecanuet, 15,57% et Tixier-Vignancourt 5,20%. Profondément heurté et écœuré d'être mis en ballotage, il en voudra longtemps aux Français de ne pas l'avoir reconduit plus largement. Il pense même un temps à retirer sa candidature mais est convaincu par Pompidou de ne pas le faire. Le second tour fait émerger une sorte de front antigaulliste. Lecanuet refuse de donner des consignes de vote, le jeune Valéry Giscard d'Estaing appelle à voter de Gaulle sous conditions (c'est le fameux Oui, mais) et Tixier-Vignancourt pousse le culot jusqu'à appeler à voter Mitterrand. La classe intellectuelle se divise sur la marche à tenir ainsi qu'à l'opinion publique. Une véritable fracture divise la société en deux. Charles de Gaulle est pour autant élu Président de la République avec un score de 55,20% des voix. Bouleversé par un score qu'il n'estime pas être assez élevé, frappé par l'ampleur du clivage gauche/droite qu'il pensait avoir dépassé, de Gaulle va tenter de mener une politique plus sociale en sus de sa politique industrielle et énergétique. 

Le Président de Gaulle et le Premier Ministre Georges Pompidou vont alors mener une politique économique plus sociale, bien que le dernier y soit moins favorable que le premier. D'ailleurs, cela va se ressentir et petit à petit, les deux hommes vont véritablement avoir une manière très différente de concevoir et de réaliser la politique. Alors que de Gaulle veut une politique au-delà des partis qui ajoute un peu de social dans sa politique pour conquérir les "gaullistes de gauche", Pompidou est sur une ligne plus libérale et droitière. Surtout, Pompidou va reprocher au Président de Gaulle de se mêler des affaires économiques, pour lesquelles il s'estime plus compétent que le chef de l'Etat, et ne va pas gouter aux lubies pseudo-sociales de l'Homme du 18 Juin. Mais le Président commence à ressentir une certaine hostilité pour Georges Pompidou et va donc délibérément propulser l'idée dans le débat public. Lors du vote de la Loi sur le budget de l'Etat, le Député Vallon va déposer un amendement qui fait l'éloge de l'idée selon laquelle les ouvriers doivent récolter les fruits de la croissance de l'entreprise. Un polytechnicien, Marcel Loichot, se fera le chantre des vertus de ce qu'il appelle l'union pancapitaliste, et qui sera félicité par de Gaulle en 1966. L'idée de Loichot, reprise par de Gaulle, est en réalité assez peu ambitieuse : les ouvriers doivent recevoir une part des bénéfices de leur entreprise à l'image des actionnaires de la société. Si les actionnaires s'enrichissent, cela doit être également le cas des ouvriers. En réalité, ces derniers auraient largement préféré toucher une augmentation de salaire. Si cela agace Pompidou, personne n'est véritablement convaincu à gauche de la pertinence d'une telle réforme. Dans les autres pays européens, les entreprises sont souvent cogérées entre salariés et actionnaires. Quant aux socialistes et communistes français, ils envisagent davantage des nationalisations comme méthodes de redistribution, méthodes qui sont, il est vrai, plus drastiques, mais en réalité diablement plus efficaces. Bref, l'association en 1940, devenu la participation en 1965, est un concept fumeux qui montre la déconnection profonde entre de Gaulle et le monde ouvrier. Il se mordra bientôt les doigts d'une telle méconnaissance des aspirations des petits. En matière industrielle, de Gaulle va tout au long de ses dix ans de règne observer une méthode simple : la planification et l'orientation de la politique industrielle du pays afin de piloter de manière plus pertinente les investissements du pays. Cette méthode utilisée par les pays communistes est perçue avec une certaine défiance par les libéraux de France qui sont des chantres du libre marché et de la libre concurrence. Pompidou, notamment, n'en est pas friand. Plus encore, la modernisation du pays par le Président de Gaulle, par l'amélioration de l'agriculture, le développement d'industries de pointe et du nucléaire puis par le développement des outils ménagers, va laisser sur le côté ceux rendus inutiles par la destruction créatrice schumpétérienne, à savoir certains ouvriers, commerçants et agriculteurs. En fait, de Gaulle va petit à petit, sans s'en rendre compte lui même, nourrir une floppée de laissés pour compte et se mettre à dos une certaine bourgeoisie d'affaires. Surtout, là où de Gaulle va perdre des voix dans les classes populaires, c'est par sa glorification des élites et des fonctionnaires. On le sait, de Gaulle a fondé l'ENA et a toujours truffé ses Gouvernements de technocrates en tout genre, et pour cause, il en fut un. Ces élites brillantes, parmi lesquelles on peut trouver Valery Giscard d'Estaing, Président de la République de 1974 à 1981, vont avoir tendance à agacer les petits commerçants, les petits artisans et les petits notables qui estiment, non sans raison, qu'ils sont complètement hors-sol. De la même manière, l'armée subira cette modernisation et cette restructuration qui fera de nombreux mécontents dans la Grande Muette. Bref, la politique économique et sociale du Président de Gaulle, qui constitue un bilan en demi-teinte, va monter de nombreuses personnes contre lui. 

D'un point de vue sociétal, le Président de Gaulle est un conservateur plus ou moins souple et plus ou moins inspiré. Ses prises de position à l'encontre de l'Etat d'Israël vont perturber un certain nombre de ses anciens alliés, tel Raymond Aron, qui estimeront que s'il n'est pas antisémite, le Président de la République aura eu tout de même tendance à ressusciter certains préjugés antisémites de l'Entre Deux Guerres pendant son long mandat. Le 11 octobre 1962, un autre évènement vient secouer les consciences européennes et ses conséquences ont été sous-estimées alors qu'elles sont pourtant si révélatrices sur la nature du climat de l'époque. En effet, le IIe concile œcuménique du Vatican, appelé vulgairement Vatican II, s'ouvre et va profondément réformer l'Eglise catholique. Ce concile constitue sans doute une des plus grandes ruptures théologiques depuis la Réforme luthérienne au XVIème siècle et une avancée (ou un recul selon les points de vue) de civilisation conséquent. Rarement un évènement n'aura eu autant d'influence et est pourtant à ce point oublié. Mais qu'est ce qu'un concile ? Un concile est une assemblée regroupant des évêques, et si ce concile est œcuménique, cela signifie qu'il représente l'ensemble des évêques de toutes les Eglises catholiques qui sont sous l'autorité du Pape. Il est le deuxième de l'histoire de la Papauté catholique et se tient au Vatican, pendant trois ans, débutant sous le pontificat de Jean XXIII et se terminant sous Paul VI en 1965. Le premier concile de 1870, interrompu par l'invasion du Roi Victor Emmanuel II, avait déjà à sa manière été révolutionnaire. Ainsi, Pie IX entérine une constitution dogmatique appelée Dei filius qui admet que la raison n'est pas incompatible avec la foi, qu'elles pouvaient toutes les deux être complémentaires et qu'elles procèdent chacune de Dieu. Si cela semble évident, c'est proprement hallucinant en réalité, car l'Eglise catholique donne raison dans cette constitution à tous ses opposants et critiques dans l'histoire de la pensée philosophique, des libres penseurs déistes aux tenants d'Averroès. Comme pour compenser cette résolution exceptionnelle, le premier concile œcuménique décide en outre l'infaillibilité du Pape, c'est-à-dire qu'il est confirmé comme le supérieur hiérarchique de tout le clergé et des fidèles, et que sa parole ne peut pas constituer une erreur ou une hérésie. Depuis 1870, le clergé a cherché à se réunir de nouveau mais l'Histoire tragique du XXème siècle n'a pas permis la réalisation d'un nouveau concile. Quand Vatican II se réunit en 1962, le monde a bien changé. La révolution industrielle est terminée, le progrès technique a révolutionné profondément la nature humaine et ses relations avec le monde, la démographie a explosé, les peuples vivent sinon dans une démocratie du moins dans des Etats souverains fondés plus ou moins sur le droit, le communisme est au pouvoir dans un tiers des sociétés humaines, la science n'a jamais été aussi puissante, les femmes commencent timidement à s'émanciper, la liberté sexuelle est une réalité en Occident, les religions chrétiennes alternatives au catholicisme dominent de plus en plus les consciences, les autres religions comme l'islam sont davantage influentes, la laïcité ou du moins le sécularisme touche toutes les sociétés et l'athéisme atteint des records colossaux. Bref, l'Eglise catholique a de quoi faire. Lors de ce concile gigantesque regroupant tous les évêques du monde, à savoir 2 908 personnes, deux camps vont s'opposer : d'une part, la Majorité défend un dialogue et une adaptation entre l'Eglise catholique et le monde moderne. Ils désirent une plus grande liberté dans l'interprétation des textes et la recherche théologique, souhaitent donner une place aux Laïcs chrétiens dans l'Eglise, un gouvernement pontifical moins administratif et plus évangélique ainsi qu'une plus grande liberté à l'échelon du diocèse. De la même façon, ils estiment que la messe et les sacrements doivent être plus inclusifs, égalitaires et collectifs. Jean XXIII est personnellement favorable à la majorité ainsi que des personnalités telles que  Giacomo Lercaro, Léon-Joseph Suenens, Julius Döpfner, Joseph Frings, Franz König, Bernard Jan Alfrink et le patriarche Maximos IV. A l'inverse, la minorité est beaucoup plus conservatrice. Pas question de faire appel à la raison, seule la foi aveugle doit être préservée. Ils sont attachés à une lecture littérale et intégriste de la Bible à l'image du Pape Pie X, au maintien de la liturgie classique et condamnent les trois idéologies qui leur semblent dangereuses : le communisme, le laïcisme et l'évolutionnisme darwinien. Ils réfutent l'idée du relativisme qui consisterait à admettre que le catholicisme est une religion parmi d'autres, alors qu'elle est pour eux la vérité absolue. Ses leaders sont les cardinaux Alfredo Ottaviani, Giuseppe Siri, Ernesto Ruffini, Michael Browne. Il faut aussi mentionner l’évêque de Segni, Carli, et le supérieur des Spiritains, Marcel Lefebvre qui, on le verra, aura un rôle à jouer dans la contestation de Vatican II

