La Russie d'avant les Rouges : la course sans fin vers l'Empire du Couchant.
Toute Nation a sa légende noire. Une légende instrumentalisée par ses ennemis, mais toujours fondée sur de véritables évènements historiques et un certain nombre de tendances lourdes qui transcendent leur Histoire. Cette légende, toujours tapie, parfois assoupie ou oubliée lors des moments d'insouciance que chaque pays connaît bien un jour ou l'autre, revient avec la régularité des ouragans au moment des navigations dans les ondes agitées des grandes guerres. Et s'il y a bien un pays qui subit aujourd'hui le poids de son ombre, c'est indéniablement la Russie. Cette entité, avant d'être un Etat, est une sorte d'âme qui traine avec elle son cortège de fantômes : ceux des suppliciés des goulags, des cadavres anonymes des charniers polonais, des nomades massacrés iniquement dans les guerres de colonisation et des victimes civiles de la brutalité des dirigeants russes. Ce drôle d'objet d'études, gigantesque terre semblant ne se finir jamais et recouvrant l'immensité immaculée des neiges de Sibérie, constellée de lacs colossaux et profonds, de montagnes mystérieuses où vivent les peuples oubliés de l'impérialisme russe, magnifique alliance entre la forêt inviolée et la steppe galopante, est également d'une certaine façon une vue de l'esprit : une théorie, dirions nous. Cette Russie, qui fait partie de ces ponts entre deux continents, l'Europe et l'Asie, à l'instar de la Turquie, a construit une conscience profonde d'appartenir à un Peuple à la tête d'une destinée manifeste. Le contenu de cette destinée a varié : de la Troisième Rome à la Troisième Internationale, les Russes ont toujours servi un idéal plus grand qu'eux et justifiant parfois leur propre destruction, marquée par une absence de réel individualisme. Mais derrière cet idéalisme de façade, ce monstre froid de la géopolitique a en réalité sans cesse honoré ses intérêts les plus prosaïques : son panslavisme, son accès à la Mer Noire et à la Baltique, sa conquête du Caucase et de l'Asie Centrale, son combat pour la Sibérie et la constitution d'une armée immense. La Russie semble avoir suivi une course tatare vers l'immense Plaine et l'Empire Universel que les cavaliers mongols de Gengis Khan avaient porté en leur temps. Hantés par un eurasisme réel, et une pensée originale, la slavophilie, les Russes méprisent ces Occidentaux décadents et laids, capitalistes et dégénérés, ayant oublié leur grandeur. La Russie existe pour racheter par sa vertu le vice de ces Chrétiens perdus et déliquescents. Gardienne de l'orthodoxie, puis du marxisme-léninisme, elle lutte de manière acharnée pour faire entendre son chant dans le concert des Nations, devenant petit à petit incontournable, et réprimant sans limite les ennemis de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur, obstacles à cette certitude presque psychotique d'être la Terre d'élection de la stabilité du Monde.
En février 2022, la Russie attaque l'Ukraine. Cet évènement tragique intervient quelques années après l'annexion de la Crimée par la Fédération de Russie. Dans un monde occidental marqué par l'intangibilité des frontières, le respect du droit des peuples à l'auto-détermination (en Occident bien entendu) et la suprématie du droit sur la politique, cette guerre venue du fond des âges détonne. Elle n'est en fait pas étonnante, aussi bien du point de vue de l'immense Histoire de la Russie que de la politique de son Président, Vladimir Poutine. Ce dernier se pose face à l'OTAN comme une voix (et une voie) singulière. Il protège ses intérêts par la violation de tous les principes du droit naturel occidental et incarne une géopolitique concurrente à la "diplomatie des valeurs" de l'Occident. Connu pour avoir soutenu l'axe chiite, et notamment l'Iran et Bachar al-Assad, le dictateur de Syrie, il bombarde sans retenue les opposants sunnites et rase Alep comme il avait d'ailleurs rasé la capitale tchétchène en 2000, se gardant bien de distinguer militaires et civils. L'alliance de Vladimir Poutine avec la Chine, et sa proximité avec le Brésil, l'Afrique du Sud, l'Inde et sa politique militaire dans les anciennes colonies françaises dans le Sahel, participent à heurter une opinion publique occidentale biberonnée aux bons sentiments et à l'image mythique du libéralisme des Etats-Unis d'Amérique. Capitalisant sur les désillusions de la politique de l'OTAN en Irak ou en Libye, Poutine influence par ses légions de cyber guerriers le cours des élections démocratiques et assassine ses opposants sur les sols étrangers par l'emploi de poisons hautement radioactifs : le fameux novitchok, qui ferait passer l'arsenic pour une bière sans alcool. Vladimir Poutine semble, malgré ses fréquentes visites dans les pays occidentaux, jouer un double jeu perpétuel comme un Machiavel moderne. Séduisant et finançant des partis politiques en Europe, souvent d'extrême droite tel que le Rassemblement National en France, soutenant le Parti Républicain de Donald Trump aux élections présidentielles américaines de 2016, il joue aussi du bâton, terrorisant l'opinion mondiale par la construction d'une armée puissante et du premier arsenal nucléaire mondial. Ajoutons à cela la politique des Etats tampons : la pression exercée sur les pays de l'Est, le maintien d'une dictature sanguinaire en Biélorussie et la légende noire de la Russie, déjà bien renforcée par les crimes de l'URSS, est encore plus prégnante chez les démocrates. L'invasion de l'Ukraine par la Russie finit de couronner cette détestation presque unanime des peuples occidentaux pour l'ours russe qui, paradoxalement, gagne en popularité dans le reste du Monde. Même si certains pays, comme la Chine, le Brésil et l'Inde, restent fort gênés par le zèle guerrier de Poutine tout en lui gardant leur soutien plus ou moins assumé ou nuancé, les pays musulmans chiites et la plupart des pays africains le soutiennent, heureux de trouver une puissance d'équilibre (et un futur maître?) pour contrecarrer la domination occidentale. La fin de la Guerre en Ukraine, non encore intervenue au moment de l'écriture de ces lignes, tranchera sans doute une partie de l'avenir du Monde. Si certains pays du camp occidental, comme l'Allemagne et l'Italie, un peu la France jusqu'en 2007, avaient voulu conserver de bonnes relations avec l'Empire Blanc, le divorce semble irrémédiable, à tout le moins bien ancré.
Mais, outre sa politique extérieure que Poutine justifie comme une lutte pour sa sécurité et une résistance face aux néo-colons occidentaux, sa politique intérieure est tout aussi mal vu par l'esprit occidental, surplombant et lettré (faible et lâche diront les Poutinistes). La Fédération de Russie, agrégat d'innombrables entités politiques aux noms différents, les Républiques, les Oblasts, les Kraïs, les districts, les villes fédérales, témoins d'une colonisation interne cruelle de son propre pays, est une fausse démocratie. Se servant du prétexte d'élections régulières, et souvent truquées, le Président Russe s'appuie sur une Douma (Assemblée) composée de représentants élus de partis politiques autorisés par le pouvoir, et qui ne campent qu'une opposition raisonnable de façade. D'ailleurs, Poutine n'hésite pas à modifier la Constitution pour organiser son maintien en pouvoir sans connaître de véritables résistances. Les véritables opposants politiques sont traqués, empoisonnés, emprisonnés. Vladimir Poutine peut compter sur le soutien d'une armée puissante, d'une police secrète très efficace héritière du KGB dont il est issu (le FSB), et d'une élite économique, qu'il a mis sous tutelle, et qui s'était enrichie sous la Présidence de Boris Eltsine : les oligarques. Ces derniers s'étaient constitués de belles fortunes en s'emparant des vieux monopoles d'Etat soviétiques dans l'ère du libéralisme. Vladimir Poutine, une fois arrivé au pouvoir, a liquidé une partie d'entre eux. Pour les autres, qui le financent et conservent ses intérêts, un pacte implicite est passé : ces oligarques pourront continuer à vivre dans leurs luxueuses résidences secondaires en Europe, notamment à Londres, sur la Côte d'Azur et en Italie, à condition de soutenir drastiquement le pouvoir. Ainsi, toute une élite étrange, dont les enfants suivent des cursus dans les écoles occidentales, vivant comme eux et semblant épouser leurs valeurs, s'est développée en restant fidèle à Poutine et à son parti, Russie Unie. Parfois, quelques uns d'entre eux, passant malencontreusement le parapet d'un balcon, ou traversant inopinément l'hélice de leurs yachts, disparaissent ou finissent au mieux dans des geôles pour fraude fiscale ou corruption. Ca ne moufte pas, les riches, en Russie. Le Président Poutine ne s'appuie pas seulement sur son armée, ses faux politiques et cette élite richissime : il s'est également allié à la puissante Eglise Orthodoxe, ressuscitant le fantasme du Tsar qui s'appuyait sur le Patriarche de Moscou. Dans un ancien pays communiste, où l'athéisme est très développé, dans lequel les femmes se sont brillamment libérées de leur endogamie et où la culture scientifique est très puissante, cette alliance avec le clergé est, certes hypocrite mais diablement efficace. Vladimir Poutine et son régime se dotent en cela d'une caution morale divine comme les Romanov l'avaient fait avant lui, se perdant parfois à la fin de leur règne dans les affres du spiritisme raspoutinien. Car là aussi est le secret de Poutine : il veut incarner, malgré ses unions illégitimes, son divorce et sa datcha de Sotchi, malgré la vie décadente de ses oligarques qui feraient passer des saunas gays pour des temples bouddhistes, une pureté morale conforme aux obsessions slavophiles du XIXème siècle. L'un des chevaux de bataille de Poutine est la question de l'homosexualité, perçue comme une tentative occidentale vicieuse de subvertir le peuple russe. L'homophobie en Russie est écrasante. Les opinions publiques occidentales, très attachées à ces questions, condamnent fermement cette intolérance à l'orientation sexuelle qui masque presque les massacres réguliers de journalistes ou d'activistes des droits humains dans la steppe. Interdisant sa propagande, Poutine veut continuer à préserver le fantasme d'un peuple innocent et exclu des vices de la sexualité débridée capitaliste des sales satanistes de l'Ouest. Mais Poutine est confronté à la réalité sociologique de sa population. Le taux de divorce des couples russes est dramatiquement haut, bien plus que les couples occidentaux, et l'homosexualité y existe, incontestablement (sinon pourquoi s'échiner à l'extraire de la population ?). La démographie russe est en constant déclin, particulièrement celle des slaves, inférieure même à la démographie française. La jeunesse, diplômée, elle, fuit le pays. L'influence réelle des occidentalistes, c'est-à-dire des Russes attirés par l'Occident, est très marquée et, bien que toujours perdante, a toujours exercé une profonde pression sur le pouvoir central russe ce qui démontre que l'essence du peuple russe n'est pas forcément autoritaire. Vladimir Poutine règne donc sur des ruines morales et culturelles qu'il continue de transfigurer en pureté innocente, comme Nicolas Ier qui pensait, naïvement, comme pour se rassurer, que le sous-développement économique et culturel de sa population était une forme de résistance au capitalisme. Alors que l'anthropologie russe s'est construite sur le mir et une absence de liberté individuelle, ainsi qu'une glorification de l'autorité, il faut bien reconnaitre que le modèle s'épuise, surtout en ville et dans la jeunesse diplômée (et elle l'est plus que les Occidentaux). Dans ce vide culturel où la littérature et le cinéma libres sont rares ou en exil, Poutine doit aussi se confronter à une économie de faible intensité, avec un PIB équivalent à celui de l'Italie, alors que sa population est autrement plus nombreuse. Le Président a beau tenté de faire venir sur son territoire les firmes multinationales par la mise en place d'une fiscalité débridée, ou à continuer d'exploiter ses immenses ressources naturelles, et notamment son pétrole et son gaz, il ne masque pas son absence de réel développement humain, où l'innovation se borne au domaine militaire et aux poisons. A cela s'ajoute la violence terrible de la société russe : son taux d'homicide est de 10 pour 100 000 habitants, soit deux fois plus que les Etats-Unis et huit fois plus que la France. Son anticolonialisme ne masque pas non plus les nombreuses tensions inter-ethniques en Russie et l'esprit revanchard de certains peuples caucasiens ou sibériens, d'ailleurs envoyés en première ligne sur le front ukrainien avec les forçats, pour tenter de préserver le plus possible les Slaves de la mort. Le malaise de la société russe est partout palpable, projetant ses insécurités intérieures sur le front des marches de son ancien Empire.
Pour comprendre le paradoxe russe, c'est-à-dire une conscience supérieure d'elle-même couchée sur un pays en ruines, il faut revenir sur son Histoire, dans laquelle tout est déjà présent en germe. Il faudra exclure dans cet article l'histoire soviétique, qui fera l'objet d'un autre article, et se concentrer sur cette Russie impériale des Tsars et des Empereurs. La Russie actuelle s'inscrit d'ailleurs particulièrement dans leur sillage. Retour détaillé sur les racines de la Russie Blanche.
LA RUSSIE AVANT LA RUSSIE : NAISSANCE DE LA RUS.
Qu'est ce que la Russie ?
"L'Histoire est le récit généralement inexact d'évènements le plus souvent insignifiants, engendrés par l'action de gouvernants qui, dans leur immense majorité, sont de fieffés gredins, et de soldats presque tous imbéciles" : cette citation d'Ambrose Bierce angoisse celui qui voudrait regarder avec pertinence l'Histoire de la Russie pour en dégager des tendances lourdes. Cela est d'autant plus compliqué que, rétrospectivement, il est toujours aisé d'interpréter tel ou tel évènement pour le faire correspondre à un signe avant-coureur de telle ou telle tendance. Il est difficile aussi de se sortir d'une tentation d'essentialiser le peuple russe. Un observateur allemand de la vieille Moscovie disait déjà en 1549 une réalité qu'un Français de 2022 pourrait faire sienne : "On ne saurait dire si la brutalité du peuple exige qu'il ait un tyran pour souverain, ou si la tyrannie du prince a rendu ce peuple brutal et cruel". Le stéréotype très ancré dans nos représentations d'un peuple russe ontologiquement brutal et cruel, capable de commettre les pires atrocités, est non seulement réducteur, faux, faisant fi de tout ce que la Russie a produit de génial et de beau, à commencer par la littérature, mais c'est aussi évacuer les penseurs libres de la Russie, certains occidentalistes ou humanistes, qui ont marqué l'Histoire de ce pays souvent caricaturé et méprisé par un Occident ivre de lui-même et de son prétendu Humanisme, qu'il avait oublié d'amener avec lui quand il s'agissait de coloniser l'Amérique et l'Afrique. Néanmoins, et les évènements récents le rappellent, l'Histoire russe a été très violente. Au départ, la violence n'était ni plus intense ni plus horrible que celles de tous les autres peuples de la planète, y compris d'Europe de l'Ouest. Mais tandis que, par un étonnant paradoxe de l'Histoire, l'Europe s'est petit à petit détachée de la violence, non sans y retomber à intervalles réguliers, et surtout hors de chez elle, par l'essor de la philosophie morale et de l'amélioration socio-économique de sa condition, elle-même provoquée par une géographie et une anthropologie particulières, la Russie semble avoir connu une dynamique absolument inverse, comme si la violence prenait de l'ampleur. On le verra, le sort des paysans et leur mise en esclavage n'est pas totalement étrangère à cette tendance. Peut-être le rude climat russe, son absence de pénétration profonde des idées étrangères, son anthropologie communautaire très marquée, certains évènements historiques traumatisants, comme l'invasion mongole du XIIIe siècle ont joué un rôle dans cet ancrage de la brutalité dans la société russe. Mais cela est toujours délicat que de dire cela sans essentialisation ou systématisation abusive. L'Historien Nikolaï Kostomarov déduit ainsi avec une certaine acuité que les crimes d'Ivan le Terrible ne sont pas plus infâmes que les bûchers de l'Inquisition Espagnole, et, objectivement, les crimes du stalinisme ne sont pas plus inhumains que les exactions colonialistes des puissances européennes. L'Europe a également montré que, fort récemment, avec l'apparition du fascisme et du nazisme dans la plupart des pays européens, à l'exception des puissances colonialistes anglaises et françaises, la barbarie pouvait se glisser avec une certaine aisance dans ces sociétés policées et sociologiquement plus libres. Surtout, l'analyse historique d'un pays comme la Russie réclame de pouvoir la définir. Qu'est ce qu'un pays et qu'est ce qu'une Nation ? A partir de quand pouvons nous être surs et certains qu'une Nation est née ?
Parfois, la définition d'un peuple est fort simple. Certaines nations se définissent par leur appartenance biologique à une ethnie donnée. Si l'on évacue la question affreusement complexe de l'ethnogenèse, qui démontre que toute ethnie est le fruit de métissages passés, il est vrai que cette essentialisation de la Nation est une réponse simple à la question de l'identité. Ainsi, les Allemands ont très vite adopté, à partir des invasions napoléoniennes, une vision génétique et racialiste de leur Nation. Un Allemand est allemand parce qu'il est né de parents allemands. Une terre est allemande parce que foulée par les Allemands. En cela, on comprend très vite les visées impérialistes du Reich sur les terres européennes pourtant anciennement peuplées d'autres composantes ethniques. Il suffit de la présence d'une minorité allemande sur une terre pour la faire allemande. D'autres Nations, plus compliquées, sont le fruit d'une construction, voire d'une invention, beaucoup plus culturelle, même si elle s'appuie toujours un peu sur des considérations ethniques. Typiquement, la nation française est de celle-ci : sans doute son exemple le plus évident. Agrégat de peuplades germaniques, gauloises et romaines, enrichies de migrations normandes, ce peuple, très disparate et sans identité nationale commune, s'est fondée autour d'une monarchie centralisatrice, une religion commune et une conscience progressive d'appartenir au même Peuple, devant obéir aux mêmes institutions, alors mêmes que leurs langues, leurs coutumes, leurs anthropologies étaient très éloignées. Le peuple français est une pure construction culturelle sans cohérence génétique. Sa formation est purement politique et a d'ailleurs souvent frisé la destruction par la guerre civile. Mais, par l'effort de construction étatique des Capétiens, par le creuset culturel catholique et gréco-romain, par le développement de réseaux commerciaux et universitaires, par l'effort d'uniformisation du droit, par l'influence de la Révolution Française qui a rationalisé cette appartenance commune par la généralisation du Français et le concept de citoyenneté, la Nation s'est forgée comme une communauté d'idées. La manière de raconter l'Histoire elle-même puis l'école de la IIIe République ont fini de parachever, dans l'esprit du citoyen, la certitude qu'être français signifiait réellement quelque chose. Les nations britannique, espagnole et beaucoup plus tardivement italienne, ont connu une formation analogue, pas toujours comparables, disposant de leurs propres forces et de leurs propres faiblesses. La nation britannique, agrégat de peuples bretons, normands, angles, saxons, écossais et irlandais, qui s'est construite contre l'institution royale et enfermée dans une certaine insularité, marquée par la mer et les droits civiques, est un autre exemple de nation civique et culturelle. Il n'est en ce sens pas étonnant que l'Angleterre et la France soient devenus des puissances ultra-marines, à la tête d'Empires multi-ethniques et multiconfessionnels. Comme l'essence de leur identité n'est pas ethnique, et ne repose pas sur le sang ou la présence territoriale, ces Nations ont eu tendance à vouloir civiliser d'autres peuples, à leur imposer leurs valeurs et à conquérir sur d'autres continents. Les Etats-Unis d'Amérique, produit pur de cette colonisation là, est un exemple d'une Nation civique : les WASP se sont vu concurrencés par les irlandais, les allemands, les italiens, les polonais, les latinos et les anciens esclaves noirs pour constituer une identité commune, bien que sous permanente tension. Evidemment, la distinction entre nations ethniques et civiques est caricaturale en partie. D'abord, les nations civiques ont construit la croyance d'être un peuple biologique, laissant se développer un racisme pourtant à l'opposé de la cohérence de leur construction. Les Français sont aujourd'hui persuadés que leur identité est ethnique, ainsi même que les Anglais, ou certains Américains blancs, ce qui est d'ailleurs justifié dans la perspective d'un long non métissage ethnique, aujourd'hui mis en cause par l'immigration venue de leurs anciennes colonies. De même, la nation italienne est elle-même parcourue par ces tensions : alors qu'elle est une pure invention civique, peut-être la plus contre-nature en Europe, le fascisme italien puis les débats actuels en Italie ont fait croire aux habitants de la péninsule qu'ils constituaient une ethnie cohérente, alors qu'un siècle plus tôt, personne n'aurait pu trouver un point commun entre un Toscan, un Piémontais et un Sicilien. De la même façon, certaines Nations ethniques se sont "civilisés". L'Allemagne a ainsi construit une Nation sur d'autres fondements et a appris à s'ouvrir au Monde extérieur, particulièrement depuis le nazisme. Il en va plus difficilement des peuples de l'est de l'Europe, comme la Pologne, la Hongrie ou les peuples des Balkans tels que les Serbes, les Albanais, les Bosniaques, les Croates, qui ont conservé un attachement biologique de leur identité sans parvenir à la transition civique, en témoignent les guerres de Yougoslavie et du Kosovo. La Russie, elle, se trouve comme coincée profondément à l'intersection de ces deux notions, comme si en étant partout, elle était un peu nulle part, expliquant sans doute ses tensions douloureuses entre occidentalisme et slavophilie. Un Russe peut être défini des deux manières : un homme appartenant à l'ethnie russe, c'est-à-dire un slave russophone orthodoxe blanc, descendant comme ses cousins ukrainiens et biélorusses du peuple "Vieux Russe", parlant le vieux slavon, descendant à leur tour de la grande famille des slaves. Mais être Russe, c'est également faire partie de la Fédération de Russie, d'une communauté civique composée de Musulmans caucasiens, de Païens sibériens, d'Asiatiques Centraux, et d'un nombre infini de peuples - de nations - diverses. Et quand bien même l'on choisirait l'une ou l'autre des définitions, il y a un décalage immense avec la réalité étatique russe actuelle.
D'un point de vue purement ethnique, les Russes, des slaves russophones orthodoxes blancs, ne sont qu'une partie du peuple russe civique. Surtout, il leur manque une partie de leur berceau. Les "Vieux-Russes" sont aujourd'hui détachés de leurs frères ukrainiens, qui ont une langue différente et une volonté de vivre séparément particulièrement renforcée depuis les années 2000, et sans doute encore plus depuis la guerre. La Rus originelle, dont descendent les Russes actuels, se trouvait à Kiev, bien loin de Moscou. A l'inverse, la Russie, prise dans son sens d'Empire civique, qui a maintenu une partie de ses anciennes conquêtes dans sa Fédération actuelle, est séparée d'un nombre conséquent d'autres. Il faudrait lui restituer le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, l'Ukraine toute entière, la Biélorussie, les Pays Baltes, la Finlande, la Moldavie, une partie conséquente de la Roumanie et de la Pologne pour que l'Empire Russe retrouve ses frontières complètes et historiques. Alors comment aborder le problème ? La question de l'Empire Russe est en réalité tardive. Le premier souverain russe à se décrire comme "Tsar de toutes les Russies" et donc à saisir le caractère impérialiste et multinational de son emprise est Ivan IV le Terrible en 1547. Il faut attendre l'année 1721, à la fin de la Guerre du Nord, pour que Pierre le Grand se nomme Empereur de Russie. Depuis lors, la Russie s'est toujours perçue comme plus qu'une nation ethnique, mais bien comme un ensemble multi-ethnique et multiconfessionnel, bien qu'elle ne lésina pas pour convertir et asservir les peuples non slaves et non orthodoxes dans ses propres frontières, ce qui démontre une intégration relative de cette transition civique. L'URSS aura vu les choses autrement, allant au bout de la logique, en créant des Etats indépendants, pourtant tous soumis à la Russie. La Fédération actuelle suit cette logique, et les Etats croupions créés en 1991 ont toujours été perçus comme la chasse gardée de la Russie, d'où une partie du malaise à l'origine de la guerre entre la Russie et l'Ukraine. Mais, avant 1547, les Russes sont avant tout le fruit de la Rus. Ce terme est lui même extrêmement compliqué à saisir. Certains la définissent comme l'ensemble des peuples slaves orthodoxes. Mais il peut également décrire un simple entité géographique ancienne, peuplés de Polianes et de Severianes, le peuple Vieux Russe ayant donné naissance aux nations russes, ukrainiennes et biélorusses, situé autour des trois villes de Kiev, Tchernigov et de Pereïaslav. Certains historiens vont même jusqu'à expliquer, non sans fondement, que "Rus" vient d'un terme normand et germanique et que la slavité du terme est tardive. Bref, c'est un sac de nœuds très difficile à démêler et toute prise de position a des conséquences très graves aujourd'hui même. Le cœur du débat ukrainien se trouve là : les Russes estiment que les Ukrainiens, à tout le moins russophones, sont des Russes, et que leur terre est russe. Les Ukrainiens, eux, ont une vision de leur Histoire plus nuancée, estiment que leur nation s'est détachée de la Russie dès la chute de la Rus de Kiev en 1132, que leur particularisme s'est très vite affirmé avec la Cosaquerie et qu'ils sont libres de constituer Nation, ayant d'ailleurs été fondé comme une République autonome dès la naissance de l'URSS. Bref, dire quand la Russie est née est déjà lourd de conséquences.
La naissance de la "Rus de Kiev".
Il faut remonter loin en arrière pour observer cette zone géographique entre steppes et forêts, entre l'Europe de l'Est et la Sibérie. Une colonie grecque installée depuis le Ve siècle avant Jésus-Christ, la colonie Olbia, documente l'histoire de la région. Ainsi, la vaste zone steppique, où des agriculteurs indo-iraniens fréquentent des nomades türks, est souvent conquise très temporairement par un peuple. Entre 1000 et 700 avant Jésus-Christ, les Cimmériens dominent la région. En -700, ce sont les Scythes qui s'en partagent la souveraineté. Entre -300 et -200, les Sarmates sont les maîtres de la zone. A l'ouest, l'Empire Romain conquiert l'Europe, à l'exclusion de la zone germanique, et parvient jusqu'en Pologne et en Hongrie, où les missionnaires imposent très tôt le christianisme. En face d'eux, en Germanie, dans la Scandinavie, et dans la Baltique, les Germains païens résistent et s'apprêtent bientôt à envahir les terres et à imposer leurs régimes politiques, leur droit, tout en se christianisant pour une partie conséquente d'entre eux. Dans l'Empire Romain d'Orient, dont la capitale est Constantinople, l'ancrage romain est plus solide. Ces deux géants géopolitiques ne parviennent néanmoins pas à conquérir le territoire de l'actuelle Russie, trop éloigné, trop marginal, trop excentré. Le peuple slave existe. Il vit dans la vallée du Dniepr et de la Volga. Procope de Césarée en fait mention ainsi que le Goth Jordanès. Les Slaves donneront naissance au peuple Vieux Russe (Russes, Ukrainiens, Biélorusses) mais également à tous les peuples slaves d'Europe de l'Est, notamment les Polonais, les Serbes, les Bulgares, etc. Dès le IVe Siècle, les Goths s'installeront le long du Dniepr et du Don jusqu'à la Mer Noire. Mais ils seront chassés vers l'Europe par les Huns puis par les Avars, nommés les Orbes, peuple mystérieux et violent, sans doute türk. Le peuple Hun comme le peuple Avar disparaitront, engloutis par la conquête de l'Europe où, après la chute de Rome, les Germains s'installeront confortablement. Les Slaves, eux, ont été chassés par les Avars et ont fui dans des directions opposées, au nord, à l'ouest et à l'est de leur foyer originel. Les Slaves se décomposent en une multitude de peuples différents le long des fleuves. A Kiev, par exemple, la tribu des Polianes, des Slaves, peuple la région. Dans les Carpates, au VIe Siècle, le Prince des Doulèbes unifie le peuple slave dans certaines expéditions militaires. La slavité commence à exister politiquement, mais très timidement. Il reste un peuple dominé et les groupes paient un tribut à plus fort qu'eux. Les slaves du Nord, ceux de la Baltique, paient notamment ce fameux tribut à des peuplades germaniques. Une tribu nordique en particulier, les Varègues, des Scandinaves, s'allient avec les Slaves depuis la ville de Novgorod, ville stratégique entre la Baltique et les fleuves de la région. Ce seraient eux les véritables premiers unificateurs d'un ersatz de "Rus", le terme provenant de leur langue. Une véritable polémique historique s'est d'ailleurs fait jour quand, le 6 septembre 1749, Gerhard Friedrich Miller, un historien de l'époque, a affirmé que les peuples slaves avaient fait appel aux Varègues pour se libérer. Il affirme que "Rus" signifie Varègue. L'idée que le peuple russe ait comme origine un peuple germanique nordique, donc allemand, est insupportable pour les historiographes russes de l'époque et à l'Impératrice Elisabeth. Pourtant, il semblerait que les Varègues aient eu un véritable rôle dans l'édification de ce peuple slave avec lequel il s'est métissé. Ce peuple "rus", slavo-nordique, devient une puissance géopolitique et assiège Constantinople le 18 juin 860 : l'objectif est alors de négocier un tribut. En 862, longeant le Dniepr, Kiev est officiellement fondée et devient le centre politique de la "Rus", qu'on appellera désormais la "Rus" de Kiev. Un autre peuple slave, les Polianes, paient un tribut à l'autre puissance géopolitique de la région : les Khazars. Cet Etat, présent sur la Mer Noire, est la clef géopolitique de l'époque, un véritable Etat tampon entre le puissant Empire Byzantin, les Arabes qui enchainent les conquêtes spectaculaires à l'époque et les slavo-nordiques. La Khazarie est un puissant Etat commercial faisant office d'intermédiaire entre tous les peuples de la Région : sans elle, ce serait un défilé de guerres intestines. Fait intéressant : pour contrebalancer l'Empire Byzantin chrétien, le califat musulman et le paganisme nordique, Buzar, chef de la Khazarie, décide de se convertir au judaïsme afin de conserver une forme de neutralité. La Russie antisémite du Tsar et de Staline méprisera longtemps cette Khazarie juive commerçante et concurrente à la Rus de Kiev. En 965, le Prince Sviatoslav de Kiev détruit la Khazarie, poussant à la fuite les possibles ancêtres d'une partie des Ashkénazes vers l'Europe de l'Est. Malgré sa tolérance religieuse, la Khazarie n'a pas survécu à sa volonté de soumettre les peuplades slaves à un tribut et à vendre certains de ses membres comme esclaves. La Rus de Kiev, qui commence d'ailleurs à conquérir et à assimiler les tribus finnoises du Dniepr, devient la puissance montante de la région et se fait la maîtresse de la route commerciale entre le Dniepr et la Grèce. Tandis que les Bulgares s'installent à l'Ouest et menacent l'Empire Byzantin à sa frontière nord, les Magyars, fuyant les Petchenègues, des nomades menaçants de la Volga, longent le Danube et conquièrent la Hongrie puis harcèlent l'Europe Occidentale. Dans ce grand bordel de peuples différents, la Rus de Kiev est un peuple slave parmi tant d'autres, centré autour de Kiev, et dont le principal atout est le contrôle du commerce depuis Novgorod et l'ancienne Khazarie. Pour les Byzantins, on ne fait pas la différence entre les sauvages Bulgares, Magyars et "Rus". Ces tribus sont violentes, imposent des tribus, pillent et réduisent en esclavage les Chrétiens. Ils sont une menace pour l'Empire Byzantin qui se fait la championne de Jésus-Christ face aux Abbassides musulmans et aux païens germaniques. Si le progrès des missionnaires en Europe du Nord, et surtout la conversion progressive de tous les peuples germaniques installés en Europe de l'Ouest donnent du répit aux Byzantins, leur survie est engagée en permanence sur toutes ses rives. Et les Rus ne vont pas hésiter à en profiter.
Allons un peu plus dans le détail : les Rus ont, à l'instar d'un Mérovée pour Clovis, un ancêtre mythique nommé Rurik. Il faut être un peu honnête et se rendre compte de la sonorité de ce nom. Rurik est un nom germanique. Cela n'est pas étonnant. Chaque peuple germanique, qui a installé un nouveau régime politique dans les anciennes terres romaines, a conclu une sorte d'alliance avec les populations locales. Par exemple, Clovis est à la tête de la tribu des Francs. Il impose une royauté germanique, chrétienne et organise la vie de la Cité en collaboration avec les Gallo-Romains avec qui les Francs finiront par se métisser. Les Wisigoths et les Suèves feront la même chose en Espagne, les Ostrogoths en Italie, les Vandales en Afrique du Nord, les Burgondes en Bourgogne, les Alamans en Suisse, etc. Les Varègues ne sont ni plus ni moins que l'équivalent pour les Rus des Francs pour les Français. De la même manière, on sait aujourd'hui que les Germains n'ont représenté dans les différentes zones géographiques conquises que 5 % de la population globale. Leur impact génétique est nul. Simplement, ils se sont installés en remplacement de la bureaucratie romaine restée vacante, et comme ils possédaient les armes et de savantes compétences militaires, ils ont obtenu la charge des Gouvernements. S'ils ont imposé un système juridique et politique germanique (et encore, pas dans l'ensemble des territoires), ils se sont adaptés aux us et aux coutumes des peuples conquis, ont adopté les religions chrétiennes (parfois avec un peu de difficultés) et se sont identifiés très sérieusement aux institutions romaines. En deux à trois siècles, les Germains se sont fondus complètement dans la population locale. Il a existé un véritable syncrétisme total entre les différentes populations. Seuls les Lombards ne parviendront pas à disparaître en Italie par refus du métissage. Pourquoi ce qui est une évidence en Europe est si difficile à admettre pour les historiens russes au XVIIIe Siècle ? La réalité est que la question allemande est pour le moins chatouilleuse en Russie à cette époque. Les Empereurs Romanov sont tous d'ascendance allemande et ont bien souvent contracté des mariages avec des Princesses allemandes. La Cour est peuplée d'Allemands et les postes militaires, gouvernementaux et diplomatiques les plus en vue sont tous occupés par des Allemands. Dans le peuple russe, la haine antiallemande est à son comble. Admettre que le peuple russe descend de Germains est donc moyennement perçu, y compris pour les classes dirigeantes qui n'ont pas envie de remuer le couteau dans la plaie. Les Romanov chuteront en partie, en pleine Première Guerre Mondiale, en raison de cette ascendance allemande qui passe mal en temps de guerre, précisément contre les Allemands. Mais alors, suite à ce Rurik, son fils, le très célèbre Oleg, à la tête de guerriers varègues, slaves et finnois, descend le Dniepr en barque de Smolensk vers Kiev où règnent deux autres Slaves, des frères. Oleg les tue et fait de son frère, Igor, le Prince de Kiev. Il profite de l'occasion pour lancer un raid meurtrier sur Constantinople en 911 et obtient non seulement un tribut mais également un droit de commerce libre dans la capitale. Oleg doit lutter à l'époque contre les Türks Petchenègues, les Byzantins et les Khazars, mais surtout il lutte contre l'autre tribu slave concurrente : les Drevlianes. A la mort d'Igor, son épouse, Olga, prend le pouvoir. Il s'agit de la première reine slave à exercer le pouvoir dans un monde où cela est tout de même très rare. Seules les Reines Brunehaut et Frédégonde en Gaule, ou l'Impératrice Irène à Byzance avaient obtenu un pouvoir absolu dans ce Monde. Olga est une Princesse vengeresse qui détruit la ville d'Iskorosten, la capitale des Drevlianes. Mais elle initie aussi une autre politique, plus haute, en se convertissant au christianisme et en tentant de prendre contact avec Constantin VII, l'Empereur Romain Byzantin, et l'Empereur Romain Germanique Othon Ier. Pour la première fois, la Rus de Kiev semble entrer timidement dans le concert des Nations en s'associant à son bain culturel chrétien et en tentant d'établir des liens diplomatiques avec les Grands du Monde de l'époque.
Le fils d'Olga, Sviatoslav, arrive au pouvoir et impose une politique autrement plus brutale. Sviatoslav est païen et n'éprouve aucune attirance pour le christianisme, preuve que la Rus n'est pas encore vraiment liée à l'autel. Il va même jusqu'à faire chasser assez violemment les missionnaires allemands venus à lui, ce qui réduit à néant les vains efforts d'Olga pour se donner une fréquentabilité. D'ailleurs, il ne faudrait pas croire que l'époque est tellement fervente. Sauf dans le califat abbasside, ou dans l'Empire Byzantin marqué par ses querelles ridicules sur la nature de l'âme du Christ ou celle de son image, le reste du monde se convertit mais sans pureté fanatique. Quelques peuples sont par ailleurs hérétiques et préfèrent l'arianisme au christianisme, secte qui ne reconnait pas à Jésus son caractère divin. La plupart des peuples bricole une foi et la mêle à des pratiques païennes. Il est encore loin le temps où la Papauté, appuyée sur son Empereur et ses Rois, puis ses ordres, pourra vraiment remettre de l'ordre dans ce fatras théologique. Seuls les Monastères, très nombreux dans l'Empire Byzantin, et moins fréquents en Occident, sont les relais de la foi et opèrent aux missions d'évangélisation du Monde. Ce n'est que bien plus tard que la Foi prendra sa tournure très forte dans les pays nouvellement christianisés. On le sait, le Prince Sviatoslav va détruire la Khazarie en 965 : la chute du pays provoque une crise géopolitique et rebat les cartes dans la région, permettant à la Rus de Kiev de s'approprier les voies commerciales les plus capitales de la Région. Tout est là : la Rus de Kiev n'a pas de réelle armée convaincante, de théologie parlante ou même de ressources naturelles. Ce peuple de pillards, qui ne vit que par le versement de tributs, doit sa chance historique en la destruction d'un autre Etat. On ne se rend pas compte de la force de l'évènement dans la mémoire russe et plus particulièrement soviétique. Cet Etat juif va permettre de justifier le traitement d'exception réservé aux Juifs dans l'Empire Russe : celui-ci est considéré comme un étranger et comme un traître servant en secret les intérêts de son peuple de commerçants. Malgré cette victoire contre les Khazars et même les violents Bulgares, le Prince Sviatoslav meurt, piégé par Jean Tzimiskès Ier, Empereur Byzantin, et tué par les Petchenègues dont le Chef Kouria fera du crâne de Sviatoslav un bol d'argent. Un partage successoral intervient entre les trois fils de Sviatoslav, ce qui démontre là encore l'influence germanique : comme dans les pays occidentaux à la même époque, on divise les possessions territoriales entre les fils. Cela affaiblit l'Etat, même si objectivement l'existence d'un Etat est encore sujette à caution, et crée des tensions guerrières entre les héritiers. Ainsi, Iaropolk, après avoir assassiné son frère Oleg, occupe Kiev et reçoit des légats du Pape et des Allemands. Mais Vladimir, ayant hérité de la ville originelle des Varègues, la puissante Novgorod, décide de chasser son frère du pouvoir. Vladimir prend rapidement Polotsk puis Kiev. Arrivé au pouvoir, Vladimir le Grand, dit le Soleil Rouge, impose une nouvelle marque sur la Rus de Kiev, devenant son véritable fondateur. La Rus de Kiev semble être née et bien née. Des temps prospères sont en approche.
La construction en dents de scie de la Rus de Kiev.
Quand Vladimir le Grand, dit le Soleil Rouge, arrive au pouvoir, quelque chose de la Russie éternelle semble tout à coup se lever ou s'ébaucher. Il convient de s'arrêter un peu sur ce surnom de Soleil Rouge. La référence à l'astre solaire au crépuscule est une métaphore constante de l'Histoire Russe, à un point tel que cela en devient troublant. La référence à l'astre solaire au crépuscule est une métaphore constante de l'Histoire Russe, à un point tel que cela en devient troublant. Le terme de "Couchant" revient toujours, y compris dans le célèbre Requiem d'Anna Akhmatova, une des œuvres les plus magnifiques du patrimoine littéraire russe du XXe Siècle. L'idée du Soleil qui se couche en dit long sur la position paradoxale de la Russie sur la carte : bien sûr, on peut y voir une référence à l'immense terre sibérienne sur lequel le soleil semble jamais ne vouloir réellement se coucher par la large superficie qu'il traverse. Mais de ce fait, il dit quelque chose de cette Russie qui se voit aux confins du monde et non réellement en son centre. Il y a une drôle d'idée russe, qui semble toujours pointer le bout de son nez : celle d'avoir honte d'être excentrée sur la carte et cette volonté de toujours vouloir se replacer au centre. Et partant de là, bien que complexée et se sentant méprisée par l'Occident, elle désire se remettre au milieu du Monde, ce qu'elle estime être sa juste place, et en même temps, la Russie se torture par une sensation d'encerclement permanent. Cela peut donner l'impression à l'observateur extérieur que ce mouvement historique de balancier est déjà présent dans l'imaginaire voire la mystique russe depuis l'origine et quelque part est déjà bien ancré dans sa géographie. En voulant être partout, le peuple russe semble être nulle part. Alors qu'il est à la tête du plus grand territoire du Monde, la Russie paraît être une Nation sans géographie, se cherchant en permanence dans sa localisation : à l'est, à l'ouest, au sud. De Kiev, à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg, la Russie change sans cesse de capitale et donc de centre. La Russie est un pays sans localisation qui ne se trouve pas elle-même. Un vide en mouvement. Vladimir le Grand va commencer à ancrer la Rus de Kiev dans une géopolitique. Il entame ainsi une guerre contre le peuple des Liakhs et son Roi Mieszko Ier. Ce peuple latin, ancêtre des Polonais, proche de la Germanie et de l'Empereur Romain Germanique, semble devenir un rival des Slaves du Soleil Rouge. La légendaire rivalité, qui mènera à des crimes inouïs, entre Polonais et Russes, commence à naître avec cette guerre là qui n'a pas encore de visée à proprement parler idéologique et génocidaire comme elle en prendra les atours dès le XIXe siècle. A côté de cette guerre, Vladimir le Grand s'allie à l'Empereur Byzantin Basile II contre les Bulgares, puissance extrêmement menaçante pour les Romains et qui se terminera par une victoire cruelle des Byzantins, jusqu'à ce que Basile II prendra le surnom de "Tueur de Bulgares". Vladimir le Grand, dans ce contexte, fixe son territoire et érige des cités fortifiées. Il envoie ses fils régner dans les territoires en s'assurant qu'ils ne s'attachent par à leur terre. Il les force ainsi à tourner sur les différentes terres régulièrement, maintenant ainsi la forte cohésion de son "pays" et surtout le caractère absolu de son pouvoir. Mais Vladimir le Grand va surtout opérer à une manœuvre politique, pas nouvelle puisque Clovis l'avait fait bien avant lui en Gaule, en se convertissant au christianisme en 988. Cela n'est pas une question de foi : les hommes de l'époque se moquent de la théologie. Se convertir au christianisme permet de nouer une relation diplomatique intense avec Constantinople et va rendre possible l'alliance matrimoniale entre Phokas, Empereur Byzantin, et la sœur de Vladimir, Anne. Fait insolite : Vladimir le Grand a songé à se convertir à l'islam. L'historiographie raconte que c'est l'interdiction de l'alcool qui détourne le Soleil Rouge de cette conversion et que la boisson est un plaisir trop ancré dans les mœurs de Kiev pour être sacrifiée à Allah. En réalité, les Bulgares avaient déjà opéré à ce choix et l'alliance avec la Rome Byzantine était trop importante, pour contrebalancer l'alliance entre les Liakhs et l'Empereur Romain Germanique. Il n'empêche que Vladimir le Grand ne reste pas longtemps dans cette confrontation binaire. Il marie bientôt son fils Sviatopolk à la sœur de Boleslas le Brave, Roi des Liakhs. Le Soleil Rouge noue également des liens avec les Hongrois, les Tchèques et les Bohémiens. Une véritable politique étrangère commence à se faire jour. Sur le plan interne, la politique de la Rus de Kiev est très cohérente : tous les hommes sont égaux, tous les fils du Prince le sont également, à condition qu'ils obéissent à son autorité. Il y a déjà une assimilation entre le Prince et le Père à qui l'on doit l'obéissance absolue en échange d'une égalité de traitement profonde dans la fratrie. Il n'y a pas non plus une féodalisation comparable à ce qui se produit en Europe Occidentale, d'abord parce qu'aucun homme n'est attaché à la terre et que les gestions administratives se font sur le modèle de la rotation, mais aussi parce que le peuple rus est hostile à toute bureaucratie à la byzantine. Il ne faudrait pas croire que l'égalitarisme est total. Il existe déjà des "grands", formant la Douma, l'Assemblée conseil du Prince, appelés les Boïars. Chaque ville possède sa petite armée privée commandée par un chiliarque. Certains paysans sont endettés et vivent dans une forme souple de servage. Des esclaves sont également présents sur le territoire. Mais pourtant, et cela est étonnant, le peuple est représenté par des assemblées populaires, des viétchés. En cela, la Rus de Kiev, malgré tout, reste très égalitaire par rapport aux autres sociétés de l'époque.
Un évènement majeur et extrêmement important intervient à la mort de Vladimir le Grand. En vertu du principe de l'égalité des héritiers, la Rus de Kiev est divisée entre les nombreux fils du Soleil Rouge sans qu'aucun ne puisse réellement prétendre à être le Prince Suprême. Ce drame n'est là encore pas très nouveau puisque l'Empire Romain d'Occident a connu également la même destinée à la mort de Louis Le Pieux et qui a conduit au Traité de Verdun de 843, faisant naître la Lotharingie, la Francie Occidentale (la France) et la Francie Orientale (l'Allemagne). La chose a déjà été dite : son fils, Sviatopolk, époux de la sœur de Boleslas le Brave, le Liakh, est très proche de la Pologne et donc de l'Occident Chrétien. Très longtemps éloigné de la Rus, il sait pertinemment que, pour gouverner, il faut prendre Kiev, la capitale de l'Etat. Celui qui restera dans l'Histoire Russe comme un traître et comme le premier occidentaliste, et qui est surnommé actuellement "Sviatopolk le Maudit", assassine ses frères Boris, Gleb et Sviatoslav. Il s'empare très rapidement de Kiev et y fait régner la terreur en organisant des pogroms et en brûlant les Eglises. Mais Sviatopolk n'a pas éliminé son autre frère, Iaroslav, qui règne sur la ville au nord de la Russie de Novgorod, le port marchant richissime proche de la Baltique, un païen forcené et très marqué par la tradition normande. Une véritable guerre fratricide va donc éclater entre l'occidentaliste kiévien et chrétien Sviatopolk et le slave barbare et païen Iaroslav. Cela va virer à la franche boucherie et va marquer en profondeur la Rus de Kiev puis l'historiographie russe qui y voit le premier affrontement idéologique entre les Occidentalistes et les Slavophiles. Iaroslav va s'allier avec les Finnois et les Petchenègues puis va réussir à libérer Kiev sous les hourras du peuple. Sviatopolk sera forcé de s'exiler en Pologne et Iaroslav, certes païen, va occuper avec une certaine harmonie le trône de Kiev. Il continue la politique de son père en nouant des liens avec la Scandinavie, la Pologne et même la lointaine France. Il cherche en particulier à influencer le clergé byzantin et laisse fleurir dans la Rus de Kiev une nouvelle forme de philosophie politique qui s'incarne dans le serment d'Hilarion. Ce serment est une marque de christianisation profonde de la Rus qui, certes convertie, est restée profondément païenne. Très antisémite, appelant à la canonisation des ancêtres du pays, il introduit une distinction majeure entre la loi politique, qui a l'apparence de la vérité, et la grâce, qui est la vérité. Toute Loi politique doit être marquée par la Grâce. En d'autres termes, la loi doit être chrétienne et ne peut seulement se borner à être l'émanation de la volonté du Prince, ce qui peut être interprété comme une forme de droit naturel. Cette théorie impose une civilisation, une moralité et surtout est une forme de contrôle très faible, mais tout de même notable, du pouvoir du Prince. Cela n'est donc pas un hasard si dans le même temps des recueils juridiques apparaissent sous la forme de la Rousskaïa Pravda. Néanmoins, après la mort de Iaroslav, la Rus de Kiev entre dans une période de légère décadence. Il faut bien comprendre qu'en raison du système de succession des héritiers, la Rus de Kiev est devenue une véritable fédération de principautés sans suprématie de droit reliées généalogiquement. Si Kiev reste la ville la plus puissante et le centre du pouvoir, faisant de celui qui y règne une forme de chef, et que Tchernigov et Pereïaslav sont également importantes, la Rus ne se borne pas à ces cités. Le nord et l'est du pays sont notamment soumis au harcèlement d'un peuple nomade, les Polovtsiens/Kiptchaks/Komanoï, particulièrement sanguinaires, empêchant l'exploitation économique de la terre et réduisant en esclavage les slaves colons. De la même manière, le droit public rus fait preuve de dysfonctionnements. L'absence de règles de suprématie, les guerres entre oncles et neveux, entre princes légitimes et illégitimes, créent une atmosphère de guerre permanente. Dans ce contexte, chaque Prince va chercher à l'extérieur de la Rus des alliés, des Allemands, des Polonais, voire même des Polovtsiens, pour arbitrer leurs nombreuses querelles. Dans ce contexte de guerres des Princes, les viétchés, les Assemblées populaires, se renforcent et administrent le sort du peuple ce qui sauve la Rus de Kiev de la déliquescence interne. Ainsi, malgré une faillite politique, la Rus de Kiev persiste et devient un Etat cohérent, avec une identité chrétienne et populaire marquée.
Apogée et destruction de la Rus de Kiev.
En 1054, un évènement vient marquer durablement l'Histoire de l'Europe. La Chrétienté connaît son premier schisme et voit la naissance de deux Eglises chrétiennes concurrentes et ennemies : à l'est, l'Eglise Chrétienne Orthodoxe garante de la bonne manière de prier, et à l'ouest, l'Eglise Chrétienne Catholique, celle du cœur et du Pape. La querelle se cristallise autour d'une chicanerie dont l'Empire Byzantin a l'habitude, ayant le très fort attrait des querelles sur la nature du Christ (le monophysisme) ou sur la validité du culte des images. Tout provient du "Credo" chrétien et notamment d'une de ses expressions, le "filioque", dans l'énoncé de la Trinité : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ainsi, les Latins estimaient que le Saint-Esprit découle du père et du fils, Jésus étant l'hypostase de Dieu. Les Grecs, eux, estiment à l'inverse, fort logiquement, que le Saint-Esprit ne découle que du Père et certainement pas du Fils, découlant lui-même du Père. Sur cette ridicule querelle de théologie, les deux Eglises se séparent. Cela fait en réalité très longtemps que les deux zones ont une manière de pratiquer leur foi très différente, et ce depuis que Constantin a divisé l'Empire Romain en deux. Les liturgies sont différentes car elles s'expriment en des langues différentes. L'Empire Byzantin pratique sa foi, selon des formules très précises et inchangées, en grec mais aussi en araméen, en grec et en syriaque : les langues d'origine de Jésus et de la Bible. A l'inverse, la liturgie occidentale a été transformée et traduite en latin, perdant aux yeux des Byzantins son caractère sacré. La question de la hiérarchie est aussi importante. A l'origine, pour l'Empire Romain Byzantin, cinq Patriarches se partagent un pouvoir équivalent sur l'Eglise Chrétienne : celui de Jérusalem, celui d'Antioche, celui d'Alexandrie, celui de Constantinople et celui de Rome. Chacun gère ses propres ecclésiastiques sans que l'un ne puisse prendre la suprématie sur l'autre, bien que le Patriarche de Constantinople, par sa proximité avec l'Empereur, ait une certaine influence supérieure. Pour les Latins, en revanche, et selon une manipulation politique orchestrée par le Pape et les Rois Francs qu'on a appelé le "Don de Constantin", faux testament de l'Empereur transférant son pouvoir à l'Evêque de Rome, on invente l'idée que le Pape est supérieur aux autres Patriarches, le véritable représentant de Dieu sur Terre. Alors que les Byzantins ont une vision égalitaire du clergé, il n'en va pas de même des Latins. Les Grecs et les Latins se battent également pour la garde des Lieux Saints, notamment la Basilique de la Nativité à Bethléem ou le Saint-Sépulcre de Jérusalem. Puis, évidemment, il y la question politique. Les Byzantins sont ceux qui, par l'intermédiaire de leur Empereur, leur "basileus", ont la vision originelle du christianisme : un Chef d'Etat disposant de l'auctoritas, représentant laïc de la loi divine et de l'Ordre universel. En revanche, les Latins, et notamment les Rois Francs, ont subverti l'impérialisme byzantin en se faisant sacrer et en concluant un deal avec le Pape : à lui le pouvoir spirituel si le Roi Franc devient l'Empereur. Profitant en 800 que l'Impératrice Irène monte sur le trône, femme cruelle appuyée par les moines iconophiles ayant crevé les yeux de son propre fils, le Pape sacre Charlemagne Empereur Romain d'Occident. Depuis lors, il existe deux Empereurs pour une seule Chrétienté, deux liturgies pour une seule Chrétienté, deux visions théologiques pour une seule Chrétienté. Le Schisme n'est qu'une conséquence logique d'une fracture ancienne et naturelle. En 1054, l'Empereur du Saint Empire Romain Germanique et l'Eglise Catholique font face à l'Empereur Byzantin et à l'Eglise orthodoxe. Fort naturellement, l'ensemble des peuples de l'ouest de l'Europe rejoignent le catholicisme jusqu'aux frontières de l'ancien Empire Romain d'Occident et ainsi, les Polonais, les fameux Liakhs, se font les hérauts de la parole latine. A l'inverse, la Rus de Kiev reste foncièrement orthodoxe et se rattache formellement, bien qu'avec un peu de peine, à l'autorité du Patriarche de Constantinople. Le Polonais devient la figure satanique du Latin hérétique et la diabolisation de ce peuple, réciproque par ailleurs, laisse ouverte la possibilité des pires exactions. Contre ce catholicisme insupportable, la société rus se radicalise et se christianise en profondeur. A cette époque, l'alphabet slavon mis au point deux siècles auparavant par Cyrille et Méthode ayant traduit la Bible dans la langue natale des Slaves se répand dans la zone : c'est l'alphabet cyrillique. Celui-ci fait concurrence à l'alphabet grec et à la sacro-sainte Bible Byzantine. Une forte identité nationale se dessine. Les occidentalistes, les descendants de Sviatopolk, sont pourchassés ainsi que les Juifs qui fuient en Europe Occidentale sur les rives du Danube et du Rhin. L'étranger est de toute façon considéré comme un ennemi : les alliances matrimoniales avec les Occidentaux se passent mal, on fait la guerre aux Allemands, aux Hongrois, aux Polonais et aux Polovtsiens païens. Tous ceux qui se trouvent aux frontières de la Rus sont considérés comme des impurs. Une véritable théocratie nationaliste prend forme et agace même l'Empereur Byzantin qui s'inquiète de cette Kiev sure d'elle même et dominatrice.
La Rus kiévienne atteint son apogée sous les règnes de Vladimir Vsevolodovitch Monomaque et de son fils Mstislav le Grand entre 1113 et 1132. Mais pendant que Kiev rayonne au sud sur le monde, à l'autre bout de la Rus, dans les forêts glaciales du Nord, encore païenne en partie et très influencée par les Normands, une autre ville commence à se développer. Il s'agit de Roskov-et-Souzdal dont Andreï Bogolioubski est le Prince le plus connu. La rivalité terrible entre les Kiéviens et Souzdaliens va détruire la Rus de Kiev qui prend fin en 1132. De quinze, la Rus éclate en 250 Principautés toutes ennemies. Comment expliquer ce phénomène étonnant ? En réalité, des migrations massives sont parties de Kiev à cette période vers les villes de Roskov, de Souzdal ou de Dmitrov. Des chercheurs d'aventure, pour échapper au pouvoir des viétchés et des Boïars, partent chercher des terres dans le Nord et se mettre sous la protection de chefs de guerre qui se rallient aux Princes de Souzdal contre ceux de Kiev. Toute cette zone est proche de ce qui n'est pas encore Moscou. Il semble qu'un véritable esprit de liberté ait frappé à l'époque les paysans qui s'en vont défricher les sols glaciaux pour se mettre sous la protection, non plus d'assemblées populaires bureaucratiques, mais de princes héréditaires qui conservent leur liberté. Les guerres sanglantes entre Princes du Nord et du Sud qui évoquent à certains esprits contemporains les rivalités ukrainiennes et russes, de manière un peu fautive cependant, créent une véritable fracture dans la Rus. Andreï Iourevitch Bogolioubski est l'exemple typique de ce dirigeant nordique qui méprise sa famille, les Boïars et les viétchés, ainsi que les nobles de Kiev. Celui-ci règne avec les classes populaires contre la steppe arrogante. A sa mort, son fils, Vsevolod la Grande Nichée, surnommé ainsi pour son abondante progéniture, règne jusqu'en 1212. Plus modéré, il réunit sous son autorité six millions de personnes, développe l'agriculture et l'apiculture dans les forêts. Surtout, il institutionnalise le pouvoir des oudiels princiers sur les paysans. Les Assemblées n'ont plus aucune place dans la gestion de la Cité et seuls comptent les chefs de guerre choisis par le Prince. Ainsi, la Rus de Kiev se décompose donc en plusieurs Etats, dont quatre dominent les autres. Celui du nord, Vladimir-et-Souzdal, où règnent Andreï Bogolioubski et Vsevolod la Grande Nichée, le plus puissant et le plus nouveau. Au sud, les deux Principautés de Galicie et de Volhynie, qui recouvrent le territoire de sud-ouest, doivent gérer avoir perdu la guerre contre Vladimir-et-Souzdal. Ces deux principautés se tournent naturellement vers l'Occident, la Pologne et la Hongrie notamment, pour conclure de nouveaux liens, agrandissant encore plus la fracture entre Rus du Sud et Rus du Nord. Le prince Iaroslav Vladimirovitch Osmomysl et son fils Roman créent un Etat commun, dit de Galicie-Volhynie, et remportent des victoires militaires contre les Polonais, les Lituaniens, les Hongrois et les Polovtsiens. L'Etat continue à soutenir Byzance mais subit inévitablement l'influence de plus en plus forte de la présence catholique qui tente d'influencer son pouvoir. L'Etat finira indéniablement mal, détruit par les Souzdaliens de Vsevolod, les Polonais, la faiblesse de Constantinople après la IVe Croisade et la déportation de ses habitants. De manière bien plus originale et extraordinaire, au nord du pays, un quatrième Etat tire son épingle du jeu : il s'agit de la République de Novgorod. Cette ville portuaire et marchande, berceau des Varègues, très libre et dans lequel les idées occidentales circulent sans toutefois véritablement s'installer, profitant d'un grand essor économique car relié à la Hanse Germanique, ressemble à s'y méprendre à une République italienne du XVIe siècle telle que Florence. Novgorod a développé une véritable culture démocratique jamais vue dans le Monde à cette époque. Le viétché, assemblée populaire, morte partout ailleurs dans la Rus, n'a fait que gagner en importance à Novgorod. Toute décision prise dans la ville doit être votée. Tous les pères de famille ont le droit de vote. Chaque quartier de la ville est dirigée par un staroste et un petit viétché local. Le grand viétché choisit le Prince, élit le Possadnick, véritable Premier Ministre de la Ville, rend la justice, légifère, déclare la guerre et conclut la paix, fixe l'imposition et choisit sa monnaie. La ville est tolérante, notamment vis-à-vis des Finnois. Il faut être étonné face à Novgorod : celle-ci est indéniablement une démocratie en avance, certes aristocratique, mais tout de même très libérale pour l'époque. Mais Novgorod est détestée par la Principauté de Vladimir-et-Souzdal qui a choisi un modèle tout à fait inverse : celui de l'autocratie la plus totale. La Rus de Kiev a donc accouché de deux visions de la politique très différente : la démocratie et l'autocratie. Novgorod va résister militairement à la Principauté qui l'enserre par le Blocus du Blé. Si Vsevolod la Grande Nichée a réussi à exterminer la Galicie-Volhynie et à déporter ses habitants, il ne parviendra pas à détruire la République. Mais Novgorod doit aussi prendre garde d'un ennemi provenant de l'ouest : les Chevaliers Allemands, poussés par le Drang nach Osten, colonisent les Etats Baltes et fondent la ville de Riga, future capitale lituanienne. Les Allemands prennent pied dans la Baltique. Ainsi, en 1207, les Chevaliers Porte-Glaive conquièrent la Livonie. Au sud-est, en revanche, l'ordre effrayant des Chevaliers Teutons, revenus de Jérusalem après sa prise par les Turcs en 1167, sont appelés à la rescousse par les Polonais et leur Roi, Conrad de Mazovie. Avides de victoires militaires et d'exploits chrétiens, ces guerriers redoutables soutenus par le Pape Grégoire IV créent les territoires de la Poméranie, de la Prusse, de la Courlande, de la Livonie et de l'Estonie. Face à ce rouleau compresseur, les soldats de la République de Novgorod sont en première ligne. Mais un autre ennemi fait vite son apparition à l'est : il est autrement plus terrifiant et bien plus destructeur.
1223 : Le traumatisme indépassable des invasions mongoles.
La Horde.
En 1223, des peuples inconnus et jamais vus par les populations de la Rus font leur apparition comme éclaireurs. Ces asiatiques cavaliers, que personne ne semble pouvoir arrêter, très vite surnommé "Le Fléau de Dieu" par les esprits effrayés suite à leur rencontre, n'ont jamais été documentés par personne. Adeptes de la boucherie sans commune mesure avec les violences européennes de l'époque, destructeurs de villes et de peuples entiers, éradiquant les Polovtsiens et quelques Russes sans perdre même une centaine d'hommes, les mystérieux cavaliers propagent une peur innommable dans tous les Etats de la Rus. Ces cavaliers sont les éclaireurs de l'armée des Mongols de Gengis Khan. Aujourd'hui, les esprits contemporains voient en ces Mongols des hordes de milliers d'hommes fondant, dans une rigueur collectiviste asiatique furieuse, sur les peuples comme un tank sur des enfants sans défense. Surtout, la méthode terroriste mongol, qui consiste à répandre le chaos et la peur panique, est particulièrement restée dans les esprits. Les Mongols se sont ainsi faits une spécialité de raser toutes les villes qu'ils croisent, d'en massacrer la totalité de la population, femmes et enfants compris, non sans en violer un certain nombre avant de les vider de leurs entrailles. Ces exactions sont réelles et elles ne semblent pas être exagérées. Mais cela n'est pas totalement gratuit. En fait, les Mongols sont des êtres tout aussi rationnels que les autres combattants du Monde de l'époque. S'ils sont indéniablement plus violents et largement moins moraux dans leur manière de traiter les civils, encore que l'Europe de l'époque ne soit pas d'une tendresse absolue avec ses innocents, de nombreux points sont un peu laissés de côté. D'abord, les Mongols ne sont pas aussi nombreux qu'on le dit. S'ils circulent sur de très longues distances avec leurs nombreux chevaux, ils ne peuvent rester très longtemps à un endroit, justement parce qu'ils sont peu, ce qui les oblige à détruire les villes pouvant devenir des éventuels foyers de résistance. Dans cette logique cruelle, les populations épargnées peuvent devenir des futurs acteurs d'une défaite : les laisser en vie est une erreur stratégique. Les Mongols utilisent en outre en partie d'autres peuples soumis à leurs autorités, notamment les fameux Tatars qui seront les véritables bourreaux des Russes, pour renforcer leurs armées. A cela, il faut ajouter que les Mongols ne fondent pas à proprement parler sur leurs ennemis : au contraire, ils aiment à attirer leurs cibles vers les steppes et les encercler, méthode que récupèrera avec brio l'Empereur Alexandre Ier contre Napoléon à Moscou. Surtout, les Mongols ne sont pas des êtres sans idéologie et sans projet. Comme tous les peuples des steppes avant eux, ils envisagent de réunir la terre entière sous leur autorité. Tous les Mongols sont égaux et sont soumis à un code de Loi bien particulier : le yassak. Tout Mongol est un combattant devant servir de quatorze à soixante-dix ans dans l'armée de la Horde et ces militaires se répartissent dans des unités bien distinctes. Désobéir à la Loi mène au bannissement en Sibérie ou à la mort (ce n'est pas sans rappeler le goulag). Les combattants se réunissent régulièrement dans une Assemblée, nommée le qouriltaï, qui élit un Chef Suprême aux pleins pouvoirs : le Khan. Celui-ci décide de tout mais a l'obligation de respecter lui-même le yassak, sans quoi ses guerriers peuvent l'occire. En 1235, à Qaraqoroum, le qouriltaï se réunit et la guerre mondiale est décidée. Trois expéditions militaires gigantesques seront dirigées vers la Chine, la Perse et la Rus. Vers la Rus se dirigent alors, douze ans après leur première apparition en 1223, 30 000 hommes, armée composée de 5 000 Mongols et 25 000 Tatars. Le traumatisme est exceptionnel et beaucoup d'Historiens avancent que la brutalité de l'Histoire Russe connaît son point de basculement avec les invasions Mongoles. Cela est peut être vrai. La future institution du Tsar et de l'Empereur ressemble à s'y méprendre à la figure du Khan. L'Empire Russe lui-même semble être inspiré par la visée d'unification de la steppe des Mongols qui reprennent d'ailleurs le projet de peuples nomades ancestraux avant eux, tels que les Scythes ou les Sarmates. Toutefois, il serait peut-être réducteur de réduire l'extrême violence de la Russie actuelle à cet évènement lointain. D'autres facteurs sont à prendre en compte. L'idée que la réduction en esclavage des Russes par les Mongols, comme point de départ d'une vengeance furieuse mimétique des siècles plus tard, est séduisante mais sans doute par trop romantique. Surtout, les guerres entre Kiev et Souzdal ont connu leur lot de massacres et d'inhumanités. Il faut parfois reconnaître ne pas savoir trancher sur des questions aussi complexes.
Il n'empêche que les Mongols et les Tatars, dirigés par Batou et commandés par Subotaï, fondent sur la Rus. Les premières victimes expiatoires des armées mongoles sont les pauvres Bulgares de la Volga qui avaient vaincu les premiers éclaireurs de Gengis Khan. Ils ne sont ni plus ni moins que rayés de la carte. La première ville russe qui tente de résister, Riazan, est rasée et sa population entièrement annihilée. La très puissante Principauté de Vladimir-et-Souzdal, est vaincue en un clin d'œil : son Prince, Iouri, est assassiné par les envahisseurs. Premier coup de chance pour le peuple de la Rus : de manière inexplicable, alors que les troupes mongols et tatares fondent sur Novgorod, elles semblent changer d'avis et se détournent de la ville. Aujourd'hui encore, on ne sait pas bien pour quelles raisons les troupes de Batou se sont détournées de la puissante ville portuaire. La première théorie voudrait que les marécages ont empêché une progression aisée des troupes nomades. Une autre théorie, plus osée, affirme que les puissants commerçants de la Hanse ont payé un généreux pot-de-vin aux Mongols pour les convaincre de bien vouloir détourner leur effort de guerre. En 1238, c'est au tour de Kiev, de Tchernigov et de Pereïaslav d'être complètement prises, pillées et détruites. Le berceau de la Rus est définitivement renvoyé aux arcanes de l'Histoire. De là, les armées mongoles se séparent en deux. La première armée, dirigée par Batou et Subotaï, chargent sur la Pologne et Cracovie. Le courageux Roi polonais Boleslas IV tente un temps de coaliser des Allemands et des Slaves pour résister au rouleau compresseur tatar sans succès : la boucherie est totale. Breslau est prise et la Moravie est occupée. La Slovaquie subit le même sort. La deuxième armée conquiert quant à elle la Hongrie le 11 avril 1241. La ville de Vienne est aux mains des Mongols. On imagine sans peine la panique générale qui saisit l'Europe. La France, notamment, l'échappe belle. La peur des Tatars est si forte qu'on invente un charmant mot pour les décrire : les Tartares, permettant de faire une référence subtile aux Enfers de la mythologie grecque. Cela en dit long. Par chance pour les puissances occidentales, les troupes mongoles, apprenant la mort du Khan Ogödaï, décident de rentrer en Mongolie pour siéger au qouriltaï. L'incroyable conquête des Mongols repose donc sur une capacité de terreur, sur une avance rapide à cheval mais surtout sur une gestion indirecte des territoires conquis. Ainsi, les Mongols, quand ils n'exterminent pas complètement une population, laissent les Princes gouverner leurs terres à condition de payer un tribut aux représentants du Khan, et surtout de reconnaître ce dernier comme leur autorité suprême. En soi, les Mongols ne demandent rien d'effroyablement complexe. Ainsi, le Khan délivre des iarlyks, des véritables permis de régner aux princes locaux qu'il sélectionne et qui ont montré patte blanche aux envahisseurs. Il découpe ses énormes conquêtes en trois gigantesques Hordes : celle de Russie confiée à son fils Djötchi, l'Asie Centrale à Djaghataï et la Perse à Hulägu. Deux centres de pouvoir apparaissent donc pour les Princes Russes : la demeure du Khan à Qaraqoroum en pleine Mongolie et la ville de Saraï, centre de la Horde d'Or. Les Princes Russes comprennent vite que la victoire militaire contre les Mongols et les Tatars est absolument impossible. Il faut pourtant continuer à vivre et certains esprits brillants, avides de pouvoir, comprennent très vite que se concilier les Mongols permettra de leur offrir une place de choix dans les ruines de la Rus. Symétriquement, les Mongols ne sont pas dupes et vont instrumentaliser les ambitions politiques des Princes de la Rus pour servir leur pouvoir. Ils refusent ainsi de reconnaître une dynastie en tant que telle. Ils délivrent un iarlyk à un homme en particulier, qui a fait le déplacement jusqu'à un centre de pouvoir, s'est agenouillé face au Khan ou à son représentant, et paye généreusement sa place. C'est ainsi que par exemple le fils de Vsevolod la Grande Nichée, Iaroslav, se rend à Saraï et envoie son fils en Mongolie pour solliciter un iarlyk. Batou, chef de la Horde d'Or, nomme ainsi Iaroslav Grand-Prince de Russie et lui confie la gestion de la vieille Kiev. Mais, très vite, les choses ne se passent pas comme prévu comme souvent dans la Rus. Fait extraordinaire : à Qaraqoroum, la veuve du Khan s'est faite nommée Régente. La terrible Törägänä exige ainsi la venue de Iaroslav en Mongolie pour confirmer son mandat. Batou, le représentant du Khan de la Horde d'Or, est en conflit avec elle et le futur Khan Güyük. Le fils de Iaroslav, Alexandre Nevski, fin tacticien et véritable génie de la politique, va très vite comprendre cela et jouer Batou contre la Régente. Il s'assure ainsi une suprématie totale sur la Rus. Le double jeu est d'ailleurs une spécialité d'Alexandre Nevski puisqu'il fera de même exactement avec la rivalité entre le Pape Innocent III et l'Empereur Frédéric II de Hohenstaufen. Il va devenir l'homme fort de ses temps troublés.
Vivre sous le joug Tatar.
Après les invasions mongoles, le peuple de la Rus n'a que trois solutions. La première est de résister au joug tatar. Certains Princes Russes choisissent cette magnifique voie expiatoire. C'est ainsi le cas de Michel de Tchernigov. Ce dernier se rend chez le représentant du Khan et refuse de s'agenouiller. Il est brutalement exécuté. La suprématie militaire mongole et l'efficacité terrible de son pouvoir administratif rendent impossible toute résistance claire. La deuxième voie est celle de la collaboration pure et simple. C'est celle choisie par le brillant Alexandre Nevski, héritier de Vladimir-et-Souzdal. Mais il existe une troisième voie : celle du double jeu. Le Prince Daniel de Galicie-Volhynie est ainsi celui qui choisira cette solution un peu cavalière. Il prête serment devant le Khan mais recherche en même temps le soutien du Pape et des Polonais. Fort de ces soutiens, Daniel résiste secrètement et prépare une révolte face à la Horde d'Or et à Alexandre Nevski. Il s'allie notamment au propre fils d'Alexandre, Andreï. Daniel et Andreï réussissent habilement à obtenir un iarlyk de la puissance mongole centrale et de la Régente Oghoul Qaïmich en conflit avec Batou. Ce dernier conserve son soutien à Alexandre Nevski. Pourtant, d'un point de vue purement hiérarchique, et malgré l'éloignement géographique, la légitimité est alors du côté du Prince de Galicie-Volhynie et du fils de Nevski. Manque de chance pour les petits génie de la duplicité : le Khan Mongka renverse la Régente et se range du côté de Batou. Alexandre Nevski dispose du iarlyk nécessaire et définitif. Avec les armées tatares, il ravage les troupes rebelles. Andreï, son propre fils, fuit en Suède. Daniel, lui, est forcé de nouveau à se soumettre et ne fera plus parler de lui. Après la soumission de la Galicie-Volhynie, la seule voie restante pour les Russes est la collaboration active avec les Tatars. Cela arrange bien Alexandre Nevski qui va pouvoir anéantir la République de Novgorod, particulièrement épargnée par les Mongols. Les Républicains se révoltent ainsi contre le tribut trop lourd à payer au Khan. La révolte est écrasée et Alexandre crève les yeux des révoltés. Un Possadnik pro-mongol est installé et Alexandre Nevski s'impose comme le chef de toute la Rus. Ce dernier pousse même le culot jusqu'à vaincre les Chevaliers Teutons et sauve Novgorod de la germanisation. Mais Alexandre Nevski doit aussi rendre acceptable l'occupation mongole à la population civile. Pour cela, il dispose d'un allié de choix : l'Eglise orthodoxe. En effet, les Tatars sont extrêmement tolérants religieusement et respectent l'ensemble des croyances et mœurs des peuples conquis. Ils délivrent sans hésiter des iarlyks aux évêques. Ils exécutent les blasphémateurs et protègent la liberté de culte du peuple conquis. Cela est du pain béni pour Alexandre Nevski qui peut inonder le peuple de propagande. L'Eglise se dépeint comme le ciment de la résistance contre les Latins (on ne cite jamais les Tatars). L'Eglise, avec à sa tête le métropolite Cyrille II, va même jusqu'à culpabiliser le peuple russe en lui expliquant que les Tatars ne sont que l'émanation d'une punition divine pour expier leurs péchés. A la demande des Mongols, et sur imitation de la Chine impériale de Tch'ou-t'sai, Alexandre Nevski construit un système fiscal très efficace afin de pouvoir payer un tribut généreux aux Tatars et s'arroser au passage. Il met en place un impôt sur le revenu, la capitation, et des taxes sur les chevaux et chariots, installant un réseau de relais de poste pour les collecter sur le modèle chinois et perse. Cette modernisation va permettre aux tsars russes d'affronter bien des peines dans le futur. Néanmoins, et même si Alexandre Nevski semble avoir par moment organisé l'assassinat de certains collecteurs tatars en toute clandestinité, sa politique n'est pas exempte de noirceur. Ainsi, la Galicie-Volhynie est ni plus ni moins qu'annexée par les Lituaniens, avec la bénédiction du Pape et de l'Empereur Romain Germanique. Alexandre Nevski meurt à 43 ans de retour de Saraï et sa mort laisse l'impression d'une véritable fusion russo-tatare. Il perd pourtant une énorme part de son territoire et notamment Kiev.
A sa mort, ses deux fils veulent accéder au pouvoir. Il y a d'un côté Andreï, l'ancien traître, et de l'autre, Dmitri. Les choses sont d'autant plus compliquées que la Horde d'Or n'est plus la seule puissance tatare. Un Tatar rebelle, Nogaï, a fondé un Etat indépendant au nord-ouest de la Mer Noire. Si Andreï est soutenu par le pouvoir mongol légitime du Khan Mongka, Dmitri est soutenu par Nogaï. Andreï, contre toute attente, après trois guerres cruelles, réussit à s'imposer et à régner dix ans à la suite de son père. Néanmoins, d'autres Princes complotent contre lui. C'est le cas de Daniel, qui règne sur la ville de Moscou, une ville encore anonyme mais au sommet de sa puissance économique et démocratique, et qui réclame son héritage, à savoir la ville de Pereïaslav. Andreï, très attaché à la ville, ne la lui cède pas. Moscou, dans sa volonté de récupérer son dû, décide de ne pas se laisser faire. Une vive tension naît alors entre Moscou et la Principauté régnante. A la mort d'Andreï, l'homme fort de la Rus est le Prince Michel de Tver. Il veut s'en prendre au prince de Moscou, le fils de Daniel, Iouri, qu'il perçoit non sans raison comme un ennemi mortel. Mais Novgorod, bien heureuse de pouvoir se venger, se range du côté de Iouri. Le Khan Toqtaï prend naturellement partie pour Michel de Tver. Une guerre éclate mais Iouri résiste et agrandit considérablement sa Principauté qui devient un Géant. Quand Özbeg devient Khan, il épouse la fille de l'Empereur de Byzance et Iouri épouse sa sœur. Iouri devient l'homme fort de Russie et se voit délivrer un iarlyk malgré la résistance assez courageuse de Michel de Tver qui tue la femme d'Iouri. Les choses vont rebondir quand le fils de Michel, Dmitri de Tver, accuse Iouri de détournement de fonds devant le Khan et l'assassine, ce qui lui vaut une exécution immédiate. Les Mongols ont tout de même bien apprécié le culot du Tver et nomment son fils, Alexandre de Tver, Grand-Prince. Mais les habitants de Tver, mécontents du tribut imposé par le Khan, se révoltent durement. Alexandre ne parvient pas à maîtriser la fureur de sa population qui assassine sans pitié les troupes tatares. Ivan Kalita de Moscou obtient alors un iarlyk et réprime Tver, devant Grand-Prince. Les habitants de Tver sont éradiqués complètement. Le puissant Ivan Kalita, Prince de Russie, agrandit la Principauté de Moscou, achète des villes en utilisant la richesse économique de son domaine, fonde une Eglise et y installe le siège du Métropolite. La Moscovie est née et Moscou devient le centre géographique de la nouvelle Russie. Ivan Kalita finit d'asseoir définitivement son pouvoir en exigeant du Khan l'assassinat des héritiers de Tver, assassinats qu'il obtient. Mais comment expliquer que Moscou soit devenue en si peu de temps la ville la plus puissante de la Rus ? D'abord, Moscou se situe au cœur des canaux commerciaux, reliant la Volga, l'Oka et le Dniepr. Par sa position centrale, elle est protégée des autres forteresses par les autres forteresses. Ses forêts sont riches en gibier et ses fleuves en ressources halieutiques. A Moscou, les paysans viennent se réfugier et très vite la Moscovie est pleine d'hommes, avec une démographie dynamique. Cela permet de rendre son économie plus puissante. Les princes moscovites, par leur manque profond de morale, leur mise en place du droit d'aînesse pour hériter de la Moscovie (comme les Capétiens) et leur collaboration soutenue avec le Khan et l'Eglise, ont préparé patiemment leur grandeur par la bassesse. Un proverbe russe dit avec beaucoup d'humour : En politique, qui dit génie dit malfrat. On ne peut pas dire mieux concernant l'ascension de la Moscovie, nouveau nom de l'ensemble géopolitique asservie par les Tatars. Depuis Moscou, les Princes Russes vont tenter petit à petit de bâtir un Etat indépendant et de détruire ses ennemis mortels : les Latins et les Tatars.
Le problème lituanien et la main insupportable des Tatars.
On a beaucoup glosé à l'ouest sur la menace des Chevaliers Allemands et des Polonais Latins. Mais il existe un autre Peuple tout aussi redoutable et qui semble s'être soudain sorti du fond des âges pour se faire entendre sur la scène internationale. Ce sont les Lituaniens. Ce peuple balte de chasseurs et de pêcheurs, qui ne connaissent ni la ville ni l'Etat, est intégralement païen et n'a jamais été touché par les missionnaires chrétiens. Alors que le Roi Polonais et les Chevaliers Teutons conquièrent les Etats baltes, ils ne parviennent pas à vaincre ce peuple d'irréductibles. Ces Baltes haïssent d'une détestation équivalente les Allemands et les Slaves. Ces Lituaniens créent sous le règne du Prince Mindaugas le Grand-Duché de Lituanie. Après une longue hésitation, les Lituaniens se convertissent à l'orthodoxie et comprennent rapidement que la situation dramatique de la Rus leur donne une occasion en or de devenir les champions de l'orthodoxie triomphante. Ils décident de réunir toute la Rus sous leur autorité et de vaincre les Tatars. La Lituanie devient donc un Etat lituano-russe et conquiert Kiev, annexant la totalité de la Galicie-Volhynie. Ils réussissent même à vaincre, preuve de leur qualité militaire, les Tatars sur la Sinaïa Voda. L'épidémie de la peste noire qui vide l'Europe du tiers à la moitié de sa population arrive en Russie et ravage la Moscovie, tuant le Prince Siméon et le Patriarche Théognoste. En 1368, les Lituaniens d'Olgerd en profitent pour aller faire le pied de grue devant Moscou, mais ne disposant pas du soutien de l'Eglise Orthodoxe très proche de la Moscovie, ils ne parviennent pas à prendre la ville. En effet, Olgerd, malgré les efforts de ses prédécesseurs, n'a pas réussi à se convertir lui même à l'orthodoxie, ce qui crée une ambiguïté trop grande. Malgré de nombreuses batailles d'influence, Alexis devient Patriarche et confirme son soutien à la Moscovie. Sans le savoir, l'Eglise orthodoxe a poussé la Lituanie dans les bras de la Pologne. En attendant, le Patriarche Alexis, véritable Richelieu Russe, complote à la levée de la Moscovie face aux Tatars. Ces derniers sont divisés. L'Empire Yuan de Chine est lointain, l'Empire il-Khan de Perse également, le Khanat de Djaghataï se trouve en Asie Centrale et l'oulous de Djötchi est cette fois divisé en trois : la Horde d'Or, la Horde Blanche et la Horde Bleue. Le Patriarche Alexis est persuadé qu'il est temps de profiter de cette occasion en or pour se défaire de l'influence des Mongols. Alors que le jeune prince de Moscou, Dmitri, neuf ans, sollicite par le biais de ses boïars au Khan Mamaï un iarlyk, ce dernier préfère le fournir au Prince de Souzdal. Moscou décide alors de se rebeller. Le Khan Mamaï fonde une alliance avec Tver, la Cité rivale de Moscou par excellence, et avec le Roi Lituanien Jagellon. 157 ans après la Bataille des Rives de la Kalka durant laquelle les Russes moururent sous les coups cruels des troupes mongoles, la Bataille du Champ des Bécasses a lieu en 1380. Les Moscovites réussissent par un miracle extraordinaire à vaincre les Tatars sur le champ de bataille. En effet, Tver n'est pas venue à la rescousse du Khan et Jagellon est arrivé en retard. Mamaï, paniqué, se réfugie chez les Génois qui l'assassinent. Si les Tatars ne sont pas définitivement vaincus, le choc psychologique s'est retourné magnifiquement. Cette fois, la Moscovie a repris le pouvoir sur ses adversaires et notamment sur les Mongols. Cette Bataille du Champ des Bécasses est considérée comme le symbole de la victoire de l'orthodoxie sur les infidèles et les renégats, voire contre un prétendu complot génois, juif et capitaliste pour reprendre l'historiographie marxiste-léniniste. Il est vrai que les Tatars de Crimée avaient pris contact avec les Génois qui leur prêtaient de l'argent. Cette idée d'un complot international va avoir beaucoup de succès dans l'Histoire Russe surtout que le Khan venait de se convertir à l'Islam. En 1382, l'effrayant et plus grand meurtrier de l'Histoire Tamerlan, chef des turco-mongols d'Asie Centrale, ayant placé sa capitale à Samarkand, et ayant massacré un nombre immense de civils et détruit Damas, Dehli et autres villes, avec un Empire contenant l'Inde, la Syrie, l'Iran, l'Anatolie et une partie de la Chine, affronte le Khan Toqtamich de la Horde d'Or. Cette affrontement fratricide est instrumentalisé par Dmitri de Moscou qui finance Toqtamich. Mais Tamerlan vainc Toqtamich qui continue le combat avec l'aide de Moscou. Par ses manœuvres, Dmitri n'a pas mis les Tatars dehors. Cela n'arrivera d'ailleurs jamais. Mais il se laisse les mains libres et devient souverain dans sa propre Principauté. Cette fois, c'est Moscou qui joue avec les Mongols et qui les instrumentalise à ses propres fins.