Très vite, la majorité, comme son nom l'indique, va prendre l'ascendant sur les conservateurs. Jean XXIII est d'ailleurs clair lors du lancement du concile : si la doctrine de l'Eglise est immuable, cela n'empêche pas de la présenter de manière la plus adaptée possible à l'époque. Quant à Paul VI, il estime que le concile doit retourner aux sources des textes religieux, qu'il doit réunir de nouveau tous les Chrétiens et surtout qu'il doit renouer un dialogue avec la modernité. Le 21 novembre 1964, la première constitution dogmatique Lumen Gentium (la lumière des peuples) est adoptée : elle réforme profondément l'Eglise. En effet, à cause de la Réforme protestante, la Contre-Réforme avait fait de l'Eglise une institution présentée comme parfaite et équilibrée, dont la hiérarchie ainsi que la structure étaient indépassables, justement pour éviter toute influence hérétique et extérieure dans la doctrine catholique. Vatican II met fin à cette conception, définissant l'Eglise non plus comme une société ou une hiérarchie, mais comme une mission, un peuple dont les Laïcs chrétiens font également partie et qui se recentre sur la communauté épiscopale. Le 4 décembre 1963, la constitution Sacrosanctum concilium réforme la liturgie catholique. Jusque là, les fidèles lisaient discrètement les prières rédigées en français tandis que le prêtre, dos au public, communiait en latin, exerçait des actes difficilement visibles pour les croyants et imposait un jeune eucharistique qui complexifiait inutilement la tenue des cérémonies. Désormais, le fidèle est mis au centre de la liturgie qui est exercée dans la langue locale la plupart du temps, face aux fidèles. Ces derniers doivent maintenant assister à toute la messe, sont traités à égalité dans tous les sacrements ce qui n'était plus le cas, les riches ayant des places et des enterrements privilégiés avant Vatican II, le contenu de la messe est restructuré et surtout, le jeûne eucharistique est supprimé. La question de la révélation est traitée dans la constitution dogmatique Dei Verbum promulguée le 18 novembre 1965. Les textes ne sont plus conçus comme des vérités révélées mais comme le départ d'un dialogue entre Dieu et le fidèle. L'exégèse des textes est autorisée. Le 7 décembre 1965, la constitution dogmatique Gaudium et Spes dispose : "Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur". La dignité humaine est décrite comme inaliénable, la question sociale doit être au centre d'une société toute faite d'amour et de respect mutuel, la science a toute sa place dans la civilisation et rien du monde moderne n'est étranger à Dieu. On comprend que Vatican II ait été considérée par la droite et l'extrême droite comme une hérésie. Plus encore : "Prenant le contre-pied de l'attitude des papes précédents comme Pie X ou Pie XI qui critiquaient très sévèrement les tentatives de réconcilier les Chrétiens entre eux, le décret Unitatis redintegratio, promulgué le 21 novembre 1964, affirme que la restauration de l’unité entre tous les chrétiens est l’un des buts principaux du concile Vatican II. Il présente le mouvement œcuménique comme un aspect essentiel de la vie chrétienne. Le but du concile, dit le texte, n’est pas seulement de réunir les croyants pris un à un, c’est-à-dire par la conversion individuelle au catholicisme, mais d’unifier les communautés, ce qui implique leur reconnaissance. Le texte énonce les moyens de favoriser le retour à l’unité : renoncer à toute attitude de médisance et d’agressivité envers les « frères séparés », mener des dialogues entre experts bien informés, par lesquels chaque communauté pourra apprendre à connaître les autres, organiser toutes sortes d’entreprises communes, prier ensemble, chercher à se rénover et à se réformer soi-même". Surtout, la déclaration la plus importante est celle du 7 décembre 1965, Dignitatis Humanae, qui proclame la liberté de conscience et de religion, qui admet que personne ne doit être amené à la Foi par la force. Cette déclaration est directement inspirée de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948. Le 15 octobre 1965, la déclaration Nostra Aetate avait déjà surpris en reconnaissant la part de vérité présente dans l'islam, le judaïsme, le bouddhisme et l'hindouisme. Si les Chrétiens doivent continuer d'annoncer le Christ, ils doivent être respectueux des doctrines des autres religions. Elle reconnait même les racines juives du Nouveau Testament : aucune religion n'avait fait ça auparavant. Si Vatican II va provoquer une véritable joie dans toute la Chrétienté, elle ne va pas endiguer la véritable crise des consciences catholique, qui se caractérise par une chute drastique des vocations, la remise en cause de la morale sexuelle prônée par l'Eglise, les abus sexuels dans le clergé et la diminution réelle de la fréquentation des messes ainsi que l'explosion de l'anticléricalisme et de l'athéisme.

Evidemment, les adversaires de Vatican II vont reprocher à cette réforme d'avoir achevé l'Eglise et d'avoir précipité la civilisation chrétienne dans une chute inexorable. Cela sera notamment le cas des traditionnalistes intégrises, tels que la Fondation Sacerdotale Saint Pie X ou le sédévacantisme, une doctrine théologique qui estime qu'en raison de l'infaillibilité du Pape, les Papes Jean XXIII et Paul VI n'ont jamais vraiment été véritablement titulaires de la charge pontificale. Michel Lefebvre, l'ancien archevêque de Dakar, sera une de ses voix très critiques envers la nouvelle doctrine catholique et beaucoup, à droite et surtout à l'extrême droite, y verront une compromission impardonnable de l'Eglise avec la gauche. Très vite, l'ancienne liturgie sera un signe de ralliement des intégristes, mais en réalité, ils n'auront que peu d'audience parmi les véritables fidèles. Charles de Gaulle dira dans ce contexte de véritable trouble européen en 1968 que " le concile de Vatican II est l’événement le plus important du siècle, car on ne change pas la prière d’un milliard d’hommes sans toucher à l’équilibre de toute la planète". En réalité, le Président de la République n'est pas du tout favorable à la révolution catholique, et reprochera à Jean XXIII d'avoir été manipulé par des radicaux, ce qui n'est en réalité pas du tout le cas. Il aura ces mots : "Il y a toujours des gens qui veulent aller si vite qu'ils détruisent tout. Pour construire, il faut mettre le temps de son côté. Je ne suis pas sûr que l'Eglise ait eu raison de supprimer les processions, les manifestations extérieures du culte, les chants en latin. On a toujours tort de donner l'impression de se renier, d'avoir honte de soi-même. Comment voulez-vous que les gens croient en vous, si vous n'y croyez pas vous-même ?". Venant de la part de l'homme de la Vème République, la citation est assez savoureuse. Il est donc clair que dans ce contexte, de Gaulle n'est pas à l'aise avec la modernité sociétale. Un sujet va être particulièrement révélateur : celui de la contraception féminine. Ce sujet, défendu par Mitterrand en 1965 et par les féministes, donne de l'urticaire au Président et encore plus à sa très chaste épouse. Cela n'empêchera pas son Ministre Neuwirth d'autoriser la pilule contraceptive en 1967. Mais le Président donnera un avis tranché sur la question : "On ne peut pas réduire la femme à une machine à faire l'amour ! Vous allez contre ce que la femme a de plus précieux, la fécondité. Elle est faite pour enfanter ! Si on tolère la pilule, on ne tiendra plus rien ! Le sexe va tout envahir ! C'est bien joli de favoriser l'émancipation des femmes mais il ne faut pas pousser à la dissipation". La panique morale réactionnaire est donc réelle chez de Gaulle qui comprend très mal son époque et l'immense libération sexuelle qui lui sautera bientôt au visage. Dans une France qui connaît une vague de liberté gigantesque, dans la littérature, dans le cinéma et dans la philosophie, le Président de la République paraît être une force qui tire le Peuple en arrière. Bientôt, la crise de mai 1968, qui peut être comparée à une révolution, va cristalliser tous les échecs de la Présidence de Gaulle. 

Mai 1968. 

En mai 1968, la France de Charles de Gaulle est profondément bouleversée. Vatican II a changé drastiquement la pratique du catholicisme et a diminué le poids de la tradition sur la société moderne. La laïcité est arrivée à un stade où la science, l'athéisme et le pluralisme religieux sont devenus des phénomènes banals. Dans ce contexte, la philosophie repense le monde et ses structures. L'épistémè de la civilisation française est totalement analysée puis fondamentalement remise en cause. Le capitalisme, système de domination économique, le patriarcat, système de domination masculine, le colonialisme, système de domination impérialiste, la religion, système de domination spirituel et le droit pénal, système de domination juridique sont profondément débattus. La Guerre Froide bat d'ailleurs son plein et inspire beaucoup les forces révolutionnaires du pays qui condamnent le système économique et social français, se rapportant à l'idée qu'un autre monde est possible. C'est paradoxalement exactement à ce moment là que le consumérisme inonde la vie quotidienne des Français, avec son lot de progrès et d'émancipation, notamment pour la femme et pour l'hygiène, mais aussi avec son lot d'anomie et de vide spirituel. Cette marchandisation du monde est très justement analysée par Guy Debord dans La société du spectacle. Il faut également noter que le monde rural s'effondre à cause de l'exode au profit d'une urbanisation croissante, ce qui participe aussi à une déconnexion croissante avec la terre et donc à une forme de perte de sens. De plus, les médias de masse, la télévision et la massification de l'éducation conduisent à une politisation de la jeunesse. Cette jeunesse, issue de la génération des baby boomers, représente un tiers de la population française, se dote de sa propre radio, de sa propre presse, de ses propres émissions et écoute la même musique comme les Beatles ou les Rolling Stones. Dans une frénésie réelle, cette jeunesse triomphante est influencée, comme toutes les jeunesses européennes, y compris en Tchécoslovaquie dans le monde communiste, par le mouvement hippie né aux Etats-Unis, et notamment à San Francisco dans les années soixante. Ce courant de pensée se traduit par un rejet profond des valeurs traditionnelles, de la société de consommation, de toute forme d'autorité et des conventions. Il se caractérise par une forme de dilettantisme, la pratique de la fête, de la non-violence, de l'amour libre et la prise de psychotropes (drogue qui inonde les marchés occidentaux avec le trafic piloté par les Français depuis l'ancienne Indochine au grand dam des Américains). Très marqué par le féminisme, l'anti-racisme, l'anti-impérialisme lié à la Guerre du Vietnam et l'acceptation de l'homosexualité, il est aussi très fortement centré sur le retour à la nature et à l'écologie. Ces communautés idéales et idéalistes cherchent à refonder la société comme les anciens socialistes utopiques d'inspiration anarchiste et libertaire tels que le philosophe Thoreau. Ils s'inspirent également d'un mouvement réformateur allemand du début du XXème siècle inspiré du paganisme : le Lebensreform. Plus proche, ils se glissent dans les pas de la littérature libérale libertaire de la Beat Generation représentée notamment par l'auteur Jack Kerouac. A ce titre, la jeunesse française aspire à la chute du gaullisme, arrête de croire au bien-fondé de l'autorité des cellules traditionnelles de la société comme l'Etat, l'armée, la famille et l'Eglise, installe partout une horizontalité toute faite de débats et de délibérations, y compris dans les entreprises. Finalement, la jeunesse adhère à l'idéal révolutionnaire marxiste. Si le PCF stalinien n'est pas considéré comme un horizon enviable, surtout après l'envoi de chars russes en Tchécoslovaquie après la révolution de 1968, et que le PCF est en perte de vitesse chez les jeunes à cause du manque de déstalinisation, d'autres formes de communismes plaisent aux jeunes : le maoïsme de la Révolution culturelle et l'épopée aventureuse de Fidel Castro et du Che Guevara font des émules. Ces "gauchistes" sont également très concernés par la libération féminine et l'acceptation des sexualités non reproductives, marquées par la contraception et l'homosexualité. Ce grand mouvement européen de la jeunesse libertaire qui refuse les interdits et l'ordre injuste de la société capitaliste prend tout son sens lors des évènements de mai 68. Le Président de Gaulle, lui, est complètement largué dans cette affaire. Jamais il ne comprendra cette jeunesse flamboyante et idéaliste. 

Charles de Gaulle est également dans une situation politique compliquée. L'élection présidentielle de 1965 a démontré que l'Homme du 18 Juin était de plus en plus le sujet d'un certain désamour. La gauche le hait et l'accuse d'avoir commis un coup d'état et d'avoir abusé de son pouvoir à de nombreuses reprises, notamment lors de l'utilisation de l'article 16 ou lors du référendum de 1962. L'affaire du Métro Charonne est également beaucoup citée par les détracteurs de l'Homme du 18 Juin. La droite libérale de Lecanuet, Pompidou et de Giscard d'Estaing commence à remettre en cause le magister du Général et cette droite aux aspirations consensualistes et planificatrices. Quant à l'extrême droite, elle l'accuse toujours d'être un traitre après son rôle trouble dans la Guerre d'Algérie. La presse aussi se plait à dénoncer les abus de pouvoir et les scandales de la Présidence de Gaulle telles que l'affaire Ben Barka ou l'affaire Markovic. Le Président lui-même paraît douter de la justesse de sa politique. Il se lamente ainsi auprès de Foccart : "En réalité, figurez vous que nous sommes sur un théâtre où je fais illusion depuis 1940. Maintenant, je donne, ou j'essaie de donner, à la France le visage d'une nation solide, ferme, décidée, en expansion, alors que c'est une nation avachie, qui pense seulement à son confort, qui ne veut pas d'histoires, qui ne veut pas se battre, qui ne veut faire de la peine à personne, pas plus aux Américains qu'aux Anglais. C'est une illusion perpétuelle. Je suis sur une scène de théâtre et je fais semblant d'y croire, je fais croire, je crois que j'y arrive, que la France est un grand pays, que la France est décidée, rassemblée, alors qu'il n'en est rien. La France est avachie, elle est faite pour se coucher, elle n'est pas faite pour se battre. En ce moment, c'est comme cela, je n'y peux rien. […]. Alors voilà : j'animerai le théâtre aussi longtemps que je pourrai et puis, après moi, ne vous faites pas d'illusion, tout cela retombera et tout s'en ira". Si ce genre de déclarations n'était pas rare quand le Président était désespéré, il n'en demeure pas moins qu'elle est révélatrice d'une étoile en train de s'éteindre. Même le modèle économique de de Gaulle est remis en cause. Il faut citer : "La période des Trente Glorieuses est à son apogée et la croissance est fixe, aux alentours de 5%. Mais les inégalités sociales, elles, se creusent sans cesse. L'ouverture à la concurrence dans le cadre de la CEE après la signature du Traité de Rome conduit à une concurrence entre les industries nationales et à la chute de quelques usines. 5 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. 2 millions de personnes perçoivent des salaires de l'ordre de 400 ou 500 francs par mois. Depuis plusieurs mois, voire une année, des symptômes importants d'une détérioration de la situation économique française ont fait leur apparition. Le nombre de chômeurs s'accroît régulièrement : début 1968, ils sont déjà près de 500 000, soit un taux de chômage de 2 %. Les jeunes se trouvaient les premiers touchés et en 1967, le gouvernement doit créer l'ANPE. La grande grève des mineurs de 1963 a signalé le malaise d'un monde de la mine qui vit ses dernières années avant le début d'une crise fatale. Un nombre important de grèves se tiennent aussi entre 1966 et 1967, en région parisienne comme en province. 2 millions de travailleurs sont payés au SMIG et se sentent exclus de la prospérité, dont beaucoup d'ouvriers des usines, de femmes ou de travailleurs immigrés. Les salaires réels commencent à baisser et les travailleurs s'inquiètent pour leurs conditions de travail. Les syndicats s'opposent ainsi aux ordonnances de 1967 sur la Sécurité sociale. Des bidonvilles existent encore, dont le plus célèbre est celui de Nanterre, directement sous les yeux des étudiants. Même les catégories les plus privilégiées ne sont pas sans motifs d'inquiétude : la massification de l'enseignement supérieur a entraîné sur les campus d'innombrables problèmes de locaux, de manque de matériel, de transports. En 1967-1968, le gouvernement reparle aussi de « sélection scolaire », ce qui inquiète les étudiants". En réalité, de Gaulle veut que les études supérieures soient organisées par des concours et qu'une sélection ait lieu. Quant au nombre de places, le Président s'en moque : seuls les besoins de l'économie comptent. Bref, le pays est à deux doigts d'exploser. Il va exploser. 

Aussi, il est impossible d'évoquer la crise de mai 68 sans s'arrêter un peu plus longtemps sur la Révolution ou la Libération sexuelle. Elle est au fondement de la révolte étudiante qui prenait aussi en partie en compte la lutte contre l'interdiction de la mixité dans les résidences universitaires, et donc de la possibilité pour les jeunes adultes d'avoir des relations sexuelles sans entrave. Souvenons-nous du slogan suivant : "Il faut jouir sans entraves" qui a fleuri avec d'autres sur les murs de la capitale. Il faudrait remonter très loin en arrière pour comprendre en quoi ce mouvement de libération sexuelle est une révolution anthropologique majeure dont le marqueur principal est la possibilité pour la femme de s'auto-déterminer en matière sexuelle. Ainsi, le concept de liberté sexuelle, même s'il est parfois critiqué aujourd'hui par les féministes dans ses dérives, est profondément lié à la notion de patriarcat, qui peut se définir par un système politique au sein duquel les femmes sont des objets de droit destinées à être dominées par des hommes. Il est très complexe de définir à partir de quel moment dans l'histoire de l'Humanité ce rapport de domination s'est installé, tant nous ignorons beaucoup les sociétés paléolithiques et tant les cultures indigènes étudiées par les ethnologues varient dans leur manière de concevoir le sexe, le genre et les rapports qu'ils entretiennent. On a beaucoup parlé de l'existence dans certaines sociétés amérindiennes de la figure du berdache, des jeunes mâles ayant fait le choix d'être traités comme des femmes par leurs pairs. Mais à l'échelle de l'histoire, quelques éléments de contexte généraux sont ici nécessaires. L'archéologie, l'anthropologie et l'étude de la génétique permettent d'établir que l'Europe a connu trois grandes vagues de peuplements dans son histoire. La première s'est déroulée il y a maintenant 40 000 ans et s'inscrit dans la lente sortie d'Afrique d'homo sapiens sapiens. Ces hommes à la peau et aux cheveux foncés y rencontrent l'homme de Neandertal avec lequel ils se métissent, ce qui explique pourquoi les Européens, contrairement aux Africains, ont jusqu'à 8% de leur génome qui est néandertalien. Ce que l'on sait d'eux est qu'ils sont des chasseurs cueilleurs, qu'ils pratiquent l'art rupestre, que leurs yeux deviennent bleus suite à une mutation génétique et qu'ils vénèrent de manière assez commune la figure nourricière de la femme, vue comme mère et source de fécondité telle la Dame de Brassempouy. Bien sûr, cela n'indique en rien que ces sociétés traitaient la femme avec respect, ou même que ces dernières étaient libres, mais elle témoigne peut-être, il est permis de rêver, d'anciennes sociétés matriarcales telles qu'il en existe encore, de manière très rare, dans certains groupes préservés d'Inde et d'Afrique. Certains archéologues et anthropologues décrivent ainsi une structure sociétale fondée sur le nomadisme de petits groupes qui pouvaient se rencontrer ponctuellement, se faisaient rarement la guerre et pouvaient, même si cela peut être une erreur d'appréciation, avoir une certaine vision égalitaire et démocratique de la vie en société. Entre 9 000 et 7 000 avant Jésus-Christ, des pasteurs provenant d'Anatolie, l'actuelle Turquie, colonisent l'Europe et amènent avec eux, dans un contexte de réchauffement climatique, une nouvelle vision du monde fondée sur l'agriculture, l'élevage et donc la sédentarité. Ils se métissent avec la première population présente en Europe et leur modèle de société change radicalement. La sédentarité provoque des regroupements importants de population, nourrit mieux les individus, permet de dégager des surplus et donc de développer le commerce. Ce commerce conduit à grand trait à la constitution de bourgs, puis de petites villes, dans lesquelles des élites s'installent pour diriger politiquement les populations plus pauvres, constituent des armées pour défendre les populations et aussi empêcher tout renversement. Petit à petit, les êtres humains diversifient leurs activités et mettent fin à l'uniformité des modes de vie. La promiscuité conduit également à des guerres plus fréquentes entre cités et dans la population, provoque des épidémies puis constitue finalement les racines lointaines de ce que peut être un Etat : un territoire fixe, un peuple qui ne bouge plus, des impôts, une armée, des délibérations politiques et des marques de souveraineté. Bref, la sédentarité est sans doute l'un des éléments les plus déterminants dans la fondation des sociétés modernes. Si certains y voient un progrès, d'autres le regrettent, ayant dans l'idée que ce mode de fonctionnement a provoqué une baisse du niveau de vie et du bonheur, une détérioration de la santé et a permis l'avènement d'une plus grande insécurité, qu'elle soit individuelle ou collective. Mais pour autant, là encore, en ce qu'il s'agit de la condition féminine, les choses sont mystérieuses. 