Une série d'évènements internationaux capitaux interviennent ensuite. En 1386, le Roi lituanien Jagellon est harcelé par les Chevaliers Teutons qui l'attaquent et ne lui laissent aucune seconde de répit. Désespéré, il sollicite l'aide de Moscou et notamment une alliance matrimoniale afin d'être défendu contre les Allemands. Cela est assez ironique de la part d'un Roi qui a soutenu les Tatars contre Moscou. Les Moscovites se gardent bien de le soutenir et prétextent être trop absorbés par leur lutte contre les Tatars pour se confronter aux Teutons, ce qui n'est d'ailleurs pas faux. Jagellon va alors opérer à un revirement extraordinaire d'alliance, coupant l'herbe sous le pied à la fois aux Allemands et aux Moscovites. Alors que le peuple lituanien a accepté de longue date l'orthodoxie, il se convertit au catholicisme et épouse la Reine de Pologne Hedwige. Par ce mariage, Jagellon devient Roi de Pologne et de Lituanie, posant sur sa tête les deux couronnes. Les Chevaliers Teutons qui servaient jusque là les Polonais ne comprennent plus le principe de leur guerre et s'en trouvent très perturbés surtout que Jagellon nomme l'intolérant catholique Witowt pour chercher des noises aux orthodoxes moscovites. Il lance une grande campagne catholique au sein de son propre peuple assez rétif à l'idée. Au même moment, en 1389, le sultan ottoman détruit les Serbes et les Bosniaques au Champ des Merles. La Serbie et la Bulgarie passent sous domination ottomane et l'Empire Byzantin, en fin de vie, réduit à son noyau grec, se trouve encerclé par les Turcs qui n'attendent qu'une brèche pour l'achever. Le surgissement de la puissance ottomane sur la scène internationale est brutale et menace là encore l'ordre du Monde. Surtout, la chute de Constantinople serait pour l'orthodoxie un coup tellement puissant qu'elle ne s'en relèverait peut-être pas, surtout après la conversion de Jagellon Ier. Pourtant, pour les mêmes raisons que Moscou n'a pas aidé Jagellon, elle refuse son soutien à l'Empereur Manuel II, laissant Byzance à l'agonie. Le nouveau Prince Moscovite, Vassili Ier, est obnubilé par les luttes au sein de son territoire, surtout après qu'il s'est emparé de Vladimir. Tamerlan finit par battre définitivement Toqtamich. Le boucher de Samarkand se dirige alors vers Moscou, prêt à en découdre avec Vassili Ier, mais finit par faire demi-tour. Pendant que Vassili Ier attendait avec angoisse l'affrontement avec les turco-mongols, Witowt, l'envoyé de Jagellon, s'emparait de Smolensk à la frontière. La ville de Smolensk deviendrait désormais le théâtre principal des affrontements entre Russes et Lituaniens. Witowt, malin, s'allie à Toqtamich et au restant de ses troupes. Mais la Horde d'Or intervient de nouveau et écrase Wintowt et ses alliés. Si les Lituaniens essuient une petite défaite à l'est, en revanche, Jagellon Ier écrase l'ordre Teutonique à la Bataille de Tannenberg en 1410. L'alliance des Polonais, des Lituaniens et des Tchèques vient à bout des Allemands et fonde le mythe de la résistance slave aux Germains. La Prusse, future immense puissance européenne, passe aux mains des Polonais. La noblesse lituanienne hérite des avantages de la szlachta polonaise. Malgré quelques temps de troubles, la Lituanie devient définitivement catholique après la victoire de Sigismond contre l'orthodoxe Svidrigaïlo. Casimir Jagellon devient ensuite Roi de Pologne et de Lituanie. Un géant catholique est né. En Russie, aussi, les choses sont confuses. Après la mort de Vassili Ier, une courte guerre civile voit s'affronter Iouri et Vassili II. Si ce dernier gagne, il perd ses yeux. En 1438, pour sauver Constantinople, le Concile de Florence acte le rapprochement définitif entre catholiques et orthodoxes pour tenter de reformer une Eglise unie face à la menace ottomane. Malgré l'envoi de missionnaires à Moscou, cette dernière refuse de suivre le Concile et laisse Byzance à son sort. En réalité, bien avant sa chute, Moscou rêve déjà de devenir la capitale de l'orthodoxie. Ce n'est qu'avec l'avènement d'Ivan III le Grand en 1462 que la politique russe se transforme. En attendant, le catholicisme et l'orthodoxie loupent une occasion historique de se réunifier. Byzance est condamnée à une lente agonie.
NAISSANCE DE LA TROISIEME ROME.
Le règne d'Ivan III le Grand et de Vassili III le Violent.
En 1453, ce qui devait arriver arriva : Constantinople, la Deuxième Rome, la Cité de l'héritage romain, la capitale de ce qui fut pendant quinze siècles l'Empire le plus puissant du Monde, chute et se couche devant le très puissant Empire Ottoman après un mois de lutte acharnée. Il est vrai que l'Empire Romain d'Orient était depuis longtemps très limité et ne se bornait plus qu'à la seule Grèce ainsi qu'à un certain nombre de peuples des Balkans longeant l'Adriatique. Le monde musulman des Abbassides, des Fatimides puis des Ottomans n'a fait que dévorer petit à petit la terre du terrifiant Basileus jusqu'à totalement l'encercler. En ce sens, la chute de Constantinople n'était plus qu'une question de temps. L'Europe Occidentale elle-même avait participé à porter d'importants coups à Constantinople depuis le Schisme de 1054. En 1204, pour citer l'épisode le plus tragique, la IVe croisade, normalement destinée au combat en terre musulmane, est détournée par de basses manœuvres politiques italiennes et Byzance est mise à sac par les Latins. Ce pillage extraordinaire restera dans l'Histoire comme la marque de la coupure définitive entre Latins et Orthodoxes. Depuis lors, tandis que l'Empire Romain perdait de plus en plus de terre, l'Europe Chrétienne Occidentale se renforçait grâce à une période d'essor climatique, économique et démographique, devenant le véritable pôle d'attraction de la Chrétienté, et même d'une certaine philosophie rationnelle. Le Saint Empire Romain Germanique tient depuis longtemps la dragée haute aux Byzantins ainsi même que les Puissants Rois d'Angleterre et de France. Ce géant latin ne s'en laissait guère compter et lutte également contre le Monde Musulman avec succès. Pourtant, Constantinople a appelé à l'aide, et notamment le Pape. En ce sens, le Concile de Florence de 1438 qui ouvre la voie à la réunification des Eglises est une magnifique initiative, mais il intervient trop tard, alors même que la sécurité de Constantinople est déjà mise à mal, et que la séparation entre Catholiques et Orthodoxes est diablement définitive. Aucune puissance militaire d'ampleur n'a voulu se mouiller pour sauver Byzance. L'Angleterre et la France sortent à peine de la Guerre de Cent Ans. Tandis que la première subit une terrible guerre civile, la fameuse Guerre des Deux Roses, la seconde tente de reconstruire son territoire patiemment en luttant contre la puissance bourguignonne. Les deux Royaumes sont épuisés et n'ont certainement pas envie de s'en aller dans une Croisade. Les Royaumes de Castille et d'Aragon luttent quant à eux dans la Reconquista et sont sur le point de libérer totalement leur territoire des Musulmans. Les Etats Italiens sont coincés dans leurs luttes intestines et dans la volonté de financer l'économie de l'Europe, préférant les gains rapides aux guerres idéologiques. Quant au Saint Empire Romain, il combat les Polonais et les Lituaniens à l'est et a depuis longtemps préféré construire sa puissance en Europe Continentale qu'ailleurs. Seule la Moscovie aurait pu avoir un intérêt légitime à intervenir : non seulement elle n'est pas si loin du théâtre de la guerre, mais Constantinople est tout de même la capitale de l'orthodoxie. En réalité, cela fait très longtemps que Moscou désire secrètement devenir la capitale orthodoxe. Le mythe de la IIIe Rome est déjà dans les esprits. Puisque la Grèce est musulmane désormais, et que la ville est aux mains des Ottomans, rien n'empêche Moscou d'être la nouvelle Cité messianique du monde. Cette grande victoire spirituelle s'accompagne de la fuite de nombreux ecclésiastiques vers Moscou, amenant avec eux leurs codex et autres ouvrages de liturgie. Les officiels moscovites auront beau jeu d'expliquer que le problème vient des incursions tatares sur le territoire. La réalité semble être ailleurs et se situer sur ce complexe de destinée messianique et manifeste de la Rus. Pour preuve, Ivan III le Grand épouse Sophie Paléologue, l'héritière malheureuse de Constantinople, qui ramène avec elle une Cour de Grecs excentriques avec leurs us et coutumes. Cela déplaît d'ailleurs beaucoup, à Moscou, à certains puristes nationalistes qui ne supportent pas l'idée d'une puissance étrangère sur le sol russe et aux vieux du clergé qui y voient une attaque au slavon. Mais il faut voir plus loin : le fait, pour un Prince Russe, d'avoir du sang byzantin le place dans la filiation du Basileus. On n'appelle pas encore le Prince Russe un Tsar, mais c'est sur la bonne voie.
Mais ce genre de transformation messianique n'est jamais totalement heureuse. La volonté de faire de Moscou la IIIe Rome est une charmante idée, mais fait rire à chaudes larmes les Européens du Continent, quand ils n'en entendent tout simplement pas parler. On le sait, le successeur très connu d'Ivan III, Ivan IV, inventera l'idée que Rurik, le précurseur mythique du peuple Vieux-Russe, descendait du frère d'Auguste, le premier Empereur Romain d'Occident. Cela n'est pas nouveau de vouloir s'inventer une filiation avec des précédents Empires : c'est même vieux comme le monde. On prétexta à une certaine époque que Clovis descendait d'Enée, le Troyen. Mais ces procédés sont éculés. En soutenant le pouvoir spirituel avec autant de force, Ivan III se met en partie à dos le pouvoir temporel. Les choses vont même mal tourner à cause d'Ivan III lui même qui va se laisser tenter par une hérésie orthodoxe : les Judaïsants. Dans un contexte où le Monde tout entier connaît une crise de conscience, depuis Wyclif et les Hussites, l'Europe commence à connaitre les signes avant-coureurs de la réforme protestante. Etrangement, dans le port de Novgorod, une hérésie se répand. On rejette ainsi les Moines, les icones, la hiérarchie ecclésiastique, la Trinité et même la nature divine du Christ. Ivan III, sans s'y convertir, est séduit par ces Judaïsants bavards et les amène avec lui à Moscou. Très vite, une guerre, d'abord idéologique puis réelle, éclate dans la capitale entre les Judaïsants hostiles à la richesse du Clergé et favorables à la sécularisation des Biens de l'Eglise, et les Thésauriseurs, favorables au statut quo et au maintien de la richesse du Clergé. Malgré ces tensions fortes, Ivan III permet à Joseph de Volok de réformer le clergé : la discipline des Moines est revue et corrigée, une obéissance absolue à sa hiérarchie est réaffirmée en ce sens puis surtout on interdit l'interprétation les textes, ce qui fait évidemment penser au Concile de Trente qui interviendra plus tard dans le contexte de la Contre-Réforme catholique. Petit à petit, Ivan III, qui ne se fait pas encore totalement appeler "Tsar" et dispose toujours de nombreux autres titres, se dépeint comme le représentant sincère de la volonté divine sur la Terre, certitude qui ne quittera pas la monarchie russe jusqu'à très tard. Il n'empêche qu'Ivan III sera forcé en 1504 d'interdire l'hérésie judaïsante. Ivan III obtient même le luxe d'améliorer la situation géopolitique de son pays en rattachant Tver à Moscou, tout un symbole. La Horde d'Or, elle, disparait et se divise encore en trois Etats indépendants : la Crimée, Khanat et Astrakhan. Une trêve est signée avec les Lituaniens. Ce qui est intéressant est que la Moscovie n'a pas vaincu ses ennemis. Pourtant, il semble prêt à en découdre alors même que les Polonais, les Finlandais, se sont admirablement défendus. Le monde est en outre loin d'être sûr : outre la puissance montante de l'Europe, la présence de l'Empire Ottoman dans tout l'Empire de Constantinople inquiète furieusement l'ensemble de l'Europe Chrétienne. Bientôt, l'Espagne va naître par la fusion du Royaume d'Aragon et de Castille grâce au mariage de Ferdinand Ier et d'Isabelle la Catholique. Les tensions européennes promettent d'être explosives.
Le successeur d'Ivan III est Vassili III. Autant dire que ce Prince ne fait pas spécialement dans la dentelle. Il ouvre la voie à une violence politique assez radicale se faisant une spécialité de décapiter, d'arracher les langues de ses ennemis et se permet de divorcer de son épouse pour en marier une autre : Elena Glinskaïa. Henri VIII n'est pas le seul souverain de l'époque à commettre de telles excentricités. Vassili III va continuer sa politique d'influence à l'est et va réussir à vaincre la Pologne en récupérant Smolensk aux Polonais en 1522. Il place un temps un de ses obligés au Grand Duché de Lituanie mais la Pologne compense cette petite déconvenue en rattachant à son Royaume la Prusse et la Livonie. Le Roi Polonais Sigismond récupérera également le Grand-Duché de Lituanie et sur le plan militaire, les deux puissances sont à égalité, l'une ne parvenant à prendre une véritable victoire sur l'autre. Vassili III réussit en revanche une prise politique intéressante en se tournant vers la Moldavie, une Principauté orthodoxe, slavonne, dirigée par le Prince Gospodar et qui sollicite le soutien de Moscou contre les Latins Polonais. Très naturellement, Vassili III vole à la rescousse de la Moldavie. Terrible ironie de l'Histoire : le Sultan Soleiman envahit la Moldavie en 1538 et la vole définitivement à Moscou. Sans le barrage filtrant de Constantinople en Grèce, rien n'empêche la progression inarrêtable des Ottomans. A l'ouest, l'Europe connaît une quintuple révolution. D'abord, les savants et les Souverains redécouvrent la philosophie antique ainsi que son art. Les deux foyers de redécouverte sont l'Italie et la Flandre. La deuxième révolution est économique : on passe dans certains endroits, particulièrement encore en Italie et dans les futures Provinces Unies, à une économie capitaliste bancaire et financière, rendant nécessaire l'élaboration d'un droit contractuel et donc à une forme de tolérance fondée sur l'argent. La troisième révolution, menée d'abord par l'Espagne, est géographique : l'Amérique est découverte avec le choc moral relatif que cela crée. La quatrième révolution est culturelle : l'imprimerie est inventée et les livres, dont la Bible, circulent ainsi que l'apprentissage de la lecture notamment en Allemagne. La cinquième révolution est religieuse puisque le protestantisme naît dans le Saint-Empire, reposant d'ailleurs sur l'imprimerie et l'essor de la philosophie, se propageant en France, en Suisse et surtout en Angleterre avec l'instauration par Henri VIII de l'anglicanisme comme religion d'Etat. Bientôt, les Provinces Unies, territoire économiquement, culturellement dominant, deviennent également protestantes. Bref, l'Europe entre dans la modernité. Ses convictions sont ébranlées, et dans la population, l'athéisme progresse ainsi qu'une certaine liberté, s'appuyant sur des considérations économiques. Les guerres de religion sont le pendant de cette insécurité. Pourtant, indéniablement, l'Europe se dessine avec sa philosophie morale et sa pensée. La Moscovie, à côté, fait malheureusement pâle figure. Rien n'y bouge réellement et les seuls ouvrages qui circulent sont des manuels de liturgie. La figure de Michel le Grec, ayant voyagé en Occident, notamment en Italie et en France, puis en Albanie et à Corfou, est importante. Celui-ci amène en Moscovie des ouvrages et les découvertes récentes ce qui laisse une partie de l'élite intellectuelle assez froide. Ce non-thésauriseur, pourtant anti-latin, assez mystique, va tenter d'apporter du savoir et du relativisme. Mais il va vite se confronter à une vaste ignorance et à un messianisme religieux trop fort pour être remis en question. L'arrivée au pouvoir d'Ivan IV ne va certainement pas améliorer la situation.
Le féroce règne d'Ivan IV le Terrible.
Arrive alors Ivan IV Grozny, que l'on traduit par le Terrible. En réalité, le terme russe de "Grozny" signifie bien plus que "Terrible". Il signifie également l'Impérieux. Cela est très révélateur de l'imaginaire russe qui passe aussi et avant tout par sa langue. La terreur a une vertu : elle permet l'expression de la puissance et de la souveraineté. Le Tsar préféré de Staline était Ivan IV le Terrible. Il y voyait un exemple pour sa politique ce qui en disait long sur le Petit Père des Peuples. La légende raconte que Tolstoï, étudiant le règne d'Ivan IV, aurait jeté plusieurs fois l'ouvrage en rage, ne parvenant pas à comprendre comment un tel souverain avait pu régner sur la Russie. A la mort de Vassili III, Ivan IV n'a que trois ans. Depuis Ivan III, l'aîné est toujours choisi par testament pour régner, ce qui est un progrès mais ne peut pas constituer en soi une règle monarchique. N'ayant que trois ans, Ivan IV ne peut pas régner de suite et une Régence s'installe. Cette période est nommée dans l'Histoire Russe le Semiboïarcht-china, que l'on peut traduire par la Régence des Sept Boïars. Cette Régence est donc principalement occupée par les Nobles de la Russie. Le terme de "Boïar" désigne une catégorie militaire et très haute de la Noblesse. Dans l'autocratie russe, l'aristocratie peine à se développer comme elle a pu le faire en Europe Occidentale. On distingue en Russie deux catégories d'hommes : les hommes de service et les autres. Les hommes de service désignent en partie les aristocrates dont les plus puissants sont les boïars mais également les conseilleurs privés et les gentilhommes de la Douma, assemblée de conseil qui existe encore mais a perdu une partie de son pouvoir. Les autres grades des hommes de service désignent une forme de bourgeoisie taillable, redevable de l'impôt : les possadkiés, les citadins et gens des faubourgs, ainsi que les ouïezdnyiés, les agriculteurs propriétaires. Les boïars, proche de la Cour, se sont fait une place de choix et ont imposé à la Cour une règle : le miestnitchevso. Cette règle coutumière impose qu'un boïar ne puisse être nommé à un rang inférieur que celui de son père. Peu importe le mérite ou la compétence : seul compte le sang. Mais face à cette aristocratie héréditaire, Ivan III a mis au jour une autre forme d'hommes d'Etat : les dvorianine-pimietchiks, qui reçoivent une terre le temps de leur service de l'Etat et la perdent ensuite. Les boïars eux la transmettent. Ivan III a vite compris qu'il fallait jouer des rivalités entre ces deux catégories de serviteurs pour obtenir le meilleur service possible. Les autres catégories de la population, celles qui ne servent pas, sont composées principalement de paysans. Il existe des paysans libres rattachés à une communauté villageoise mais également les krepostnyïés qui louent leur terre et peuvent résilier leur bail chaque année. En Europe Occidentale aussi, les serfs ne sont plus d'actualité et se sont peu à peu libérés. Mais en Russie, il faut le noter : il n'y a pas eu de paysans serfs au Moyen-Âge. Ces derniers ont toujours disposé d'une liberté civile de s'associer et de changer de propriétaire, et de pouvoir voyager dans le territoire comme ils le souhaitaient. Au bas de l'échelle, chez les non taillables, on trouve les gouliachtchiés, "ceux qui se promènent", parmi lesquels les mendiants et les ouvriers agricoles, ainsi que les kholops, les esclaves, très rares dans la société. Toute cette architecture sociétale est protégée par une armée non payée, composée d'hommes qui viennent servir au printemps et en été, et rentrent chez eux en hiver. On l'aura compris, la Régence des Sept Boïars est celle d'une aristocratie établie, héréditaire, riche et qui a forcément en horreur l'autocratie. Ivan IV est élevé par sa mère, Elena, que les Boïars persécutent. Dans cette atmosphère de violence où le petit Ivan IV est régulièrement humilié par l'aristocratie, ce dernier développe la sienne. On raconte qu'il torturait des petits animaux et qu'il tua de ses propres mains l'un des Régents, Andreï Chouiski. Très vite, les Boïars prennent peur et respectent davantage le futur souverain. Celui-ci fait des choix originaux : il épouse une princesse russe, et non une étrangère, la princesse Anastasia affiliée à la famille des Romanov. Il affronte par une lutte d'influence le frère de son père, Iouri. Très vite, à son accession au pouvoir, il est le premier souverain à prendre le titre de Tsar. Ivan IV va très vite bouleverser l'ordre traditionnel de la Moscovie. Son objectif : que l'ensemble de ses sujets, nobles ou paysans, deviennent ses kholops, ses esclaves.
Les conseillers d'Ivan IV, Alexis Adachev et le religieux Sylvestre, construisent l'idéologie de son pouvoir. Un penseur, Fiodor Karpov, présente ainsi sa vision des choses : le Tsar est l'émanation de Dieu sur Terre. S'il doit veiller à l'intérêt public et à la centralisation du pouvoir, il doit également éviter que son pouvoir soit limité. Il a alors l'autorisation de recourir "à la terreur de la loi et de la vérité". Tout un programme. Un autre penseur, Ivachko Peresvetov, imagine une utopie fondée sur la terreur, notamment dirigée contre les Boïars. Les hommes de service ne doivent plus hériter de terres mais d'une rente annuelle conditionnée à la bonne volonté du Souverain. Les expropriations sont totalement possibles si nécessaire. Ivan IV le Terrible décide donc d'appliquer ce fascinant programme qui n'est ni plus ni moins que celui que le futur Louis XIV expérimentera ainsi que tous les souverains absolus de l'époque. Bientôt, Ivan IV édicte les Cent Chapitres en 1551. Il interdit alors la miestnitchevso dans les campagnes militaires : le rang n'a plus d'importance pour diriger. Il procède à l'inventaire des terres et ferme les débits de boisson. Le Moscovite ne peut plus boire qu'en jour de fête. Vassili III avait déjà cantonné la possibilité de boire dans certains quartiers. L'alcoolisme fait des ravages dans la Moscovie de l'époque et Ivan IV veut y mettre de l'ordre. De fait, la vodka commence à faire son apparition. L'eau de vie est mis au point comme un remède médical par les arabes : l'al-khol. On la trouve dans les pharmacies occidentales et les Génois, toujours dans les mauvais coups, l'exporte en Russie méridionale au XIVe siècle. A partir de là, elle se propage dans des auberges, les kabaks, qui en vendent malgré l'interdiction avec leurs plats. La vodka est créée au XVIème siècle. Mais Ivan IV ne se contente pas de la question de l'alcool et remet de l'ordre partout. Il interdit les chartes d'exonération d'impôts et s'attaque même aux possessions cléricales qui n'ont plus le droit d'acheter des terres sans autorisation étatique. L'institution des boïars est également impactée : ceux-ci dirigeaient l'échelon local, tels des gouverneurs. L'Etat autorise les hommes libres à payer une taxe pour s'auto-gérer en dehors de la volonté du Boïar. L'armée aussi est réformée : elle n'est plus seulement une affaire de nobles. Une véritable armée roturière prend forme même si les cavaliers restent des nobles pour des raisons financières. Un ersatz d'armée régulière, et non plus saisonnière, prend forme. Mais cela va vite prendre un tour assez tragique quand Ivan IV organise, en 1564, l'opritchnina, la Grande Terreur. Ivan IV feint de quitter Moscou et conditionne son retour à l'obtention d'un pouvoir absolu et illimité. Cela lui est accordé : Ivan IV retire aux Boïars tout pouvoir judiciaire et interdit aux Clercs d'intercéder. Il crée une armée personnelle, la fameuse opritchnina, autorisée à toutes les exactions pour imposer l'autocratie du Tsar de toutes les Russies. On exécute un nombre important de Nobles, le métropolite et on pille Novgorod. Les habitants du pays sont appelés à dénoncer les traîtres qui périssent tous. Les gens commencent à fuir la ville. Les boïars visés en priorité sont les Chouïski, les princes de Rostov, les Iaroslav et les Starodoub. En 1571, à la mort de Maria Temrioukovna, la nouvelle tsarine, Marfa Sobakina, meurt quinze jours après les noces. Ivan IV est persuadé qu'elle a été assassinée, qu'un complot polonais, lituanien, et noble s'est fait jour et accentue encore sa paranoïa. On meurt par milliers. L'économie est au bord de la ruine. Ivan IV frôle la catastrophe et l'opritchnina va de plus en plus loin. Ivan IV finira par l'interdire, la dissoudre et bannir l'expression de son nom. Entre 4 000 et 10 000 Boïars sont autorisés à regagner leurs terres. Malgré ces excès, Ivan IV réussit à achever la centralisation profonde de la Moscovie. Mais il gagne aussi une réputation de monstre politique qui n'est pas totalement injuste. Les bruits des crimes de son armée personnelle traversent l'Europe et heurtent les Occidentaux qui ne sont pourtant pas des anges. Les rares voyageurs européens décrivent un pays arriéré dans lequel le Tsar est aussi brutal et violent que son peuple. L'énorme purge de l'aristocratie va évidemment beaucoup plaire rétrospectivement à Staline qui voyait en lui un homme ayant su utiliser la brutalité au service de la Moscovie. Indéniablement, les effets positifs sont là : aucun cadre n'osera plus porter la main sur les intérêts du pouvoir central. Ils marquent aussi une politique brutale des souverains de la Russie et créent une habitude à la violence. Surtout, la fuite de la population a créé un gros problème agricole et économique qui va causer des politiques publiques tragiques d'asservissement.
Ivan IV doit également gérer sa politique internationale. Le premier énorme problème est la présence sur son territoire des trois khanats tatars non définitivement vaincus : la Crimée, Kazan et Astrakhan. Les Tatars ne cessent pas de harceler la Moscovie par des incursions régulières et dévastatrices. Le Khanat de Crimée est le plus résistant par son insularité et sa grande richesse. Ivan IV tente d'abord de jouer d'une politique d'influence mais sans succès. L'option militaire s'impose. Il érige sur la rive droite de la Volga la ville de Svïïasjk et lance un raid contre Kazan. Le Khanat est défait : aujourd'hui, la date de cette défaite est fêtée comme deuil national par le Tatarstan. En 1556, le Khanat d'Astrakhan est également liquidé. Seule reste la Crimée. Ivan IV comprend très vite qu'il ne parviendra pas à la défaire et s'allie avec elle pour conquérir quelques tribus sibériennes. Ivan IV va donc réussir avec l'appui de ses alliés tatars à agrandir considérablement ses conquêtes au sud, riches de terres fertiles et de ressources en pagaille Le Khan de Crimée est allié à l'Empire Ottoman. Ce dernier la protège. Les Ottomans ont un mépris terrible pour la Moscovie mais ont commencé, paradoxalement, à entrer en contact avec elle. Les liens sont principalement commerciaux : ils achètent des faucons aux Russes, des défenses de morses et fournissent de l'or en quantité à Ivan. Une certaine paix, en tout cas une non-agression implicite, est donc installée : tandis que les Ottomans combattent les Perses Safavides, les Ottomans autorisent la paix entre Moscovie et Crimée. Cette sécurité au sud permet à Ivan IV de s'occuper des problèmes à l'ouest et de l'alliance polono-lituanienne. Ses conseillers se déchirent d'ailleurs sur la question : la vision des non-thésauriseurs est de se diriger vers la Crimée pour avoir accès à la Mer Noire. Celle des thésauriseurs préfère l'appât de la Baltique. Ivan IV tranche pour les seconds. Son appétit se fonde sur la Livonie qui se situe entre la Russie et la Baltique. Les chevaliers allemands la possèdent contre l'avis des populations finnoises et lituaniennes, surtout dans un contexte de guerres de religion en Europe. Ivan IV y lance alors ses troupes avec des supplétifs tatars du Khan de Crimée. Des canons immenses sont utilisés et les forteresses livoniennes tombent rapidement. En trois campagnes militaires, les Russes ont accès à la Baltique. Il entre alors en négociation avec la Pologne et échange avec elle la Livonie contre la Courlande. Les Suédois s'arrogent l'Estonie et la Lituanie la Liflandie. L'île d'Esel est cédée au Danemark. Mais l'appétit d'Ian IV le force, après avoir conclu une paix longue avec la Suède et le Danemark, de fondre sur la Lituanie. Le revers est brutal : les Lituaniens détruisent les troupes russes sur les bords de l'Oula. Les Tatars de Crimée abandonnent le champ de bataille et Ivan IV est forcé de reculer. Ivan IV est donc toujours confronté à la puissance polono-lituanienne catholique qui ne le laisse pas s'étendre à l'ouest. Mais il y a aussi l'Europe. Cette dernière est confrontée à un double clivage. Le premier est religieux. Les guerres entre Catholiques et Protestants sont terribles. Le Saint Empire est divisé en deux : les Princes du Nord sont protestants et ceux du Sud sont catholiques. Les Provinces Unies sont protestantes ainsi que la Suisse et bientôt la Suède et le Danemark. L'Angleterre choisit également l'anglicanisme. La France est déchirée mais le catholicisme y rencontre un succès, non sans quelques massacres et quelques politiques oscillant entre tolérance et répression. L'édit de Nantes d'Henri IV et sa conversion au catholicisme viendront sceller un temps les hostilités. Il y a donc un axe protestant qui se crée (Angleterre, Provinces Unies, Danemark, Suède, Principautés Allemandes du Nord) et un axe catholique (Saint Empire du Sud, qui deviendra l'Autriche, l'Espagne, les principautés italiennes et la France). Mais l'autre clivage est plus important encore, il est purement géopolitique. Un géant est né en Europe. Charles Quint, descendant de l'Empereur et des Rois aragonais et castillans, réunit sous le nom des Habsbourg tout le Saint Empire Romain Germanique et l'Espagne. Ce géant richissime qui contient en son sein les Provinces Unies et la puissance coloniale américaine espagnole, a également une armée écrasante. Elle encercle la très peuplée France de François Ier qui produit une alliance de revers en ayant l'outrecuidance de s'allier aux Ottomans qui attaquent les Habsbourg. Le clivage religieux vient complexifier atrocement la situation. Des guerres éclatent dans le Saint Empire et les Provinces Unies se battent contre l'Espagne catholique pour préserver son indépendance. La France, bien que catholique, préserve ses intérêts en s'alliant, contre toute attente, aux Protestants. Les Protestants, avec la catholique France, luttent donc contre les Habsbourg catholiques. Ivan IV va donc évidemment en profiter. Il est contacté par l'Empereur Habsbourg Ferdinand Ier mais les pourparlers n'aboutissent pas à cause de l'alliance avec la Crimée. Ivan IV se tourne donc vers l'axe protestant et commerce sur la Baltique avec les Anglais qui poussent leurs bateaux jusque dans la Moscovie. La haine des Latins est donc plus forte que pour les Protestants nordiques.
Mais, en 1569, un évènement majeur se produit. Cela faisait longtemps que le Royaume de Pologne et le Grand-Duché de Lituanie étaient dirigés quasiment tout le temps par la même personne. Cette fois, c'est officiel : les deux pays fusionnent complètement et un pays unique naît. Ce pays prend le nom de Rzeczpospolita. Il s'agit d'une monarchie élue par la Diète. Un Roi est élu et son successeur n'est pas nécessairement son fils. Une véritable élection royale est organisée à chaque mort du souverain. Ce régime politique inédit en Europe, qui se calque sur l'élection de l'Empereur du Saint Empire, marque la puissance des aristocrates polonais et lituaniens. La première élection est un enjeu politique majeur. Ivan IV se présente à l'élection en s'appuyant sur les nobles lituaniens orthodoxes. Mais il annonce dans son programme vouloir abolir la monarchie élective et installer l'hérédité. Il n'est donc pas un candidat sérieux. Les Habsbourg ont également leur candidat : il est le favori. La Rzeczpospolita est un Etat catholique et le protestantisme y est absent. Il s'agit du fils de l'Empereur d'Autriche, Maximilien. Les Français présentent aussi leur candidat : Henri de Valois, le frère de Charles IX et le fils de Catherine de Médicis. Les nobles polono-lituaniens comprennent vite que se donner à leurs voisins est risqué. Ils élisent donc Henri de Valois contre toute attente, ouvrant une période de relations réchauffées avec la monarchie française qui, par son éloignement géographique et sa haine des Habsbourg, devient un allié de choix. Henri de Valois ne règne que 118 jours. Son frère est mort et il doit prendre sa place sur le trône français. Il devient Henri III. Dans la foulée, le souverain de Transylvanie, Etienne Bathory, un Hongrois, est élu. Celui-ci est profondément anti-moscovite. Ivan IV lui déclare rapidement la guerre. Il se voit obligé de créer une muraille de fortifications au sud-est, un avant poste. On nomme ces fortifications ukraïnyyié : l'Ukraine. Ukraine signifie en effet en russe la périphérie. Cela éclaire d'un autre jour la guerre actuelle que ce nom soit en fait le signe de l'appartenance à la terre russe. Manque de chance pour la Russie : l'Empire Ottoman rompt la trêve en 1569 et attaque la Moscovie pour prendre Astrakhan. En parallèle, Etienne Bathory, le Magyar, préfère les Ottomans aux Moscovites. Il s'était fait élire exactement pour cela. Il modernise l'armée polonaise, la dote de sabres, de haches, de mousquets, achète des mercenaires, crée le corps des hussards, des cavaliers, et mène une guerre horrible aux Russes. Ces derniers, bien qu'accompagnés de supplétifs tatars et équipé par la poudre fournie par la Reine d'Angleterre Elizabeth Iere, se font écraser par Bathory. La Suède se joint d'ailleurs à la Rzeczpospolita et attaque Ivan sur la Baltique. La Moscovie a tout perdu. Ivan IV, désespéré, en appelle à l'Empereur Rodolphe II, séduit le Pape en évoquant hypocritement le Concile de Florence, et la médiation conduit à ce que les Russes récupèrent quelques villes. Mais le gros des pertes est conservé par la Suède et la Rzeczpospolita ce qui retarde d'un siècle la conquête russe en Europe. Elle n'a plus accès au Golfe de Finlande et perd une guerre de vingt-cinq ans. La seule bonne nouvelle est que la Russie s'ouvre encore un accès vers la Sibérie grâce au chef cosaque Iermak. Mais quel gâchis pour Ivan IV. Celui-ci va également compromettre l'avenir de son pays. En 1581, son fils, Ivan Ivanovitch, meurt dans des circonstances étranges. Ivan IV l'aurait assassiné dans un élan de colère. L'héritier légitime est donc son deuxième fils. Mais Ivan préfère Dmitri, fils de sa septième femme. A 54 ans, en 1584, il meurt laissant un énorme flou successoral. Un temps très sombre pour la Moscovie commence.
LE TEMPS DES TROUBLES.
Le temps de Boris Godounov.
Quand Ivan IV meurt le 19 mars 1584, la Moscovie, que l'on peut appeler la Russie, est devenue un Etat comparable à la France, à l'Angleterre ou à l'Espagne, c'est-à-dire un solide trône sans les difficultés que peuvent connaître le Saint Empire Romain Germanique, la Rzeczpospolita ou les Etats Italiens. Cet Etat est centralisé, dispose d'un véritable Gouvernement, d'une conscience nationale, religieuse et culturelle. C'est de fait déjà beaucoup. Mais la Russie est également en pleine crise. Les élites et la population sont complètement traumatisées par la violence profonde de leur Tsar et de son idéologie. La plupart des paysans ont fui leurs terres et l'économie du pays connaît une profonde crise. Surtout, la Russie a été vaincue de manière pour le moins humiliante par la Rzeczpospolita et la Suède, rejoints par l'Empire Ottoman, perdant l'ensemble de ses gains territoriaux pourtant acquis dans une guerre d'une durée de vingt-cinq ans. Le pays est cassé et s'ouvre alors une période que l'on a nommé le temps des troubles : Smouta. Ce terme signifie en effet "trouble" mais il a pris une connotation en russe qui renvoie à la confusion, à la rébellion, à la sédition, à l'insoumission généralisée et à la discorde entre le peuple et le pouvoir. On utilisera ce même terme pour deux autres épisodes historiques : la Révolution Bolchevik notamment, et l'effondrement de l'URSS. Ce temps des troubles va durer jusqu'en 1613 par l'élection de Michel Romanov comme tsar, ouvrant la voie à la deuxième dynastie. Mais d'ici là, de nombreux hommes vont tenter de se relayer à la tête de l'Etat sans jamais ne connaître une véritable légitimité. "Sans tsar, la terre est veuve". Le temps des troubles peut commencer à la mort d'Ivan IV en 1584, ou à la mort du tsarévitch Dmitri en 1591 ou de Fiodor en 1598. Dans ce contexte difficile de successions floues, un phénomène inquiétant grandit à la périphérie de l'Empire, en Ukraine. Cette zone était déjà assez complexe car la proie de la Rzeczpospolita et de l'Empire Ottoman. Mais un peuple semble avoir pris le contrôle de la zone : les Cosaques. Les origines de ce peuple est mal connu : sont-ils les lointains descendants des Polovtsiens ? Des Tatars ? Des anciens nomades türks ? Il semble en tout cas qu'une part considérable d'entre eux soient des paysans en fuite venus de Russie. Les Cosaques n'obéissent plus au pouvoir central, ils mènent leur propre danse et font leurs propres lois. D'une certaine façon, le début de la conscience nationale ukrainienne commence avec la Cosaquerie. Les Cosaques n'hésitent pas à combattre l'Empire Ottoman, les Tatars de Crimée et surtout les Lituaniens qui tentent d'imposer le servage aux paysans ukrainiens tombés sous leur autorité. En Russie, Fiodor doit monter sur le trône bien que son père avait une préférence pour le petit Dmitri. Boris Godounov, un des boïars les plus importants de la fin du règne d'Ivan IV, assure la Régence. Il doit lutter contre d'autres familles de boïars tels que les Chouïski qui ne l'aiment guère, comme ils n'aimaient d'ailleurs pas beaucoup Ivan IV à l'origine. Surtout, Godounov doit gérer la crise économique du pays. Il va prendre la pire décision possible pour l'Histoire de la Russie et qui aura des conséquences tragiques. Constatant que les paysans ont fui et ne se fixent plus sur une terre, Boris Godounov leur interdit leur libre disposition à titre temporaire. Cela a déjà été dit : les paysans avaient la possibilité, chaque année, lors de la Saint Georges, de cesser leur travail sur leurs terres et de s'en aller. Cette possibilité de liberté leur est retirée. Le servage est donc instauré. Boris Godounov va encore plus loin en interdisant les voyages hors des frontières ce qui conduit à l'enfermement du peuple russe dans ses frontières. Cette politique terrible cherche en fait à endiguer un phénomène de crise économique profond et de déstabilisation du pays, marqué par la naissance de la Cosaquerie. A côté de cela, pour parler du positif, Boris Godounov crée un cinquième Patriarcat orthodoxe à Moscou cherchant à confirmer son statut de capitale de l'orthodoxie. Aux élections de la Rzeczpospolita, Godounov soutient la candidature de Fiodor, encore une fois écartée au profit du fils du Roi de Suède, Sigismond III, renforçant l'alliance entre les polono-lituaniens et les Suédois. Cette alliance Rzeczpospolita-Suède-Empire Ottoman maintient sa pression et ne permet aucune manœuvre à la Russie. Pour compenser, Godounov se concentre sur la Kakhétie en Géorgie, sur laquelle il impose un protectorat, et charge les Stroganov d'enclencher une colonisation bien plus intense de la Sibérie. Les Stroganov sont dotés de pouvoirs spéciaux et illimités pour tenter d'y construire des routes. En 1567, les explorateurs Petrov et Ialytchev avaient découvert la Chine et informé le Tsar de l'existence d'un pays extraordinaire. Ils n'avaient pas pu à l'époque contacter l'Empereur de Chine pour des raisons linguistiques et surtout n'avaient pas apporté de cadeaux. Les relations internationales de la Russie ne sont donc pas à leur beau fixe, étant donné que le pays est de plus globalement méprisé. En 1591, le tsarévitch Dmitri, très populaire car le favori d'Ivan IV, meurt. Une rumeur accuse Boris Godounov de son meurtre. En octobre 1596, un autre coup est porté au prestige de la Russie. Le concile de Brest-Litovsk mené par les évêques orthodoxes de Pologne et de Lituanie annoncent la réunification des Eglises orthodoxes et catholiques ce qui donne un grand coup à l'autorité du nouveau Patriarche de Moscou. Les anciens orthodoxes de la Rzeczpospolita ont tout à fait le droit de conserver leurs rites et leurs liturgies mais ils reconnaissent désormais l'autorité du Pape de Rome. Ces nouveaux orthodoxes sont nommés les uniates. La Rzeczpospolita impose l'orthodoxie uniate de force en Ukraine, deuxième élément avec la Cosaquerie qui fonde un fort particularisme local. Fiodor mort en 1598. La dynastie de Vsevolod la Grande Nichée est éteinte. Le trône est totalement vacant. La Russie est dans une crise immense.