5000 ans avant Jésus-Christ, un autre peuple, dont on ne sait rien à un point tel que les généticiens l'appelèrent longtemps "le peuple fantôme", les Yamnayas, quitte le territoire de l'actuelle frontière entre la Russie et l'Ukraine, colonisant l'Europe et l'Inde. Ces peuples, issus du métissage de trois peuples du Caucase, aux cheveux roux et blonds, qui recouvraient les cadavres de leurs défunts d'ocre, qui avaient une manière bien à eux de constituer des tombes, qui pratiquaient la céramique cordée, apportèrent à l'Europe une nouvelle façon de voir le monde. D'abord, ils domestiquent le cheval et inventent la roue, ce qui permet une révolution dans la mobilité des tribus. Ils sont aussi les responsables de l'avènement de l'âge du bronze puisqu'ils réussissent à en créer à partir du cuivre et de l'étain. Les linguistes estiment pour leur part, même si la thèse majoritaire ne fait pas tout à fait l'unanimité, que les langues indo-européennes descendent de leur langage. Ce que l'on sait avec certitude, c'est que la culture Yamnayas était profondément inégalitaire, en premier lieu parce que leurs tombes laissent à penser que des guerriers, enterrés avec leurs dagues et leurs arcs, avaient un statut plus important qu'une piétaille qui n'avait pas les mêmes honneurs. Mieux encore, c'est la génétique qui démontre que quelque chose d'assez violent se produit à ce moment là. Tous les Européens caucasiens voient leur génome hériter presque égalitairement des trois groupes ayant constitué chacun les trois étapes de peuplements. Mais le chromosome Y, qui ne se transmet que par les hommes entre eux, provient à 90% des Yamnayas, ce qui signifie que les femmes issues des peuples autochtones se sont massivement reproduites avec eux. Comment l'expliquer ? Longtemps, les généticiens ont pensé qu'il s'agissait tout simplement d'un signe de viols de masse et d'accaparement, voire d'enlèvements, par les Yamnayas des femmes des peuples autochtones, conduisant à un métissage forcé et à un effacement des anciens hommes. Mais il n'y a jamais eu de traces de massacres massifs datant de cette période, ce qui est incompatible avec un tel comportement. Alors comment est-ce possible ? Les anthropologues en déduisent que d'une manière ou d'une autre, les Yamnayas ont su accaparer, pacifiquement et par l'instauration d'un modèle dont on ne sait en fait rien, la capacité reproductrice des femmes issus de ces peuples anciens, conduisant à terme à ce que les Européens disposent aujourd'hui, pour 90% d'entre eux, d'un chromosome venant de ce peuple. Cela est confirmé par l'étude du génome mitochondrial, celui-ci exclusivement transmis par la mère, qui témoigne que pour elles, le métissage des gènes est plus égalitaire. Doit-on faire remonter le patriarcat à cette période ? C'est en tout cas ce qu'avance l'archéologue Marija Gimbutas. Pour elle, rien d'autre qu'une réduction de la femme à l'état d'objets ne peut expliquer qu'un peuple venu d'ailleurs puisse se reproduire avec toutes les femmes qui n'étaient pas issues de leur génotype à eux, sans que les autres hommes issus des deux premières vagues de peuplement, aient pu faire de même avec les femmes Yamnayas. Quoiqu'il en soit, à de très rares exceptions près, aucune civilisation européenne ne semble avoir eu des sociétés parfaitement égalitaires entre les hommes et les femmes depuis lors. Sous la Grèce et la Rome Antique, pourtant très libre sexuellement en ce qu'il s'agit de l'orientation sexuelle, qui n'est même pas pensée en soi comme le soulignait Foucault (mais cela nous emmènerait trop loin que d'analyser cet état de faits), la femme était frappée globalement d'incapacités et ne prenaient aucune part officielle ou juridique dans la vie de la Cité. Sa sexualité n'est même quasiment pas prise en compte en Europe, ce qui n'est pas le cas des peuples hindous ou même arabes avant l'Islam, qui disposaient d'érotiques plus sophistiqués et égalitaires. 

Le judaïsme est sans doute une société plus violente encore dans sa vision de la sexualité féminine. La femme, dont les règles sont taxées d'impureté, n'ont, sinon dans le culte, aucune autonomie et les choses intimes, dans un contexte de pression démographique menaçant pour les sémites, sont indissociables de la reproduction. Au demeurant, tout ce qui s'en éloigne (sexualité du plaisir, masturbation, homosexualité, etc) est condamnable. Le christianisme, dont les racines sont juives, va s'inspirer majoritairement de cette pensée machiste. Bien sûr, la doctrine chrétienne ne se fixe pas tout de suite officiellement et certains courants éphémères, comme les gnostiques, pratiquent une sexualité débridée dans l'optique de se rapprocher de Dieu, estimant à l'inverse des ascètes que le désir peut être tué, non par l'abstinence, mais bien par la consomption des sens dans la fureur de vivre. Mais l'idéal ascétique va se fixer prioritairement notamment par l'imposition d'un christianisme paulinien, dont le leader Saint Paul, va exposer sa doctrine dans la très célèbre Epitre aux Corinthiens. Marqué par ce qu'il appelle son écharde dans la chair, il prône au mieux une abstinence totale, au pire une sexualité reproductive au sein de l'institution du mariage. Quant à la femme, elle doit obéir à l'homme, qui lui-même obéit à Dieu. Il n'y a pas de places pour la sexualité du plaisir, considérée comme impure. Les choses ne vont faire qu'empirer avec l'instauration au XIIème siècle d'une législation laïque et canonique très hostile à la sodomie qui désigne non pas seulement l'homosexualité mais toute sexualité non-reproductrice. Si les femmes puissantes réussissent pendant les croisades à s'émanciper un peu, en raison de l'absence des seigneurs, cela ne durera pas longtemps. Après le désastre de la Peste Noire, de la Guerre de Cent Ans et la crise existentielle, économique, sociale et sécuritaire qui en découle, la sexualité hédoniste se développe un peu, mais certainement pas pour les femmes, qui subissent toujours plus l'oppression patriarcale. Les choses ne s'améliorent pas pendant la Renaissance qui voit pourtant la redécouverte des arts et écrits antiques. Si la sexualité hédoniste peut trouver des foyers en Italie, notamment à Florence (à l'exception de la dictature de Savonarole) ou en Grande-Bretagne, elle va très largement reculer avec la Réforme Protestante qui pointe du doigt les dérives sexuelles du clergé catholique et de l'ensemble de la population. La pensée de Luther et de Calvin va être absolument désastreuse en matière de sexualité et conduire à une culpabilisation terrifiante du plaisir sexuel. Quant aux femmes, dans ces modèles puritains et incroyablement rétrogrades fondés dans le Nouveau Monde, elles sont ni plus ni moins que niées. On est loin, très loin, d'une société ouverte sur ces sujets. Le contexte démographique n'aide pas non plus beaucoup : les maladies sont nombreuses et provoquent une surmortalité infantile. Les familles, pour compenser ces pertes et survivre financièrement, sont contraintes de se reproduire énormément, à hauteur de dix enfants par femme. Ces dernières sont donc considérées comme des vaches à lait, tout juste bonnes à donner naissance à des enfants quitte à parfois mourir en couches. La sexualité n'est donc pas réjouissante : elle est synonyme la plupart de temps de malheurs, de pertes d'enfants, de douleurs, de maladies et de morts. Il faut imaginer également que la protection sexuelle des femmes dans le couple est à peu près réduite à néant : non seulement elles choisissent très rarement leurs maris, mais en plus elles donnent rarement leur consentement en ce qu'il s'agit de faire l'amour. Le consensualisme des époux, ou le mariage d'amour, qui est à l'origine une invention ecclésiastique, va lentement s'imposer mais ne sera une véritable réalité que dans la deuxième partie du XXème siècle. En attendant, jusqu'au XIXème siècle, la sexualité n'est pas un plaisir, c'est une purge et rarement une affaire de libre choix. Cela ne signifie pas que certains couples ne pouvaient pas éprouver de plaisirs dans la sexualité, mais rarement les femmes. Les hommes, eux, connaissaient la masturbation, fréquentaient les prostituées et, en cachette, consommaient parfois des unions interdites, soit adultérines, soit homosexuelles. Les femmes, elles, n'en avaient généralement pas ni le temps ni l'autorisation, devant se garder de toute incartade pour la sécurité de la filiation et des mœurs. 

Beaucoup pensent que la condition de la femme évolue positivement lors de la Révolution Française en 1789. En réalité, ce n'est pas du tout le cas. De bien des manières, c'est même un retour en arrière au regard du fait qu'au moins de manière marginale certaines aristocrates, comme Madame de Pompadour, avaient joué un véritable rôle politique sous l'Ancien Régime. Les Révolutionnaires sont majoritairement des hommes et Olympe de Gouges, qui fut un simple épiphénomène en réalité, qui tenta d'imposer timidement l'idée d'une égalité entre les citoyens hommes et femmes, fut guillotinée, non pas tant pour son féminisme que parce qu'elle était une aristocrate. Le Code civil napoléonien entérine la soumission de la femme à l'homme tant dans ses dispositions personnelles que familiales. La vision des régimes matrimoniaux démontre sensiblement que la valeur juridique d'une femme n'est certainement pas l'égale de celle d'un homme. Seule petit progrès : le divorce. Ce dernier, pratique courante sous le droit romain, fréquent sous le Moyen-Âge bien qu'il soit surtout le fait de répudiations masculines, interdit depuis le Concile de Trente en 1563 au nom de la doctrine de l'indissolubilité du mariage, discuté par les Lumières, est autorisé enfin en 1792. Toutefois, Napoléon réduira la possibilité du divorce à la faute (souvent constatée à l'égard des femmes). Néanmoins, ce divorce sera aussi une possibilité pour les couples voulant se séparer d'en inventer. La Restauration va abolir cette possibilité qui ne sera restaurée qu'en 1884 par la Loi Naquet. La IIIème République assouplira petit à petit tout cela. Mais enfin, cela reste bien mince. Outre le divorce, le XIXème siècle va permettre une timide émancipation des femmes concernant leur sexualité. En effet, les progrès de la médecine et de l'hygiénisme permettent de réduire drastiquement la mortalité infantile et crée les conditions de possibilité d'une transition démographique plus douce, particulièrement précoce en France où le malthusianisme est une doctrine bien influente. Ainsi, les couples peuvent compenser le nombre de morts en ne faisant non plus dix enfants, mais plutôt trois ou quatre. Si cette petite révolution touchera bien davantage les classes dominantes que les classes ouvrières, forcément moins concernées par ce gain de santé, elle va aussi permettre à la femme d'aborder la sexualité non plus par le seul prisme du malheur mais bien par celui du plaisir, d'autant plus que la Révolution Industrielle et éducationnelle vont permettre à la femme de contrôler sa propre natalité. Les femmes commencent à comprendre le rôle de l'éjaculation intra-vaginale dans la conception des enfants et vont généraliser la pratique plus ou moins efficace du coït interruptus. Mieux encore, l'industrie va mettre au point les préservatifs, d'abord réutilisables et avec couture, puis dès les années 1930 assez semblables à ce que nous connaissons aujourd'hui. Lors de la Libération en 1944, les soldats américains se verront fournir des préservatifs par les autorités qui ont été marquées par les épidémies vénériennes rapportées d'Europe en 1918. Aussi, cette lutte contre les maladies vénériennes, comme la syphilis, par le biais d'antibiotiques, qui fit tant de morts auparavant, va faciliter les rapports sexuels. Le progrès technique et scientifique est donc une des raisons majeures de la timide libération sexuelle des femmes au XIXème siècle. Mais rien n'est encore parfait : leur sexualité reste dissimulée, largement contrôlée par les hommes et leur rôle dans la société les astreint de facto à une ignorance de leur corps et de leurs possibilités, ce qui est plus marqué chez les pauvres que chez les riches. Quant à l'emprise religieuse, elle est toujours aussi forte malgré l'apparition d'utopies socialistes cherchant à chercher le bonheur dans la sexualité libre, à l'image de la pensée de Charles Fourier. 