La Russie ne s'imagine pas vivre sans Tsar. Très vite, des prétendants tentent de s'imposer. Les Romanov tentent déjà, par leur lien ancien avec Ivan IV, de former une nouvelle dynastie. Un vieil opritchnik, Bogdan Bielski, propose également sa candidature. Surtout, le Régent Boris Godounov fait savoir qu'il serait ravi de devenir Tsar. Comment trancher ? Le Patriarche Job, seule autorité incontestable, mais créée par Godounov faut-il le rappeler, va profiter de son nouveau poste pour proposer une manière noble de régler l'affaire en réunissant un Zemski Sobor, une sorte d'Assemblée regroupant des représentants des clercs, de militaires, de fonctionnaires et de bourgeois. Les fidèles de Godounov manipulent les élections en sélectionnant les plus dociles, agitent de fausses nouvelles et parviennent à l'élection de l'ancien régent comme Tsar. Du haut de sa légitimité populaire, Boris Godounov prête serment dans une Eglise, jure de ne pas verser le sang pendant cinq ans et récompense généreusement les candidats malheureux Bielski et Romanov. Boris Godounov peut donc continuer sa politique à la tête de l'Etat et met en place, loin de ses publiques bonnes intentions, un vaste réseau de police secrète alimentée par les informations de mouchards. Changeant de méthode à l'internationale, Godounov essaie de faire la paix avec ses voisins, invite des marchands allemands et leur octroie des privilèges ainsi même qu'un Temple Protestant. Le nouveau Tsar se réconcilie avec la Suède et le Danemark. Il envoie des nobles se former en Angleterre, en Allemagne et en France. Une véritable armée est formée, le Français Margeret prend sa tête et des mercenaires, à peu près 2 000, sont recrutés chez les Allemands, les Grecs, les Suédois et même des Polonais. Boris Godounov pousse l'occidentalisme jusqu'à inciter les soldats à se raser la barbe, grand classique de ce courant de pensée. Mais Boris Godounov est méprisé. Sa légitimité n'est pas prise au sérieux et sa politique étrangère révulse le peuple russe. D'importantes famines frappent le pays entre 1601 et 1603 : des paysans se mettent à se révolter, à piller et à fuir, venant nourrir de nouveau les rangs de la Cosaquerie. Un phénomène incroyable, typiquement russe, voit le jour : celui des Imposteurs. Une rumeur court pour le peuple russe : le tsarévitch Dmitri aurait survécu. Cet enfant ne serait pas mort et lèverait une armée pour renverser l'usurpateur. Cela crée un véritable espoir dans la société des paysans déclassés, des nobles frustrés et des Cosaques. Bientôt, l'homme apparaît, accompagné de Cosaques. Mais Dmitri est mort. Qui est ce Faux-Dmitri ? Il s'agit d'un homme étrange, un ancien serviteur des Romanov, devenu moine, qui s'est défroqué, et a obtenu le soutien financier d'une famille Polonaise puissante, les Wisniewicki, de Jésuites et de boïars anti-Godounov. Cet homme porte comme nom de naissance Grigori Otrepiev. Cette rumeur terrible et persistante, qui soulève les foules, inquiète à raison Boris Godounov qui réclame avec force aux Wisniewicki qu'on lui livre le Faux-Dmitri sans succès. Les Polonais refusent et le Faux-Dmitri épouse une princesse polonaise extraordinaire, la séduisante Marine Mniszek. L'escroquerie prend à une échelle préoccupante. Le Patriarche Job, l'obligé de Godounov, dénonce l'imposture et évoque un complot juif, latin et luthérien. Mais le Patriarche est bientôt remplacé par un Grec, Ignace, partisan du Faux-Dmitri. L'ancienne tsarine Maria devenue nonne est sortie de son cloître et reconnaît son fils. Le pays se soulève et Boris Godounov est renversé. Le 30 juillet 1605, le Patriarche Ignace couronne le Faux-Dmitri, le mystérieux Grigori Otrepiev.
Le défilé des Tsars jusqu'au chaos.
Le Faux-Dmitri, invention totale des boïars anti-Godounov, des Polonais et des Cosaques, est donc installé sur le trône de Russie accompagné de sa femme extraordinaire et ambitieuse, Marie Mniszek. Sa politique n'est même pas mauvaise. Hostile à la terreur, il estime devoir régner par "la grâce et les largesses" sur ses sujets russes qu'il semble aimer. Partisan de la tolérance religieuse contre l'avis des prêtres orthodoxes, apôtre de la liberté du commerce, de la liberté de circulation y compris en dehors de la Russie, persuadé de l'importance de l'instruction, Otrepiev tente d'impulser une politique de renouveau législatif. Mais Otrepiev a de l'orgueil et a rapidement oublié d'où il venait et qui l'avait fait. Il trahit d'abord la Rzeczpospolita, cesse de servir ses intérêts et songe même à en occuper le trône, ce qui irrite fabuleusement Sigismond III. Surtout, il oublie étrangement que les Nobles autour de lui savent très bien que le véritable Dmitri est mort. Ils supportent de moins en moins bien l'arrogance du Faux-Dmitri et font rapidement courir le bruit de l'usurpation dans le peuple de Moscou. Le Faux-Dmitri voit rouge et condamne à mort Vassili Chouïski, l'un des boïars les plus influents autour de lui. Il le gracie sur le billot laissant dans l'esprit de Chouïski un fort sentiment d'humiliation. Cela n'est pas pardonné. Les conjurés nobles se rapprochent des Polonais et proposent à Sigismond III de placer Ladislas, son fils, sur le trône russe. Onze mois après son arrivée sur le trône, après son mariage en mai 1606, le Faux-Dmitri est assassiné par des prisonniers libérés par Chouïski. L'homme est dépecé, incinéré et ses cendres sont tirées au canon en direction de la Pologne, laissant une Marie Mniszek en furie et un Roi Polonais furieux d'être floué. Vassili Chouïski, qui avait failli voir sa tête coupée quelques temps plus tôt, ceint la couronne pour sept années. L'homme n'est élu que par la curée. Lors de son entrée en fonction, il dénonce l'usurpation de Grigori Otrepiev et jure sur la croix de ne pas abuser de son pouvoir et de rendre une justice authentiquement juste, exactement comme le Faux-Dmitri l'avait fait avant lui. Vassili Chouïski va même encore plus loin parce qu'il fait le serment de ne pas prendre de décision sans avoir consulté la Douma, ce qui instaure un régime de monarchie contrôlée caractéristique du Temps des Troubles. Aucun Tsar n'a la légitimité pour être un authentique autocrate. On se contente donc d'être un Roi limité. Le problème vraiment fondamental de Vassili Chouïski est clairement sa légitimité croupionne. Il s'agit d'un boïar comme un autre qui n'a pas de sang byzantin ou des anciens Princes de Russie. Contrairement à Godounov, il n'a pas été choisi par un Zemski Sobor. Contrairement au Faux-Dmitri, il n'a aucun appui populaire, bien au contraire, il est considéré comme un opposant à l'ancien Ivan IV, et dans un peuple bercé de l'illusion que la descendance du Terrible Tsar est encore vivante, ce n'est pas très bien perçu. Cet homme de 57 ans est à peine toléré en Russie mais est profondément haï dans les marches et la périphérie de l'Empire. Le Patriarche Hermogène tente de faire changer d'avis les villes hostiles au nouveau Tsar mais sans succès. Alors que l'Etat se fracture, une forte révolte paysanne, presque une révolution, menée par le voïévode Ivan Bolotnikov, soulève le pays. Des milliers de paysans, de Cosaques et de kholops assassinent des Boïars aux quatre coins de la Russie. On ne parvient à l'arrêter qu'en 1607 quand Bolotnikov est aveuglé puis noyé. Mais, très rapidement, un nouveau Faux-Dmitri (ça commence à faire beaucoup), surnommé le Brigand de Touchino, fait son apparition grâce aux manipulations de Marie Mniszek qui fait croire que son époux n'est pas mort, ce qui donne une idée du caractère extraordinaire du personnage. La sauce prend de nouveau puisque les opposants à Chouïski se rangent de son côté ainsi que le noble lituanien Alexander Josef Lissowski. Sans doute savent-ils très bien que cet homme n'est ni Dmitri, ni le deuxième Faux-Dmitri Otrepiev, mais un obscur Juif nommé Bogdanko. Néanmoins, le gros des paysans, des Cosaques et de la piétaille sont persuadés que tout cela est vrai. Il faut comprendre que dans ce pays, à cette époque, on ne connaît pas le visage de ses souverains et on dispose encore moins de tableaux, voire de nouvelles actualisées. Très vite, le pays est fracturé. Vassili Chouïski est soutenu au nord, et le Faux-Dmitri au sud. Les alliances sont donc obligées de se rebattre. Si le deuxième Faux-Dmitri a le soutien de la certains lituaniens, Vassili Chouïski est contraint, la mort dans l'âme, de solliciter le soutien de l'autre ennemi mortel : la Suède. Forcé de donner de beaux cadeaux a cette courtisée, Vassili Chouïski lui restitue les seuls terres récupérées. Le Roi Sigismond III voit là une trahison, d'autant qu'il souhaite de longue date récupérer le trône de Suède, étant le fils du Roi de Suède. Le Brigand, s'étant installé à Touchino, pousse le bouchon jusqu'à nommer son propre Patriarche, le Patriarche Philarète. Il y a donc deux tsars : le Tsar Chouïski du Patriarche Hermogène à Moscou, et le Tsar Brigand du Patriarche Philarète à Touchino. Le pays est donc complètement coincé. Trois solutions existent donc à ce stade : se ranger du côté de Vassili Chouïski allié à la Suède, se ranger du côté du Brigand de Touchino allié à certains lituaniens et à des nobles ainsi qu'à Mniszek, ou alors se diriger carrément vers la Pologne, ce qui serait une solution extrême mais efficace. En effet, Sigismond III en veut à mort à Vassili Chouïski pour son alliance avec la Suède, mais n'a pas beaucoup plus de tendresse pour le clan des Mniszek qui lui avait proposé le trône puis s'était parjuré. En 1610, un coup de théâtre intervient : le Brigand est trahi par les siens au profit du puissant Roi polonais qui veut imposer son fils comme Tsar, Ladislas. On a donc choisi la solution la plus extrême. Le rapport de force devient complètement déséquilibré : le 24 juin 1610, les troupes polonaises aux supplétifs cosaques, russes et paysans écrasent Vassili Chouïski à Moscou. Ce dernier est renversé. Un Gouvernement des 7 Boïars convoque un Zemski Sobor rapide qui valide Ladislas, le fils du Roi Polonais, comme Tsar. Les conditions qu'a accepté Ladislas sont les suivantes : les postes officiels doivent être conservés aux Russes, l'interdiction de construire des églises catholiques et l'obligation de se convertir à l'orthodoxie. Cela irrite beaucoup Sigismond III qui ne tolère pas que son fils se renie.
Le Tsar Ladislas accepte totalement le principe de la monarchie contrôlée, laissant aux Boïars un important pouvoir. Mais le fait qu'un polonais occupe la place de Tsar semble absolument insupportable à l'ensemble de la population russe. De fait, cela n'est pas possible et s'est révélé être un coup de poker très bon à court terme, mais catastrophique sur le long. Même le père de Ladislas, Sigismond III, n'accepte pas ce qui est considéré comme une élection contre-nature. Surtout, depuis l'élection, les Suédois ont vu leurs appétits s'aiguiser. Ils assiègent Novgorod en août 1610 et s'emparent d'une part considérable du littoral russe en 1611. C'est une très mauvaise nouvelle pour la Russie qui voit encore plus son horizon principal, l'appât de la Baltique, s'éloigner. Sigismond III, aussi, continue la guerre contre son renégat de fils. Le Patriarche Hermogène va devenir le catalyseur de ce mécontentement et organise, en secret, une révolte contre le Tsar Ladislas, les Polonais et leurs collaborateurs boïars les plus acharnées au premier rang desquels Mikhaïl Saltykov. L'emprisonnement d'Hermogène et sa mort en prison déclenchent un mouvement de sursaut national, l'opoltchénié, qui devient un mouvement révolutionnaire. Moscou est réduite en cendres et Ladislas est chassé du pouvoir. Un Triumvirat (Troïénatchalniki) composé de Liapounov, Troubetskoï et de Zarucki, trois boïars puissants, s'installent afin de préparer la suite. Mais l'un d'eux, Zarucki, a dans sa poche des alliées de taille pour peser sur les évènements. Il s'agit de la fabuleuse Marie Mniszek, princesse polonaise avec son armée de cosaques, qui vient d'accoucher d'un fils. Ce Triumvirat tente d'instaurer de l'ordre et renforce le servage. Mais bientôt, le 22 juillet 1611, Zarucki trahit et se saisit du pouvoir pour imposer le "Petit Brigand", le fils de Marie Mniszek, sur le trône de tsar, et en assurer la Régence. Ce coup de génie de Marie Mniszek est surtout très dangereux : les Polonais ont pris un peu plus tôt Smolensk et les Suédois du Roi Gustave Adolphe ont pris Novgorod. La situation en Russie est donc devenue catastrophique : l'effondrement étatique est total. L'élite est discréditée, aucun leader ne s'impose réellement, des mouvements spontanés fleurissent partout pour diverses causes et les marges s'autonomisent quand elles ne sont pas annexées. Ce pouvoir de Marie Mniszek n'est pas du tout toléré dans le peuple. Un grand mouvement s'intensifie dans le pays, menés par le Prince Dmitri Pojarski et le Boucher Kouzma Minine, et il a une cible claire : le "Petit Brigand" et les Polonais. Cette reconquête fonctionne et l'insurrection renverse Marie Mniszek. En 1612, Moscou est libre et le trône est de nouveau vacant. Cette fois-ci, les choses sont prises bien en main. Des élections sont organisées et un Zemski Sobor est destiné à choisir définitivement un nouveau Tsar. Sont exclus d'office Ladislas, Sigismond III et le Suédois Philippe. Il y a un candidat qui semble évident pour tout le monde : le Boïar Vassili Golytsine. Mais, très rapidement, les élections vont surprendre l'ensemble de la Russie. Le 7 février 1613, Michel Romanov est élu Tsar à l'issue de deux semaines d'enquête. Le 21 février 1613, Michel Romanov, sans opposition notable, est proclamé Tsar au Grand Palais du Kremlin. Cet homme est assez bête et est sous l'influence de sa mère, Marfa. Son principal intérêt est qu'il provient de la famille la plus respectée de Russie, parce qu'elle a été alliée à Ivan IV, et qu'elle n'a pas trempé dans les affres politiques des autres grandes familles. Surtout, le père de Michel est Philarète, un brillant tacticien très respecté, emprisonné en Pologne, ami des Cosaques et des anti-imposteurs, soit la synthèse parfaite nécessaire à la réconciliation de tous les Russes. En réalité, ce n'est pas Michel qui a été choisi par le Zemski Sobor mais bien son père. Son emprisonnement rend la chose compliquée et les délégués attendent tout simplement son retour pour qu'il dirige la politique de la Russie au nom de son fils. Ce choix est très bon. Les Romanov ne quitteront le pouvoir que trois siècles plus tard. Mais, en attendant, Michel règne sur un pays brûlé, ruiné, dont les paysans fuient en tout sens, dont l'armée a été presque intégralement détruite et qui a été annexée complètement, au niveau de la Baltique, par la Rzeczpospolita et la Suède. Dans ce contexte, Michel doit se recentrer sur l'essentiel de la politique russe : la centralisation autour de Moscou, l'accès à la Mer Baltique et à la Mer Noire, la libération du joug tatar et la défense de l'orthodoxie face aux Latins Catholiques. Tout un programme.
LES PREMIERS ROMANOV : UNE LENTE RECONSTRUCTION.
Le règne de Michel Romanov.
Michel Romanov est un homme du Zemski Sobor. Ce n'est donc pas étonnant s'il rétablit la tradition du Temps des Troubles en renonçant à la monarchie absolue. Toutes les affaires importantes sont gérées par le Zemski Sobor qui accepte de donner sa légitimité au Tsar. Ce dernier a par ailleurs des liens lointains avec Ivan IV le Terrible, et peut donc se targuer d'une sorte de légitimité divine. Mais, en réalité, ces subtilités ne sont que de façade. Le premier Romanov est la chose du Zemski Sobor. Michel Romanov doit commencer par donner quelques gages. Il châtie Zarucki par le supplice du pal et le fils de quatre ans de Marina Mniszek est pendu haut et court. Romanov enclenche également une très forte répression contre les pillards. Mais, curieusement, l'urgence est ailleurs. La Rzeczpospolita et la Suède sont en Russie et leurs armées avancent. Michel Romanov et ses conseillers savent que la Russie n'a plus aucune armée de taille et prête à faire la guerre. S'il imagine mettre en place un impôt pour la reformer, le délai n'est pas assez important et surtout, dans un contexte de fuite généralisée, est impossible à mettre en place à ce stade. Pour autant, par l'intermédiaire d'Anglais et de Hollandais, Michel Romanov parvient à obtenir une paix avec la Suède de Gustave Adolphe. Novgorod est même restituée aux Russes. Il faut dire aussi que la Suède n'a plus vraiment la Russie en ligne de mire, estimant qu'elle n'est plus vraiment un grand danger, une fois la Baltique récupérée. En 1617, les relations se sont dégradées entre la Rzeczpospolita, le Danemark et la Suède. En plus, la Guerre de Trente Ans se profile et la Suède lorgne désormais vers l'Allemagne du Nord. La même année, Ladislas revient avec son armée de Cosaques en Pologne. Malgré sa force, il ne parvient pas à reprendre réellement le trône et Sigismond III se résout à conclure une paix de quatorze ans avec la Russie. Malheureusement, Smolensk reste polonaise. Si Ladislas ne renonce pas officiellement au trône, le père de Michel, Philarète, est libéré et rentre à Moscou. Quand il revient, il s'empare du pouvoir de fait et prend le titre de Veliki Gossoudar, c'est-à-dire Grand Souverain. Cette fois-ci, et même si Michel n'avait pas commis de bêtises réelles, il se charge des affaires de l'Etat à l'image d'un Richelieu. Comme son fils et le Zemski Sobor, il sait que toute victoire militaire contre la Suède, la Rzeczpospolita, ou l'Empire Ottoman, est impossible. Il faut se reconstruire et former une armée. Pour cela, il faut rétablir la fixité du pays et donc dégager des ressources fiscales. Philarète met en place un véritable cadastre avec un système de fermages. Des impôts sont élaborés ainsi que des monopoles. Philarète décide de lutter contre la corruption endémique des recenseurs et collecteurs d'impôts. A l'échelle locale, il crée l'institution des starostes élus ou nommés, des chefs de goubas, pour assurer la sécurité contre les pillards et même faire œuvre de justice avec autorisation étatique. Bien sûr, il faut être honnête : toute cette architecture efficace n'a de sens que si des agriculteurs cultivent la terre. Et si ceux-là ne le peuvent pas, alors il faut les y obliger. Le servage est donc strictement renforcé par Philarète et on interdit encore plus strictement les sorties de territoire. Les ressources fiscales recommencent donc délicatement à entrer dans les caisses de l'Etat. Le servage devient la clef du système économique et les paysans n'ont plus aucune liberté civile. Mais ce n'est pas encore suffisant. Philarète est contraint, malgré les fortes réticences internes, d'accorder de beaux privilèges commerciaux aux étrangers à l'ouest, et notamment aux Allemands. Philarète intensifie les échanges commerciaux avec la Chine sur l'Ob et avec la Perse sur la Volga. La Russie trouve en l'Angleterre, partenaire ancien, un véritable fournisseur de produits manufacturés. De là, elle noue des liens commerciaux avec tous les pays protestants tels que les Provinces Unies, la Suède ou le Duché du Holstein. Philarète tente un temps de conclure une alliance matrimoniale avec le fils de Christian IV, Roi Danois, Waldemar, mais celui-ci refuse de se convertir à l'orthodoxie et est séquestré en Russie pendant deux années. En partant de là, de ces ressources fiscales et commerciales, Philarète peut construire un embryon d'armée, chapeautée par des formateurs étrangers, et composée de nombreux mercenaires. Surtout, des armes à feu modernes, comme les mousquetons à mèche, les carabines et les pistoles sont fournies à ces nouvelles armées. Malheureusement, et malgré ce beau relèvement, les victoires militaires ne sont pas encore au rendez-vous.
En 1632, Sigismond III meurt. La Rzeczpospolita doit élire un nouveau Roi et choisit son fils, Ladislas IV, comme Souverain. La Russie a alors 58 canons, 32 000 hommes, 4 000 mercenaires suisses et allemands. Michel veut profiter de la période de fragilité profonde du pays en pleine élection pour l'attaquer. Il nomme le Boïar Mikhaïl Cheïne pour commander l'armée. L'homme avait déjà pu protéger Smolensk auparavant. Néanmoins, l'armée se fracasse sur le rouleau compresseur polonais de Ladislas IV. Le Tsar Michel est tellement en rage qu'il fait exécuter Cheïne avec ses enfants comme punition, ce qui témoigne du sérieux de la situation. Là où les Russes ont encore de la chance, c'est que Ladislas IV ne pousse pas ses victoires et cherche la paix. Un évènement vient de se produire en Suède : Gustave Adolphe est mort et sa fille, Christine, n'a que six ans. Ladislas IV sent que le rêve de son père, de reprendre la Suède, est à sa portée. La Russie n'est plus une priorité et une Paix de Polianovska est signée. Elle reste toutefois très floue. Michel l'a donc échappé belle. Dans une Europe en pleine Guerre de Trente Ans, dans un contexte de rivalités géopolitiques et religieuses, l'axe protestant allié à la France catholique capétienne affronte l'Autriche des Habsbourg ainsi que l'Espagne. La France a ici un drôle de rôle puisqu'elle est catholique, mais préfère privilégier ses intérêts géostratégiques. Antiprotestante chez elle, elle s'allie à eux à l'extérieur. Cette politique, de Henri IV à Louis XIII, reste constante, surtout avec la magnifique impulsion de Richelieu. La France entend bien détruire l'Empire des Habsbourg même s'il faut s'allier aux satanés Réformés. Pour cela, outre l'alliance protestante, elle a un autre allié : l'Empire Ottoman. Très naturellement, les Turcs cherchent à se rapprocher de la Russie pour qu'elle détruise la Pologne de Ladislas IV, l'ennemie des Protestants en Suède et des Allemands. Le Tsar est donc mis en possession d'arbitre. Spontanément, de par sa politique économique, elle aurait dû choisir l'axe protestant, la France et l'Empire Ottoman. Cela correspondait réellement à ses intérêts. Mais Michel sait que la Rzeczpospolita a les moyens de la détruire sur le champ de bataille. Inopinément, Michel Romanov tente le tout pour le tout et envoie une armée de Cosaques à l'assaut de l'Empire Ottoman. Ces derniers prennent la ville d'Azov aux Turcs qui, surpris par cette attaque, échouent leur siège de reconquête. Les Russes, armés en munition, conservent Azov. Mais, soudain, Michel finit par changer d'opinion et restitue Azov aux Turcs. Cette brusque volonté de conquête a été brisée par le fait que l'axe protestant est trop présent en Russie et que son influence est fort grande. Par cette manœuvre, Michel montre malheureusement sa grande fragilité dans le concert international. Comme toujours depuis longtemps, les seuls réels succès russes se trouvent en Sibérie. En 1630, les Russes atteignent la Iéna. Les fourrures sont l'intérêt principal de l'économique et Iakoutsk est fondé en 1632. Michel fait le choix de déporter par la force des serfs en Sibérie, et à les soumettre à un impôt d'un dixième de leurs récoltes. Bien sûr, des paysans fuient encore. Néanmoins, Michel veut compenser les terres perdues de l'ouest à l'est. Commercer avec les Chinois sur le fleuve Amour est aussi un intérêt stratégique. Le 12 juin 1645, Michel Romanov meurt. Il avait eu deux épouses, Maria Khlopova et Maria Dolgorouski. Mais il n'a eu des enfants qu'avec Eudoxie Strechneva qui lui donne dix enfants, dont six morts en bas âge. Il y a trois filles, Irina, Anna et Tatiana. Mais aussi un fils, Alexis.
Le règne d'Alexis le Très Paisible.
Le jeune fils de Michel, Alexis Mikhaïlovitch, a seize ans quand il monte sur le trône de Russie. Ce jeune garçon doux, affable, cultivé, surnommé "le Très Paisible" est en plus très croyant, biberonné aux œuvres liturgiques les plus pointues depuis sa plus tendre enfance. Ce garçon parfois immature, de temps à autre colérique, amateur de chasse aux faucons, et qui répugnait à la guerre et à la mort, arrive sans doute au pouvoir à un mauvais moment. Michel et Philarète avaient réussi à créer un système fiscal imparfait ayant permis la fondation d'une armée tout aussi imparfaite. Mais c'était un début prometteur qu'Alexis doit parachever, et rapidement, avant que ses voisins ne se détournent de la guerre européenne pour s'occuper de la Russie. Mais ce nouveau système fiscal, et ce servage, ne sont pas populaires du tout dans un pays encore en effusion régulière. Le très orthodoxe Alexis ne va pas spécialement soigner sa popularité en interdisant en 1648 "les jeux laïcs, œuvre du diable, des chansons et ignominies". La sanction n'est évidemment qu'une bastonnade mais elle témoigne tout de même d'un Tsar, dans sa jeunesse, assez rigoriste. Sur ce point, il se détendra en se mariant à sa deuxième épouse, Natalia Narychkina, qui l'incitera par sa culture à autoriser de nouveau le théâtre et les spectacles. C'est surtout la question de la taxation du sel, qui cause une dure révolte à Moscou, qui passera très mal. Le règne d'Alexis commence donc par une forme de continuité avec la politique de son père mais aussi à une forme de retour à l'orthodoxie morale. Le temps des troubles avait un peu, il faut bien le reconnaître, mis la question religieuse sur le côté. Alexis est attaché à ces devoirs moraux et insiste sur l'interdiction de fumer, de priser, et la régulation de la boisson et des rites. Néanmoins, son côté théologien le persuade très vite qu'il ne suffit pas d'un système fiscal efficace pour redresser le pays. Outre la religion, il souhaite redonner un corps à la Russie, c'est-à-dire des règles institutionnelles compatibles avec l'anthropologie du peuple. Il faut bien comprendre que les structures familiales diffèrent selon les zones géographiques. Le système familial russe est très particulier et diffère des structures européennes par son manque profond de liberté pour l'individu, bien qu'il soit égalitaire. L'Historien Ivan Zabeline avait d'ailleurs très bien compris cela en parlant de système familial communautaire. Dans le "rod" russe, la famille compte plus que l'individu. Celui-ci n'est pas autorisé à quitter la lignée pour fonder la sienne et doit rester auprès des siens. Les femmes y sont des objets d'échange entre famille et l'endogamie est la règle. Ainsi, et c'est toute la différence avec l'Europe Occidentale, notamment française et anglo-saxonne, on ne se détache pas facilement de sa famille. La famille nucléaire n'existe pas. Seule la lignée communautaire a un sens. On comprend très vite pourquoi une liberté politique est rendue possible à l'ouest et pas à l'est, puisque les hommes sont soumis à l'autorité de leur père et de leur famille. Le Tsar Alexis semble le savoir et renforce en ce sens le poids de l'obchtchina, c'est-à-dire la communauté paysanne villageoise. Cette communauté regroupe des agriculteurs libres, distribue les lopins de terre, décide par assemblée générale ceux d'entre eux qui doivent partir à l'armée et l'imposition y est solidaire. Si l'un ne paie pas, les autres paient pour lui. Ce système permet aux paysans de s'auto-gérer et de s'appliquer par eux mêmes les plus graves sanctions si l'un tentait de fuir. En effet, un paysan en fuite viendrait aggraver l'impôt de chacun. A côté de cela, le servage est complet pour les agriculteurs non propriétaires de leur terre. Il leur interdit définitivement de quitter leur faubourg ou leur terre. Le serf est la propriété privée du détenteur de la Terre. Le kholops est un agriculteur serf qui exploite une terre appartenant à l'Etat. Dans son nouveau recueil de Lois, l'Oulojénié, Alexis distingue quatre types d'habitants de la Russie : les hommes de service (toujours les mêmes), les gens de taille des faubourgs, les gens de taille des campagnes et les kholops. S'appuyant sur les anthropologies de ses paysans, il leur fournit un piège total pour empêcher toute émancipation. Pour faire fonctionner ce système amélioré, Alexis renforce les "Prikazes", des Ministères, qui contrôlent les voïévodes, des militaires prenant désormais le rôle de "Préfet" de province. Les voïévodes répondent devant les Prikazes. Consigne leur est donnée d'appliquer les peines plus souvent. La Russie devient une prison autoritaire nécessaire à sa reconstruction, notamment sur la scène internationale.
Contre toute attente, ce n'est pas la réforme sociétale et juridique d'Alexis qui va lui causer le plus de problèmes, mais bien sa politique religieuse. On l'a vu, Alexis le Très Paisible est un homme rigoriste, ne supportant pas les vices divers de la société. Son règne est marqué par la naissance d'un "Raskol", c'est-à-dire d'un Schisme. Ce Schisme, qui donnera naissance à ceux que l'on appelle "les vieux croyants", n'est pas du tout comparable aux schismes européens qui sont des séparations doctrinaires. Ici, cela est très différent et il faut remonter au fil des évènements. Alexis le Très Paisible nomme en 1652 Nikone comme Patriarche de Moscou, et ce après l'avoir supplié à genoux de bien vouloir se charger de cette tâche. Nikone, qu'Alexis surnomme "Grand Soleil Rayonnant", "mentor des âmes et des corps", a réussi à mettre le Tsar sous son emprise. Quel personnage particulier que ce Nikone : fils de paysan, d'un père tchérémisse et d'une mère tatare, il devient pope à vingt ans grâce à son intelligence. Seulement, ses trois enfants meurent et il décide de faire entrer son épouse dans les ordres et de se faire moine. Petit à petit, il grimpe les échelons, rencontre le Tsar et devient métropolite de Novgorod. Il agace tout le monde en forçant le Tsar à réhabiliter le Métropolite Philippe tué par Ivan IV. Alexis est contraint de donner des excuses publiques. Pour autant, le voici Patriarche en 1652, et les boïars sont tous forcés de prêter serment à Nikone. Ce dernier va initier Alexis aux écrits grecs et à sa culture, et le persuade qu'il est nécessaire de revenir aux sources de l'orthodoxie byzantine et de la délester des ajouts russes et slavons qui salissent le message originel du Christ. Il propose de tout revoir, de reprendre les anciennes liturgies grecques et de délester les traductions de leurs erreurs. Alexis accepte avec enthousiasme ce retour au source des bonnes pratiques mais, bientôt, les autres clercs ainsi que le peuple y voient une atteinte à leur formalisme russe, à leurs liturgies et à leurs repères religieux. C'est un coup porté à leur identité. Ces "vieux croyants", attachés à leurs rites, hostiles à la Grèce en raison du Concile de Florence et de sa chute face aux Ottomans, méprisent l'orthodoxie byzantine et voient son imposition comme une insulte à leur foi. Les opposants deviennent très vite majoritaires, et leur chef de file, Avvakoum, grand auteur, mène la lutte jusqu'en prison. Des suicides collectifs de vieux croyants en panique constellent le pays de sang au grand dam d'Alexis qui ne comprend pas ces réactions, et maintient sa confiance au Patriarche Nikone. Il va même jusqu'à martyriser deux femmes de boïars adhérant au mouvement des vieux-croyants. Tandis qu'Alexis répète à l'envie "Je suis russe, fils de russe mais ma foi est grecque", les vieux-croyants sont attachés à une orthodoxie nationale. Un véritable clivage se forme entre l'élite grécophile et la majorité des vieux-croyants. La situation devient dramatique quand les assassinats se multiplient et que les Boïars commencent à douter d'Alexis : rappelons nous le Temps des Troubles n'est pas si loin. Finalement, le Patriarche Nikone donne lui même l'occasion à Alexis d'affirmer son pouvoir. L'homme de foi insinue que son autorité spirituelle est supérieure à celle du Tsar. C'en est trop pour Alexis qui choisit de se séparer de Nikone qui retourne à son Monastère. Pour autant, Alexis ne revient pas sur la réforme nikonienne et a construit un véritable fossé avec son peuple. Ce fossé, ce Schisme, entre dirigeant et peuple est une constante de l'Histoire russe et semblera toujours exister, voire s'aggraver, comme si le Tsar vivait dans un autre cosmos que les gens qu'il est censé commander et inspirer.
Il ne faut pas omettre non plus le problème de la situation géopolitique du pays. La nouvelle armée de Russie a été vaincue et n'est que relative. La Suède, la Rzeczpospolita et l'Empire Ottoman sont des ombres menaçantes qui n'ont besoin que d'un signal pour détruire définitivement la Russie. A la périphérie de cette dernière, l'Ukraine va devenir la poudrière de la région. Il est d'ailleurs incroyable comme son emplacement est stratégique pour tous. A l'époque, personne ne parlait véritablement d'Ukraine : il y a avait des Ukraine correspondant aux différentes marches de l'Empire. Le terme utilisé était celui de Petite Russie et correspond en fait à la Rus de Kiev des origines. Cela est marquant car les Russes sont persuadés que les Ukrainiens sont russes, mais eux se vivent comme indépendants. De fait, ils ne parlent pas tout à fait la même langue et le schisme uniate a séparé en partie les Russes et les Ukrainiens. Depuis longtemps, une partie immense de l'Ukraine est contrôlée par les Lituaniens. Depuis l'Union de Lublin en 1569, c'est la Rzeczpospolita qui l'administre. Il faut bien dire que, depuis la victoire des Polonais contre Ivan IV, la cohabitation se passe mal. Les Lituaniens ne connaissaient pas le servage mais les Polonais l'imposent aux paysans ukrainiens, en passant notamment par des intermédiaires Juifs envoyés dans la région comme représentants des propriétaires. Cela crée une atmosphère de haine profonde entre les Ukrainiens et les Juifs. Dans ce contexte, la Cosaquerie reste une force militaire d'équilibre et se met au service des uns et des autres, selon les intérêts du moment. Ils n'hésitent pas à combattre les Tatars, les Ottomans, les Polonais et les Russes pour protéger une forme d'indépendance. Un nombre important de serfs en fuite, aussi bien venant d'Ukraine que de Russie, vient nourrir les rangs de la Cosaquerie. A cette époque, l'ennemi numéro un n'est plus Moscou mais bien la Pologne qui opprime réellement les paysans surtout qu'en 1638, les Polonais avaient forcé les Cosaques à abandonner l'élection de leur hetman, leur chef politique. Bientôt, un cosaque, Boris Khmelnitski vit un drame familial qui va tout changer. Sa femme est violée par un noble polonais et son fils de dix ans est fouetté à mort. Il n'en faut pas plus pour que celui-ci lève une armée de cosaques et de paysans prête à en découvre contre les nobles polonais. Après s'être allié avec les Tatars, Khmelnitski enchaîne des victoires en série contre les Polonais et organise l'un des premiers proto-génocides juifs de l'Europe. Les Juifs avaient été utilisés par les Polonais pour réaliser leurs basses œuvres en Ukraine et en paient un prix fort. Malheureusement, les crimes des cosaques vont lancer l'habitude des pogroms en Europe de l'Est et se répliqueront partout. Le Roi Polonais Jean-Casimir est contraint de signer une paix avec les Cosaques, s'engageant à ce que ces derniers s'administrent eux-mêmes et à ce que les Juifs et les Polonais quittent l'Ukraine. Le Traité de Zboriv en 1649 n'est malheureusement jamais respecté car les Polonais attaquent de nouveau. La liquidation de la Rzeczpospolita et l'Union ne leur est pas possible. Khmelnitski est très vite contraint de demander le soutien du Tsar Alexis. Ce rapprochement est évidemment un peu forcé et ne masque pas les larges luttes menées entre Cosaques et Russes au moment du Temps des Troubles. Alexis, encore influencé par Nikone, accepte d'aider les Cosaques, de leur conserver leur autonomie, leurs droits, leurs franchises, leur hetman mais à condition de se réintégrer séance tenante dans la Russie. Le 8 janvier 1654, la Rada cosaques accepte. Le Tsar Alexis s'empare de Smolensk et annexe la totale actuelle Biélorussie. Il rattache également la Moldavie. Ses beaux succès militaires donnent du baume au cœur des Russes qui remportent enfin des victoires.
Néanmoins, le Tsar Alexis va tout gâcher par une politique incompréhensible. Quand Christine de Suède abdique, son frère, Charles X, monte sur le trône. Celui-ci va profiter des difficultés polonaises et attaque la Rzeczpospolita. On a parlé à ce moment là de "déluge" puisque les Suédois s'emparent de Cracovie et de Varsovie. Les Suédois s'allient fort opportunément avec les Lituaniens et font bientôt la rencontre des troupes russes. La Suède se rapproche des Cosaques, du Prussien libéré Frédéric-Guillaume et tout ce petit monde envisage de démembrer la Pologne. Le Tsar Alexis aurait pu se joindre aux vainqueurs. Il n'en fera rien, bien au contraire. Il se rapproche alors du Roi Jean Casimir et accepte de lui restituer l'ensemble de ses territoires en échange d'être élu au trône de la Rzeczpospolita après lui. Surtout, Alexis veut récupérer la Baltique et estime que son véritable ennemi est la Suède. Ses tractations heurtent tout le monde, d'abord par leur irréalisme, mais surtout parce que les Cosaques ne comprennent absolument pas à quoi joue le voisin russe qui n'avait pas prévenu qu'il envisageait ce revirement. Le fils de Khmelnitski, Iouri abdique au profit du nouvel hetman Vihovski. Celui-ci décide de changer d'alliance et se rend à la Pologne. La Rzeczpospolita accepta alors de reconnaître l'Ukraine comme la Grande Principauté Russe et de l'inclure au sein de la Rzeczpospolita à égalité avec le Royaume de Pologne et le Grand Duché de Lituanie. Dans ce nouvel ensemble politique, les catholiques et les orthodoxes sont déclarés égaux. Les Ukrainiens ont des élus au Sénat ainsi que le Métropolite de Kiev. L'hetman obtient l'autorisation de battre monnaie, de ne pas payer d'impôts à la Pologne et de créer des imprimeries et des universités. Les Russes, furieux, tentent de réagir mais sont vaincus. En raison de ces deux allégeances successives d'abord à la Russie puis à la Pologne, l'Ukraine est partagée en deux zones d'influence. Il y a les partisans de l'alliance avec la Pologne et les Latins Catholiques. Mais il y aussi, à l'est, des partisans de l'alliance russe, exactement comme il fut longtemps en Ukraine actuellement. Le déchirement du peuple ukrainien commence exactement a ce moment là. Deux hetmans vont être élus : l'un est pro-polonais, l'autre est pro-russe. Toutefois, la partie russe de l'Ukraine perd toute autonomie et les voïévodes leur imposent la loi martiale. De nombreux représentants, notamment des cléricaux, très appréciés par Nikone, émigrent à Moscou et apportent avec eux des savants et leur architecture, participant à la grandeur de la Russie. Alexis, qui a récupéré Smolensk et quelques terres polonaises, voit également l'Empire Ottoman surgir en Petite Russie et en Crimée. La poudrière ukrainienne est donc très claire. Toutefois, la politique d'Alexis est globalement positive. Les progrès ne sont pas démesurés mais la Russie a gagné du terrain et son armée n'a pas été vaincue. La politique des Romanov commence donc à payer. En Sibérie, également, les Russes se battent. Sur le Fleuve Amour, les Russes et les Chinois se font une petite guerre qui finit par une victoire chinoise, armée bien plus efficace. La Sibérie est d'ailleurs entièrement explorée et les Russes colonisent doucement mais surement l'immensité blanche. Entre l'ouest et l'est, la culture russe est d'ailleurs fracturée entre les occidentalistes, à l'instar de Kotochikhine, et les slavophiles, comme Krijanitch. Le 30 janvier 1676, le Tsar Alexis meurt. Il laisse deux tsarines, et donc deux camps : les Miloslavski et les Narychkina. Des tensions sont en approche.
De Fiodor à Pierre : l'ombre de Sophie.