La deuxième étape majeure dans la libération sexuelle est paradoxalement la Première Guerre Mondiale. Pendant quatre ans, les hommes sont presque tous absents du territoire et les femmes prennent leurs places dans les industries et les administrations. Tout le monde prend conscience que les femmes sont capables d'avoir des compétences tout aussi élevées et leur scolarisation depuis trois décennies le prouvent. Cette éducation des filles, permise surtout par Napoléon III et rendue obligatoire par la IIIème République, va être une des clefs de leur libération. Se produit également un développement entre 1914 et 1918 des fêtes féminines pendant lesquelles les femmes s'émancipent petit à petit de l'emprise communautaire et religieuse par l'amusement, la musique et les spectacles. L'Entre-Deux-Guerres va en réalité confirmer et prolonger tout cela et les rapports amoureux se consensualisent. Beaucoup d'anciens ruraux, montant dans les villes, s'émancipent de l'emprise de la tradition et de la religion. Surtout, le choc de la Première Guerre Mondiale va pousser toute une génération d'hommes et de femmes dans l'hédonisme, ce qui est après un cataclysme totalement classique dans l'Histoire. Petit à petit, les années folles laissent les femmes s'habiller comme elles le souhaitent, choisir leurs partenaires sexuels, boire, danser et fumer. L'homosexualité masculine et féminine est de plus en plus visible, singulièrement à Paris, et les pratiques sexuelles comme la masturbation, la pornographie et le libertinage ne seront plus autant culpabilisés. Les Parlementaires de la IIIème République eux-mêmes se laissent tenter par cette frénésie sexuelle et tandis que le Sénat bloque avec obstination le droit de vote des femmes, ce dernier devient une réalité dans de nombreux pays occidentaux. Le mouvement féministe, dont les figures de proue furent britanniques (les suffragettes), est également en pleine expansion. Ces militantes, encore rares, bouleversent la société par leur mode de vie, leurs amours et leur émancipation des hommes. Les classes populaires elles-mêmes commencent à laisser leurs filles choisir leurs époux et aller aux bals. Bref, tous les ingrédients sont présents pour que la Révolution ait lieu. Malgré un terrible retour en arrière sous Vichy, l'après guerre offre le droit de vote aux femmes et ces dernières sont véritablement proches de l'égalité. Surtout, le développement dans les années cinquante de la contraception féminine, par la pilule, qui permet aux femmes de ne plus dépendre des hommes pour ne pas avoir d'enfants, est une vraie question. Le débat sur l'avortement l'est également même s'il est encore sensible. Bref, les années 60 sont véritablement la dernière décennie de lutte avant une égalité quasi complète entre les hommes et les femmes. Surtout, la sexualité devient récréative et les pratiques sexuelles changent. Les Rapports Kinsey des années 1948 et 1953, aussi imparfaits soient-ils, démontrent que la sexualité humaine est plus riche et complexe qu'un rapport hétérosexuel vaginal et frustre : l'homosexualité est profondément répandue dans la population, la masturbation est pratiquée par quasiment tout le monde, la sexualité hors mariage est écrasante, la fellation est une réalité et l'orgasme est recherché par tous. Le monde de la sensorialité est en train de changer : le développement massif de la pornographie et de l'érotisme en est un des nombreux avatars. Le concubinage, lui, explose. 

Charles de Gaulle n'est pas outillé pour comprendre cette révolution sexuelle. Pour lui, une femme ne doit pas avoir de relations sexuelles libres. Il provient d'un milieu très catholique et son mariage est le reflet de ce qui ne se fait plus en matière de mœurs : l'arrangement et l'endogamie. Quand il autorise la contraception, il ne l'imagine pas une seule seconde gratuite et surtout en retarde les décrets d'application. De Gaulle ne souhaite pas réformer le divorce, légiférer sur l'avortement ou abaisser l'âge de la majorité sexuelle des homosexuels. Pour lui, ces aspirations estudiantines sont sinon immatures du moins ridicules. Alors quand une floppée d'étudiants réclament l'arrêt de la non-mixité dans les résidences universitaires, c'est pour lui rien d'autre qu'une volonté de débauche, et non pas l'aboutissement d'une longue métamorphose civilisationnelle. Déjà, à Paris-Nanterre, et alors que des étudiants se révoltent partout à Nancy, Clermont-Ferrand, Montpellier et Nantes, le Mouvement du 22 mars naît et regroupe toutes les revendications des étudiants (économiques et sexuelles), organisant de nombreuses occupations de bâtiments administratifs et recourant à l'établissement d'assemblées générales spontanées Ainsi, le moi de mai 1968 commence sur un fond de contestation étudiante marquée. Le point central se trouve à Nanterre où de nombreux étudiants de gauche apostrophent le Gouvernement, avec des mots rudes, et créent des désordres. Le doyen décide de fermer le campus et très vite, les étudiants contestataires rejoignent la Sorbonne pour continuer à entretenir leurs revendications. Le 2 mai, Georges Pompidou part en voyage politique en Iran et en Afghanistan. Louis Joxe, le Garde des Sceaux, exerce l'intérim. Alain Peyrefitte est alors le Ministre de l'Education et Christian Fouchet est Ministre de l'Intérieur. Les manifestations qui démarrent le 3 mai à la Sorbonne dénoncent les procédures disciplinaires enclenchées contre les étudiants de Nanterre et la politique gaulliste. Ce jour-là, une rumeur vient envenimer la situation : des membres du groupuscule d'extrême droite Occident seraient en route pour les déloger. Très vite, les étudiants s'arment de bâtons et de pierres. La police intervient, arrête des étudiants et réprime les manifestations. Le Préfet de Police, Maurice Grimaud, qui est un homme tolérant loin du fasciste Maurice Papon, veut apaiser les choses au maximum, mais les policiers, recrutés sous Papon, ont un comportement inacceptable. Bientôt, le slogan "CRS = SS" va commencer à apparaître et de manière pour le moins justifiée. Le 6 mai, des étudiants contestataires, comme Daniel Cohn-Bendit, sont convoqués par le rectorat devant la commission disciplinaire. De nombreux professeurs montrent leurs soutiens aux étudiants et les manifestations solidaires deviennent révolutionnaires : des pavés sont jetés contre les forces de l'ordre et des barricades sont érigées. Le parti communiste marxiste-léniniste de France, d'inspiration maoïste, soutient les révolutionnaires et bientôt, le Président du syndicat des enseignants du secondaire, Alain Geismar, affirme son soutien. Seul le PCF et la CGT, organisations vieillissantes, staliniennes et conservatrice, refusent de se solidariser avec des étudiants qualifiés de "gauchistes", bourgeois et aux revendications sociétales. Pour eux, la Révolution doit venir des ouvriers et non des étudiants. Pourtant, dès le départ, les ouvriers sont sensibles aux revendications et le mécontentement gronde également dans l'industrie. 

Dans la nuit du 10 au 11 mai 1968, la Nuit des barricades devient la théâtre d'affrontements de plus en plus violents entre les insurgés et la police. La répression policière provoque une escalade et de nombreux blessés. L'opinion publique, outrée par une telle réaction des autorités, penche naturellement vers les étudiants. Bientôt, les lycéens rejoindront les manifestations. Au Gouvernement, les ministres et le Préfet ne savent pas bien comment réagir. Le Président de Gaulle est en réalité furieux et souhaite l'écrasement, y compris si cela revient à faire verser le sang, des révoltes. Georges Pompidou, qui joue un jeu ambigu dès le départ en prônant depuis l'étranger la répression afin de se laisser le rôle du conciliateur, décide d'apaiser la situation et d'ouvrir les universités. Le Président est en désaccord mais laisse faire, vraisemblablement car le Premier Ministre avait décidé de démissionner. La réouverture de la Sorbonne ne calme pas pour autant les manifestations, ni ne fait changer l'opinion publique d'avis, et le 13 mai 1968, les étudiants appellent à une journée de grève en soutien à leur cause. Le Président reproche en privé la lâcheté de Pompidou et estime qu'il aurait fallu plus de rigueur. Tout au long de ces évènements, il paraît dépassé, réactionnaire et comprend très mal ce que veulent les étudiants. Il pense avec un logiciel de début de siècle : il montre son inanité. Le 14 mai, de Gaulle se rend en Roumanie : le pays veut s'éloigner du bloc soviétique et de Gaulle, qui commence à vouloir prendre ses distances avec l'URSS, veut s'y rendre. Pompidou ne l'empêche pas de partir et tandis que le Président est à l'étranger, court-circuite totalement l'Elysée et prend la situation en main. Pompidou s'exprime à l'Assemblée Nationale et promet que tout cela va bientôt se calmer. Belle erreur politique : les ouvriers vont massivement répondre présents à la grève, y compris dans l'industrie aéronautique. Ils constitueront bientôt le mouvement de grève le plus suivi de l'histoire de France : le 25 mai, ils seront des millions. Comment expliquer que cela se fasse au détriment du PCF et de la CGT ? En réalité, ce n'est pas tant la classe ouvrière traditionnelle qui est au commande des évènements, mais un nouveau prolétariat composé d'ouvriers spécialisés, d'immigrés, de jeunes hommes et de femmes venant des campagnes qui vivent dans des logements insalubres, subissent des journées de travail interminables et se sentent peu considérés. Cette jonction inédite entre une révolution libertaire et sociétale, celle des étudiants, et la classe ouvrière provoque la stupéfaction aussi bien chez les gaullistes que chez les vieux communistes, qui voient aussi leur clientèle d'ouvriers traditionnels rejoindre les mouvements malgré leurs premières hésitations. On est clairement à ce moment là au bord de l'explosion. Outre l'entièreté des écoles et des facultés, la quasi-totalité des usines, des pans entiers de la société française, pourtant peu politisés à gauche, rejoignent le mouvement : les architectes, les médecins, les avocats et même les footballeurs. Des comités d'action libertaires fleurissent partout, toutes les autorités traditionnelles sont mises en cause et une fureur onirique surpasse tout : les slogans fleurissent dans une débauche inouïe de libertés. "Il est interdit d'interdire", "Le pouvoir est dans la rue", "Prenez vos désirs pour des réalités:" : tous ces mots d'ordre libèrent la société française endormie qui se met à comprendre que les années 60 sont l'occasion de révolutionner leur mode de vie. Mai 1968 va changer radicalement le cours des évènements français. De Gaulle, lui, rencontre Ceausescu. Tout un symbole. 

Quand le Président rentre de Roumanie le 18 mai, il découvre que Paris est en ébullition. Il dit vouloir mettre fin à la "chienlit", reproche aux policiers qui se disent traumatisés de ne pas prendre de la gnôle comme dans les tranchées et s'il se laisse convaincre de ne pas lancer d'assaut sur la Sorbonne, il donne tout de même l'ordre d'évacuer l'Odéon. Mais Grimaud et Pompidou arrivent à convaincre le Président de mettre la décision en suspens : ils préfèrent que les étudiants soient à l'intérieur qu'à l'extérieur. En réalité, de plus en plus, c'est Pompidou qui détient le pouvoir dans cette crise : ainsi de Gaulle tente de nommer un fidèle, Alexandre Sanguinetti, au Ministère de l'Information, Pompidou le prend nettement très mal et empêche la nomination. Il faut dire que les conseillers de l'Elysée ont une vision du problème bien différente de celle de Pompidou. Ce dernier entreprend de négocier avec les syndicats, et notamment la CGT qui commence à vraiment souhaiter la fin des manifestations de cette nouvelle gauche sociétale et libertaire qu'elle n'a pas inspiré. Les conseillers proposent à de Gaulle de se saisir de l'article 16 mais la solution est jugée trop extrême. Le Président, qui analyse la situation comme une aspiration du peuple à participer davantage dans un monde technique, ressuscitant au passage son vieux fantasme de la participation, se met en tête de proposer un référendum au peuple. Quand il s'exprime à la télévision le 24 mai, le Président réalise un flop monumental. Les étudiants hurlent dans la rue pour la chute du Général et les manifestations violentes augmentent encore d'un cran, d'autant plus que Cohn-Bendit, l'une des figures de proue du mouvement, est interdit de rentrer en France. Les étudiants en veulent au Gouvernement et, malheureusement, un étudiant est tué à cause d'un fragment de grenade lacrymogène. En parallèle, Jacques Foccart organisera sous les ordres du Président la préparation d'une manifestation de soutiens gaullistes et contactera même des anciens de l'OAS qui détestent davantage des étudiants de gauche aux cheveux longs que de Gaulle lui-même. Les Accords de Grenelle, qui se déroulent entre le 25 et le 27 mai, permettent à Pompidou et à la CGT d'obtenir l'augmentation de 35% du salaire minimum et de 10% pour les salaires moyens. Mais l'accord ne calme pas les choses : bien au contraire, la CGT est huée par les ouvriers et démontre qu'elle ne maîtrise plus sa base syndicale. Evidemment, des politiques tentent de s'emparer de la situation : Mendès France est acclamé par la foule et Mitterrand propose de former un gouvernement. Mais l'aspiration libertaire de tous les insurgés écarte ces idées. Le Président, lui, s'attachant bêtement à un référendum dont tout le monde se moque, est depuis un mois dans un état de grande dépression : il ne dort plus et ne semble avoir le goût à rien. Sa paranoïa est entretenue par Jacques Foccart qui lui explique que des caches d'armes sont cachées à la Sorbonne, ce qui est une grande bêtise, et que toutes les manifestations sont pilotées par la CIA et Israël. Si de Gaulle essaie de maintenir une certaine politique étrangère, en recevant des dirigeants américains, jordaniens et nord-vietnamiens, il n'est franchement pas serein. Un hélicoptère est posté à l'Elysée, au cas où viennent à l'idée des manifestants d'envahir le Palais. Bref, l'ambiance est sous haute tension. 

Puis arrive la très mystérieuse journée du 29 mai 1968 qui a fait couler tellement d'encre. Et pas à tort. Elle fait partie de la légende noire du Général de Gaulle : a-t-il pensé au coup d'état ? A-t-il souhaité démissionner ? Voulait-il faire intervenir l'armée pour anéantir les manifestations ? Plus encore que le 18 juin 1940, le 29 mai 1968 est sans doute la journée la plus extraordinaire de la carrière du Président. La journée commence sur un vilain mensonge : de Gaulle demande à son directeur de cabinet Xavier de la Chevalerie d'annuler le Conseil des Ministres en prétextant qu'il part se reposer à Colombey avec sa famille. Une heure plus tard, à 8h30, de Gaulle convoque le Général Lalande et lui demande d'aller à Baden Baden sonder le vieux Général Massu, commandant en chef des armées françaises en Allemagne, qui avait refusé de participer au putsch des Généraux en 1961 par fidélité à l'Homme du 18 Juin, afin de s'assurer de la fidélité de l'armée pour un projet inconnu. Boissieu devra également se rendre devant les commandants de Metz et Nancy. Il demande en outre à Lalande d'amener son fils Philippe et sa famille à Baden Baden tout en faisant mine qu'il part à Colombey. Tout sonne déjà de manière très étrange : pourquoi un tel mensonge ? Pourquoi s'assurer du soutien de l'armée ? Pourquoi amener sa famille en Allemagne ? Pourquoi annuler le Conseil des Ministres ? A 9h00, Tricot prévient Pompidou de l'annulation du Conseil. Le Premier Ministre semble anormalement nerveux et supplie l'Elysée qu'on lui laisse parler au Président, sans succès. Si cela n'était pas déjà très étrange, de Gaulle convoque Flohic, son aide de camp, et lui demande de se tenir prêt à partir avec bagage et un uniforme, ce qui laisse penser qu'ils n'iront pas à Colombey, puisque les aides de camp y sont habillés en civil. Quand Boissieu arrive à 10h15 à l'Elysée, plus tôt que prévu, il voit un de Gaulle inquiet, prêt à lâcher l'éponge. Boissieu essaie de le convaincre de ne pas abandonner, lui assure de son soutien de l'armée (on ne sait toujours pas pour quoi exactement) et de Gaulle lui assure qu'il veut s'en assurer par soi même et rejoindre Massu à Strasbourg. Il charge Boissieu de se rendre à Colombey et de faire prévenir les gens qui y sont qu'il ne sera pas de retour le soir même. Le Président tente de donner à Boissieu une lettre pour Pompidou, au cas où, mais Boissieu refuse de la lui prendre. Surtout, il doit dire à tout le monde que lui-même est à Colombey, y compris même à Foccart que Boissieu croisera à 10h30. L'homme de la Françafrique n'est donc pas dans le coup. Vers 11h20, de Gaulle accepte enfin de parler à Pompidou au téléphone. De Gaulle le rassure, lui explique qu'il va à Colombey et que demain, il ira mieux. Pompidou décrira la conversation comme ayant été "courte et étrange" et le Président lui aurait déclaré : Je suis vieux, vous êtes jeune, c'est vous qui êtes l'avenir. Au revoir. Je vous embrasse. Est ce alors un projet de démission ? Mais alors pourquoi tout ce cirque avec l'armée ? A 11h30, de Gaulle, sa femme et Flohic quittent l'Elysée. Les routes sont vides à cause de la pénurie d'essence et ils arrivent à l'héliport d'Issy les Moulineaux à 11h45. Survolant les paysages de l'est, ils voient des drapeaux rouges flottant sur les usines. A 12h30, Boissieu arrive à Colombey, tente de joindre Massu sans succès à cause de la grève dans la téléphonie et contact l'héliport de Saint-Dizier où de Gaulle doit se ravitailler en laissant un message crypté. Ce message crypté informe de Gaulle que Massu n'a pas pu être contacté, ajoutant l'étrange En conséquence prière aller jusqu'au terme de sa mission. A 12h45, de Gaulle arrive à Saint-Dizier, ne reçoit pas le message crypté de Boissieu et demande au pilote de se diriger jusque Baden Baden. A 13 heures, à l'Elysée, la panique s'installe quand tout le monde s'aperçoit que de Gaulle n'est pas à Colombey. Pompidou est furieux contre Tricot car il lui reproche de lui cacher la vérité. Le pauvre n'en sait rien. La panique est d'autant plus grande que la presse est au courant depuis une heure de l'annulation du Conseil des Ministres. Pompidou est interloqué de s'apercevoir que le Général Lalande, lui aussi, est porté disparu. Le summum est atteint quand Foccart, contacté par Boissieu, apprend que de Gaulle ne sera jamais à Colombey, que sa destination ne sera pas connue et que des instructions seront fournies à Pompidou par un émissaire très prochainement. Autant dire qu'il y a de quoi paniquer.

A 14h40, Flohic, qui accompagne de Gaulle, téléphone à Massu pour le prévenir de l'arrivée du Président à Baden Baden. Quand ils arrivent, Flohic est stupéfait de voir Lalande et Philippe de Gaulle. Ces derniers sont encore plus surpris de découvrir Flohic et le couple présidentiel. Personne n'y comprend rien. Quand Lalande vient saluer de Gaulle, ce dernier lui annonce qu'il va visiter Massu et qu'il lui donnera le soir même une lettre pour Pompidou. Vers quinze heures, l'hélicoptère présidentiel arrive au QG de Massu. Les deux hommes s'enferment cinquante minutes. Massu raconte que de Gaulle lui dit que tout est foutu et se lance dans une diatribe complètement désespérée. Massu se vante d'avoir revigoré de Gaulle et de lui avoir redonné espoir à un moment où il allait abandonner. Peut-être est ce vrai ou peut-être que de Gaulle joue la comédie pour s'assurer de la loyauté de Massu. En tout cas, quelque chose ne colle pas. Pourquoi de Gaulle a-t-il fait venir sa famille ? Pourquoi n'a-t-il rien dit au Gouvernement et à son plus proche conseiller, Foccart ? Pourquoi être allé jusqu'en Allemagne ? Que va dire cette fameuse lettre ? De quelle mission parle Boissieu ? Massu dira ensuite que de Gaulle cherchait à se réfugier en Allemagne. Madame Massu, qui déteste de Gaulle depuis que ce dernier a viré Massu à la suite de sa diatribe au journal allemand accusant le Général d'être devenu de gauche, fera savoir qu'Yvonne de Gaulle se plaignait que le Général ne dormait plus et passait sa journée à écouter la radio. A 16 heures, de Gaulle est localisé par les autorités en France. La manifestation prévue par la CGT se déroule correctement et la situation est sous contrôle. De Gaulle décide de rentrer à Colombey. A 16h3à, le couple présidentiel redécolle du sol allemand et deux heures plus tard, ils sont à Colombey. Le Président appelle Tricot et lui dit cette fameuse phrase mystérieuse : J'avais besoin de me mettre d'accord avec mes arrières pensées. Le soir même, de Gaulle appelle Pompidou avec une voix plus posée et autoritaire, lui indique que le Gouvernement se réunira le lendemain et le Premier Ministre est furieux. Il envisage la démission. Le soir même, il confie à Flohic qu'il avait envisagé de rester en Allemagne puis en Irlande afin de se rapprocher de ses origines. Beaucoup de mystères restent irrésolus : pourquoi l'Allemagne ? Pourquoi des bagages ? Pourquoi cette lettre à Pompidou ? Pourquoi Massu ? Était-ce la fuite de Varennes du Général de Gaulle ou un nouvel appel du 18 Juin ? Quoiqu'il en soit, le 30 mai 1968, il est si énergique que Pompidou renonce à présenter sa démission. Il arrive à convaincre de Gaulle de dissoudre l'Assemblée Nationale. Après avoir annoncé au peuple le report du référendum et la tenue d'élections législatives, qui devront se passer dans le calme sous peine de mesures énergiques, sous-entendu le recours à l'article 16, une manifestation gaulliste énorme, regroupant de nombreux bourgeois des quartiers chics et membres de la droite catholique, nationale et parfois radicale, fait contrepoids. De manière inexplicable, les élections législatives constituent un raz-de-marée pour l'Union pour la Défense de la République (UDR), nouveau parti de de Gaulle, qui obtient 292 sièges, soit une majorité absolue. Dans l'histoire de France, c'est du jamais vu. La crise de mai 1968, aux conséquences gigantesques sur le long terme, s'est éteinte avec ce résultat monumental.