Quand le Tsar Alexis meurt, deux camps s'affrontent. Le premier est celui de la première tsarine, les Miloslavski. Alexis a eu avec la première tsarine un fils Fiodor. Les Narychkine sont le deuxième camp. La Tsarine a accouché d'un jeune fils, solide et capable, avec une forte intelligence pratique, Pierre. Mais celui-ci est un enfant en bas âge et ne vient pas, dans le rang de la succession, de manière prioritaire. Les deux camps se haïssent. Etant le premier fils, le jeune Fiodor devient Tsar de Russie. Les Miloslavski mettent la main sur l'appareil d'Etat. Fiodor n'est pas un Tsar catastrophique et règne pendant six ans. Il ne commet rien d'extraordinaire mais ne met pas en danger le pays. Il est un fervent défenseur, comme son père, de la réforme nikonienne et crée l'Académie slavo-gréco-latine. La seule réforme de fond est l'abolition définitive de la miestnitchevso dans l'armée. Fiodor lutte aussi contre les Narychkine mais ne commet pas l'irréparable. Il n'est donc pas un assassin. A sa mort, le 27 avril 1682, il laisse un fils, Ivan, 16 ans, très malade, "à l'esprit endommagé". Bien vite, tout le monde se demande s'il ne vaut pas mieux comme Tsar Pierre, dix ans, vigoureux et plein d'énergie, du camp des Narychkine. Mais le clan Miloslavski, et notamment les sœurs du jeune Ivan, Eudoxie, Feodossia et surtout Sophie, maintiennent la pression pour conserver le pouvoir. Elles s'appuient notamment sur les streltsys, des soldats bourgeois qui protègent les villes et notamment Moscou, pour forcer la main. Sophie, notamment, la plus intelligente de tous, fait courir la rumeur de l'empoisonnement de son père et monte les streltsys contre l'armée régulière. Bientôt, le coup d'Etat est total. Les streltsys massacrent les boïars, les partisans du jeune Pierre et tous les hommes qui réclamaient un choix. Sophie sait récompenser son armée urbaine qui traumatise les gens de bien et qui rappelle les pires temps du règne d'Ivan IV. Elle leur fournit de l'argent et les charge de la sécurité du Kremlin. Sophie est intelligente et fait nommer Ivan et Pierre, respectivement Premier et Deuxième Tsar afin de ne pas déclencher de guerre civile et de ne pas souiller la légitimité de son frère. Mais elle n'oublie pas de se faire octroyer le titre sobre de "Grande Souveraine, pieuse princesse et grande duchesse". C'est elle qui exerce réellement le pouvoir. Elle nomme comme Chancelier Vassili Golytsine qui est en réalité son amant. Sophie a réussi un coup de génie. Officiellement, elle se fait respectueuse de la famille. Officieusement, elle a avec les streltsys l'assurance de faire triompher ses volontés. Le premier problème qu'elle a à affronter est la querelle des vieux croyants qui font pression sur les streltsys. Ces derniers sont alors dirigés par le Prince Khovanski qui décide de profiter de leur vrai pouvoir pour faire pression sur Sophie afin qu'elle rétablisse la vraie foi. Sophie est coincée : elle est à titre personnel fidèle à la politique de son grand père mais ne peut pas refuser grand chose à l'armée qui l'a faite. Très habilement, elle organise une dispute, un débat public, entre le Patriarche de Moscou et les vieux croyants, représentés par Nikita Poustoviat. Mais, en parallèle, elle corrompt d'autres streltsys et fait assassiner Poustoviat ainsi que le Prince Khovanski, son fils et ses proches. Maîtresse du pays, elle fait confiance à son amant, Vassili Golytsine, un occidentaliste convaincu de la nécessité de libéraliser le pays. Celui-ci est partisan d'une liberté de conscience absolue, d'une liberté de religion non moins limitée. Il veut abolir le servage, imposer les transactions en argent et non plus en nature, développer davantage le commerce, créer des routes solides en Sibérie, repeupler les marches et refonder une Russie moderne à l'image des pays de l'Europe de l'ouest. Surtout, amoureux de Sophie, il fait pression pour que chacun commence à l'appeler l'autocrate. L'idée d'une tsarine, Sophie, fait son chemin dans les esprits.
Golytsine va prendre en main la politique internationale. Très vite, il fait la paix avec la Suède et met fin au délire d'Alexis. Il conclut également une paix perpétuelle avec la Rzeczpospolita. Les relations avec la Pologne deviennent meilleures et la Russie achète Kiev. Golytsine estime que le véritable ennemi n'est pas à l'Occident car il en est un admirateur. Pour lui, le véritable ennemi se trouve au sud : c'est l'Empire Ottoman et ses supplétifs, les Tatars de Crimée. Il décide de donner un triomphe à la nouvelle armée russe en libérant la Crimée. Il charge un mercenaire écossais, Patrik Gordon, d'organiser une campagne en Crimée. Bientôt, l'expédition se dirige en Crimée. La défaite va signer l'échec définitif de Sophie. La chaleur est insupportable pour les soldats. Il manque d'eau et de fourrage pour les chevaux qui meurent. Golytsine ne parvient pas à diriger sérieusement ses armées. Les Tatars portent le coup de grâce sans problème aux Russes qui sont contraints à une horrible retraite en pleine Crimée. Sophie est discréditée. Non seulement on n'appréciait pas le fait qu'elle invite des Polonais à sa Cour, mais en plus elle se permet de diffuser des fausses nouvelles en Europe, en affirmant qu'elle a vaincu les Tatars ce qui n'est évidemment pas le cas. Tout le monde se détourne rapidement de l'autocrate Sophie et cherche ailleurs une autre solution, étant entendu que le jeune Ivan est totalement déficient. Il se trouve que le 27 janvier 1689, le jeune Pierre épouse Eudoxie Lapoukhine. Le mariage n'est pas heureux du tout mais il permet de sonner le glas de la minorité de Pierre et inquiète Sophie qui comprend qu'elle peut être rapidement évincée. Elevé loin de la Cour, terrorisé par les streltsys qu'il a vu à l'œuvre sur ses proches étant enfant, il se passionne rapidement des choses concrètes telles que l'art militaire, la navigation, la menuiserie, la forge. Ce jeune homme fort, curieux de tout, devient un candidat à l'éviction. Il se décide à lancer un appel et réclame que tous les dignitaires se réunissent pour le rejoindre au Monastère de la Trinité. De nombreux militaires, des anciens vétérans de Crimée, avides de gloire ou de pouvoir, le rejoignent en masse, à la grande surprise de Pierre d'ailleurs. Bientôt, Pierre, à la tête d'une vaste armée, vainc le chef du Prikaze des streltsys, Fiodor Chaklovity, et le fait torturer et tuer. Golytsine est banni et Sophie est contrainte de prendre le voile dans un couvent. Ivan, le Premier Tsar, abandonne son rôle effectif jusqu'à sa mort. La Régence est assurée brièvement par la mère de Pierre, Natalia, anti-occidentaliste, pendant que Pierre suit des cours auprès de Gordon ou de Franz Lefort. Des tensions commencent à apparaître d'ailleurs entre Pierre et sa mère. Pierre tente de faire imposer comme Patriarche de Moscou Markel, métropolite de Pskov, mais Natalia refuse car celui-ci connait le latin, porte la barbe trop courte et parce que son cocher se tient sur un siège et non sur les chevaux. Cela démontre que Pierre a des sympathies occidentalistes. En janvier 1694, la tsarine Natalia meurt et Pierre, 22 ans, monte définitivement sur le trône. Le règne le plus important de la Russie commence. L'arrivée au pouvoir de Pierre va permettre de passer d'un Etat national à un véritable Empire et à construire un nouvel Etat d'une puissance immense.
LE REGNE DE PIERRE LE GRAND.
Les premiers temps du règne : le rempart contre l'Islam.
Pierre le Grand est le Tsar, puis l'Empereur, le plus important de l'Histoire Russe. Tout le monde en convient, aussi bien les libéraux, les conservateurs que les communistes. Son idéologie, très occidentaliste, ne fait pas l'unanimité et fait horreur à un certain nombre de slavophiles. Pourtant, indéniablement, il est l'agent provocateur de ce que devint officiellement la Russie. Certes, la politique de Pierre le Grand est en partie une continuité de ce qui arriva au début de la dynastie des Romanov mais il la sublime : il lui donne une splendide énergie, tellement forte qu'elle en écrasera toutes les autres nations de la zone. Arrivant au pouvoir, à 22 ans, Pierre le Grand a clairement envie d'en découdre, très jeune et donc incroyablement vigoureux. Trois ennemis possibles se dressent devant lui : la Suède, la Chine ou l'Empire Ottoman. Pierre a déjà tranché. Il souhaite laver la Russie de l'affront qui lui avait été fait sous ses prédécesseurs et notamment Golytsine. Dans la mémoire collective russe, la retraite de Crimée est extrêmement douloureuse. Surtout, les occidentalistes ont toujours eu un tropisme de la Crimée par amour de l'Europe chrétienne. Pierre a tiré les leçons des échecs de ses prédécesseurs. Cette fois ci, il ne veut pas prendre Azov par la terre mais bien par la mer. Le grand fantasme de Pierre est de créer une flotte de haut vol. Il a en tête la puissante Angleterre, la Hollande et la Suède, des pays protestants commerçants avec un vrai impérialisme qui se déploie par delà les Mers. Mais sa première expédition est un nouvel échec, encore plus meurtrier que sous Golytsine. Les Tatars sont puissants et ne se laissent pas faire du tout. Pierre le Grand le prend très mal et fait construire sans se débiner des immenses galères sur le modèle hollandais en bois de Sibérie dans le port de Voronej. Au printemps 1696, les galères prennent le chemin d'Azov. La ville tombe enfin et la victoire est éclatante. Dans la lutte contre l'islam qui compte en Europe, en raison de l'avancée plus qu'inquiétante des Ottomans jusqu'à Vienne, la Russie prend un rôle capital et attire l'attention des capitales étrangères. Pierre le Grand célèbre avec exubérance cette victoire et fait défiler dans Moscou un cortège militaire à la romaine sous les yeux ébahis des Russes qui ne comprennent pas bien le sens d'une telle cérémonie. Pierre le Grand veut aller encore plus loin. Il fait construire encore plus de bateaux, finance cette construction par un impôt nouveau très lourd et crée des compagnies dont chacune a à sa charge un bateau à entretenir. Malheureusement, les bateaux se révèlent inutilisables car mal conçus et mal construits. L'échec est certes important, coûteux, mais il n'en demeure pas moins que Pierre montre sa grande énergie et son immense ambition. Son aspect vindicatif est d'autant plus visible quand il réprime ceux qu'il considère être ses ennemis en Russie, à savoir les streltsys, qui l'avaient traumatisé quand il était enfant. Il fait arrêter des prétendus conjurés issus de leurs rangs, notamment le Moine Abraham, et d'anciens militaires. Une police politique est créée, le Prikaze Preobrajenski, dirigé par Fiodor Romodanovski. La délation et la torture font partie des moyens utilisés par ce service secret avant l'heure. Cela n'est pas nouveau mais prend une nouvelle ampleur. Dans le monde occidental, Pierre se montre à l'origine comme un rempart contre les Musulmans et comme un symbole de la résistance chrétienne. Il tente de séduire l'Empereur et les pays qu'il admire, comme l'Angleterre, le Danemark, la Hollande, Venise, le Brandebourg et même le Pape. Pendant seize mois, Pierre, laissant la Russie sans surveillance, part en voyage d'Etat dans l'ensemble de l'Europe, passant par Riga, la capitale lituanienne, où il est d'ailleurs très mal reçu, la Courlande, le Brandebourg (la Prusse), la Hollande et l'Angleterre. Là bas, Pierre le Grand passe son temps sur les chantiers navaux. Ce voyage est certes diplomatique mais, de bien des manières, il semble avant tout scientifique. Pierre le Grand s'ouvre à l'Occident et souhaite le découvrir, avec ses arts, sa culture et ses langues. Il n'en a pas le mépris comme tant d'autres dirigeants russes avant lui. Une fois arrivé à Vienne, il apprend que les streltsys se révoltent. Pierre le Grand rentre en catastrophe et annihile la révolte avec la plus extrême des brutalités. Il exécute lui-même des conjurés ce qui ne passe pas inaperçu. En Russie, Pierre n'a plus d'ennemis sérieux. Il a des idées plein la tête. Il veut faire de la Russie un pays européen comme un autre. Il n'a plus comme idée de réaliser une croisade contre l'Islam. Aucun pays européen ne semble vouloir véritablement le suivre dans cette voie. Il veut que la Russie prenne sa place sur le continent. En aimant l'Europe, il la désire, mais pour lui et sous son autorité.
Les affres de la Guerre du Nord.
Pierre le Grand a mûri depuis son retour d'Europe. Il paraît être sorti de son esprit de croisade contre les Musulmans. Il comprend bien mieux la politique européenne et comprend que si cet affrontement nord/sud est une réalité, il n'est pas du tout le seul clivage de la géopolitique. Il apprend notamment que Louis XIV n'hésite pas à lutter contre ses frères catholiques en s'alliant avec les Ottomans. Si la Mer Noire est si difficile à obtenir, Pierre le Grand veut prendre la Baltique afin de pouvoir naviguer dans le nord de l'Europe. Surtout, il n'a pas beaucoup apprécié le mauvais accueil qui lui avait été fait à Riga. Toutefois, Pierre comprend aussi qu'il a besoin d'alliés. La Russie n'en a jamais eu beaucoup et peu de fiables. Pierre le Grand jette son dévolu sur un Souverain d'une Principauté Allemande du Nord, la Saxe, et qui est Prince Electeur du Saint Empire Romain Germanique. Celui-ci s'appelle Auguste II Le Fort et a des ambitions très connues : celui de prendre la tête de la Rzeczpospolita. Comble du plaisir : Auguste II a le soutien de l'Empereur d'Autriche en personne qui préfère une Pologne aux mains d'un Allemand que d'un Français. Les deux hommes se rencontrent, partagent trois jours de beuveries sans fin, et signent une belle alliance. En parallèle, Auguste II signe un traité avec le Danemark, nouvel ennemi juré de la Suède. En Suède, Charles XII est au pouvoir. Ce Roi paraît faible et subit les insultes de ses nobles qui ne le respectent pas. Un noble de la Liflandie se rapproche en ce sens de Pierre contre ce Roi déclinant. Pierre le Grand, à la tête de cette alliance russe, saxonne et danoise, pense pouvoir enfin récupérer cette Baltique tellement rêvée. Les choses se profilent bien. Le souverain de la Rzeczpospolita, Jean III Sobieski, décède. Les élections traditionnelles ont lieu. Son fils, Jean Sobieski, soutenu par une grande partie de l'aristocratie se présente mais n'a pas d'argent et ne peut corrompre efficacement les électeurs. Louis XIV présente son candidat, soutenu également par les Turcs, le Prince de Conti. L'Empereur d'Autriche et le Tsar Pierre soutiennent le Prince Electeur de Saxe Auguste II. Comme un coup de théâtre, la noblesse polonaise, qui en a assez de l'impérialisme des Habsbourg et des Russes, préfère choisir le candidat français, le Prince de Conti. Cela est un beau coup pour la France qui souhaite pouvoir prendre à revers les Habsbourg. Toutefois, Auguste II Le Fort ne se laisse pas défaire de son trône rêvé et lève une armée de 8 000 hommes. Le Prince de Conti reste bloqué devant Dantzig et Auguste se fait couronner Roi de la Rzeczpospolita en 1697 après s'être converti au catholicisme. Bien sûr, les nobles polonais haïssent profondément Auguste II le Fort, Roi putschiste et libidineux. Pierre fait également face à des critiques internes par sa politique occidentaliste revendiquée. Depuis qu'il a éradiqué les streltsys, interdit le port de la barbe et le costume moscovite traditionnel, Pierre a également besoin d'une guerre pour ressouder ses nationaux. L'Empire Ottoman lui-même connaît un petit déclin. Les Turcs avaient conquis la Hongrie, l'Ukraine et la Crète. L'ancien Roi polonais, Jean III Sobieski, avait défait les Ottomans à Vienne. La Crète était reprise et Azov, on le sait, était conquise par le tout jeune Pierre le Grand. Une paix perpétuelle avait été signée entre la Russie et l'Empire Ottoman, mais ces derniers continuaient à refuser que les Russes naviguent sur la Mer Noire. Très vite, Auguste II et Pierre décident, en collaboration avec le Danemark, d'attaquer la Suède. L'objectif est clair. Le Danemark doit attaquer la Suède par le Sud et les troupes saxo-polonaises et russes devaient faire la jonction à Riga pour reconquérir la Baltique. Il faut en profiter d'autant plus vite que les Ottomans pensent leurs plaies.
Les débuts de la Guerre du Nord sont une catastrophe. La Suède écrase en un temps record les pauvres Danois qui sortent de la guerre aussi vite qu'ils n'y étaient rentrés. Auguste II, avec ses troupes polonaises et saxonnes, arrive seul à Riga qui résiste à ses assauts. Le Tsar Pierre, lui, est en retard, préférant assiéger Narga qui ne tombe pas. Auguste II voit rouge et décide de faire demi-tour ne pouvant assiéger seul Riga. Charles XII, qui démontre être un Roi bien plus fort que prévu, débarque sur le continent et entre profondément dans les terres, et notamment à Narga où 32 000 Russes assiègent la forteresse tenue par les Suédois. Charles XII n'a que 8 000 hommes. Pierre le Grand charge le Duc de Cruyl de tenir le siège mais quitte la bataille, ce qui est aujourd'hui encore un mystère. Est-il possible que Pierre ait fui le champ de bataille par peur ? Cela pourrait être vrai car cela s'était déjà produit dans sa jeunesse. Croyant que les streltsys de Sophie venaient le tuer, il avait fuit sa résidence à cheval. Peut-être prévoyait-il déjà une contre attaque. Quoiqu'il en soit, les Suédois atomisent les Russes à Narga. Le commandement, soumis à des ordres incohérents, n'arrive à rien. L'artillerie dysfonctionne. Des officiers allemands innocents sont massacrés et le Duc de Cruyl lui-même, paniqué par la sauvagerie des Russes livrés à l'anomie, se constitue prisonnier par panique. 12 000 Russes sont tués, sont faits prisonniers ou sont en fuite dans la forêt. Charles XII remporte ainsi une triple victoire extraordinaire : en une vitesse record, il défait donc les Danois, les Saxo-Polonais et les Russes. Non loin du champ de bataille, à Novgorod, 23 000 hommes arrivent en panique de Narga et Pierre prépare la revanche. Le Tsar réalise alors une leçon cruelle : les Suédois, bien qu'inférieurs numériquement, sont admirablement commandés. L'armée russe, elle, bien équipée et en nombre, est très mal gouvernée. Cette leçon sera capitale pour Pierre le Grand. En attendant, en Europe, il est discrédité. Bien loin est le temps du triomphateur d'Azov. Charles XII, le Roi de Suède, est quant à lui porté aux gémonies pour son admirable résistance. On imagine que Pierre aurait pu être abattu. Tout au contraire, il triple les effectifs militaires, se dote de 243 nouveaux canons, obusiers et mortiers, le tout coulés avec des cloches d'Eglise. 90% des recettes de l'Etat deviennent des dépenses militaires et Pierre augmente de manière écrasante les impôts, allant jusqu'à imposer des taxes sur la barbe, la pêche, les bains domestiques, les moulins. Le système de Philarète est donc approfondi de manière exponentielle et Pierre ne fait pas dans la demi-mesure. Il entreprend une économie de guerre complètement jusqu'au-boutiste. Il ne digère pas sa défaite. Pendant ce temps, Charles XII est lui-même confronté à un choix stratégique. Il aurait pu aller achever la Russie. S'il l'avait fait, la Russie serait définitivement vaincue et Pierre mort. Mais il fait l'erreur de mépriser Pierre. Charles XII préfère aller exterminer l'autre adversaire : Auguste II. Celui-ci est très inquiet. En 1700, une autre guerre fait parler d'elle. C'est la guerre de succession d'Espagne. Louis XIV tente d'imposer son petit-fils, un Bourbon, à la tête de la monarchie espagnole. Les Habsbourg, qui étaient détenteurs de la Couronne, se sont alliés à l'Angleterre, à la Hollande, au Brandebourg et au Portugal pour contrer cette offensive française. Le résultat de cette guerre sera décisive pour l'Europe : si Louis XIV gagne, la France est dominante eu Europe. Si les Habsbourg gagnent, ils conservent leur suprématie. Dans ce contexte, l'Empereur d'Autriche se moque éperdument d'Auguste II qui se retrouve seul, sans allié militaire, face à la colère froide de Charles XII. Objectivement, il a raison d'avoir peur. Auguste II songe à abandonner et à se rendre. Pierre le Grand le supplie de ne pas le faire, par calcul, et lui promet 20 000 hommes et 20 000 roubles pour continuer le combat. Auguste II, la mort dans l'âme, accepte d'honorer son alliance.
En 1701, Charles XII écrase l'armée de Saxe sur les bords de la Dvina. Une partie de la noblesse polonaise, qui déteste Auguste II le Fort, en profite pour se rallier au Roi Suédois. Le 27 mars 1702, les Suédois sont à Varsovie et le 7 août, ils sont à Cracovie. Cela fait deux fois que les Suédois arrivent si loin en Rzeczpospolita. Pendant qu'Auguste II le Fort souffre le martyr, Pierre le Grand décide d'attaquer en Liflandie où des nobles l'appellent au secours. Non seulement il y entre comme dans du beurre, les troupes suédoises étant bien enfoncées dans les terres, mais en plus, il y mène la politique de la terre brûlée. Il incinère systématiquement toute maison, toute récolte et tout bétail afin d'empêcher toute progression ennemie. Des villages entiers sont éradiqués de la carte. Il ne faudrait pas croire que cela soit une barbarie strictement russe : Eugène de Savoie, allié de Louis XIV, vient de faire exactement la même chose en Bavière dans le cadre de la Guerre de Succession. Décidément, Pierre le Grand et Louis XIV se ressemblent beaucoup. Forteresse après forteresse, Pierre le Grand avance et construit une forteresse nommée Pierre-et-Paul, qui deviendra Petropolis, puis Saint-Pétersbourg, sa "fenêtre vers l'Europe", sur les bords de la Neva. Il n'empêche que de là, Pierre reprend enfin Narva. Mais il a du sacrifier les hommes d'Auguste II le Fort qui continue de perdre ses troupes pour endiguer difficilement l'avancée suédoise. La Pologne élit en outre à sa tête le Roi Stanislas Leszczynski, un noble pacifique et surtout furieusement francophile. Il est le candidat de Louis XIV, et donc un opposant à la chose des Habsbourg, Auguste II. Fatalement, il est pour ainsi dire également un ennemi de Pierre le Grand. Des émissaires diplomatiques anglais, autrichiens, français et hollandais, qui comprennent que quelque chose est en train de se bouleverser à l'est, et qu'il faut enfin s'attaquer à la question pour en tirer des intérêts, tentent de venir négocier une paix. Mais tous affichent un mépris pour Pierre. Soudain, Charles XII commet un acte qui change tout. Il dirige directement ses troupes en Saxe en violant la souveraineté de la Silésie et prend Dresde. Auguste II le Fort, coupé de sa base, est fini. La Paix qui lui est imposée à Altranstadt est terrible : il doit abdiquer et reconnaître gentiment le Roi Stanislas Leszczynski à la tête de la Rzeczpospolita. Si tous les Polonais n'apprécient pas ce nouveau roi, et préfèrent même pour une part d'entre eux les Russes aux Suédois, ces derniers se sont ravitaillés en Saxe et sont comme neufs. L'armée de Pierre, ayant bataillé dans le froid, est épuisée. En outre, au fond de la Sibérie, les Bachkirs se sont révoltés et un corps d'armée a dû être dépêché pour réprimer les troubles. Une confrontation serait un suicide pour les Russes, d'autant que la Rzeczpospolita n'hésiterait sans doute pas à rejoindre Charles XII dans la bataille. La panique est à son comble chez les Russes quand Charles XII quitte la Saxe et traverse la Pologne. Pierre envoie des appels au secours à des alliés potentiels, comme la Reine d'Angleterre Anne et le Duc de Marlborough, à Frédéric V du Danemark ou au Roi de Prusse (Brandebourg) Frédéric Ier. Personne ne répond favorablement à son appel. Pour les Anglais, on a déjà perdu une guerre en Espagne, il ne s'agit pas de recommencer. Pour les Danois, la défaite a déjà été suffisamment douloureuse quelques années auparavant. Quant aux Prussiens, ils se sont récemment émancipés de la Pologne et se construisent une armée solide mais encore fragile. Ils n'ont en outre aucun intérêt à subir une coalition qui mettrait à mal tous leurs efforts. Pierre est seul. Auguste II, qui l'avait bien aidé en occupant les Suédois en Pologne, est vaincu totalement. Pire, ses ressources sont aux mains des ennemis. L'Empire d'Autriche semble se désintéresser complètement de la Pologne et la France jubile de loin d'avoir réussi à placer un Bourbon en Espagne, et un obligé en Pologne.
Curieusement, les Suédois auraient pu fondre sur Saint Pétersbourg et exterminer définitivement Pierre. Visiblement, Charles XII ne prend pas ce risque. Peut-être ignore-t-il l'état de délabrement de l'armée russe et son épuisement. Il faut dire que le Roi suédois est un ambitieux et un original. Il surprend par l'incongruité de ses choix stratégiques et l'intensité de ses moyens. Indéniablement, il jouit d'une certaine confiance en lui. Le Roi de Suède a une idée de génie. La Petite Russie, divisée entre une partie de Rzeczpospolita et une partie en Russie, dirigée par un hetman indépendant en tout cas en territoire occidental, doit rester neutre dans le conflit. Charles XII veut les obliger à se battre pour lui afin de leur promettre une complète indépendance. Bien sûr, il a le soutien du maître de la Rzeczpospolita, Stanislas Ier, qui, via sa maîtresse, contacte l'hetman Mazepa. Cet homme véritablement extraordinaire, d'une culture monumentale, qui inspirera Voltaire et Byron, est totalement à même de comprendre les enjeux d'une telle proposition pour l'Ukraine. Ce vétéran de Crimée, fidèle au Tsar, est un homme délicat et instruit, sans doute un des premiers hommes des Lumières. Stanislas Ier parvient à le convaincre de réfléchir à les rejoindre. Quand Charles XII se met en route vers l'Ukraine, Pierre ne comprend rien. Pour lui, qui ignore la possible trahison de Mazepa, les manœuvres suédoises vers la Petite Russie sont absurdes et même suicidaires. Pour preuve, tandis que les Suédois se dirigent au sud, Pierre passe systématiquement derrière lui pour détruire toute récolte et tout point de chute. Si les Suédois devaient remonter dans le Nord, cela serait peine perdue. Le 24 octobre 1708, Mazepa rend public sa trahison et se range derrière Stanislas Ier et Charles XII. En Petite Russie, les Cosaques rejoignent l'audacieux hetman. Mais toute une partie des Ukrainiens russophiles soutiennent également Pierre. Menchikov, commandant des armées russes en Ukraine, profite de la confusion et extermine alors directement les Cosaques Zaporogues qui passent sous sa main, heurtant Mazepa et ses soutiens. Alors qu'ils se préparent à un affrontement colossal avec Pierre, Stanislas Ier et Mazepa se tournent vers l'Empire Ottoman pour qu'il intervienne dans le conflit. Cela est fort logique et d'ailleurs, personne ne comprenait l'attitude des Turcs, très passive, dans ce conflit. Si le Khan de Crimée accepte de donner son soutien aux Latins et à Mazepa, le Sultan refuse catégoriquement. Ce que les ennemis de Pierre ne savent pas est que celui-ci corrompt depuis des années, par l'intermédiaire de son Ambassade, le Sultan d'or frais. Constantinople regorge d'or russe. En outre, le Sultan n'a pas tellement intérêt de se jeter immédiatement dans un conflit sanglant. Il lui suffit d'attendre que chacun se fatigue et subisse des pertes, pour rejoindre fort habilement le vainqueur, voire détruire les deux parties, afin de s'arroger leurs conquêtes. Tout le monde est machiavélique dans cette Guerre du Nord. Le 1er avril 1709, la Bataille de Poltava a enfin lieu. Pierre affronte ses ennemis coalisés. Cette fois ci, la Russie entre dans l'Histoire et détruit l'immense armée suédois et de Mazepa. Charles XII et l'hetman ukrainien ne peuvent même pas fuir vers le Nord et se réfugient directement dans le territoire russe et supplient le Sultan Ottoman de leur fournir 100 000 hommes, sans succès. Le Sultan Ottoman ne peut leur promettre qu'un asile politique bienveillant. Pierre le Grand ne laisse pas l'occasion lui échapper. Il envahit toute la Liflandie et la Finlande. Surtout, il réussit à convaincre par sa victoire la toute jeune Prusse, désormais bien préparée, le Danemark, revigoré, et son vieil ami, Auguste II, d'une nouvelle coalition. Mais, arrogant, Pierre commet une erreur grave. Il exige du sultan ottoman qu'on lui livre Charles XII. Le Sultan, insulté, et estimant que son moment est venu, déclenche les hostilités. Contrairement à Pierre, ses troupes sont fraîches. Pierre, ivre de victoires, ne se décourage pas et soulève les Serbes, les Moldaves et les Varaques contre les Turcs. Mais Pierre est bientôt piégé. Les Ottomans l'encerclent et le vainquent sans difficultés sur le champ de bataille. Pierre voit sa vie défiler et le Sultan réalise un coup de génie politique. Les troupes russes sont sauvées par Chafirov qui offre au Sultan 200 000 roubles, les bijoux de Catherine, la ville d'Azov, la promesse que Charles XII pourra rentrer en Suède et que Pierre ne se mêlera plus des affaires polonaises et de l'Ukraine. Cette défaite de Prouth met un coup d'arrêt à la guerre. Pierre le Grand l'échappe belle mais conserve une éclatante victoire. Il a obtenu la Baltique et défait gravement ses ennemis. Seuls les Ottomans ont pu récupérer Azov et leur contrôle total de la Mer Noire.
Paix et réformes.
En 1713, revenant en Russie, Saint-Pétersbourg, sortie de terres par la mort de milliers d'ouvriers, devient la capitale russe. Tournée vers l'Europe, elle permet de marquer symboliquement les victoires de la grande Guerre du Nord. La pauvre Moscou est abandonnée et devient le symbole d'un passé méprisable et perdu. Charles XII, bien que complètement vaincu, Roi arrogant et aveuglé par l'hubris, s'agite et continue la guerre avec ses quelques soldats, enchaînant défaite sur défaite. Il part faire un siège en Norvège et y meurt. Sa sœur, Ulrika-Eleonore, accepte d'entrer en pourparlers avec les Russes. La jeune femme comprend très bien que la guerre est perdue. La France se fait la médiatrice des négociations mais les Suédois y mettent fin à cause de la présence russe sur les côtes suédoises. Les Anglais, qui commencent à mener une lutte à mort contre la France, font également capoter les négociations. Pierre le Grand commence également à comprendre que la Prusse n'est pas totalement fiable et sert ses propres intérêts. Quant à la Rzeczpospolita, pourtant dirigée par Auguste II le Fort qui a repris son trône, elle se fait plus agressive envers le voisin russe. Il faut rapidement sortir de la guerre. Le 30 août 1721, la Paix de Nystadt, qui met fin à la Guerre du Nord, est signée. La Russie annexe officiellement à son territoire la Liflandie, l'Estlandie, l'Ingemanland, et une partie de la Carélie sur le littoral baltique. La Finlande est restituée à la Suède afin que la guerre se termine. Depuis cette paix, la Suède, pourtant un grand acteur de la Guerre de Trente Ans, est renvoyée pour longtemps dans les limbes de l'Histoire. Auguste II le Grand demande officiellement à son ancien allié, Pierre le Grand, avec le soutien de l'Angleterre et de l'Autriche, de bien vouloir quitter son territoire. Pierre est contraint d'accepter mais, par ses liens avec la Prusse, qui a une armée monstrueuse et développe un fort sentiment national allemand assez hostile aux Polonais, il garde un œil sur la Rzeczpospolita. Après ce triomphe, tout change en Russie. Pierre le Grand est nommé "Père de la Patrie" et surtout "Empereur de toutes les Russies". La Russie est officiellement devenue un véritable Empire. Le titre de Tsar est conservé chez les Tatars mais il n'est plus valide pour parler des souverains russes, même s'il est en pratique utilisé par les Historiens. En 1721 commence officiellement la Russie moderne qui a réussi à conquérir l'un de ses objectifs les plus vitaux : la Baltique. La vision occidentaliste de la Russie s'est imposée et la Russie est devenue une puissance monumentale en Europe. Ignorée de tous, voire méprisée quelques décennies auparavant, elle est désormais crainte et courtisée. A l'intérieur des frontières, Pierre a fait de son pays un réservoir à ressources et à hommes pour sa guerre. Il a également mené une vraie politique d'occidentalisation à marche forcée entraînant sur lui une certaine gigantesque haine. Ainsi, Pierre le Grand supprime le Patriarcat de Moscou, lutte contre la superstition, crée un Cabinet sur le modèle britannique et neuf collèges. La noblesse est réformée scrupuleusement : chacun de ses membres est obligé de servir dans l'armée dès l'âge de quinze ans, qu'il le veuille ou non, et en guise de simple soldat s'il le faut. Il enfonce encore plus le clou en interdisant le morcellement des héritages. Plus personne n'a le droit de diviser ses terres entre ses enfants : seul un devra être choisi pour en hériter. Là encore, coup très dur pour la Noblesse. Si Pierre le Grand essaie d'imposer une forme de mercantilisme inspirée de Colbert, par la mise en place d'exploitations minières et de fabriques, il ne réforme pas la condition paysanne et même l'aggrave. La paysannerie libre est quasiment réduite à néant sous son règne pour des raisons fiscales et de financement de la guerre. D'un point de vue culturel, Pierre est un bon Empereur. Il crée ainsi des écoles laïques de techniques dans tous les domaines et autorise la publication de livres non-religieux. Le russe est constellé de nouveaux mots occidentaux et Pierre répugne aux barbes, aux costumes traditionnels, qu'il n'hésite pas à interdire. Toute superstition est bannie de l'Empire au bénéfice de la raison. Pierre essaie même d'exporter la culture russe en Chine, en Inde et dans la Caspienne. Mais sa politique occidentaliste crée aussi des terribles haines, dans le peuple, chez les clercs et surtout chez les anciens nobles. Tous voyaient en le tsarévitch Alexis un espoir : ce jeune homme passionné de théologie et de liturgie semblait leur ressembler. Il fuit à vingt ans avec sa maîtresse à Vienne ce qui consterne tout le même. Pierre le ramène en Russie, le fait torturer, le juge, et le fait mourir dans une geôle comme un chien. Le 26 janvier 1725, Pierre le Grand meurt, sans testament. Une nouvelle époque pour la Russie s'ouvre.
LE TEMPS DES IMPERATRICES.
Le règne de l'Impératrice Catherine I de Russie et le rapide passage de Pierre II.
La Russie ne s'étant toujours pas dotée de règles de successions claires, et les Tsars ayant la fâcheuse habitude d'assassiner leurs propres fils, une période de flou s'ouvre à la mort de Pierre. L'Empire de Russie est puissant et il ne s'agit pas de devenir une proie pendant ces périodes troubles. De multiples héritiers possibles peuvent être nommés, en l'absence d'héritier mâle de Pierre. D'abord, Pierre avait un frère, Ivan, souvenons nous en. Celui-ci, malade et légèrement handicapé, frère de Sophie, avait eu le titre de Premier Tsar et avait promis de ne plus gouverner. Ivan a eu trois filles : Catherine, Anna et Prascovia. Les trois jeunes filles ne disent pas non au trône. Pierre a également des petits enfants, ceux d'Alexis, mort dans une geôle, Pierre et Natalia. Surtout, Pierre avait une femme. Catherine Alexeïevna est une femme extraordinaire. Cette femme est une fille de paysans lituaniens de Liflandie. Son prénom de naissance est Marthe. Avec sa mère, elle se met au service d'un Pasteur nommé Gluck. Quand les Russes prennent Marienbourg lors de la Guerre du Nord, le feld-maréchal Cheremetiev emmène la jeune fille comme prise de guerre. Cette fille magnifique est très vite aperçue par Pierre en 1705 qui ne s'en détache plus. En 1712, la jeune catholique se convertit à l'orthodoxie et épouse Pierre. Il reconnaît ses deux filles, Anne et Elisabeth, nées en 1708 et en 1709. En 1722, elle est Impératrice consort et est couronnée en 1724 pour la deuxième fois pour ses mérites personnels. Cette femme, dans le secret du pouvoir, qui a appris le russe et connaît parfaitement les affaires d'Etat, est choisie personnellement par Pierre pour lui succéder. Mais, quand il meurt, personne ne l'entend de cette oreille. Forcément, à la mort de l'Empereur, tous les loups sortent du bois. Les vieilles familles aristocratiques, comme les Golytsine, les Dolgorouski, les Troubetskoï et les Boriatinski, préfèrent soutenir le jeune Pierre, le petit-fils de Pierre le Grand et le fils d'Alexis. Toutefois, Menchikov, le vice-chancelier Ostermann et le chef de la police Anton Devior, les anciens hommes de confiance de Pierre Ier, et qui tiennent encore le pouvoir, installent Catherine sur le trône impérial. En outre, défendue par le vieux diplomate Pierre Tolstoï, et finançant des régiments entiers de l'armée, personne ne vient se mesurer à la puissance de la puissante Catherine Ière. Première impératrice femme de Russie, tous ceux qui refusent de lui prêter serment sont torturés à mort. Surprenant qu'un pays très communautaire, dans lequel la femme a souvent eu un statut très bas, où les mariages sont endogamiques et les femmes enfermées, ait une Tsarine au pouvoir. En fait, si cela est acceptable pour une Impératrice d'origine allemande, le peuple russe ne le tolèrerait pas dans sa propre famille. Pourtant, indéniablement, sur la question féminine, la Russie commence à se détendre et ce de manière relativement précoce dans une Europe largement dominée par les hommes. En fait, Catherine ne règne pas tant que cela et Menchikov règne à sa place. Ce dernier tente d'épurer la totalité des cadres dirigeants, aussi bien les nobles qui sont hostiles à Catherine que les anciens alliés de Pierre. En février 1726, alors que Menchikov règne en maître, le Haut Conseil Sacré, présidé par l'Impératrice elle-même, décide d'exiler et de priver de tous ses biens l'intriguant. Les Dolgorouski prennent la place de Menchikov dans l'entourage de l'Impératrice. Ils réussissent le tour de force de marier Pierre, le fils d'Alexis, avec leur fille, Catherine Dolgorouskaïa. A la mort de Catherine Ière, les Dolgorouski installent Pierre II au pouvoir et déménagent à Moscou, essayant de défaire complètement symboliquement et politiquement toutes les réformes de Pierre Ier. Ils cessent notamment les politiques en faveur de l'armée, de la flotte et de la politique étrangère afin de retrouver l'isolement apaisant de Moscou et de son orthodoxie. Manque de chance pour les Dolgorouski, Pierre II meurt très rapidement de la petite vérole. S'ils tentent de faire imposer avec un faux testament la nomination de la femme de Pierre II au Gouvernement, une autre famille noble, les Golytsine, entrent en jeu. Ils vont préférer un tout autre héritier, ou plutôt une héritière.
Le règne de l'Impératrice Anna.
A l'orée du XVIIIe Siècle, les Lumières commencent à apparaître et les régimes politiques évoluent partout pour se limiter. En réalité, il y a toujours eu, depuis l'Antiquité, des monarchies absolues et des monarchies contrôlées. Il est même vérifiable que les monarchies totalement absolues sont de fait plutôt rares dans l'histoire européenne. Un Roi ou un Empereur est souvent limité dans son action par une foule d'institutions, généralement nobles, parfois réunis en une Assemblée, et par divers pouvoir locaux intermédiaires, voire des corporations, des ligues ou des ordres. Bien sûr, le Clergé lui-même, aussi bien dans ses cadres dirigeants que dans ses relais diocésiens, limitent le pouvoir temporel. Le règne de Louis XIV en France est un exemple de véritable absolutisme : le Roi Soleil a abattu la résistance des Parlements, des Nobles et a imposé une religion catholique d'Etat, le gallicanisme. La monarchie espagnole, depuis Isabelle la Catholique, a également suivi cette dynamique d'absolutisme. De bien des manières, il en va de même de la Russie sous le règne de Pierre le Grand ou même de la Prusse. A l'extérieur de l'Europe, l'Empire Ottoman est aussi un exemple typique d'absolutisme total bien que les relais locaux de ce vaste Empire tendent naturellement à s'autonomiser. En revanche, d'autres espaces politiques sont traditionnellement plus limités. C'est le cas du Saint Empire Romain Germanique qui, bien qu'accaparé par les Habsbourg, fonctionne sur l'élection par la Diète de l'Empereur. Les Princes Electeurs sont des Nobles héréditaires et contrôlent donc la nomination de l'Empereur. On ne peut évidemment pas parler de démocratie, les coups de force étant fréquents et le suffrage n'étant réservé qu'à quelques Nobles triés sur le volet. De par sa grande taille, il y a une grande autonomie locale des différentes Principautés et des Royaumes Allemands au Nord, approfondie par la Réforme Protestante. Il faut également citer la Rzeczpospolita, une monarchie contrôlée et élue par la Noblesse polonaise, lituanienne et ukrainienne occidentale. Certains pays ont connu dès la fin du Moyen-Âge une transformation de leur pouvoir souvent liée à l'essor de la finance. C'est le cas des villes italiennes dont certaines sont devenues des Républiques oligarchiques, à l'instar de Florence, ou de villes flamandes. Les Provinces-Unies, pays issu de la lutte contre l'Espagne Catholique des Habsbourg, constituent indéniablement un exemple de monarchie contrôlée respectant l'autonomie de ses localités et faisant montre d'une véritable tolérance religieuse et politique. Il en va de même de la Suisse qui a appris à fonctionner de manière autonome, avec une large liberté locale, et qui résiste à l'impérialisme de ses voisins. Mais d'autres pays sont encore allés plus loin. L'Angleterre, par exemple, suite à une Révolution, et par l'effet d'une lente domestication de son Souverain, et particulièrement depuis l'arrivée de la dynastie des Hanovre au début du XVIIIe Siècle, est déjà une monarchie constitutionnelle de fait. C'est aussi le cas de la Suède depuis 1723. Il existe donc des modèles alternatifs. Les Nobles Russes ne sont pas insensibles à cet exemple. L'idée d'un autocrate qui s'en prend à leur pouvoir leur est un peu désagréable : les règnes d'Ivan IV et de Pierre le Grand ont décimé leurs rangs et réduit à néant leurs avantages. Il faut donc choisir un Souverain faible, à l'image d'un Hanovre, afin de lui imposer des institutions, comme un Cabinet, où les affaires de l'Etat sont gérées par les puissants. Après réflexion, ils songent à la deuxième fille d'Ivan, Anna. Pour les conseillers, elle est le choix idéal. Sa sœur aînée aurait pu être une femme de choix mais elle est mariée au Duc de Mecklembourg. Anna, elle, est veuve et vit en Courlande, loin des familles nobles russes qu'elle ne connaît pas. Elle a la réputation d'être peu instruite, moyennement intelligente et d'être une jouisseuse un peu superficielle plus qu'une gouvernante. En plus, son physique un peu ingrat de femme vulgaire la met un peu à l'abri des courtisans. Une proposition lui est envoyée et des conditions lui sont imposées. Anna doit s'engager à ne jamais se remarier ou à choisir d'héritier, à reconnaître le Haut-Conseil et le pouvoir de ses huit membres, de ne pas provoquer de guerre ou de conclure de paix sans son aval, de ne pas créer d'impôts, de ne pas nommer aux emplois civils et militaires, de ne jamais attenter aux droits des Nobles et de ne pas disposer librement du Trésor. Bref, Anna doit devenir un monarque muet et sans pouvoir. Une Impératrice irresponsable, en somme. Anna accepte la proposition et le Haut-Conseil rend les nouvelles règles du pouvoir publiques. Chacun est invité à s'exprimer et à donner son opinion sur cette véritable monarchie constitutionnelle.