Les derniers spasmes de la Présidence de Gaulle.

Après son éclatante victoire, les relations entre de Gaulle et Pompidou se dégradent encore. Pompidou veut préparer son élection à la prochaine présidentielle et le 10 juillet 1968, de Gaulle accepte sa démission et nomme Maurice Couve de Murville, son fidèle Ministre des Affaires Etrangères, comme Premier Ministre. C'est l'occasion d'un bref nouveau souffle pour la politique gaulliste. La première crise internationale de cette nouvelle ère est la révolution en Tchécoslovaquie. Ce pays communiste est entré depuis janvier 1968 dans une crise que l'on appelle de façon romantique le Printemps de Prague, période durant laquelle le Parti Communiste investit le réformateur Alexander Dubcek. Ce dernier est le défenseur d'un socialisme à visage humain et veut réformer le communisme. Il décrète la liberté de la presse, d'association, d'expression et de circulation. Une République fédérale dans laquelle les Tchèques ont les mêmes droits que les Slovaques est installée et l'économie est grandement décentralisée. Mais l'URSS fulmine : après l'échec de négociations, elle envoie ses chars écraser le rêve socialiste libertaire et réduire à néant l'idée d'un communisme humain. Toute la génération de mai 68 aura eu en tête que son ennemi était autant le capitalisme que ce communisme là. Le Président de Gaulle avait renoué avec son sens de politique en déclarant avant l'invasion soviétique : "Ils vont trop vite et trop loin. Les Russes vont intervenir. Alors, comme toujours, les Tchèques renonceront à se battre, et la nuit retombera sur Prague. Il se trouvera tout de même quelques étudiants pour se suicider". Publiquement, de Gaulle condamne l'invasion russe et réaffirme sa volonté d'une sécurité européenne. Son nouveau ministre des Affaires Etrangères, Michel Debré, œuvre dans ce sens. Mais le Président pense que l'intervention russe est aussi une conséquence de la politique allemande de non reconnaissance des frontières orientales de l'Allemagne. Il dit au Chancelier allemand Kiesinger : "Les Russes ont des difficultés graves avec la Chine, il leur faudra auparavant avoir réglé votre cas pour être certain que vous ne les attaquerez pas. Car autrement vous les attaquerez. Peut-être pas vous, Chancelier Kiesinger, mais un autre chancelier, si l'occasion est bonne pour reprendre votre unité et modifier les frontières. C'est tout à fait probable. Les Russes le pensent et ils veulent se garantir, et cela explique le changement de leur attitude. La libéralisation en Tchécoslovaquie n'est qu'un prétexte et une occasion […]. Alors on veut régler la situation des Tchèques, à cause des Tchèques, mais aussi à cause de vous […]. Nous pensons que si vous aviez fait une politique différente, les choses ne seraient peut-être pas pareilles pour les Soviétiques". Cette explication semble totalement fausse mais témoigne d'une germanophobie réelle de de Gaulle qui semble ne pas apprécier que l'Allemagne renoue avec une certaine volonté d'exister. Surtout, la crise tchécoslovaque rapproche de Gaulle des Etats-Unis qui notent un changement chez le Président français. Le nouveau Président des Etats-Unis, Richard Nixon, apprécie beaucoup de Gaulle et les deux hommes se rencontreront en 1969. Alors que de Gaulle avait envisagé de sortir cette fois ci carrément de l'Alliance atlantique, l'arrivée au pouvoir du Républicain, célèbre pour la future affaire du Watergate, va tout changer.  Plus que jamais, les relations franco-américaines sont bonnes. De bien des manières, la pensée du républicain Nixon, dans sa vision de la liberté, de la société américaine et de la jeunesse, est semblable à celle de de Gaulle. Les réactionnaires se comprennent aisément entre eux. 

En revanche, les relations avec les Britanniques ne vont pas du tout s'améliorer. Debré, qui est moins hostile aux Anglais que Couve de Murville, n'est pas défavorable à ce que le Royaume-Uni entre dans le CEE. Il pousse le Président à accepter que Christopher Soames, le neveu de Churchill et Ambassadeur britannique à Paris, le rencontre pour discuter des affaires qui les rassemblent et redéfinir la relation franco-britannique. De Gaulle admet que l'Europe, si elle devient moins supranationale et plus coopérative, pourrait accueillir le Royaume-Uni et que des grands chantiers relatifs à la défense, à la monnaie et à l'économie pourraient être entrepris lors de sommets entre la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni et l'Italie. Mais le Foreign Office, très hostile à de Gaulle, va pourrir les relations européennes en diffusant de fausses informations et de vrais documents, poussant à de graves malentendus au sein de l'Europe et réduisant à néant la possibilité pour le Royaume-Uni de rentrer dans le CEE du vivant de de Gaulle. Sur le plan interne, de Gaulle va avoir à connaître le début d'une crise économique et aura à l'esprit une possible dévaluation du franc de 10%. Mais Jeanneney, son Ministre des Affaires Sociales, inspiré par Raymond Barre, vice-président de la Commission Européenne, va réussir à l'en dissuader, préférant l'option de l'endettement international. Le Président de Gaulle va suivre cette opinion. Mais le temps fort de cette petite année, c'est évidemment l'affaire Markovic qui va faire couler beaucoup d'encre et raviver encore plus les tensions entre de Gaulle et Pompidou. Le 1er octobre 1968, Stefan Markovic, ancien garde du corps d'Alain Delon, est retrouvé mort dans une décharge. Très sulfureux, l'homme prenait des photos lors des soirées organisées par l'acteur dans lesquelles la consommation de drogues et les orgies sexuelles étaient fréquentes. Son objectif était vraisemblablement de faire chanter les invités. Parmi toutes ces célébrités qui aurait été prises en photo dans ces soirées, il y a Claude Pompidou, l'épouse de Georges, connue pour apprécier, comme son mari, les soirées mondaines. Le Président demande à Couve de Murville de prévenir Pompidou, mais le Premier Ministre est gêné. Pompidou apprendra finalement l'affaire par des tiers et sera ulcéré de n'avoir pas été mis au courant. Pour lui, c'est une manière de saboter sa campagne. Provoquant, le 17 janvier 1969, Pompidou déclare à Rome qu'il se présentera à la prochaine présidentielle, sans savoir si de Gaulle s'est décidé pour sa part à quitter plus ou moins tôt le pouvoir. Le Président demande alors en réponse au Conseil des Ministres de réagir en publiant un communiqué dans lequel il est dit que de Gaulle ira jusqu'au bout de son mandat, c'est à dire qu'il restera au pouvoir jusqu'en 1972. Le 13 février 1969, Pompidou réitère sa provocation à Genève, en Suisse, et déclare qu'il a une destinée nationale. Entre les deux hommes, rien ne va plus. Bientôt, il devra pourtant quitter le pouvoir. 

En 1969, Charles de Gaulle va proposer la tenue d'un référendum qui va le pousser à démissionner définitivement du poste de Président de la République. Ce référendum concerne un projet de Loi qui institue constitutionnellement les Régions comme des collectivités autonomes aux pouvoirs élargis, et dont les conseils sont également composés, outre de politiques élus, de représentants d'institutions sociales et économiques. Mieux encore, le projet de Loi cherche à réformer le Sénat : celui ci serait fusionné avec le Conseil Economique et Social, ne pourrait plus que formuler des avis et non initier des propositions de Loi, ne disposerait plus de la possibilité de poser des questions au Gouvernement et son Président n'assurerait plus l'intérim en cas de vacance de la Présidence de la République. Cette tâche serait désormais celle du Premier Ministre. La tenue du référendum va finalement sur le fond peu diviser même si Valéry Giscard D'Estaing va s'y opposer. En revanche, le référendum est transformé par l'opposition, échaudé par l'échec des élections législatives de 1968 où certains d'entre eux, comme Mendès France et Mitterrand, ont perdu leurs sièges, en un plébiscite anti de Gaulle. Seule l'UDR militera activement pour le oui. Le 27 avril 1969, sans surprise, le "non" l'emporte avec 52,41% des suffrages exprimés. Quelques minutes après minuit, de Gaulle annonce sa démission et quitte la Présidence de la République. Alain Poher, Président du Sénat, devient Président de la République par intérim. Le choc n'est pas si immense dans la population et le Général, redevenu civil, qui prend très mal le résultat du référendum et n'aura de cesse, avec aigreur, que de proférer des invectives méprisantes envers le peuple français rendu responsable de la perte de grandeur de la Nation, aura tout de même l'élégance de se retirer avec une certaine noblesse. Ne s'exprimant pas pour la tenue des présidentielles, il s'exile en Irlande et visite l'Espagne, où il rencontre le dictateur Franco. L'élection présidentielle de 1969 voit s'affronter Georges Pompidou, investi par le parti gaulliste et Alain Poher, représentant du centre. La gauche, elle, part éclatée et divisée aux élections : Gaston Deferre représente la SFIO, Jacques Duclos, le PCF, Alain Krivine, la Ligue Communiste et Michel Rocard le PSU. Les élections se déroulent dans un calme étonnant, bien plus qu'en 1965, et Pompidou et Poher arrivent au second tour, faisant respectivement 44,47 % et 23,31% des voix. La gauche, trop divisée, n'arrive pas au second tour bien que Duclos, du PCF, arrive troisième avec 21,27 % des suffrages. Ce dernier aura ce mot resté célèbre : les deux finalistes sont bonnet blanc et blanc bonnet. En réalité, Poher est sur une ligne très anti-gaulliste, souhaite davantage de construction européenne, une réforme de la Constitution et expulser les hommes des polices secrètes à l'image de Foccart. Georges Pompidou est élu Président de la République avec 58,21 % des suffrages, devenant le deuxième Président élu de la Vème République. Très officiellement, la page gaulliste est tournée. C'est une toute autre conception du monde qui accède au pouvoir, plus libérale et plus centrée vers la bourgeoisie des notables de droite. Le 9 novembre 1970, Charles de Gaulle décède d'un anévrisme. Comme son testament l'indique, ses funérailles se déroulent dans la discrétion et la sobriété à Colombey-Les-Deux-Eglises. Contrairement à sa volonté, un grand rassemblement regroupe 70 000 personnes dont de nombreux chefs d'Etat étrangers. Une place est nommée en son honneur. Le Roi des Belges, Baudouin, rend ses hommages à Yvonne de Gaulle. Voulant rester digne dans sa mort, comme après son départ de l'Elysée après lequel il refuse toute retraite ou honneur, son testament est clair : "Aucun discours ne devra être prononcé, ni à l’église ni ailleurs. Pas d'oraison funèbre au Parlement. Aucun emplacement réservé pendant la cérémonie, sinon à ma famille, à mes Compagnons membres de l'ordre de la Libération, au conseil municipal de Colombey. Les hommes et femmes de France et d'autres pays du monde pourront, s'ils le désirent, faire à ma mémoire l’honneur d'accompagner mon corps jusque sa dernière demeure. Mais c'est dans le silence que je souhaite qu'il y soit conduit. Je déclare refuser d'avance toute distinction, promotion, dignité, citation, décoration, qu'elle soit française ou étrangère. Si l'une quelconque m'était décernée, ce serait en violation de mes dernières volontés". D'une certaine façon, dans la mort, l'honneur est sauf. 