Etonnamment, la société russe semble extrêmement récalcitrante à ce nouveau système de gouvernement, que quelques taquins qualifient de "République". Golytsine essaie de convaincre le maximum de personnes possibles et entend faire du Haut-Conseil un vrai gouvernement, instaurer deux chambres de Conseil, un Sénat et de rendre officiellement l'Empereur irresponsable. De fait, le modèle ne satisfait personne. Une foule de Nobles, la chliakhetstvo, réclame d'être entendue sur le modèle anglais et de disposer de sa chambre. D'autres, au contraire, ne comprennent pas la logique d'une monarchie constitutionnelle en Russie. C'est le cas d'un philosophe amateur de droit naturel, Vassili Tatichtchev, qui expose une théorie simplissime. Pour lui, le modèle idéal est bien sûr la démocratie, comme elle existe en Suisse, en Hollande ou à Gênes car elle respecte le droit inaliénable des êtres humains à vivre. Mais cela est possible dans des pays de petite taille. Le modèle représentatif aristocratique est aussi un bon compromis mais il ne fonctionne que chez des peuples cultivés et éclairés, à l'abri des incursions étrangères, comme la Hongrie, l'Allemagne, l'Angleterre, la Pologne ou la Suède. Toutefois, pour Tatichtchev, dans les pays de grande taille composé de peuples peu instruits, le modèle autocratique s'impose : c'est le cas de la Russie, de la France, de l'Espagne, de la Perse, de l'Inde et de la Chine. Tatichtchev rajoute cependant que l'Impératrice Anna doit tout de même être contrôlée, mais provisoirement, et parce qu'elle est une femme. Très vite, trois camps se dessinent : les partisans du Haut-Conseil de Golytsine, les nobles voulant un régime plus représentatif encore, et des absolutistes hostiles à toute démocratisation. C'est là que l'intelligence d'Anna va se déployer. Les Nobles ont eu tort de la penser stupide. Elle n'est pas brillante mais sait très bien se défendre. Elle profite du trouble pour annuler les concessions faites au Haut-Conseil, accuse Dolgorouski et d'autres de l'avoir trompée, s'appuie sur sa garde et la noblesse évincée pour dissoudre le Haut-Conseil. Mais Anna ne crée pas de modèle plus représentatif. Elle rétablit totalement l'absolutisme. La monarchie constitutionnelle russe est morte dans l'œuf. Un autre régime se met en place : l'Impératrice Anna avait amené avec elle à Saint-Pétersbourg un favori, qui est son amant, qui se fait surnommer Biron et qui s'appelle en réalité Ernst-Johan Büren. C'est un fils de palefrenier qu'un noble de Courlande, Pierre Bestoujev, avait pris sous sa protection. Bestoujev va devenir Gouverneur de Courlande et se lier d'amitié avec Anna. Celle-ci tombe amoureuse follement de ce roturier qu'elle couvre de cadeaux. Anna en fera un duc et lui confiera surtout les rênes du pays. On se souvient avec déplaisir de cette période et on lui a donné son nom : c'est la Bironovchtchina. Cette "canaille de Courlande" est oisif, pille les caisses publiques, ne se soucie que de son plaisir personnel, fait entrer à la Cour des tas d'Allemands ce qui donne l'impression aux Russes de vivre sous domination étrangère, surtout que ces Allemands ne sont ni des commerçants, ni des techniciens, ni même des amoureux de la Russie, mais bien des parasites qui se gavent sur le dos des paysans russes. Anna, elle, amoureuse des belles parures et jouisseuse un peu commère, à la limite du criard et de la vulgarité, se complait dans cette Cour dégénérée. Elle est exubérante, aime les farces, les bouffons, se moque de ses conseiller et fait même construire une maison de glace au Kremlin dans laquelle elle organise le mariage de son fou. Alors, bien sûr, il faut aussi relativiser. Anna a été choisie par les Nobles pour son manque d'intelligence, ce qui a été une erreur. Mais surtout, si des Allemands viennent en Russie, c'est aussi parce qu'ils sont nombreux dans la Baltique, et que cette dernière est désormais russe. Les hostilités antiallemandes sont donc naturelles bien qu'elles se justifient par moment : les Allemands se cooptent dans les postes à responsabilité et se réunissent dans des loges maçonniques, au grand dam des notables russes. Anna, qui les a fréquentés en Courlande, se plait avec eux.
Anna a une autre face sombre : son goût pour la terreur. Elle fonde la Chancellerie Secrète, met à sa tête un disciple de l'ancien chef du Prikaze de la Police de Pierre le Grand, Andreï Ouchakov et déploie comme ses prédécesseurs un vaste réseau d'espionnage. Les tortures s'accumulent et 20 000 personnes sont déportées en Sibérie ou tout simplement exécutées. Anna décrète que le fait de ne pas dénoncer une insulte faite à son endroit est puni de mort. Les ennemis principaux d'Anna sont les Dolgorouski et leurs alliés. Golytsine également est visé et se fait enfermer. Terrible et impitoyable, Anna fait juger un de ses Ministres, Artemi Volynski. Celui-ci avait eu le malheur de critiquer l'Impératrice dans un de ses courriers et est condamné à avoir la langue tranchée et au pal. Au dernier moment, par humanité sans doute, Anna adoucit sa peine : le pal est remplacé par une simple et gentille décapitation. Mais Anna ne règne pas seulement par la terreur. Elle sait récompenser la chliakhetstvo et abolit la loi sur l'héritage de Pierre le Grand, ce qui permet de nouveau aux Nobles de faire hériter tous leurs enfants. Anna supprime toute différence entre les votchnina (domaines héréditaires) et pomiéstié (domaines concédés en échange d'un service et pour le temps du service). En 1736, elle permet que le service militaire cesse à 25 ans et autorise chaque noble à garder auprès de lui au moins un fils, exonéré de service militaire, pour administrer ses biens. La noblesse exulte et apprécie donc beaucoup les cadeaux de l'Impératrice Anna. Les paysans, eux, n'ont pas le luxe de pouvoir en dire autant. Le servage n'est absolument pas aboli mais empire. Anna autorise les propriétaires à prélever des impôts et des corvées supplémentaires et leur donne une liberté absolue de châtiment sur leurs serfs fuyards, y compris la torture et la mort. L'Impératrice Anna privatise en outre les mines, crée des relais de poste, revalorise le rouble et organise la présence de médecins ainsi que de pharmacies sur tout le territoire russe qui en manquait parfois cruellement. D'un point de vue religieux, Anna est totalement intolérante : elle persécute les vieux croyants, les condamnant à mort, persécute les catholiques, les musulmans et les Juifs. Seuls les Protestants échappent à la persécution, et pour cause, la plupart d'entre eux sont allemands. Sur le plan international, la Russie doit tenir son rang de nouvelle grande puissance. Les anciens ministres de Pierre, Ostermann et Munich, organisent l'armée, fortifient les frontières, notamment en Ukraine et continuent de jouer leurs rôles. En 1732, la Prusse, l'Autriche et la Russie se réunissent et concluent le Traité de Loewenvold. Secrètement, ils concluent que le successeur d'Auguste II le Fort, à la tête de la Rzeczpospolita, sera le Prince du Portugal. En effet, le saxon Frédéric Auguste souhaite obtenir le trône, à la suite d'Auguste II, mais l'Empereur d'Autriche, Charles VI, craignait qu'il ne profite de son statut pour se faire élire Empereur. Or, Charles VI souhaite que sa fille, Thérèse, devienne Impératrice d'Autriche. Les Prussiens et les Russes acceptent donc de se ranger de son avis et de peser de tout leur poids pour éviter que les Français ne s'emparent de la Rzeczpospolita. De fait, les Français ont accueilli Stanislas Ier et Louis XV a même épousé Marie, sa fille, et lui a fait le serment de lui rendre son trône. La France et l'Autriche continuent de se mener une guerre à mort, une guerre complètement égalitaire où il est difficile de déterminer le gagnant. L'Angleterre également souhaite la mort de l'encombrante France notamment pour ses innombrables possessions dans les Antilles, en Amérique et en Inde. La Russie n'apprécie pas non plus la France. Cette dernière est une alliée des Ottomans, des Polonais de Stanislas Ier et menace en permanence l'ordre de l'Europe. Anna, à la suite de Pierre, n'a pas beaucoup de respect pour ces fripons et pour leurs mœurs décadentes. Le style de vie des Rois de France, amateurs de femmes et de frivolités, révulse les Allemands Protestants de la Cour du Kremlin. Surtout, par sa démographie impressionnante et inquiétante, tous les Princes craignent que la France, en détruisant l'Autriche, ne prenne une place trop importante à l'est. La France est donc l'ennemie.
Le 1er février 1733, Auguste II meurt. Stanislas Ier, dont la fille est Reine de France, et disposant de l'appui de la puissante armée française, déclare sa candidature. Le saxon Frédéric Auguste est vite écarté, et la noblesse polonaise, de manière écrasante, élit Stanislas comme Roi. Ils l'avaient déjà fait quelques décennies auparavant. La noblesse polonaise est par ailleurs fortement francophile. Paniqués, la Russie, l'Autriche et la Prusse sont obligées de soutenir par dépit Frédéric Auguste, devenant Auguste III, à condition qu'il respecte la Pragmatique Sanction, c'est-à-dire de faire le serment de laisser Thérèse monter sur le trône à la mort de Charles VI. Cela est accepté et les Russes interviennent à Dantzig, forçant Stanislas Ier à rentrer en France, la mort dans l'âme. Auguste III devient Roi de la Rzeczpospolita. Tout le monde s'attend alors à ce que Louis XV réagisse et envoie son armée en Pologne. En réalité, il n'en fait rien, se moquant bien de la Pologne. Louis XV mène une guerre terrible contre les Anglais dans les colonies et ne veut pas d'une guerre sur le continent. Il commet alors une incroyable manœuvre diplomatique et se rapproche de l'Autriche pour conclure une paix sur la Pologne. Stanislas Ier restera nominalement Roi de Pologne mais accepte de renoncer au trône. Il devient à titre viager Roi de Lorraine, nouvellement acquise par la France, en guise de compensation. Un autre ennemi plus sérieux menace la Russie : l'Empire Ottoman. Celui-ci, après la défaite de Prouth, tient fermement ses positions en Ukraine et nargue la Russie par de multiples provocations. Très vite, la Russie se rapproche d'un ennemi traditionnel de la Turquie : la Perse. Le rapprochement est objectivement étonnant car Pierre le Grand en avait fait son ennemi. La Russie rend quelques conquêtes à la Perse et notamment les provinces d'Astrabad, le Mazandéran et même la ville de Bakou. En 1736, la Russie reprend Azov aux Turcs et entrent en Crimée. La capitale du Khan de Crimée, Bakhtchisaraï, est réduite en cendres. Manquant de vivres, l'armée est forcée de se retirer mais a signé une belle revanche contre les Ottomans. Malgré ces victoires, l'alliée de la Russie, l'Autriche, réclame une rapide paix séparée avec les Ottomans et les Russes sont forcés de nommer un médiateur, le marquis de Villeneuve, Ambassadeur Français, un grand ami des Turcs mais grand ennemi de Vienne, pour obtenir un accord. La Paix de Belgrade est un traité à double tranchant pour les Russes : Azov peut être conservée par les Russes mais ne peut pas être fortifiée. Pire, les navires russes ont interdiction de circuler sur la Mer Noire. Les Russes sont furieux de la perfidie française et de la disproportion entre le nombre de morts, à peu près 100 000, pour des résultats aussi décevants. En 1740, l'Impératrice Anna meurt, exactement en même temps que l'arrivée au pouvoir, en Prusse, de l'incroyable Frédéric II. Celui-ci va tout changer en Europe et bouleverser l'ordre international.
Le règne de l'Impératrice Elisabeth Iere.
A sa mort, Anna Iere avait fait un testament. Elle choisissait comme héritier un enfant âgé de deux mois, le jeune Ivan Antonovitch. Celui-ci est le fils d'Anna Léopoldovna, la nièce d'Anna Iere, la fille de Catherine, la première fille du frère de Pierre. L'enfant est également le fils d'un noble allemand très puissant, Antoine-Ulrich de Brunswick-Lunebourg, cousin de l'Empereur d'Autriche, Charles VI. C'est donc un choix habile aussi bien à l'intérieur de la Russie qu'à l'international. Dans son testament, Anna avait évidemment nommé Biron, son bel amant, comme Régent. Le Duc de Courlande peut compter sur le diplomate Bestoujev-Rioumine pour le seconder. Bientôt, Anna Léopoldovna, se rapproche de Munich et Manstein et ces derniers renversent Biron. Anna Léopoldovna est installé comme Régente de Russie pour son fils Ivan. Autour d'elle, Munich est le plus puissant. Pour contrebalancer le pouvoir de Munich, Antoine-Ulrich et le Comte Ostermann s'allient et tente également d'influencer la Régente. Anna Léopoldovna s'appuie également, là encore, sur son amant : le comte Lynar, son amour d'enfance, un noble polonais magnifiquement beau. Le seul élément notable de cette courte régence est la mise en place du Règlement des Fabriques, premières lois sociales de Russie : la journée de travail ne peut plus excéder quinze heures, ce qui laisse rêveur sur la réalité proto-ouvrière russe, le salaire minimum passe à 50 roubles par an et une fabrique doit obligatoirement disposer d'un hôpital. Néanmoins, et parce que sinon la Loi aurait été trop sociale, les châtiments corporels sont autorisés sur les ouvriers, à l'exception du knout, trop violent. Surtout, par l'intermédiaire de son mari, Anna Léopoldovna est purement pro-autrichienne. En Europe, la situation est apocalyptique. La France affronte sur deux fronts l'Angleterre et l'Autriche. Dans les Indes, en Amérique et sur les mers, les deux puissances maritimes se harcèlent. Les Français peuvent compter sur leur démographie mais les Anglais sur leur potentiel financier et sur leur bonne administration. C'est un énorme bain de sang. Quand Charles VI meurt le 20 octobre 1740, sa fille Thérèse monte sur le trône comme prévu. Moins expérimentée, elle patine mais tient le choc sur le champ de bataille. Frédéric II, quant à lui, Roi de Prusse extraordinaire, sans prévenir, décide d'agrandir son territoire et envahit la Silésie, possession autrichienne, se rangeant du côté français. La Prusse, alliée traditionnelle de l'Autriche et de la Russie, renverse son alliance. Frédéric II le Grand tente de convaincre les Russes de virer également leur alliance mais la Russie reste fixe, trop attachée à l'alliance avec l'Autriche pour des raisons familiales. Les Français et les Prussiens décident donc d'imaginer une stratégie machiavélique pour forcer la Russie à choisir : ils convainquent en secret les Suédois d'attaquer la Russie. En 1741, les Russes écrasent les Suédois mais le ver est dans le fruit. On commence à reprocher à Anna Léopoldovna sa proximité avec l'Autriche. Deux camps s'affrontent en Russie : le camp pro-autrichien d'Anna Léopoldovna, et les partisans de la fille de Pierre le Grand, Elisabeth, qui représente aux yeux des Russes la vraie héritière légitime, et surtout authentiquement russe, du pays. Cette jeune, extraordinairement belle et intelligente, est influencée par un médecin français nommé Lestocq. Celui-ci réunit autour d'Elisabeth des partisans et ils sont nombreux. Derrière la manœuvre plane l'ombre du Marquis de la Chétardie, Ambassadeur Français, qui rêve d'installer Elisabeth sur le trône. Cette dernière, francophile, qui a failli se marier à Louis XV, se voit également approcher par Nolken, l'Ambassadeur de Suède, lui aussi francophile. Cet immense complot au service de la France et donc de la Prusse se voit renforcer encore plus par la décision d'Anna Léopoldovna de devenir Impératrice, Anne II.
Alors que le couronnement d'Anna est prévu pour le 25 novembre 1741, Elisabeth, accompagnée de la garde, fait arrêter Munich, Ostermann et Golovkine. Anna est renversée. Le coup d'Etat est parfaitement réussi. Elisabeth devient Impératrice de Russie pour vingt ans. Cette magnifique femme passionnée d'art, de fêtes, de bals masqués, de plaisirs, légère et séduisante, amoureuse de la France, est mariée à un chanteur petit russien, Alexis Razoumovski. Elisabeth peut également compter sur un clan de nobles sanguinaires prêts à tout pour elle, les Chouvalov, qui prennent en main les affaires intérieurs et surtout la Chancellerie Secrète. A la tête de la police politique, Alexandre Chouvalov surpassera en cruauté son prédécesseur Ouchakov. Elisabeth ne perd pas de temps et dissout le Haut Conseil Secret, rétablit le Sénat et lui confie le pouvoir législatif ainsi que le pouvoir de haute instance judiciaire. Sans pitié, l'Impératrice enferme les Brunswick et le petit Ivan VI, qui passera sa vie dans une forteresse jusqu'à son assassinat par Catherine II. Sans attendre, et pour éviter un nouveau coup d'Etat, elle choisit de suite un héritier. Elisabeth choisit le fils de sa sœur Anna (une autre Anna), le petit Pierre Fiédorovitch, qui a un père allemand originaire du Holstein. Sur le conseil de Frédéric II, Elisabeth marie son fils à une autre princesse allemande, la belle Sophia-Augusta-Frédérique d'Anhalt-Zerbst. La jeune fille allemande se convertit à l'orthodoxie et prend le nom de Catherine. Il s'agit ni plus ni moins que la future Catherine II. La Cour, qui était allemande, devient totalement française. Les parures se transforment, deviennent plus ostentatoires, plus provocantes. Le vin arrive par milliers de litres et remplace la vodka lors des somptueuses fêtes organisées par Elisabeth qui pousse le vice jusqu'à organiser des bals masqués transformistes. Cela pourrait être drôle si ne reposait pas sur le servage de 46% de la population russe, à savoir les paysans, dont la situation devient dramatique. Elisabeth n'est pas plus progressiste qu'Anna. De bien des manières, elle fait même pire. Elle autorise les propriétaires à reléguer de force leurs serfs en Sibérie et à s'en arroger leurs enfants. D'un point de vue économique, Elisabeth augmente les tarifs douaniers sur le négoce, exclut les Juifs de l'activité commerciale et impose des impôts sur le sel et vin. Culturellement, Elisabeth fonde l'Université de Moscou, le Théâtre Public de Saint Pétersbourg et l'Académie des Beaux Arts. La politique d'Elisabeth en Petite Russie mérite d'attirer l'attention. Si la Russie est composée depuis Pierre le Grand de Gouvernements, subdivisés en Provinces, dirigées par des voïévodes, l'Ukraine dispose de son hetman. Elisabeth nomme comme hetman le frère de son favori, Cyrille Razoumovski. En revanche, des révoltes éclatent en Sibérie. Les Bachkirs, notamment, se soulèvent contre les conversions forcées au christianisme et appellent à la croisade musulmane contre les Chrétiens. Ils sont notamment menés par le Mollah "Batyrcha" Abdulla Miagsaldine. Le Gouverneur de la Région, Nepliouïev, est contraint d'armer des tribus nomades pour l'aider à réprimer les Bachkirs : ce sont les Kirghizes et les Kaïssaks. Ces nomades éradiquent les Bachkirs. D'autres peuples païens, les Tchouktches et les Koriaks se rebellent. Retranchés dans une forteresse de bois, les Koriaks préfèreront s'immoler par le feu que de se rendre. La colonisation russe, cruelle et inhumaine, commence à mener à une confrontation sévère avec les populations locales.
Elisabeth est bientôt forcée de continuer à gérer la géopolitique internationale. Celle-ci a profondément changé. Elisabeth est arrivée au pouvoir par l'action de la France et de la Prusse, deux nouvelles alliées. L'alliance franco-russe n'est pourtant pas encore actée. Traditionnellement, la France a toujours soutenu les ennemis de la Russie : la Suède, la Pologne et l'Empire Ottoman. Aujourd'hui, tout peut changer. L'Impératrice Marie-Thérèse a vu Frédéric II, Roi de Prusse, petit pays avec une armée redoutable de 83 000 hommes, lui retirer l'immense Silésie. Face a la France et à la Prusse, l'Autriche appelle la Russie au secours en vertu du Traité de 1726. Mais la Russie est également l'alliée de la Prusse et Elisabeth est influencée par les francophiles. Elle songe à rejoindre les Français et les Prussiens. Mais Elisabeth a nommé comme Vice-Chancelier Bestoujev-Rioumine, rappelé d'exil, et celui-ci est moins francophile. Il démasque les correspondances secrètes des espions français et obtient le renvoi de Russie du Marquis de la Chétardie. Bestoujev-Rioumine est un obligé de l'Autriche, ami de l'Angleterre et de la Saxe. Il a une vision des relations internationales très claire : la Russie doit protéger la Baltique de la Suède et se méfier des Ottomans. La France est trop instable et est donc dangereuse. La Prusse est un Etat nouveau, dangereux, inconstant et superficiel. Il faut se rattacher à la stabilité des Habsbourg, des alliés fidèles, qui peuvent aider à détruire l'Empire Ottoman. Les Anglais, quant à eux, pourront offrir aux Russes une possibilité d'accéder à la Grande Mer. Mais il faut convaincre l'Impératrice. Celle-ci aime Louis XV mais déteste Frédéric II. La haine surpassera l'amour et Elisabeth ne rejoindra pas l'axe franco-prussien. Il faut dire que le Roi de Prusse est audacieux. En 1746, il envahit la Bohême et la Saxe. Très rapidement, et alors que les troupes russes se dirigent vers ses armées, il conclut un rapide traité de paix avec Marie-Thérèse, s'arrogeant en gage de paix la Silésie pour toujours et ce bien avec que les Russes n'interviennent. En fait, Frédéric II a produit un coup de génie. Il n'avait aucune attention de conserver la Saxe et la Bohême : il ne les a envahies que pour s'assurer une souveraineté définitive sur la Silésie. La même année, l'Autriche et la Russie concluent un traité d'assistance avec des clauses secrètes dirigées contre la Prusse. 30 000 soldats russes sont détachés en Autriche. Deux années plus tard, en 1748, Louis XV a perdu le Canada. Les Anglais l'ont atrocement humilié sur les eaux internationales. Conseillé par la Marquise de Pompadour, il décide de signer un traité de paix avec l'Autriche, le fameux Traité d'Aix-La-Chapelle. Une conférence de paix se réunit et chacun fait des concessions. La France renonce à envahir les Pays-Bas. L'Autriche renonce définitivement à la Silésie et aux Provinces d'Italies cédées aux Espagnols. La Russie gagne en prestige mais n'obtient rien. La réalité est que personne n'est satisfait du Traité. Il faut dire que la France avale très mal sa défaite contre la financière Angleterre et lorgne sur le Hanovre, terre d'origine de la dynastie au pouvoir en Angleterre. Cette dernière comprend les intentions revanchardes de la France et se dirige vers la Russie pour tenter de la corrompre afin qu'elle défende le Hanovre. La France et l'Autriche renforcent leurs liens, allant même jusqu'à conclure des alliances matrimoniales. Le jeune Louis XVI, il ne faut pas l'oublier, épousera Marie-Antoinette d'Autriche. Les Français et les Autrichiens envoient des agents secrets à Elisabeth, notamment le Chevalier d'Eon, pour convaincre Elisabeth de les rejoindre. Bestoujev-Rioumine est à ce titre assez embêté : il apprécie les Habsbourg mais déteste la France. Il aime également l'Angleterre. Tout change quand Frédéric II, encore lui, s'allie avec l'Angleterre. En réaction, Elisabeth rejoint le parti français et autrichien. Le 1er mars 1757, on signe un traité défensif France Autriche Russie. Une guerre continentale très violente va intervenir contre les Anglais et les Prussiens.
Les évènements suivants méritent leur place dans un roman historique de haut vol. La Prusse, petit Etat allemand à peine agrandi, arrogant, avec une armée puissante mais une démographie basse, dirigée par un Prince éclairé mais détesté des siens pour son ouverture d'esprit, qui a trahi ses alliés français et russes, va devoir affronter, en même temps, la France, l'Autriche et la Russie. Les chances de survie sont proches de zéro. Frédéric II peut certes compter sur l'Angleterre mais celle-ci se contente de payer et de garantir la sécurité maritime. Cela reste bien mince. Sauf que Frédéric II a une chance absolument inouïe. Elisabeth décide de faire marcher le feld-maréchal Stepan Apraxine contre lui. L'armée russe écrase l'armée prussienne en Prusse Orientale. Apraxine n'a plus qu'à prendre Königsberg, la capitale prussienne, et il en est terminé de Frédéric II. Pourtant, inexplicablement, Apraxine panique. Il pense que l'Impératrice est morte. Or, il est connu que son héritier, le Grand-Duc Pierre, et son épouse Catherine, sont respectivement pro-prusse et pro-anglais. Pris de panique, il ordonne à ses troupes de faire demi-tour et meurt de crise d'angoisse sur le chemin. Incroyable coup du destin pour le Prussien. A Paris et à Vienne, c'est la consternation. On se persuade qu'Apraxine a été corrompu par les Anglais. A Moscou, Elisabeth est folle de rage. Elle accuse Bestoujev d'avoir fait courir la rumeur de sa maladie et de comploter avec sa belle-fille, Catherine. Elle le fait exiler. Frédéric II le Grand a gagné du temps mais reste en mauvaise posture, puisque cette fois, les trois armées se dirigent vers lui en même temps. Or, il n'a pas réussi à en gagner contre une seule. Selon un mécanisme militaire de génie, Fréderic II le Grand, en parvenant à rester à équidistance des trois armées, parvient à les vaincre une par une. Cet exploit militaire est resté dans l'Histoire comme l'une des batailles les plus extraordinaires du siècle. En 1759, la Prusse est vaincue. Frédéric II, pourtant, ne cesse pas le combat. Des pourparlers secrets patinent car Louis XV refuse de céder l'Ukraine à la Russie pour ne pas fâcher son allié ottoman. En 1760, Berlin est occupée mais Frédéric II résiste encore, de manière désespérée, avec la "divine stupidité d'âne bâté". Bientôt, Kohlberg est pris. Frédéric II attend sa mort, encerclé par les armées ennemies. Soudain, dans un miracle incroyable que l'Histoire peut réserver, Elisabeth décède et Pierre III lui succède. Ce dernier ordonne l'arrêt des hostilités et s'allie directement à Frédéric II, interdisant qu'on ne lui fasse aucun mal. Ce miracle de la maison de Brandebourg est celui qu'Hitler aura en tête, en 1945, dans son Bunker, espérant que la mort de Roosevelt et les V2 ne lui permettent la survie. A ce moment là de la mort d'Elisabeth, tout change. La Russie se trouve embarquée dans l'alliance avec la Prusse et l'Angleterre. Les Allemands reprennent du terrain à la Cour Russe.
Le court règne de Pierre III.
Quand Pierre III naît, il n'est que Charles-Pierre-Ulrich de Holstein, petit-fils de Pierre le Grand et de Charles XII de Suède. A l'origine, ce petit luthérien était destiné à régner sur la Suède mais sa tante, Elisabeth, fait de lui l'héritier de l'Empire de Russie. Peut-être que tout était là dès le départ. Le 25 décembre 1761, il devient Pierre III à l'âge de 33 ans. Cet Empereur sera l'un des hommes les plus haïs de l'Histoire Russe. Son admiration pour la Prusse y est sans doute pour quelque chose. Il faut dire que cela étonne tout le monde. La Russie sauve la vie de Frédéric II, s'allie même avec ce pays, fait venir des Prussiens à la Cour, les armées russes sont forcées d'adopter l'uniforme prussien et surtout Pierre entend attaquer le Danemark, un ami de longue date de la Russie, pour agrandir son Holstein natal. Cela produit une lourde confusion en Russie surtout que Pierre, qui a du se convertir à l'orthodoxie, maîtrise mal sa religion. Il commet de nombreuses offenses vis-à-vis du clergé et les force, comme Pierre Ier, à ce qu'ils se rasent la barbe et surtout évoque la possibilité de nationaliser quelques biens de l'Eglise. Son mode de vie d'alcoolique et de grand séducteur, qui lui fait attraper la petite vérole, ne passe pas non plus très bien en Russie, surtout que sa femme, Catherine, est plus populaire que lui. Après la période francophile de l'Impératrice Elisabeth, les Allemands sont de retour au Palais. Or, les Russes commencent à avoir l'impression de ne plus avoir de Russes au pouvoir mais bien des Allemands. Il faut aussi dire que Pierre vient du Holstein et sa femme du Anhalt-Zerbst. Elisabeth, elle, était une vraie Russe. Les idées de Pierre III sont également innovantes, trop pour l'époque. Comme Frédéric II, il est admirateur de l'idée du despotisme éclairé : seul lui peut comprendre ce qui est bon pour les autres et, en lisant et en s'instruisant, il se sent la légitimité de guider son peuple vers la Liberté. Frédéric II a d'ailleurs une idylle avec les grands philosophes de ce monde et surtout avec Voltaire. Pierre III est donc une forme de libéral. Ainsi, il libère toute la noblesse de leur obligation de service militaire ce qui surprend mais ne masque pas l'hostilité des Nobles à son égard. Cela n'a l'air de rien mais c'est essentiel. Ivan IV avait enfermé sa population d'abord par la noblesse. Pierre III, un siècle avant les Paysans, libère les Nobles de leur statut de kholops. Mystère de l'Histoire : cela n'aide pas à le rendre plus populaire. Tout ce qui est en lui paraît être une marque d'extravagance germanique. Rien ne semble rationnel. La haine qui lui est portée ne l'est pas non plus. Un profond dégoût de l'homme surnage partout dans toutes les couches de la société. Mais le pire ennemi de Pierre III est sa propre femme, Catherine, une allemande comme lui, mais qui a épousé avec un vrai amour la nation russe, son orthodoxie et son particularisme. Elle aime son peuple et surjoue la "russité" pour faire oublier ses origines. Paradoxalement, Catherine paraît comme une défenseuse réelle de la Nation contre son mari libidineux, rêveur et infidèle. Catherine elle-même a une haine contre son époux. Ce dernier entretient une relation avec sa maîtresse, Elisabeth Vorontsova, et cherche à l'épouser. Petit à petit, l'appareil d'Etat se retourne contre Pierre. Catherine est à la manœuvre et fait circuler la rumeur selon laquelle Pierre souhaiterait dissoudre la Garde Impériale. Les choses se font en une nuit et Pierre III est forcé d'abdiquer. Catherine II devient Impératrice de Russie. Elle aurait pu être Régente pour son fils Paul mais ceint la Couronne.
L'extraordinaire règne de Catherine II de Russie.
Le peintre français Vigée-Lebrun est chargé de se rendre en Russie pour réaliser le portrait de l'Impératrice Catherine II. A Saint-Pétersbourg, un Russe lui dit alors : "En lieu d'une toile, prenez une carte de l'Empire Russe ; comme fond, la noirceur de son ignorance ; en guise de drapé, les restes de la Pologne déchirée ; le sang humain pour couleur ; et, dessinés à l'arrière plan, les monuments du règne de Catherine". Un autre Russe répond alors : "Ce sombre tableau recèle une part de vérité, mais il y manque les nuances". Quand l'on évoque Catherine II, chacun perçoit qu'elle fut une souveraine terrible, l'un des exemples historiques qu'une femme peut gouverner comme il se doit, et sans douceur, avec la brutalité des hommes. L'Impératrice Catherine va faire de la Russie la deuxième puissance continentale. Elle va en faire un géant géographique et politique. Comme Catherine Iere, l'Impératrice n'a pas une goutte de sang Romanov. C'est une princesse allemande et sa légitimité ne vient que de son mariage avec Pierre, qu'elle a renversé, et d'être la mère de l'héritier du trône, le petit Paul. Catherine arrive au pouvoir dans la nuit du 27 au 28 juin 1762 en s'appuyant sur la Garde et notamment les quatre frères Orlov, dont l'un d'eux, Grigori, est son amant. Pierre III sera assassiné quelques jours après. Elle règnera alors 34 ans. Extrêmement cultivée, lectrice invétérée des philosophes des Lumières, elle a su faire oublier au peuple russe sa germanité en défendant admirablement la foi orthodoxe. Dans les écrits qu'elle diffuse dans le peuple, elle dénonce son époux Pierre, qui dénaturait la nation russe par sa proximité avec la Prusse et se dit être au pouvoir par la volonté du peuple pour protéger son intérêt. Cette souveraine, comme Frédéric II, écrit aux intellectuels et entreprend de nombreuses correspondances. Son interlocuteur favori est Voltaire qui la décrit comme un génie. Elle fournit une imprimerie à Diderot et finance Grimm qui la tient au courant des affaires culturelles. Catherine rédige ses lois elle-même à la main, encourage et forme les militaires, leur annote même leurs cartes à la main. D'ailleurs, Catherine II, souveraine autocrate, cite à l'envie dans ses écrits les philosophes Montesquieu, Beccaria et Blackstone. Très au courant des principes de séparation des pouvoirs, elle l'estime impossible dans un pays aussi grand que la Russie mais se perçoit comme une despote éclairée. De manière très intéressante, Catherine II ne dissocie pas amour et politique. Elle couche avec ses ministres et ses favoris sont systématiquement des hommes d'Etat. Quand elle se lasse d'un, celui-ci quitte le pouvoir pour laisser la place à d'autres. Mais Catherine II n'est pas seulement cette Souveraine sympathique et cultivée. Elle est redoutable et cruelle avec ses ennemis. Sa police secrète, nommée "L'Expédition Secrète", avec à sa tête Stepan Chechkovski, fait des ravages et Catherine la contrôle elle-même. Pour autant, Catherine II commence son règne avec un acte de souverain éclairé. Le 30 juin 1767, elle convoque une Commission au Palais des Facettes à Moscou, composée de fonctionnaires et députés élus. Elle les charge de réfléchir à l'avenir du pays et à sa nature. Le bilan de cette Commission n'est pas très surprenant ni audacieux. La Russie y est décrite comme une nation européenne mais pour laquelle seule l'autocratie est un régime possible, en raison de son immense taille. Catherine II aurait un temps réfléchi à abolir le servage mais y renonce, estimant que le pays n'est pas prêt et qu'il ne faut pas brusquer les propriétaires terriens. La Russie est plus que jamais un véritable Etat esclavagiste. En fait, Catherine II estime que la liberté des pays européens est souvent illusoire, et qu'il n'est pas moral pour elle d'aller à l'encontre des intérêts privés, ce qui est habile. Catherine II réforme d'ailleurs pour sauvegarder les intérêts de ces propriétaires. Ainsi, les Nobles sont exonérés d'impôts, ne peuvent être jugés que par leurs pairs, les châtiments corporels leur sont épargnés et les peines doivent être validées par l'Empereur. Les villes gagnent en autonomie et on crée des Cours de l'Equité, chargées de régler les litiges par la morale et non par le droit. Un petit peu plus de liberté souffle donc sur la Russie, mais pas pour les paysans.
Le premier vrai coup de force de Catherine II, qui la force à quitter sa posture de despote éclairée pour la faire incarner l'autocratie russe à la dure, est la révolte en 1772 d'un Cosaque du Don, sur les bords du Iaïk, Emelian Pougatchev. Celui-ci, un ancien combattant, se fait passer pour Pierre III sauvé de l'assassinat de Catherine et soulève une grande révolte paysanne dont l'objectif est l'éradication des Nobles. Il est fou comme la question de l'imposture est une constante de l'Histoire Russe. Catherine II est obligée de sévir et détruit la rébellion. Elle renforce donc le servage et surtout l'étend en Ukraine. En fait, le règne de Catherine II est de toute manière lié à l'extension. Catherine va faire passer la Russie de 19 millions d'habitants en 1762 à 36 millions en 1796. Le territoire ne va faire que s'agrandir. Les raisons de cet agrandissement sont nombreuses. Catherine II voulait sans doute faire main basse sur des territoires à cultiver ou des matières premières à exploiter. Sans doute voulait elle également étendre les frontières naturelles de son Empire. Entre le fantasme de la IIIème Rome et l'ancien mythe mongol du continent océan, il semble aussi que les conquêtes extérieurs permettent de souder un peuple en sécession perpétuelle avec ses élites. Comme tous ses prédécesseurs, Catherine II n'a que trois objectifs réels : renforcer les positions russes dans la Baltique, contrôler la Mer Noire et rattacher les terres ukrainiennes et biélorusses de la Pologne à son Empire. Le premier Ministre des Affaires Etrangères Nikita Panine crée en 1767 avec le Premier Ministre Anglais William Pitt l'Accord du Nord qui réunit l'Angleterre, la Prusse, la Russie et le Danemark. Cet axe protestant, qui rappelle les choix de Pierre le Grand, a un ennemi : la France, l'Autriche et l'Espagne. Cet axe catholique désormais très lié depuis que Louis XVI est au pouvoir et qu'il a comme épouse Marie-Antoinette fait figure d'axe à abattre. Quelques années auparavant, le 5 octobre 1763, Auguste III de la Rzeczpospolita meurt. Dans ce vaste pays éclaté avec une armée de plus en plus faible, 12 000 soldats pour 11 millions d'habitants, de nouvelles élections ont lieu. Catherine soutient son amant, encore un, Stanislas Poniatowski, soutenu également par le clan lituanien pro-russe des Czartoryski. Cette fois-ci, elle force les choses et envoie ses troupes à Varsovie ce qui force son élection. Avec Frédéric II, Catherine II met la pression sur la Pologne pour empêcher toute politique de centralisation qui pourrait renforcer le pays. Ils suscitent avec perfidie les conflits entre les Nobles et poussent pour qu'une véritable tolérance religieuse s'installe, afin d'y implanter l'orthodoxie et le protestantisme. L'objectif est de casser l'identité polonaise et de la dissoudre dans la guerre civile. Le pays doit être faible et soumis. La France de Louis XVI comprend que Catherine II est une véritable menace et se rapproche d'un ennemi traditionnel de la Russie : l'Empire Ottoman. Poussé par les Français, le Sultan Abdül-Hamid Ier attaque la Russie pendant que ses troupes sont en Pologne. Catherine se bat non seulement contre les Turcs mais ouvre un autre front dans les Balkans pour aider les orthodoxes de la Méditerranée et faire paniquer les Ottomans. Catherine II, magnifiquement, triomphe des Turcs et coule l'intégralité de sa flotte. Catherine II envisage même un instant pouvoir libérer Constantinople et s'y faire couronner. Après son triomphe d'influence en Pologne et sa victoire écrasante contre les Turcs, Catherine II s'impose comme une Impératrice de haut vol. Pour faire face à la guerre, elle autorise l'impression d'assignats afin de renflouer artificiellement son budget par la confiance profonde et artificielle du liquide. Les victoires russes inquiètent l'Europe à l'exception de l'Angleterre qui s'en félicite, obsédée par la France et par son soutien aux Indépendantistes américains.
Les choses vont se compliquer à cause de la Prusse. Frédéric II, habitué aux retournements de situation, se rapproche de l'Autriche et convainc Catherine II de participer à une Conférence sur la Pologne. Les trois pays conviennent de se partager la Pologne quand sa mort viendra, et elle est proche. Les premiers démembrements arrivent très vite. La Rzeczpospolita perd 30 % de son territoire et 35 % de sa population. En 1796, tout l'Etat disparaîtra, séparé entre la Prusse, l'Autriche et la Russie. Le peuple polonais, jadis si fort, qui damait le pion aussi bien aux Allemands qu'aux Russes, se dissout totalement, commençant un tragique chemin de croix en Europe de l'Est. Mais cela n'est pas totalement un bon calcul pour Catherine II. En effet, la disparition de la Pologne signifie qu'il n'y a plus d'Etat tampon entre les Russes et les Allemands. A côté de cela, Catherine s'arroge la Crimée et peut circuler sur une partie de la Mer Noire bien que les Détroits restent turcs. Surtout, Catherine voit s'ouvrir le champ du Caucase. De 1774 à 1789, Catherine charge son favori ou amant, Potemkine, de consolider ses acquis en Petite Russie. Il détruit ce qui reste des Cosaques Zaporogue et créent des villes. Comme en 1783, la Crimée est annexée, il bâtit alors la magnifique ville de Sébastopol et y installe une très puissante flotte. A ce moment, les Anglais et les Autrichiens commencent à s'inquiéter, enfin, et poussent les Ottomans à la résistance. Une courte guerre intervient et la Turquie est de nouveau vaincue. Cette fois, les Russes circulent dans toute la Mer Noire et fondent Odessa. La Suède avait également tenté de conquérir quelques terres dans la Baltique mais ne gagne que la reconnaissance de sa Constitution. La puissance de la Russie semble sans antagoniste sérieux. A partir de 1789, Catherine II délaisse Potemkine, le cœur brisé, et installe au pouvoir Platon Zoubov, un jeune homme de vingt-deux avec qui elle couche. Alors qu'elle avait tenté très subtilement de se rapprocher un peu de Louis XVI, la Révolution Française éclate. Cela inquiète toute l'Europe et particulièrement Catherine II qui laisse éclater sa haine pour la faiblesse des institutions de la France. Il n'empêche que le choc de la Révolution terrorise assez grandement la totalité de l'Europe, et cela va aller en s'agrandissant. L'une des monarchies les plus autocratiques et les plus centralisées d'Europe, avec une armée extrêmement puissante et une démographie impressionnante, qui vient d'aider à la fondation des Etats-Unis d'Amérique, se voit complètement brisée de l'intérieur par la force de son peuple. Catherine II se souvient de la Révolte de Pougatchev et décide de frapper les éléments perturbateurs de son pays avant qu'ils ne la frappent. Elle interdit ainsi des tas de livres et fait arrêter le puissant imprimeur Nikolaï Novikov. Catherine II avait déjà fermé les loges maçonniques de Moscou en 1786 et généralise l'interdiction. Elle comprend que la société des Lumières s'appuie sur l'imprimerie et les loges. En 1792, la France devient une République et commence même à vaincre ses ennemis sur le champ de bataille. La panique redouble partout surtout après l'exécution de Louis XVI et l'émigration massive des nobles partout en Europe, y compris en Russie. La puissante Impératrice doit prévoir sa succession dans ces époques dangereuses. Elle se méfie notamment de son fils Paul, qu'elle n'aime pas, qu'elle trouve faible et préfère son petit-fils Alexandre. Elle tend essayer de l'écarter du pouvoir mais décède subitement le 6 nombre 1796.
LA RUSSIE CONTRE LA FRANCE.
Le règne de Paul Ier.
La figure très particulière de Paul Ier est sans doute assez équivalente, dans l'esprit russe, à l'image de Pierre III. L'homme semble être détesté, comme s'il y avait une alternance permanente entre bon et mauvais tsar. Ainsi, Pierre III est mauvais, Catherine II est bonne, Paul Ier est mauvais et Alexandre Ier est bon. Contrairement à son père, Paul règnera plus longtemps, à peu près six années. Malheureusement, et peut être un peu injustement, son règne finira de la même manière : par un assassinat assez odieux et violent, par ses hommes de confiance. Il monte sur le trône le 7 novembre 1796 à l'âge de 42 ans. Le drame de Paul est qu'il n'est pas le fils de son père mais bien celui d'un des nombreux amants de sa mère qu'il ne connait pas. Pierre III le savait très bien et c'est un secret de polichinelle à la Cour. Paul non plus ne l'ignore pas et en éprouve une grande tristesse toute son adolescence. Elisabeth s'occupera beaucoup de lui pendant son enfance contrairement à Catherine qui s'en désintéresse et n'a pas d'amour pour son fils, voire du mépris, au point où elle souhaitera tout de même l'évincer de sa succession. Ses précepteurs sont Nikola Panine et Sémion Porochine. Il épouse à 18 ans la jeune Wilhelmine de Hesse-Darmstadt, encore une princesse allemande, et malgré l'amour qu'il lui porte, la jeune femme meurt en 1776, quatre ans après leur mariage. Il découvrira à cette occasion que sa femme le trompait avec son meilleur ami. Le jeune Paul est donc ce que l'on peut appeler un homme mal-aimé et malheureux, ce qui dresse un tableau pathétique du futur Empereur. Il choisit sa nouvelle épouse, Sophie-Dorothée de Wurtemberg qui prendra le nom de Maria Fiodorovna. Sous le nom de Severny, Paul et Maria voyagent en Autriche, en Italie et en France où ils sont reçus par Louis XVI et Marie Antoinette. Il rencontre d'ailleurs Frédéric II à Berlin sur le chemin du retour. Paul va se forger une petite junte de fidèles notamment composée d'Alexis Araktcheiev, une grosse brute fidèle assez dur à la tâche. Comme son père, Paul aime la Prusse et la franc-maçonnerie. Il est donc aussi une forme de libéral. Quand il arrive au pouvoir, Paul Ier gracie les martinistes et l'imprimeur Nikolaï Novikov. Il indemnise les princes polonais sans terre avec des lettres de change anglaises. Il fait même exhumer son père et le fait couronner post-mortem, défaisant symboliquement ce qu'avait fait sa mère. Comme lui, il impose le costume prussien dans l'armée et fait de son fidèle Araktcheiev le commandant de Saint-Pétersbourg. Paul Ier est un législateur prolixe et promulgue en cinq ans 2 179 oukazes, soit autant que la moitié des oukazes promulgués par sa mère en 34 ans. Paul Ier a une haine terrible envers la noblesse et estime, comme Ivan IV ou Pierre le Grand, que la société russe toute entière doit être ses kholops. Il aura d'ailleurs cette phrase terrifiante : "N'est grand en Russie que celui à qui je parle, et pendant que je lui parle". Tout un programme. Paul impose que les châtiments corporels soient rétablis pour les Nobles, empêche l'autogestion noble, interdit de vendre les serfs aux enchères et la corvée est réduite à trois jours. Les paysans doivent désormais prêter serment à l'Empereur et plus à leurs propriétaires terriens. Il pousse même le bouchon jusqu'à créer un guichet à supplique afin que tout le monde puisse dénoncer les abus de pouvoir subis, y compris par des Nobles. Paul Ier instruit alors les plaintes et sanctionne les mauvais comportements. En terme économique, cependant, Paul Ier ne va pas jusqu'à abolir le servage. Pour relever le cours du rouble, il brûle cinq millions de sa monnaie. Paul a d'autres mauvais côtés. D'abord, il est inconstant et immature. Il lui arrive très fréquemment de changer d'avis. Borné, il invente de faux soldats et ressuscite de faux morts, se perdant dans ses papiers administratifs. Alors qu'il accueille en Russie les jésuites qui fuient la République Française, il se nomme Chef de l'Eglise et Grand Maître de l'Ordre de Malte. Cela choque déjà beaucoup les Russes mais encore plus quand il fonde une paroisse catholique à Saint Pétersbourg. Il entend même, avant sa mort, réunifier les deux Eglises. Paul Ier, qui n'aime pas son fils Alexandre, souhaite également l'écarter de sa succession au profit d'Eugène de Wurtemberg. Bref, malgré sa sensibilité libérale, Paul Ier agace tout le monde et se fait des ennemis partout. Extrêmement impopulaire, voire même haï, sa politique internationale est tout aussi décriée.
Toute la politique internationale tourne autour de la France. La nouvelle République qui se fonde sur une Constitution et sur l'égalité civique de tous les citoyens irrite ses voisins qui se coalisent contre elle. La République résiste pourtant, grâce à une armée nombreuse et bien organisée, des soldats fanatisés par l'idéal patriotique et national français, et très vite s'agrandit. La France obtient des victoires en Belgique, à l'est, en Italie et s'aventure même jusqu'en Egypte. Très isolée sur la scène internationale, la France détonne par son idéologie : elle ne se cache plus vouloir exporter en Europe son idée de l'Etat Nation, des idées des Lumières et de l'égalité des citoyens. Ses voisins directs, notamment l'Autriche dont une des héritières a été guillotinée, l'Angleterre et la Prusse, ainsi même que l'Espagne des Bourbons, sont heurtés par ce monstre politique. En 1796, la France a quitté la Terreur pour entrer dans la phase de Directoire, plus bourgeoise, plus militarisée et moins radicale. Après de nombreuses tentatives de coup d'Etat, Bonaparte parvient à s'imposer comme Premier Consul en 1799, met un terme à la Révolution et reconstruit l'Etat. A la frontière entre Jacobins et Royalistes, il maintient quelques temps un équilibre politique et opère à une synthèse des Lumières et des coutumes d'Ancien Régime. Toutefois, le meurtre du Duc d'Enghien, un royaliste, et la persécution des Jacobins, font du régime napoléonien une sorte de monstre bâtard. Ses réalisations législatives montreront toutefois une forte imprégnation des Lumières. A l'extérieur, Napoléon se fait le champion des Lumières contre les Monarchies Obscurantistes. Mais derrière ces considérations idéologiques, Napoléon est aussi une émanation froide des intérêts de son pays, la France, qui avec une démographie immense, a des vocations hégémoniques. Après l'échec de Louis XV face aux Anglais, les Français n'ont plus de place dans l'économie monde et entre en crise. Les guerres permettent de prendre de nouvelles terres et de remplacer les colonies ultra-marines par des territoires sur le continent. Les guerres napoléoniennes sont donc aussi bien idéologiques qu'économiques. En modernisant son armée sur le modèle de la division, et en instaurant une très efficace propagande pour ses jeunes soldats, l'armée française est redoutable, pour ne pas dire quasiment invincible. Surtout, elle fait rêver à travers le Monde pour les idéaux qu'elle apporte. Paul Ier, comme sa mère, déteste la République Française. Il a particulièrement peur des répercussions internationales d'une France débridée et fanatisée. Il envoie ainsi Souvorov aider l'Empereur François d'Autriche pour récupérer les conquêtes de Napoléon en Italie du Nord en 1799. Rome, Milan et Turin sont reprises aux Français. Mais le ver est dans le fruit : les Italiens ont adhéré aux valeurs françaises et petit à petit, cela fait son nid dans les esprits. Les Anglais et les Autrichiens s'inquiètent toutefois également des victoires de Souvorov et ne souhaitent pas donner aux Russes trop de pouvoir dans la région, ce qui agace profondément Paul Ier qui avait même mis en place une base au Monténégro après la conquête française en Egypte et la disparition des Mamelouks. Les Ottomans, pourtant des alliés classiques de la France, avaient ressenti cela comme une trahison et permis aux Russes de traverser les Détroits. En cela, Paul Ier se sent lâché et méprisé par les Anglais et les Autrichiens. Quand Bonaparte réalise son coup d'Etat et stabilise un temps sa diplomatie en faisant la paix avec ses voisins, Paul Ier décide de renverser son alliance et de s'allier avec Napoléon. Pour donner des gages au Premier Consul français, Paul Ier expulse l'Ambassadeur anglais en 1800. Les navires anglais sont séquestrés et 1 043 marins anglais sont emprisonnés. Le 2 janvier 1801, l'alliance franco-russe est actée officiellement. Tous les émigrés nobles accueillis par Catherine II sont expulsés, y compris le futur Louis XVIII. Napoléon souhaite que les Russes participent à la destruction des Anglais. Paul Ier prend contact avec ses amis prussiens, danois, polonais et suédois pour les convaincre de participer à la destruction de la flotte anglaise. Surtout, et c'est là le plus incroyable, Paul Ier organise une expédition de Cosaques en destination de l'Inde afin de la conquérir et la retirer aux Anglais. L'ambition est extraordinaire. Toutefois, la politique interne et internationale de Paul Ier laisse de marbre les Russes. L'alliance avec Napoléon est perçue comme une catastrophe et les Nobles ne pardonnent pas ses attaques. Le 11 mars 1801, Paul est assassiné. Le complot, composé des Orlov, de Panine et dirigé par le comte Von Der Pahlen de Courlande, réussit très facilement. Le pauvre Paul est étranglé. Alexandre, son fils, est bouleversé. Pourtant, assez populaire, il monte sur le trône. C'est un coup dur pour Napoléon qui soupçonne un empoisonnement britannique.
Alexandre Ier, le gardien paradoxal de l'Ordre International.
Alexandre Ier n'est absolument pas comme son père. Déjà, il a bénéficié de l'amour de sa grand-mère, Catherine II, qui l'a formé personnellement et le souhaitait comme successeur. Son précepteur était un républicain suisse rousseauiste, Leharpe, qui lui a appris la philosophie des Lumières. Locke était notamment son philosophe préféré. A seize ans, Alexandre épouse Louise de Bade, une autre princesse allemande pour ne pas changer. Outre sa formation intellectuelle poussée, Alexandre est passionné par l'armée et bénéficie du ralliement d'Araktcheiev, l'ami de son père. Alexandre Ier règnera de ses 23 à ses 48 ans, soit pendant 25 ans. Comme toujours, dès son arrivée au pouvoir, Alexandre Ier gracie, libère, réhabilite. 12 000 personnes sont concernées. Se voyant comme un Prince éclairé et presque libéral, il émancipe l'imprimerie, autorise la libre circulation en dehors du territoire russe et supprime la torture. La même année, Alexandre Ier fonde un Cabinet intime composé de jeunes hommes amoureux des Lumières et qui sont ses amis. Ce Cabinet Intime, qui se réunira jusqu'en 1804, est notamment composé des jeunes Paul Stroganov, Nikolaï Novossiltsev et Viktor Kotchoubeï. Alexandre Ier leur confie la lourde tâche de lui proposer des réformes de fond, et éventuellement une Constitution. Alexandre doit ainsi répondre à la question de l'autocratie : comment assurer la suprématie de la Loi sans atteindre à la liberté du Souverain ? Réponse complexe dans un pays où l'institution de l'Empereur fait office de vérité révélée. Alexandre Ier pose également au Comité Intime la question du servage qu'il estime indigne d'un pays comme la Russie. Le Comité Intime se fait sur cette question conservateur : il déconseille à Alexandre d'abolir le servage de crainte que la Noblesse ne le prenne mal. Il faut cependant atténuer la souffrance du paysan. Alexandre autorise donc aux marchands de posséder des terres, des terres qui ne pourront être exploitées par des serfs, afin de créer une concurrence libre aux propriétaires de serfs, espérant que ceux-ci finiront par disparaître d'eux même. Le paysan dispose également désormais du droit d'acheter sa liberté au propriétaire ainsi qu'un petit lopin de terre, ce qui ne concernera malheureusement que 47 000 familles de paysans pour des raisons évidentes de pauvreté. Sur la question institutionnelle, et malgré l'enseignement de Leharpe, Alexandre finit par conclure que le peuple russe est trop inculte pour pouvoir obtenir un pouvoir politique. Seule l'élite peut être éclairée. Avant de donner une liberté au peuple, il faut donc l'instruire. Après cela, seulement, il sera possible de créer un nouveau système. Bref, Alexandre ne change rien, sauf à la marge. Le Comité Intime permet en revanche de constituer des Ministères nouveaux et modernes qui font concurrence aux vieux collèges : les Ministères de l'Intérieur, des Finances, de l'Instruction Publique, de la Justice, de l'économie font leur apparition. Alexandre commence donc très progressiste et devient rapidement un Empereur plus que modéré. D'un point de vue religieux, Alexandre est en revanche très tolérant. Il cesse de persécuter, dans la droite lignée de Catherine II, les vieux croyants et laisse s'installer les sectes orthodoxes dans les Marches (les Flagellants, les Castrats, ...). Sur la question juive, Alexandre se fait aussi très ouvert. Catherine II, qui les détestait, leur avait interdit de s'installer en dehors d'une zone de résidence précise et les avait imposé fiscalement une double capitation pour s'assurer qu'ils n'exploiteraient personne. Si la zone de résidence est maintenue et un peu élargie, Alexandre décrète l'égalité presque parfaite entre Russes et Juifs en maintenant quelques numerus clausus dans les universités et dans le commerce. Très étrangement, Alexandre est d'abord fasciné par la Sibérie. Il organise notamment la venue de colons, principalement slaves et allemands, en Nouvelle Russie. Odessa devient un port franc dirigé par un Emigré Français, le Duc de Richelieu. On fait également venir des paysans d'autres gouvernements s'inspirant de la Conquête de l'Ouest américaine. Thomas Jefferson est à l'époque Président des Etats-Unis et réalise la même politique en Amérique. Les deux pays s'entendent d'ailleurs très bien à l'époque et fondent ensemble dans le Pacifique une Compagnie russo-américaine. Bref, Alexandre Ier peut faire bonne impression et semble, sous certains aspects, plus libéral que Catherine II tout en maintenant sa légitimité.
En politique extérieure, Alexandre Ier nomme le Polonais Adam Czartoryski comme Ministre. Ce dernier a une vision géopolitique très précise de ce que doit être la Russie et l'expose à l'Empereur. La Russie a une destinée en Europe : elle doit faire progresser la civilisation chez les peuples retardataires, participer à redécouper les frontières entre Nations qui évoluent sans cesse, et créer des institutions libérales représentatives partout en Europe. On croit franchement rêver. Czartoryski explique à Alexandre que le pays le plus dangereux est l'Angleterre. Celle-ci domine les mers et est une puissance financière monstrueuse, ce qui compense sa relative démographie. Le Ministre en déduit que la Russie doit s'allier avec elle pour construire une flotte équivalente, commercer avec l'Empire anglais et créer un axe puissant continent/mer. Se pose évidemment la question de la France. Czartoryski dénonce avec force l'accord franco-russe conclu par Paul Ier. Si la France n'est plus une ennemie à proprement parler, puisqu'elle a cessé de soutenir les ennemis de la Russie, il faut s'en méfier. Czartoryski estime que Napoléon a eu raison de redéfinir ses frontières mais qu'il est désormais un tyran prêt à tout pour inonder ses idées révolutionnaires en Europe. Sans lui faire la guerre, la Russie doit veiller à ce qu'elle ne s'étende plus sur le continent, reste dans ses frontières et que les pays voisins libéraux doivent être soutenus. Czartoryski encourage Alexandre à accepter de refonder une Pologne pour ajouter un Etat tampon avec la Prusse, très menaçante. D'ailleurs, les principautés allemandes et l'Empire autrichien doivent constituer une Fédération pour contrebalancer l'hégémonie pangermaniste prussienne. La Prusse peut être une alliée mais il faut s'en méfier. Czartoryski évoque également l'Empire Ottoman : pour lui, il va mourir sous peu et ce n'est qu'une question de temps. La Russie doit rester attentive à ce qu'aucune puissance, comme l'Angleterre ou la France, n'en profite pour s'emparer de ses détroits. Il faudra également profiter de sa mort pour libérer les peuples slaves des Balkans, fonder une Grande Croatie panslave qui sera un allié de choix de la Russie. Tout cela est donc un vaste programme qu'Alexandre tentera de suivre. En 1801, à son arrivée au pouvoir, il avait ratifié l'accord franco-russe pour se laisser les mains libres. L'assassinat du Duc d'Enghien par les forces de Napoléon en Bade, et la politique agressive de la France en Allemagne, remet en cause le Traité de Westphalie. En 1804, l'Angleterre et la Russie s'allient contre Napoléon. En 1805, l'Autriche vient rejoindre la Troisième Coalition contre la France. Alexandre en veut d'autant plus à Napoléon que celui-ci s'est fait sacrer Empereur à Paris en 1804, lui un petit général corse sorti de nulle part. Théoriquement, l'issue de la guerre ne devrait faire aucun doute. Aussi puissante est l'armée napoléonienne, et elle l'est, elle ne peut normalement rien contre l'alliance de l'Autriche, de l'Angleterre et de la Russie. Seule la Prusse de Frédéric-Guillaume III manque à l'appel : celle-ci joue en effet un double jeu et s'est rapprochée de Napoléon pour obtenir de lui le Hanovre et la Poméranie suédoise. Or, l'Angleterre est très attachée au Hanovre et la Prusse ne souhaite donc pas se mouiller dans le conflit. Contre toute attente, la France piège les Autrichiens et profite de l'arrivée lointaine des Russes pour les éparpiller façon puzzle en Italie. A Austerlitz, et alors que la Prusse n'avait pas terminé son ultimatum, Napoléon vainc d'une manière magistrale, et selon une tactique innovante, les Autrichiens et les Russes. L'Autriche est forcée de sortir de la coalition et Napoléon l'humilie terriblement, non moins par stratégie que par nécessité économique. Alors qu'Alexandre Ier, inquiet, nomme Andreï Boudberg aux Affaires Etrangères, les Eglises de Russie sonnent le tocsin, lançant l'anathème contre Napoléon, présenté comme l'ennemi du genre humain. Toutefois, Napoléon bat la Prusse à Iéna et couche l'Europe Occidentale. La confrontation entre la France victorieuse et la Russie doit donc avoir lieu.
La France et la Russie se livrent une guerre à mort. Napoléon poursuit dans la boue, sous les hourras des Polonais, les troupes russes qui reculent. La Bataille d'Eylau est une véritable boucherie inutile dans la neige et l'obscurité. Les deux armées perdent 20 000 hommes chacune sans qu'aucun gagnant ne puisse vraiment se dégager. La Russie, financée par l'Angleterre, reforme ses troupes en été et engage des militaires privés. Mais, à Friedland, les Français infligent une lourde défaite à l'armée russe contre toute attente. Alexandre Ier, bouleversé par cette nouvelle, apprend en outre que l'Angleterre cesse de le financer, préférant gaspiller son argent non dans des batailles rangées inutiles, mais dans le Blocus du Continent afin d'asphyxier l'économie napoléonienne. Sauf que ce qui est fort dommage est que le Blocus touche aussi la Russie. Alexandre Ier est obligé de constater que la guerre est perdue, et tragiquement. Alors que Napoléon était considéré comme l'ennemi du genre humain, l'Empereur Russe n'a pas le choix : il faut s'allier avec lui et se partager l'Europe, en attendant de pouvoir venger Friedland. Le 25 juin 1807, les deux Empereurs se rencontrent à Tilsitt et forment une union cordiale défensive et offensive. Le Grand Duché de Varsovie est recrée et les Polonais retrouvent un Etat grâce aux Français. Les principautés allemandes forment une Confédération du Rhin pour contrebalancer l'influence de la Prusse laissée intacte. L'alliance rêvée anglo-russe est devenue franco-russe. En soi, Napoléon réalise une partie de la volonté russe. En effet, les Russes souhaitaient reformer un Etat tampon et la fédéralisation de l'Allemagne. Cela est arrivé et Alexandre Ier s'en réjouit, d'autant qu'il pense pouvoir tirer profit de l'union commerciale européenne imposée par Napoléon qui compense la faiblesse de son industrie en forçant ses voisins à commercer avec elle. La Russie peut donc escompter remplacer l'Angleterre par la France. Profitant de la nouvelle période de paix, Alexandre Ier reprend ses réformes chez lui. Il charge Mikhaïl Speranski, fils d'un prêtre de campagne, de gérer la situation. Ce spécialiste des institutions françaises va mettre en place une monarchie constitutionnelle. On choisit d'abolir le servage, mais pas de suite, seulement après l'instauration progressive de l'Etat de droit. Encore un rendez-vous manqué avec l'Histoire. La Douma d'Etat récupère le pouvoir législatif. Le pouvoir exécutif va à l'Empereur et aux Ministres responsables devant la Douma. Le pouvoir judiciaire est également responsable devant le Sénat, élu par la Douma d'Etat. La Douma n'est pas élue au suffrage universel direct. Les doumas des volosts (cantons) sont élues par les propriétaires terriens et les paysans de la Couronne. Ceux là élisent les doumas des districts qui élisent les doumas des gouvernements qui finissent par élire la Douma d'Etat. Un Conseil d'Etat peuplé de Nobles parachève le tout. En 1810, le projet de Speranski est définitivement validé. A l'extérieur de la Russie proprement dite, Alexandre se permet d'expérimenter des choses. Il autorise les Finlandais à se doter d'une Constitution après sa conquête en 1809 et il abolit le servage en Estlandie et en Liflandie. Néanmoins, Speranski, dans le contexte de Blocus, qui souhaitait augmenter les impôts et cesser la planche à billets d'assignats, est exilé par le refus d'Alexandre Ier de le suivre en matière économique. Après ces années de réformes, la politique internationale reprend ses droits.
En 1809, Gustave IV, Roi de Suède, reproche à la Russie de l'empêcher de nouer des liens commerciaux avec l'Angleterre. Avec le soutien des Français, Alexandre Ier écrase la Suède et annexe la Finlande. Trois ans plus tard, la Russie conclut un traité avec son autre ennemi traditionnel au sud, la Turquie. La Russie obtient un droit de regard sur les régions de Transcaucasie, de Serbie, de Moldavie et de Votchinie. Surtout, Alexandre profite de ce moment de grand calme pour faire la Guerre à la Perse. En secret, et pour des raisons différentes, les Anglais et les Français soutiennent la Perse. La guerre s'éternise et Alexandre comprend que Napoléon est en train de le flouer. Il faut dire que l'alliance franco-russe bat de l'aide. Le Blocus plombe l'économie russe, et même si de la marchandise passe en secret la nuit, elle reste rare. Avant, l'Angleterre achetait aux Russes du bois, du lien, du chanvre, du blé contre des produits manufacturés et de l'or. La France, elle, n'a pas besoin de blé et quand bien même elle en aurait besoin ponctuellement, la Russie est beaucoup trop lointaine pour lui en fournir prioritairement. Malgré cela, la France impose comme partout en Europe à ses alliés plus ou moins consentants d'acheter ses produits manufacturés nouveaux à prix d'or, profitant du Blocus pour faire concurrence aux produits anglais. En 1808, la France avait été vaincu en Espagne ce qui a donné un certain signal aux autres pays. Talleyrand commence en outre à monter les Cours Européennes contre Napoléon. Les Autrichiens finissent par se rebeller et reforment leurs armées. En 1809, Napoléon détruit les Autrichiens une nouvelle fois à Wagram. L'Autriche doit céder quasiment l'ensemble de ses possessions à la Pologne qui gagne deux millions d'habitants et se dote d'une armée nationale puissance. La Russie est consternée par cela et commence à vivre l'invention du Grand Duché de Varsovie comme un piège aussi bien antiallemand qu'antirusse. En 1810, les choses se dégradent encore avec l'augmentation des tarifs douaniers de la France. La Russie, en représailles, monte les siens. En 1812, les Français rattachent sans prévenir le duché d'Oldenbourg, possession du père de l'ancienne Impératrice Elisabeth. Alexandre Ier, qui avait déjà poussé secrètement les Autrichiens à la rébellion, se tourne vers la Pologne et tente de la séduire par ses cadeaux, des promesses, des territoires et même un accès à la Baltique. Les Polonais, qui ne sont pas naïfs, font savoir à Alexandre qu'il préfère Napoléon. Les relations entre la France et la Russie deviennent donc explosives. Alexandre Ier hait Napoléon et Napoléon hait Alexandre. Il ne peut y avoir deux prédateurs sur le même territoire. Le 24 juin 1812, Napoléon décide d'attaquer la Russie et pénètre sur son territoire avec 600 000 soldats français, allemands, suisses, italiens, hollandais, autrichiens et prussiens prêts à en découdre. Napoléon souhaite régler cette guerre rapidement car le souvenir espagnol lui est tout de même douloureux. Il ne souhaite pas se rendre à Saint Pétersbourg mais bien à Moscou afin de prendre le contrôle des voies fluviales et des ressources en blé. Le rêve napoléonien de destruction de la Russie a fait son chemin et arrive à maturation. La confrontation gigantesque entre les deux Empires promet d'être splendide.
Mais la campagne de Russie ne se passe pas comme prévu. La météo est épouvantable et les averses produisent une boue inextricable où les chevaux meurent. La carte fournie aux soldats est truffée d'erreurs et surtout, les Russes fuient le combat. Seul Smolensk résiste un peu sans succès. Finalement, l'armée de Napoléon rencontre celle de Koutouzov à Borodino. Le choc des titans est meurtrier : les deux armées perdent chacune 58 000 hommes. Napoléon remporte la Bataille et s'empare de Moscou. Toutefois, Alexandre Ier, contre toute attente, ne déclenche pas de pourparlers. Les Français attendent bêtement à Moscou cinq semaines et rien ne vient. Moscou est non seulement vide de blés mais elle est bientôt incendiée sous l'ordre d'Alexandre. Napoléon comprend qu'il est allé trop loin et qu'il faut opérer à une retraite rapide. L'armée se dissémine, pille la région et fait l'objet de résistances. Surtout, l'hiver s'installe et rend très complexe la tenue des routes. Dans ce contexte a lieu la Berezina et la perte de nombreux soldats français dans les eaux glaciales. Si Napoléon a en théorie gagné la guerre, il repart de Russie sans aucune contrepartie. La Grande Guerre Patriotique d'Alexandre a porté ses fruits. Celui-ci est furieux. Malgré les critiques de la Cour de Saint Pétersbourg, il a tenu bon et jure de se venger en prenant Paris. Aux trousses de Napoléon, Alexandre entre en Pologne et bientôt, en le 30 septembre 1812, la Prusse cesse de soutenir Napoléon et rejoint la Russie. En 1813, l'Autriche rejoint la Coalition ainsi que la Suède. Les peuples allemands libérés des Confédérations, qui ont développé grâce à Napoléon un sentiment national très fort, accueillent les Russes en héros. En 1814, la Coalition entre à Paris et Napoléon est banni à l'île d'Elbe d'où il revient pendant les Cent Jours. Après la Bataille de Waterloo, Napoléon est définitivement vaincu. Louis XVIII reprend son trône de Roi de France et le Royaume retrouve ses frontières d'antan. Lors du Congrès de Vienne du 9 juin 1815, Alexandre insiste pour que Napoléon reste bien loin dans l'Atlantique. Louis XVIII est invité à la table des négociations. Le monde est divisé entre les vainqueurs. L'Angleterre prend Malte, Ceylan et le Cap de Bonne Espérance. L'Autriche reçoit l'Illyrie, le Tyrol, la Lombardie et Venise. La Russie conserve la Finlande et un tiers du Grand-Duché de Varsovie, évidemment à égalité avec la Prusse et l'Autriche. La Pologne est de nouveau renvoyé dans les limbes de l'Histoire. La Prusse, elle, s'agrandit considérablement. Dans ce monde libéré du Tyran Napoléon, Alexandre est vu comme le sauveur de l'Europe et son gendarme. Comme Napoléon, Alexandre se sent un destin personnel supranational. Il dédaigne un peu la politique intérieure russe et se focalise sur l'international. Le 14 septembre 1815, Alexandre Ier, François Ier d'Autriche, Frédéric-Guillaume III de Prusse signent le pacte de la Sainte-Alliance visant à maintenir l'ordre sur le continent européen contre le péril révolutionnaire et anti-chrétien. L'Angleterre rejoindra rapidement le Pacte et même la France de Louis XVIII. Les Souverains s'engagent à garantir justice, charité et paix. Cet ordre conservateur s'abat sur l'Europe et Alexandre en est clairement le chef.
Très clairement, Alexandre ne loupe aucun Congrès de la Sainte-Alliance. Il prône les valeurs de l'Evangile et condamne même l'esclavage des Noirs en 1818 à Aix-La-Chapelle, ce qui est fort savoureux aux vues du traitement des Serfs en Russie. Se voyant comme le réunificateur de l'Eglise, Alexandre décrit Napoléon comme l'Antéchrist. Alexandre continue à se bercer d'illusions mégalomanes et à rencontrer divers chefs religieux, notamment les Frères Moraves, les quakers, des mystiques et autres diseurs de bonne aventure. Ainsi, une baronne balte, Barbara Juliana Krudner, prédit à Alexandre que le Christ apparaîtra sur le Mont Ararat dans le Caucase et qu'Alexandre jouera un rôle dans la venue du Royaume de Dieu sur Terre. Il n'en faut pas plus qu'Alexandre se voit déjà en nouveau Prophète. Indéniablement, sa victoire contre Napoléon lui a fait perdre pied. Ce magnifique jeune Empereur bercé par les Lumières est devenu l'apôtre du conservatisme réactionnaire le plus terrible. Bien vite, il se rend compte qu'il se berce d'illusions. Si Napoléon est mort, ses idées infusent dans toute les sociétés européennes. L'Allemagne, notamment, sous l'influence des romantiques, ont développé une conception raciale de la race. Un jeune étudiant nationaliste allemand, Karl Zand, assassine en 1819 le dramaturge August von Kotzebu, considéré comme un traître car chantre de l'amitié russe. Cela fait grand scandale en Europe. Un an plus tard, en 1820, l'héritier du trône de France, le fils de Charles X, le duc de Berry, est assassiné par un bonapartiste en sortant de l'Opéra. La même année, Ferdinand VII, le Roi d'Espagne Bourbon qui avait tenu tête à Napoléon, est forcé par une Révolution à rétablir une Constitution bonapartiste. En Italie aussi, où fleurissent dans les têtes l'idée lointaine d'un Risorgimento, les différents Etats italiens connaissent des troubles. Ainsi, en 1820, les Carbonari forcent Ferdinand Ier, Roi des Deux-Siciles, à donner une Constitution. Dans ces conditions, la Sainte Alliance est censée intervenir. Metternich, en Autriche, se rapproche d'ailleurs d'Alexandre. Quand les Grecs orthodoxes se révoltent en 1820 contre les Ottomans, Alexandre ne les soutient pas car les trouve trop révolutionnaires. Alexandre préfère sévir contre le peuple russe qui n'a pourtant rien demandé à personne. Araktcheiev est chargé de fonder des colonies militaires avec des règles strictes où les recrues alterneront travail militaire et paysannerie. De manière générale, Alexandre entame une période de décadence réactionnaire totale, abandonnant tous ses premiers principes. Le 13 septembre 1825, Alexandre meurt en voyage d'un refroidissement à Tarangog. Ici s'arrête le règne du Tsar le plus ambivalent de la Russie.
LA RUSSIE DE NICOLAS IER : LE CONSERVATISME DESASTREUX.
Le péché originel : le massacre des Décembristes.
Avant de mourir, Alexandre avait nommé dans son testament son petit frère Nicolas. Mais en théorie, Nicolas n'aurait pas dû être Empereur. Le premier frère qui arrive dans la succession est Constantin que son frère affectionnait particulièrement. Constantin avait d'ailleurs été envoyé à Varsovie pour tenter de diriger le Grand Duché sans succès, étant entendu que les Polonais préféraient Napoléon. Là-bas, il rencontre une Comtesse, Johanna Grudzinska, dont il tombe follement amoureux. Impossible pour lui dès lors de rentrer en Russie et encore moins de régner. Il fait savoir à Alexandre qu'il souhaite être évincé de la succession et Alexandre, la mort dans l'âme, désignait Nicolas comme héritier. Nicolas est un être qui tranche par sa personnalité. Aujourd'hui, comme Pierre III et Paul Ier, il est unanimement détesté par toutes les historiographies même s'il est indéniablement, au départ, un Empereur respecté. Nicolas Ier est le prototype même de l'arriéré politique conservateur. Pourtant, il n'est pas bête du tout. Eduqué à la dure par le Comte Lamsdorf qui le rosse sans pitié, il aime les mathématiques et l'ingénierie. Vif d'esprit, souvent obtus mais très intelligent, il est confronté, à la mort d'Alexandre, au refus des Gardes du Palais, et de leur chef Mikhaïl Miloradovitch, de le reconnaître comme Empereur. Ces hommes expriment le fait que l'on ne peut pas disposer du trône par testament, ce qui, aux vues de l'Histoire russe, est une manière assez osée d'oublier le passé. Tous préfèrent Constantin, un homme moderne, libéral, réformateur. Constantin, qui ne souhaite toujours pas régner, doit se déplacer jusqu'à Moscou et abdiquer. Bon joueur, il prête même serment à Nicolas qui devient enfin Empereur. Nicolas Ier est donc tout de suite un peu refroidi. Comme Alexandre à la fin de son règne, il a une vision conservatrice de la Russie, point cardinal de la Sainte Alliance, dont la mission est de défendre la civilisation chrétienne contre ses ennemis libéraux de l'extérieur et de l'intérieur. En outre, contrairement à Alexandre, Nicolas n'a pas été familiarisé avec les Lumières et s'en moque comme d'une guigne. Il n'a donc pas ce petit supplément d'âme moral que pouvaient avoir ses prédécesseurs. Alors que la littérature russe connaît son âge d'or, avec les œuvres de Pouchkine, de Dostoïevski, de Herzen ou de Lermontov, Nicolas Ier censure à tour de bras, chargeant sa police politique, la Troisième Section, de confisquer les ouvrages et d'en ficher les lecteurs. Il n'y a aucun amour de la littérature et de l'écriture chez ce rustre guerrier. Et surtout aucune volonté réformatrice. On comprend donc très bien pour quelles raisons son règne commence par un crime immense contre son peuple. Si l'Europe est traversée par des mouvements de liberté, les Russes n'y échappent pas. Des jeunes officiers qui se sont battus dans les guerres napoléoniennes, et qui lisent la littérature, cultivés et francophones, souvent des partisans de Constantin, se réunissent et souhaitent réformer le pays. Trois doctrines principales s'affrontent et constituent des mouvements politiques modernes. L'Union du Nord de Mouraviev veut l'avènement d'une monarchie constitutionnelle de suffrage censitaire strict, un régime qui protège la propriété privée mais empêche le servage. On pourrait dire que c'est la droite bourgeoise. La doctrine de Tourgueniev est un peu plus à gauche car elle met en priorité la question de la liberté civile des paysans. En revanche, elle souhaite que l'autocratie soit conservée pour empêcher la noblesse de nuire. Et puis, il y a l'Union du Sud de Pestel. Celui-ci désire la mise en place d'une République, une abolition des ordres et surtout la création d'une propriété publique étatique pour lutter contre "l'aristocratie de l'argent", terme quand même évocateur d'un proto-socialisme. Pour lui, à l'image des Jacobins, la Russie doit être une et indivisible, portée par tous et l'orthodoxie doit devenir la religion d'Etat. Les juifs devront choisir de s'assimiler ou de s'en aller. Bref, c'est l'extrême gauche. Ces trois tendances, qui d'ailleurs ne s'entendent pas entre elles, Pestel étant perçu comme trop radical, proviennent de l'Union du Droit Public qui est dissoute et agite le pays. Bien vite, les Décembristes tentent d'imposer à Nicolas leur point de vue. Celui-ci les réprime tous sans aucun état d'âme et sans aucune volonté d'apaisement. On torture à tour de bras, on déporte, on envoie dans le Caucase comme boucliers humains. L'interdit est total sur leur nom. La Cour Pénale Suprême classifie les infractions reprochées en tentative de régicide, révolte et mutinerie. Constantin, lui même, le frère de l'Empereur critique une répression trop féroce, l'absence de défenseurs des révoltés et le caractère secret du procès. Pour ceux qui échappent à la pendaison, c'est le bagne, les travaux forcés et les verges. Bref, Nicolas Ier a tué une génération entière de libres penseurs. Il signe l'ébauche d'un règne sans état d'âme.
Le triomphe de la slavophilie.
Nicolas Ier sent très confusément qu'il doit construire un modèle alternatif solide face à un Occident torturé par les Lumières et face au souffle révolutionnaire venu d'Europe. Nicolas va donc tenter de renforcer la bureaucratie d'Etat et surtout la surveillance. Comme auparavant, de nombreux Allemands sont très présents aux postes de pouvoir et dans l'administration. Nicolas Ier sait très bien que ces Allemands sont détestés par la population. Il sait très bien que cette présence pose problème et, à Samarine, qui avait écopé de vingt jours de détention pour avoir critiqué les Allemands, Nicolas Ier dit : "Tais toi ! Je sais bien que tu n'en avais pas l'intention. Mais, en expliquant que, depuis le temps de Pierre le Grand, les tsars russes n'ont agi que sur l'inspiration et sous l'influence des Allemands, tu as lancé une idée dangereuse. Si cette idée se propage dans le peuple, elle entraînera de terribles malheurs". Nicolas sait aussi que la question du servage est explosive. Il n'est pas question pour lui de l'abolir mais charge tout de même, au cas ou, le général Paul Kisselev de réfléchir à la question. Ce dernier propose de fusionner les paysans d'Etat et les paysans privés. Toutefois, les fonctionnaires ne sont pas meilleurs propriétaires pour les serfs que les Nobles. L'idée même d'une réformette est donc très vite évacuée. Bien qu'à la tête d'une superpuissance militaire, force est de constater que Nicolas a pris un méchant retard en économie. Les voies de communication sont déplorables, les rares voies ferrées sont toutes inachevées et la boue constelle les routes. L'Europe, elle, qui connaît la modernité politique, commence à entrer doucement dans la Révolution Industrielle, particulièrement en Angleterre et en Wallonie. Nicolas Ier justifie très ironiquement son retard économique par la supériorité morale du peuple russe. Les Occidentaux, décadents et soumis à l'argent, jouent avec le feu en se développant comme des porcs. Le russe, lui, cultive sa terre et se contente de ce bonheur pur. Très vite, les philosophes slavophiles imposent dans la société russe leur narratif. Piotr Tchaadaïev en est un des parangons. Pour lui, contrairement aux pays européens, la Russie n'a pas de passé et son âme est vierge et pure de tout crime. Son destin est de devenir le centre spirituel et intellectuel du Monde. Puisque partout le scientisme progresse et que les secrets de la mystique se perdent, la Russie prend le relais et devient le phare de Dieu dans un torrent de sacrilèges. A cause de Napoléon, l'idée nationale apparaît dans des pays qui ne connaissaient pas le concept. L'Italie, notamment, est frappée par l'idée du Risorgimento, c'est-à-dire de la création d'un Etat italien. L'Allemagne aussi, la non-prussienne, celle de la Confédération du Rhin, marquée par le romantisme allemand, développe une conception nationale très forte. La Pologne et la Hongrie connaissent le même engouement. Les Russes développent aussi leur propre conception de la Nation au service de l'Empereur. Ivan Aksakov, le chef de file des slavophiles, décrit la nation russe. Celle-ci est à vocation slave et orthodoxe. Pour lui, l'amour pour la Russie doit être inconditionnel et irraisonné. Dans Les Nuits russes, l'auteur Vladimir Odoïevski explique qu'après la Grèce et Rome, la Russie est le nouveau centre de la civilisation. Il écrit : "Nous sommes neufs et frais. Nous sommes innocents des crimes de la vieille Europe". Si l'Occident n'a plus d'idéal, d'espérance, monde de la manufacture et de l'argent, marqué par la dégénérescence des mœurs, la Russie prendra sa place. Elle, n'est pas individualiste. Le communalisme naturel des paysans dans l'obchtchina démontre que les libertés bourgeoises ne leur sont pas nécessaires. Les âmes individuelles sont des gouttes d'eau insignifiantes qui se noient dans l'océan russe. La Russie se résume à une triade simple : l'orthodoxie, l'autocratie et le narodnost. Ce concept de narodnost est essentiel pour comprendre la Russie d'aujourd'hui. Il est la conscience profonde d'appartenir à quelque chose de plus grand que soi, et devant lequel on ne compte pas personnellement, mais qui est tout. La Russie est une idée à servir. Soi-même n'est qu'un moyen pour que la Russie atteigne la grandeur.