EPILOGUE : QUE RESTE-T-IL DU GAULLISME ?


Comme il avait été dit en préambule, tout le monde se réclame aujourd'hui de Charles de Gaulle, sans pourtant n'avoir rien à voir avec lui. Il ne convient pas de revenir sur ces affirmations. En revanche, que reste-t-il de l'héritage politique du Président de Gaulle ? Quelques points sont à identifier et à envisager. Certains permettent de dire qu'en réalité, il n'en reste presque rien. 

Les institutions de la Vème République sont, il est vrai, toujours en place, battant bientôt le record de longévité de la IIIème République. Mais de bien des manières, son esprit en a été perverti. Le parlementarisme rationnalisé a certes permis à tous les Présidents d'obtenir de confortables majorités permettant de gouverner plus ou moins convenablement, sauf à trois reprises lors des cohabitations Mitterrand Chirac (1986-1988), Mitterrand Balladur (1993-1995) et Chirac Jospin (1997-2002), mais il montre aujourd'hui ses limites en matière de représentativité et de démocratie. Si en 1988, le scrutin proportionnel partiel a été mis en place, cela ne s'est plus jamais fait et les Français ressentent une certaine dépossession démocratique à cause du scrutin majoritaire à deux tours. Des partis, qui ont des scores nationaux importants, se retrouvent pourtant avec un nombre très restreint de Députés et les Gouvernements utilisent avec force l'article 49-3 de la Constitution, à l'instar de Manuel Valls ou de Michel Rocard. La création du quinquennat présidentiel en 2000 et son alignement avec les élections législatives ont aggravé cette crise de confiance, le Parlement devenant une lâche caisse d'enregistrement des volontés présidentielles, à rebours de ce qui se produit dans tous les pays européens. L'institution présidentielle elle-même, dont la légitimité archaïque pourrit le débat public et conduit à une indéniable monarchisation et personnalisation du pouvoir, n'a plus les atours séduisants de l'aspect plébiscitaire gaulliste. Plus aucun Président ne consulte le Peuple par référendum et s'il le fait, n'en tire jamais les conséquences sur lui même. Les graves crises politiques ne conduisent plus jamais à la dissolution de l'Assemblée Nationale et les hommes politiques ont perdu largement de leur honneur et de leur grandeur, singulièrement depuis 1995. Le plus intéressant est sans doute la révolution juridique opérée par le Conseil Constitutionnel lors d'un coup d'état brillant par sa décision Liberté d'Association du 16 juillet 1970, mettant fin à la conception gaulliste de l'Etat de droit. Désormais, le Conseil Constitutionnel peut, en violation de la Constitution, contrôler la constitutionnalité des lois en se fondant sur les textes fondamentaux comme la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 ou le Préambule de la Déclaration de 1946. Ce pouvoir va considérablement se renforcer, d'autant plus en 2008 après l'instauration de la Question Prioritaire de Constitutionnalité, qui permet aux justiciables de consulter directement (après un filtre devant la Cour de Cassation et le Conseil d'Etat) le Conseil Constitutionnel sur le respect par la Loi des droits et libertés fondamentales. Pouvant désormais abroger la Loi, le Conseil Constitutionnel entérine une conception à l'allemande de l'Etat de droit dans lequel les juges, non élus, peuvent à leur manière écrire le droit. Cela va au demeurant se renforcer avec la mise en place du contrôle de conventionnalité dans les années 1970 (les juges peuvent écarter la Loi si elle entre en contradiction avec une norme internationale) et le développement important de la jurisprudence du Conseil d'Etat et de la Cour de Cassation. Bref, la Constitution actuelle, dans sa pratique, n'a plus rien à voir avec celle d'avant, pour le meilleur et le pire. Les Français, dont les préoccupations ne sont plus les mêmes, semblent aspirer à l'écriture d'une nouvelle Constitution. 

Sur le plan international, la France n'a là non plus plus rien de gaulliste. La construction européenne s'est intensifiée et la CEE s'est élargie, y compris au Royaume-Uni en 1972, de plus en plus largement. Surtout, la coopération européenne est devenue une véritable intégration dans laquelle s'est dissoute la souveraineté française. Alors que les Français avaient refusé la mise en place d'une Constitution Européenne en 2005, les parlementaires passent au dessus de leurs volontés et ratifient le Traité de Lisbonne en 2007 ce qui crée les institutions européennes actuelles dont la supranationalité et le manque criant de démocratie conduisent à des tensions inouïes au sein de l'Europe. Pire encore, la libéralisation économique des années 1980, la mise en place d'une politique monétaire commune retirant tout pouvoir en cette matière aux Etats avec la création de l'euro et les traités budgétaires imposant des règles austères en matière de déficit, de dette et d'économie ont provoqué de graves crises économiques dont la France est une des premières victimes. Surtout, l'Allemagne, qui s'est réunifiée sans aucun combat de la France pour l'en empêcher, impose petit à petit ses propres règles et renoue, via sa politique économique et industrielle, avec un impérialisme insupportable. Ce IVème Reich européen a conduit à une politique absurde durant laquelle l'euro a longtemps été une monnaie forte pour complaire et arranger les intérêts d'économies qui se fondent sur des exportations luxueuses et une protection profonde de l'épargne de peuples vieillissants. La France, absolument peu ambitieuse, s'est complue dans une fausse amitié franco-allemande délétère. A l'international, la France a réintégré l'OTAN, s'est complètement couchée devant les intérêts américains et n'a plus mené aucune politique internationale ambitieuse depuis longtemps. Son dernier geste symbolique a sans doute été celui de refuser d'intervenir dans le conflit avec l'Irak de Saddam Hussein en 2004. Il ne reste cependant rien de la politique pro arabe de la France ni de sa politique de rapprochement avec la Russie, la Chine et l'Amérique du sud. Condamnée à rester une puissance moyenne complètement inféodée à la politique extérieure des Etats-Unis, la France n'est plus cette puissance moyenne qui compte. Haïe à l'internationale en raison de sa politique anti arabe et de l'explosion de son racisme sur la scène politique intérieure, elle est chassée du Mali en 2022 à coup de pieds dans le derrière après une intervention militaire pseudo démocratique et davantage motivée pour des basses raisons énergétiques et économiques. 

Sur le plan de la politique intérieure, il ne reste rien non plus du gaullisme. La politique industrielle de la France est réduite à néants après de nombreuses délocalisations et une gestion désastreuse des politiques soumis aux intérêts des puissances étrangères, de la finance et de la commission européenne. L'idée de planification et celle de libéralisation sont entrées en conflits et ont finalement mené à une anarchie tragique défendue par les partis de droite puis par la gauche "de gouvernement". L'idée de participation entre patrons et ouvriers a volé en éclats tant les inégalités sociales et les politiques austéritaires ont gagné en importance, et malgré un bref moment de grâce en 1981, les choses sont allées en se compliquant. Mais aussi, l'arrêt du gaullisme n'a pas été que mauvais. Ainsi, les femmes ont gagné en liberté, l'avortement a été légalisé et les homosexuels ont obtenu des droits conséquents. La  montée du "gauchisme" qui a commencé à prendre forme en mai 1968 a conduit à une remise en cause plus poussée des autorités injustes et ont permis petit à petit l'émancipation du citoyen vis-à-vis des structures traditionnelles. L'écologie a mené à repenser la politique en matière d'industrie nucléaire bien que cela ait également conduit à une perte d'indépendance (ce qui est relatif étant donné que l'uranium est acheté lui aussi à l'étranger). Aussi, la critique de la technocratie et de la bureaucratie, largement dues à l'action de de Gaulle, est devenue une rhétorique classique, et la pensée unique est devenue un défaut bien plus qu'une vertu. De manière générale, les ferments de la dispersion critiqués par de Gaulle ont conduit à une explosion de l'intolérance et du racisme. Les descendants de la Collaboration et de l'OAS font des scores exceptionnels aux élections et de très nombreuses crises politiques émaillent l'Histoire de France sans que des mesures énergiques ne soient prises. Bref, sur de nombreux plans, l'action gaulliste s'est effacée et il ne reste dans les esprits que les traces d'un état d'esprit. Sans doute l'histoire plus lointaine permettra une vision plus nuancée d'un bilan d'un de Gaulle beaucoup trop adulé aujourd'hui. Malgré tout, il reste sensiblement un certain sens de l'honneur, de la dignité et de la démocratie dans la pratique du pouvoir de cet homme. Il ne faudrait toutefois pas omettre les conditions obscures de son arrivée au pouvoir qui ont tout à voir avec le coup d'Etat et sa politique parfois terrifiante en matière de libertés fondamentales, surtout entre 1958 et 1962, que beaucoup de Présidents vont perpétuer à coup d'état d'urgence et autres états d'exception. De la même façon, sa politique africaine a été de bien des manières désastreuse, et son rôle trouble dans la Guerre d'Algérie noircit à jamais son bilan peut-être plus mince qu'il n'est dit. Si de Gaulle a sauvé l'honneur de la France en 1940, cela ne peut pas conduire à un sauf-conduit sur le reste. Plus que jamais, le rôle de l'historien et du penseur est de déconstruire les mythes. Pour de Gaulle, ils sont nombreux. Mais tellement révélateurs d'une France qui se cherche, et qui finira bien un jour par se trouver. 

Sources : De Gaulle, une certaine idée de la France de Julian Jackson. 














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