La Russie : cette digue au libéralisme.
Nicolas Ier applique sa vision intérieure à l'international. Il suit la doctrine du Baron Brunnov selon lequel l'Ouest est une pépinière malsaine à Révolutions. Pour empêcher sa déferlante, Nicolas Ier doit disposer de deux digues fortes et solides : la Prusse et l'Autriche. Ces puissances conservatrices doivent arrêter le flot venu de l'Ouest pour protéger la Russie et celle-ci doit donc soutenir ces deux puissances allemandes. Nicolas Ier veut également être le gardien des peuples slaves dans le monde entier. La Perse et la Turquie sont donc des ennemis mortels. Toutefois, comme Alexandre, Nicolas Ier refuse l'idée d'une Grèce indépendance, parce qu'il veut récupérer Constantinople et parce que son peuple est trop libéral. La France et l'Angleterre sont des alliés de choix pour combattre la Turquie au nom des valeurs chrétiennes. A l'époque, la France est celle de Charles X, qui ressemble beaucoup à Nicolas Ier dans son obsession antirévolutionnaire, et qui mène une politique rétrograde au possible. La France de Charles X s'empare en outre de l'Algérie ce qui rend fou l'Empire Ottoman. La première cible de Nicolas est donc l'Empire Ottoman, et Nicolas, avec l'aide des Anglais et des Français, imposent à la Turquie un Traité d'Andrinople. Nicolas Ier obtient l'autonomie des Slaves, des concessions dans les ports slaves et en Turquie. Il avait un temps voulu détruire l'Empire Ottoman mais les Anglais n'ont pas adhéré à l'idée et ont lâché la coalition. En 1830, l'Europe est traversée par un puissant vent révolutionnaire. Charles X est renversé et la France met à sa tête un Roi constitutionnel, Louis-Philippe. Des révoltes traversent l'Italie même si elles ne mènent à rien. La Belgique se dote d'une monarchie avec le soutien des Anglais, de la France et des Pays-Bas. Mais le pays qui connaît des troubles sérieux est la Pologne. Celle-ci se soulève et Nicolas Ier, sans pitié, envoie son armée réprimer les Révolutionnaires polonais. La première fois, les Russes sont vaincus. Nicolas Ier ne se laisse pas démonter en renvoie une armée bien plus terrible et vient à bout de la Pologne en 1832. Les Polonais ne pardonneront jamais aux Russes leur intervention, d'autant plus que Nicolas Ier intègre la Pologne à son territoire définitivement sans autonomie. A cause du Traité d'Andrinople, Nicolas Ier est fâché avec l'Angleterre. Il développe également une haine pour la nouvelle France orléaniste qui se rapproche d'ailleurs de la perfide Albion. L'axe franco-anglais, très surprenant, permet la création de la Belgique et forme une sorte d'alliance libérale. Nicolas Ier voit très vite le danger de ce nouvel axe international et se rapproche donc de la Prusse et de l'Autriche qu'il rencontre en 1833 à Münchengratz. Très vite, l'Empire Ottoman devient une occasion de confrontation. En 1832, l'ancien légal du Sultan d'Egypte, Mehmet Ali, attaque le Sultan Mahmud et annexe la Syrie. La France soutient Mehmet Ali contre le Sultan. Nicolas Ier décide de proposer au sultan ottoman son aide à condition de disposer de la fermeture du Bosphore à son profit et de la formation d'un accord défensif. L'Angleterre n'intervient pas car se moque de la question ottomane. Ainsi donc, deux blocs s'affrontent en Europe à cette période. A l'ouest, il y a le Bloc France Angleterre. Face à lui, la Russie, la Prusse, l'Autriche et la Turquie sont alliés fermement. Le Bloc de la Russie est sur le papier dominant. L'armée russe compte 820 000 soldats, l'Autriche 273 000, la Prusse 130 000. En face, la France compte 259 000 soldats et l'Angleterre à peine 140 000. Nicolas se sent protégé. Les puissances germaniques empêchent une attaque continentale, et le Bosphore turc d'une attaque maritime. L'ouest est sécurisé et le vent révolutionnaire fermement endigué.
La Russie à l'assaut du Caucase et de la Sibérie.
Tandis que l'ouest est sur, Nicolas peut s'occuper, de 1832 à 1848, du Caucase. La région est particulièrement explosive. La Géorgie avait déjà été rattachée à l'Empire entre 1800 et 1804 par Alexandre Ier. Ce royaume chrétien avait demandé de l'aide face aux autres peuples caucasiens musulmans montagnards qui résistent aussi bien aux Ottomans qu'aux Russes. Le plus récalcitrant de ces peuples sont les Tchétchènes. En 1818, ils avaient fondé la ville de Groznaïa avec le soutien russe et se révoltent en 1825. Ce peuple très violent, pour ne pas dire ultra-violent, est décrite par Paskievitch, vainqueur des Perses chargé de régler le problème tchétchène, comme "une véritable horde de bandits". Il ajoute : "Il n'est pas sous le soleil peuple plus vil, perfide et criminel que celui-ci". Surtout, les Tchétchènes sont convertis au mouridisme, une mystique musulmane violente. L'imam Chamil, qui fonde une théocratie tchétchène, mène les combats sans état d'âme. La Russie n'en viendra définitivement à bout qu'en 1859. La guerre est coûteuse aussi bien en hommes qu'en argent. Surtout, elle est sale. Nicolas n'hésite pas à envoyer les prisonniers politiques servir de gilets pare-balles aux soldats russes. Mais la Russie doit aussi gérer le dossier sibérien. Alexandre Ier avait fondé la Compagnie russo-américaine dans le Pacifique. La Russie est présente en Alaska depuis la fin du XVIIIe siècle mais également dans les îles Kourile. Nicolas Ier se désintéresse un peu de l'Amérique et ne souhaite pas coloniser la Californie. Il sait d'ailleurs que beaucoup des soldats de Sibérie sont des Décembristes. En revanche, il a des appétits réels pour le marché chinois. A l'époque, la Chine a été vaincue cruellement par les Anglais dans la guerre de l'Opium. Ce peuple brisé, composé de nombreux toxicomanes, a dû signer le Traité de Nankin en 1842 qui donne des concessions énormes aux Britanniques en terme de commerce. Nicolas Ier aussi veut pouvoir se faire entendre dans la région et charge Mouraviev et Nevelskoï de prendre Sakhaline, à l'embouchure du Fleuve Amour. En 1853, avec le soutien des Anglais, des Hollandais et des Américains, Nicolas Ier force le Japon à s'ouvrir au commerce de force. L'ère Meiji commence donc à apparaître et le Japon va rapidement se moderniser. La rancune des Japonais pour les Occidentaux est une chose mais redouble d'intensité vis-à-vis de la Russie. Cette politique extrême-orientale n'est pas nouvelle mais prend une nouvelle ampleur. Elle est sans doute une conséquence de la slavophilie. L'Occident n'est plus la zone d'attraction naturelle de la Russie. Celle-ci veut non seulement s'étendre à l'ouest, mais également au Sud et à l'est. Nicolas Ier ne le sait pas encore, mais en possédant la Sibérie, il se dote de ressources naturelles colossales qui lui seront bien utiles, il faut le reconnaître, à lui et à ses successeurs. Dans un sens, Nicolas Ier est le fondateur le plus éminent de la politique russe actuelle et de son complexe d'encerclement. Il donne également aux Japonais des raisons de haïr la Russie, mais aussi aux Anglais qui voient d'un mauvais œil l'influence à l'est des Russes. L'ancien allié n'apprécie guère Nicolas Ier qui ne s'en rend pas forcément compte.
La désillusion internationale : l'humiliation de la Russie.
L'objectif de Nicolas Ier est de tenter de renouer avec l'Angleterre. Il va réussir un coup de génie en 1839 quand le sultan ottoman déclare la guerre à Mehmet Ali soutenu par la France. Alors que les Anglais et la France sont alliés, l'Angleterre choisit tout de même de choisir de soutenir le sultan. Nicolas Ier voit cela comme un signe de rapprochement : il a tort. Une garantie européenne est créée en remplacement du protectorat russe en Turquie sous l'œil des Anglais, des Prussiens et des Autrichiens. Nicolas Ier ne veut pas laisser passer cette chance et part en voyage d'Etat à Londres en 1844 où il est bien reçu. Il rencontre la Reine Victoria, les conservateurs tories Robert Peel et Lord Aberdeen ainsi que leurs opposants Palmerston et Melbourne. Nicolas Ier est persuadé d'avoir reçu l'approbation anglaise d'un accord mais les Anglais, perfides, n'ont aucune intention de donner une force quelconque à ces conversations de salon. En 1848, les mouvements révolutionnaires dont les signes avant-coureurs étaient palpables en 1830, explosent avec une violence inouïe affaiblissant la digue construite par Nicolas Ier. La France devient une République après que Louis-Philippe est forcé de quitter le pouvoir. La Belgique se dote d'une Constitution. Le Roi de Prusse est obligé de donner une Constitution au peuple et Metternich, l'indéboulonnable Premier Ministre Autrichien et ami de la Russie, est chassé du pouvoir. En Italie, le Piémont-Sardaigne se dote d'une Constitution et le sud de l'Italie est constellée de mouvements révolutionnaires unitaires. Même le Royaume-Uni est traversé par les manifestations. Tout craque. Nicolas Ier, épargné par ces mouvements, a raison de s'inquiéter. Son mur germanique a encaissé de sacrées fissures. En 1849, le très jeune Empereur François-Joseph, qui vient de réussir à rétablir l'ordre dans le Tyrol italien, appelle à la rescousse la Russie. En Hongrie, des révolutionnaires, aidés de Polonais, tentent de fonder une République. Nicolas Ier intervient et écrase la révolte. Le nombre de tués sera faible, à peine 708, mais le retentissement psychologique est fort en Europe Centrale. Plus que jamais, les Polonais et les Hongrois développent une haine immense pour les Russes. En France, une élection présidentielle propulse Louis-Napoléon Bonaparte à la tête de l'Etat. Très vite, la France devient un Empire en 1852. Tandis qu'elle entame sa révolution industrielle, Napoléon se rapproche du Piémont-Sardaigne et encore de l'Angleterre. Une très brève tentative de rapprochement avait été opérée par Iakov Tolstoï en 1848, mais elle est restée lettre morte. Le fantôme d'un nouveau Napoléon heurte sincèrement Nicolas Ier qui y voit une menace. Mais Napoléon III n'est pas menaçant pour l'ordre européen. S'il se mêle des affaires italiennes, il n'a aucun projet de conquête réel et préfère se focaliser sur son développement économique. Les relations diplomatiques avec l'Angleterre sont en outre très bonnes et le restent. Les deux pays ont des affinités de plus en plus fortes et surtout ne goutent pas le style des puissances germaniques prussiennes et autrichiennes. Là ou Napoléon III va blesser encore plus Nicolas Ier, c'est quand il réussira à obtenir dans l'Empire Ottoman les clefs de Temple de Bethléem à Jérusalem. Cela ravive la question de l'Empire Ottoman.
Nicolas Ier veut liquider enfin ce problème turc. La peur que l'Angleterre et la France contrôlent le Détroit du Bosphore l'étreint. Il pensait avoir pu se faire son nid avec la dissolution de son protectorat et la mise en place d'une conférence internationale. Il comprend que c'est impossible. Il ne sera tranquille que quand l'Empire Ottoman sera mort et enterré, qu'il contrôlera lui-même les Détroits et que Constantinople, que les Russes appellent Tsargrad, lui sera revenu. Ayant fort confiance en son armée gigantesque, Nicolas Ier veut sa Guerre d'Orient. L'Empereur a toujours l'illusion que les Anglais le soutiendront. Il propose à l'Ambassadeur Anglais Seymour de régler la situation mais les Anglais confirment leur refus de s'associer avec les Russes. Nicolas Ier est déçu mais fondamentalement surpris. Il envoie un ultimatum à Constantinople et coupe les liens diplomatiques. Le Sultan est sommé de donner à l'Empereur les clefs du Temple de Bethléem ainsi que la possibilité de protéger les orthodoxes directement sur le sol turc. Evidemment, le Sultan refuse la mise en demeure et Nicolas Ier déclare la guerre aux Ottomans. Confiant dans la force de son armée, persuadé que ses alliés prussiens et autrichiens vont se joindre à lui et surtout que sa cause est juste, Nicolas Ier lance son armée sur le Danube, à Constantinople et dans le Bosphore. De manière fort surprenante pour Nicolas qui démontre son manque de sensibilité dans les relations internationales, Frédéric-Guillaume IV de Prusse refuse d'intervenir pour ne pas se fâcher avec les Français et les Anglais. L'Empereur François-Ferdinand refuse également de se joindre aux Russes sous le prétexte que les Slaves présents dans l'Empire d'Autriche Hongrie pourraient, après la libération du joug ottoman, avoir envie de gagner leur indépendance. Nicolas Ier est donc complètement seul contre l'Empire Ottoman. Peu importe, il mènera sa guerre tout seul. La Guerre de Crimée commence. Dans le Danube, Nicolas Ier tente de soulever les slaves mais cela ne prend pas, et surtout l'Autriche commence à montrer les dents. En novembre 1853, la flotte russe coule les bateaux turcs dans la Baie de Senope et c'est à ce moment là que les Anglais et les Français décident de soutenir l'Empire Ottoman. Nicolas Ier est stupéfait. Les flottes ultramodernes anglaises et françaises qui fonctionnent à la vapeur débarquent et bombardent Odessa, Cronstadt, Petropavlovsk et les îles Aaland. Très rapidement, les troupes turques, françaises et anglaises débarquent de manière incroyable à Eupatoria en Crimée avec 62 000 hommes et 200 pièces d'artillerie. La Bataille de l'Alma est terrible pour Nicolas Ier : les Russes, victimes d'un retard stratégique, utilisant des fusils à pierre à canon lisse contre des soldats rayés, sont atomisé. Sébastopol tombe au bout de onze jours de siège. Nicolas Ier fond en larmes. Quatre jours après avoir remplacé le commandement de son armée, il meurt, désespéré, haï de tous, avec cette phrase terrible chuchotée à son héritier : "Je te cède mon commandement, pas dans l'état, hélas, où je l'eusse souhaité, je te laisse bien des soucis et ennuis". Le règne de Nicolas Ier laisse la Russie exsangue, humiliée et brisée. La première puissance européenne chute face aux forces ottomanes et libérales.
LA RUSSIE LIBERALE : LE REGNE ECLAIRE D'ALEXANDRE II.
La refondation libérale de la Russie.
A la mort de Nicolas Ier, les élites russes tombent des nues. Ils comprennent avoir été victimes d'une illusion. La Russie n'est pas ce phare conservateur dans la tempête mais un pays arriéré, aussi bien idéologiquement qu'économiquement. L'armée russe, pourtant si nombreuse, et qui avait triomphé de Napoléon, est une ruine. Les pathétiques navires à voile russes se sont écrasés sur les bateaux à vapeur des Occidentaux. Les routes boueuses ont rendu impossible le ravitaillement des troupes et 40 % des soldats sont morts de maladie en Crimée. L'Angleterre et la France, qui ont réalisé leur Révolution Industrielle, ont donc écrasé la Russie. Alors que Nicolas Ier avait tenté de produire du fer, les Anglais bénéficiaient d'une productivité largement supérieure. La défaite sur le sol russe est une honte. Alexandre II, 37 ans, monte sur le trône en 1856. Dès son arrivée au pouvoir, Alexandre II entend tout réformer et transformer la Russie. On a parlé assez incroyablement, à son arrivée au pouvoir, de perestroïka, même terme que sous Gorbatchev. Le 18 mars, Alexandre II est à Paris et signe la paix. Moscou reconnaît sa défaite, perd le Bosphore, renonce aux visées turques et la Mer Noire est neutralisée. Plus aucun bateau russe, de toute façon il n'en reste plus, ne peut naviguer sur la Mer Noire et les bases militaires y sont interdites. Mettant très à l'écart la politique internationale, pour laquelle la Russie n'a plus les moyens, Alexandre II décide d'abolir le servage. Il le fait bien trop tard mais cet épisode n'est est pas moins magnifique. Le 19 février 1861, Alexandre II signe le Manifeste de Libération des paysans. 22 millions de paysans russes sont libérés sans droit de rachat et sans aucune indemnisation des propriétaires terriens. Ces paysans, en revanche, ont le droit de racheter sans consentement du propriétaire leur oussadba, c'est-à-dire leurs maisons et leur enclos. Alexandre II n'est pas naïf, il sait très bien que les paysans n'en ont pas les moyens. Il crée donc une Banque Paysanne pour prêter sur 49 ans les sommes nécessaires. Les paysans peuvent même, par consensualisme, racheter d'autres lopins de terres. Alexandre II maintient le mir, c'est-à-dire la propriété collective de l'obchtchina, et il recrute des médiateurs pour négocier des accords. Le nouveau paysan libre, le moujik, devient une figure héroïque et surtout russe. Ce paysan a un statut juridique particulier. S'il est désormais libre, il n'est pas non plus tout à fait comme un autre. Il ne peut ainsi pas disposer et vendre sa propre terre. Il dispose d'un droit inaliénable, absolu, intemporel "à la terre". Même s'il choisit de vivre en ville, il peut récupérer sa terre quand il le souhaite. Alexandre II, qui estime tout de même que le paysan n'est pas encore tout à fait mature, donne aux juges des volosts, élus par les paysans eux mêmes, le droit de châtier à coup de verge jusqu'à 60 ans pour ceux qui se rendent coupables de dépenses déraisonnables ou d'ivrognerie. Pour autant, le retirer aux propriétaires terriens est un vrai progrès. La libération du servage est une vraie trace de réforme, mais elle n'est pas la seule. Alexandre II va plus loin et bien plus profondément dans les institutions.
Alexandre II crée un nouveau gouvernement local totalement autogéré. La population peut élire une Assemblée territoriale qui contrôle un bureau exécutif : le zemstvo. En 1870, Alexandre II étendra même cette institution aux villes, même si le suffrage n'est pas universel dans les cités, seulement dévolus aux propriétaires. Il y a donc une indéniable démocratisation. Alexandre II réforme également la justice. L'autorité judiciaire est totalement indépendante et les juges sont inamovibles, c'est-à-dire que le pouvoir exécutif ne peut plus influencer ou démettre les magistrats. Ils disposent d'un traitement d'Etat inconditionnel. La procédure devient orale, contradictoire, les avocats sont institués et les jurys populaires sont créés pour juger les crimes. Dans les districts et les villes, les zemstvos élisent les juges de paix qui s'occupent avec bienveillance, égalité et rapidité les affaires anodines du quotidien. On sent bien l'influence de l'Europe occidentale, et notamment française, dans ces institutions judiciaires. Contrairement à Nicolas Ier, la censure est supprimée et les éventuelles infractions de presse des livres et des périodiques sont punies a posteriori. Cela signifie que l'Etat n'a plus le droit d'interdire un écrit avant qu'une infraction ne soit caractérisée. Surtout, ce n'est plus l'auteur qui est sanctionné mais bien l'éditeur, avant le rédacteur, ce qui dépassionne les choses. Alexandre II va donc très loin et permet même aux étudiants des Universités de s'associer. Les libertés académiques sont totales et les concours d'entrée sont supprimés afin de permettre au maximum de monde d'entrer à l'école. Cet Empereur étonnant, Alexandre II, réforme également l'armée. Des établissements spécialisés pour l'infanterie, la cavalerie, l'artillerie et le génie sont créés. En 1874, le service militaire devient obligatoire pour tous pour quinze ans : six ans dans l'active, neuf ans dans la réserve. Les châtiments corporels sont supprimés dans l'armée et des cours martiales sont fondés. Evidemment, ces extraordinaires réformes suscitent des mécontentements chez tous : les propriétaires terriens sont furieux, les paysans trouvent que les terres sont trop chères et les fonctionnaires sont débordés. Pourtant, personne ne se rebelle. La Russie avance et ses réforme. Economiquement, surtout, Alexandre II veut forcer la Révolution Industrielle pour arriver à égalité avec les nations européennes. Il accélère le développement du chemin de fer et agrandit le réseau télégraphique. Alexandre II crée des compagnies de navigation dans la Mer Noire, dans la Mer d'Azov et les mers intérieures. La production de fer, de fonte, de houille monte en flèche et des quartiers d'usines sont installés à Saint Pétersbourg. Si le développement est moins rapide qu'en Occident et au Japon, il est tout de même notable. En effet, la paysannerie russe et les propriétaires terriens résistent à l'industrie. L'idée capitaliste, dite le "Mammon", est décrite comme le Diable : c'est ici une réminiscence de l'idée de Nicolas Ier qui méprisait le profit, la cupidité et l'avidité. Alexandre II, comme Nicolas Ier, est toujours dans une logique de schisme et impose à son peuple une politique. Certes, il ne le tue plus, ce qui rend les choses plus acceptables. Mais il bouleverse aussi l'ensemble de la structure russe en lui donnant une nouvelle grille de lecture. La Russie libérale le devient peut-être trop tôt, ou trop tard. D'autres forces vont donc se libérer.
La naissance du socialisme et du terrorisme.
Dans ce XIXe siècle, après le triomphe du libéralisme bourgeois, le socialisme fait son apparition. Après la Révolution Industrielle, la défense des ouvriers fait son apparition comme obsession à travers le mouvement anarchiste et de Karl Marx. Une Internationale prend vie et les mouvements ouvriers sont appelés à se coaliser pour opérer à une Révolution et s'approprier les moyens de production. La Russie ne fait pas du tout exception, et c'est d'ailleurs très ironique, puisque le socialisme s'implante en Russie exactement au moment où elle se libéralise. Ce mystère de l'Histoire, qui veut que les Révolutions interviennent toujours au moment où le système oppresseur s'apaise, restera toujours insondable. En 1861, à Londres, Nikolaï Chelgounov et Mikhaïl Mikhaïlov publient un manifeste socialiste intitulé A la jeune génération. Ce brûlot exprime cette idée simple : A bas les Romanov s'ils ne justifient pas les espoirs du peuple. Ces militants demandent la suppression définitive de la censure, l'approfondissement de l'autogestion, un pouvoir de l'Empereur restreint, des tribunaux ouverts et la suppression de la police. Finalement, c'est un manifeste assez modéré à l'origine. En mai 1862, un deuxième manifeste, bien plus violent, La Jeune Russie, est écrit par un jeune prisonnier d'à peine vingt ans, Piotr Zaïtchnevski. Celui là est admiratif du jacobinisme et a d'ailleurs comme élève un certain Sergueï Netchaïev, qui formera le jeune Vladimir Oulianov, le futur Lénine. Il faut citer ce manifeste : "La révolution, sanglante, impitoyable, doit transformer radicalement, sans exception, tous les fondements de la société contemporaine et anéantir les partisans de l'ordre actuel". L'idée du jeune homme est assez simple : pour qu'une société nouvelle prenne vie, il faudra tuer un nombre important de personnes, particulièrement les puissants et les personnes âgées. Il estime que la Révolution Française de 1792 a échoué en raison d'un manque d'exécutions. Il dit qu'il faudra assassiner trois fois plus en Russie, ce qui est un programme qui sera sans doute réalisé un peu plus tard. Mais le troisième manifeste, le plus connu, est le Que faire ? de Nikolaï Tchernychevski. L'auteur, incarcéré à la forteresse Pierre-et-Paul, publie ce bouquin qui traverse la censure sans difficultés. Les autorités refusent de le censurer car le livre est jugé trop ennuyeux et trop anodin. Pourtant, il est capital. Lénine dira que le livre l'avait transformé de part en part. C'est un appel pragmatique et direct à la Révolution la plus pure. Très vite, le socialisme se répand dans la société russe, mais pas dans la paysannerie ni même dans la classe ouvrière. La population visée est celle des "Hommes Nouveaux", les "divers grades" : les raznotchintsy. Ces hommes là sont tous des enfants de bourgeois très jeunes, notamment d'ecclésiastiques, de marchands, de petits bourgeois qui vont à l'Université dans les ville. A partir du moment où Alexandre II met en place des bourses d'études, les enfants des nécessiteux les rejoignent. Ces enfants peu argentés, jeunes, vigoureux, idéalistes sont aussi très cultivés. En 1866, Piotr Boborykine appelle cette nouvelle classe intelligentsia. Ces Hommes Nouveaux grandissent encore quand les enfants des propriétaires terriens, culpabilisant des crimes de leurs pères, commencent à les écouter et à adhérer à leur pensée. Le terme souvent utilisé pour parler de ces jeunes socialistes a été le nihilisme. Ivan Tourgueniev, dans son roman "Pères et fils", crée le personnage de Bazarov, caricature d'un véritable critique littéraire de l'époque Dobrolioubov, qui rejette la société entière. Il lui fait dire la phrase suivante : "Il faut briser ce qui peut l'être ; tout ce qui supportera le choc sera valable, tout ce qui volera en éclats ne sera que vieilleries bonnes à mettre au rebut ; de toute façon, il faut frapper de droite comme de gauche, cela ne pourra pas faire de mal". Ces gamins fabuleux ne cherchent pas à adhérer à la société russe et à sa bureaucratie : leur objectif est tout à fait différent. Ils veulent libérer le peuple et diriger la Russie. Ils y parviendront en 1917.
Pour influer sur le cours des choses, les Hommes Nouveaux estiment qu'il faut manier le terrorisme et l'assassinat politique. On parle de tuer à peu près 100 000 personnes. Piotr Thatchev, dix-sept ans, estime qu'il faut assassiner toutes les personnes de plus de vingt-cinq ans. L'idée d'action la plus commune est qu'il faut tuer beaucoup pour assurer le bonheur du plus grand nombre. Il n'y a aucune sacralité de la vie humaine pour ces militants comme il n'y en a jamais beaucoup dans tous les mouvements révolutionnaires et également des les régimes qu'ils abattent. Très vite, insidieusement, des grèves étudiantes éclatent, des mystérieux incendies se déclenchent partout mais les autorités réagissent assez mollement. On pardonne à ces enfants leur idéalisme et les peines sont rarement très sévères. Ainsi, Tchernychevski n'est puni qu'à sept années d'exil en Sibérie. Le 4 avril 1866, Dmitri Karakozov, un étudiant, tente d'assassiner Alexandre II dans le Jardin d'Eté de Saint Pétersbourg. Echappant de justesse à la mort, l'Empereur interroge l'impétrant. Il lui demande : Es-tu polonais ? Pour lui, il est impossible qu'un russe authentique ne puisse vouloir sa mort. Il démontre qu'il ne maîtrise absolument pas la question de ces nouveaux jeunes socialistes. Le jeune Karakozov lui rétorque qu'il voulait rendre justice et libérer les paysans. En été 1874, ces jeunes étudiants initient un mouvement étrange appelé le retour à la Terre. Ils s'en vont alors dans les campagnes pour travailler dans les champs. Toutefois, ils sont mal reçus et les paysans les chassent à coup de balais. Le mouvement socialiste semble un peu hésiter. Lavrov estime que la propagande est la plus importante. Bakounine réclame une action immédiate et Thatchev exige quant à lui une prise de pouvoir immédiate : une authentique révolution. A partir de 1878, les attentats s'intensifient. Des très jeunes étudiants, comme Véra Zassoulitch et Sergueï Kravtchinski commettent des très graves meurtres. Partout, on tue des procureurs, des ministres, des gendarmes au poignard et à la bombe. Bien souvent, les jurys populaires acquittent les jeunes étudiants qui s'y adonnent. La IIIe Section, la police politique, commence à sérieusement s'inquiéter et infiltre les mouvements, essayant de les saboter de l'intérieur et de les monter les uns contre les autres. En 1879, le Parti "La Volonté du Peuple" est fondé par Andreï Jeliabov et Sophie Perovskaïa. Un autre Parti, issu de la scission, "Société Terre et Liberté" condamne l'Empereur Alexandre II à mort. En 1880, le Tsar échappe à un attentat à la bombe. En revanche, le 1er mars 1881, Alexandre II meurt assassiné. Les socialistes ont réussi leurs coups : les assassinats des anarchistes se multiplient partout en Europe pendant les vingt années suivantes. En France, on parle de propagande par le fait. Le Président des Etats Unis McKinley, le Président Français Carnot, l'Impératrice Sissi et autres responsables politiques de premier plan périront sous les coups de poignards de ces jeunes enragés prêts à tout pour renverser le monde capitaliste européen.
La politique des nationalités.
Sous le règne d'Alexandre II, en 1858, la Russie compte 74 millions d'habitants. Six grandes régions la composent : la Russie d'Europe, le Gouvernement de Pologne, le Grand-Duché de Finlande, le Caucase, l'Asie Centrale et la Sibérie. L'Empire de Russie est un ensemble multiethnique et multiconfessionnel. Il y a 72% de Russes, 7% de Finnois, 6% de Polonais, 4% de Lituaniens, 3% de Juifs, 2% de Tatars, 1.5% de Bachkirs, 1% d'Allemands, 1% de Moldaves et quelques Suédois, Kirghizes, Kalmouks, Grecs, Bulgares et Tziganes. Au niveau religieux, les choses sont encore plus fracturées. 70% d'orthodoxes côtoient 1.4% des schismatiques, 0.3% d'uniates, autant d'Arméniens, 9% de catholiques, 5% de protestants, 3% de Juifs, 9% de Musulmans et quelques païens. Les Russes sont minoritaires en Sibérie et dans le Caucase, n'y représentant qu'un cinquième de la population. Les choses se complexifient quand on observe la définition du Russe. On y trouve aussi bien des Russes authentiques au sens où on l'entend aujourd'hui mais également 11 millions d'Ukrainiens et 6 millions de Biélorusses, qui ne sentent pas tous totalement russes. Les observateurs étrangers observent les différences entre les Ukrainiens et les Russes. Les premiers sont décrits par Leroy Baulieu comme plus rêveurs, indépendants, individualistes et sentimentaux. Saint Pétersbourg le sait très bien et interdit l'usage de l'ukrainien jusqu'en 1906. La zone la plus tendue est la Pologne surtout depuis la répression par Nicolas Ier de leur révolution. Le clergé catholique souffle sur les braises et les boucheries sont régulières entre troupes russes coloniales et militants polonais. Ce qui est frappant, c'est que tous les camps politiques en Russie ont un mépris profond pour les Polonais et condamnent leur activisme. Le clivage national est plus fort que le clivage politique. Alexandre II, qui ne voit pas venir le danger socialiste, est pourtant persuadé d'un complot polonais permanent. Ces Polonais seraient aidés par des espions anglais, français, autrichiens pour lutter contre les Russes. Alors qu'on tente de l'assassiner, Alexandre est persuadé que ce sont les Polonais qui le tentent. En 1864, Alexandre II tente d'éteindre l'incendie polonais en y faisant une réforme agraire pour contenter le peuple polonais et affaiblir sa noblesse. Cela n'apaise que peu le peuple polonais. Il y a aussi la question juive, très tendue. Alexandre II améliore encore leur sort à la suite d'Alexandre Ier. S'ils sont toujours considérés comme étrangers à l'instar des peuples sibériens, et qu'ils subissent encore une zone de résidence, un numerus clausus et l'interdiction de posséder de la terre, Alexandre II leur offre des franchises commerciales et augmente leur faculté de déplacement. Mais, subrepticement, l'antisémitisme monte dans la société russe. En 1871, à Odessa, des marchands grecs organisent la liquidation de leurs concurrents juifs. En 1881, en Ukraine, un pogrom est mené contre les Juifs, décrits comme des capitalistes et des exploiteurs. Comme partout en Europe, et particulièrement en France et en Allemagne, l'antisémitisme s'introduit dans toute la pensée russe et surtout dans toutes les couches de la société. Ainsi, tandis qu'Alexandre II mène une politique libérale à l'intérieur de ses terres, cela se ressent beaucoup moins dans l'Empire. Alors qu'elle est multiethnique et multiconfessionnelle, les Russes cherchent à imposer leur suprématie, typique d'un impérialisme colonial. Elle sautera au visage de ses successeurs, notamment soviétiques. En attendant, la Russie se fait figure d'oppresseur.
Une politique internationale d'apaisement.
Après l'échec catastrophique de la politique de Nicolas Ier et la signature du Traité de Paris, Alexandre II initie une politique de recueillement et de réformes internes du pays. Pour Alexandre II, la politique internationale russe agressive en Europe était une manière de compenser une forme de vacuité intérieure. En outre, il a conscience qu'après l'échec de la Guerre de Crimée, l'armée russe est non seulement discréditée mais incapable de remporter une quelconque victoire à l'étranger. Il faut donc se ressourcer, se retrouver derrière une idéologie actualisée, industrialiser le pays et remettre à jour l'armée pour qu'elle reprenne son rang. En attendant, Alexandre II mise sur les liens diplomatiques et l'influence. Cette politique d'influence se joue dans les Balkans à destination des peuples slaves contre l'Empire Ottoman et l'Empire d'Autriche Hongrie. Sur cette question, Alexandre II se rapproche de la France qui joue également la même carte à destination des slaves. La Russie comme la France comprennent tout à coup qu'au delà de leurs différences idéologiques, qui se résorbent en raison de la proximité idéologique entre Napoléon III et Alexandre II, ils ont un intérêt commun à faire sauter les Empires multiethniques et multiconfessionnels. Aussi, les deux pays commencent à se rallier sur la question de l'Angleterre qui se sépare peu à peu de la France. Les deux hommes se rencontrent à Stuttgart en 1857, interviennent conjointement au Monténégro en 1858 et décident en 1859 d'installer en Moldavie la dynastie des Obrenovic. Cette idylle franco-russe va prendre fin en 1863 après une révolte polonaise soutenue par la France et l'Angleterre. Si les deux pays n'interviennent pas au soutien des Polonais, les relations se refroidissent considérablement. En revanche, en 1863, la Prusse de Bismarck soutient la Russie sur la question polonaise. Les relations entre la Russie et la Prusse étaient devenues fort mauvaises en raison du choix de la Prusse de ne pas soutenir Nicolas Ier dans la Guerre de Crimée. La noblesse prussienne est d'ailleurs très ambivalente sur la question russe. Une partie substantielle de cette noblesse, représentée par le Baron Haxthausen, rêve de démanteler l'Empire Russe trop puissant démographiquement, de s'en arroger un espace vital et d'en peupler les terres. On a déjà là le projet hitlérien. En revanche, l'homme fort de la Prusse de l'époque, qui est un génie de la politique, Otto von Bismarck, comprend qu'il faut s'allier à la Russie. L'homme est un stratège : il estime que son ennemi principal est la France. Si les Français et les Russes sont alliés, la Prusse est encerclée et peut donc mourir. Surtout, cette alliance d'encerclement peut empêcher le grand projet pangermanique de réunir dans un même Etat tous les peuples allemands d'Europe. En Russie aussi, on est très partagé. Alexandre II est intimement pro allemand mais ses ministères sont francophiles. Il faut dire aussi que Guillaume Ier, le Kronprinz prussien, est le cousin d'Alexandre. En 1864, Alexandre II s'allie officiellement à la Prusse à qui l'on cède le Schleswig et le Holstein. La même année, la Prusse soumet le Danemark. Bientôt, Bismarck attaque l'Empire d'Autriche Hongrie en 1866 récupérant l'influence sur la Confédération de l'Allemagne du Nord. En 1870, c'est au tour de la France d'être violemment vaincue par les Prussiens. Ceux là imposent à la France une défaite humiliante, lui ravissent l'Alsace Lorraine, défilent sur les Champs Elysées, imposent des élections et surtout, dans la Galerie des Glaces de Versailles, entérinent la création du Reich Allemand réunissant tous les Allemands d'Europe sous la houlette du Kronprinz et de son Chancelier Bismarck. Le Reich Allemand devient la puissance dominante de l'Europe. La Russie, elle, a le sentiment d'avoir misé sur le bon cheval.
Pendant que l'Allemagne impose son hégémonie en Europe, Alexandre II se focalise sur ses positions en Asie Centrale et dans le Caucase. Dans l'esprit d'Alexandre, ses positions sont mises en danger par l'Angleterre qui est pour lui l'ennemi numéro un. Nikolaï Ignatiev est nommé Directeur du Département de l'Asie et se lance dans la conquête de toute l'Asie Centrale. Petit à petit, malgré les manœuvres anglaises depuis l'Afghanistan et l'Inde. En juin 1865, Tachkent est prise et l'année suivante, l'armée de Boukhara est détruite. En 1867, le Turkestan est crée et inclus dans l'Empire de Russie. En 1870, année de la défaite de la France, la Russie est aux portes de l'Inde. La présence menaçante de l'ours russe en Asie signe officiellement son retour sur la scène internationale. L'Angleterre le conçoit très vite et s'en inquiète. Parallèlement, les Etats-Unis sont soumis à la Guerre de Sécession en 1861. Les sudistes, en raison de leur lien, étaient soutenus par l'Angleterre et la France napoléonienne. Cette dernière avait même envoyé un contingent entier au Mexique. La Russie, alliée à la Prusse, soutenait le Nord. La victoire d'Abraham Lincoln signe le rapprochement profond entre la Russie et les Etats-Unis d'Amérique qui se traduit notamment par la vente en 1867 de l'Alaska aux Américains. En 1875, les relations entre la Russie et le Japon s'apaisent malgré une tension très palpable depuis que Nicolas Ier avait forcé le Japon à s'ouvrir au commerce international. Les îles Kouriles sont ainsi cédées aux Japonais tandis que l'île Sakhaline reste à la Russie. Beaucoup ont glosé sur la politique d'Alexandre II dans le Pacifique pour lui reprocher, par la cession de l'Alaska et des îles Kouriles, de s'être affaibli dans la région. La réalité c'est qu'Alexandre II a aussi rationalisé considérablement son déploiement militaire. En étant très présent en Asie Centrale, l'Empereur ne pouvait pas se permettre de se faire des ennemis aussi redoutables que les Américains et les Japonais dans le Pacifique. Après la victoire de la Prusse, et avec le soutien des Etats-Unis nordistes, la Russie casse le Traité de Paris de 1855 et déploie sa nouvelle flotte dans la Mer Noire ainsi que des bases militaires au grand dam de l'Empire Ottoman. En septembre 1872, Alexandre II, Guillaume Ier et François-Joseph se réunissent et signent le Traité de l'Entente des Trois Empereurs. L'Autriche, soumise à l'Allemagne, ne compte plus pour grand chose. La Russie a donc fait le choix de l'alliance germanique. Cela est très contesté au sein de l'opinion publique russe et notamment des philosophes slavophiles. On reproche à l'Empereur de pactiser avec des Empires qui oppriment les Slaves et surtout de s'en prendre à la France que le peuple russe apprécie par son tropisme pro-slave. L'humiliation de la France par l'Allemagne est subie par les Russes comme une offense personnelle. Il faut dire que la France se relève rapidement et que la nouvelle République, puissante et bientôt composée de Députés de gauche revanchards, fait peur à Bismarck. Ce dernier interroge ses alliés russes et autrichiens sur leur soutien en cas de nouvelle guerre contre la France. Alexandre II, pressurisé par son Ministre Gortchakov et l'Autriche se dit trop faible. L'Angleterre et l'Italie, interrogées également, refusent de s'en prendre à la France. Bismarck comprend qu'il est dans une mauvaise posture et autorise la France à se créer un empire colonial. Cela détourne l'agressivité française à l'extérieur, notamment dans toute l'Afrique Occidentale et en Asie du Sud Est, et la force à se confronter à l'Angleterre, la puissance coloniale par excellence. Bientôt, la France devient la deuxième puissance coloniale du Monde, extrêmement puissante, et se confronte à Fachoda aux Britanniques. Pourtant, la guerre ne se produit pas. Bismarck a non seulement loupé son coup mais a permis à son ennemie de redevenir une puissance de premier plan.
Mais Bismarck n'est pas le dernier des imbéciles. Comprenant que la France ne pourra pas être écrasée militairement une seconde fois, et que ses manœuvres ne fonctionnent pas, il décide de diviser pour mieux régner. Subtilement, il monte l'Autriche et la Russie l'une contre l'autre. Bismarck insuffle ainsi l'idée aux Russes qu'il pourrait très probablement leur laisser l'opportunité de libérer les Slaves des Balkans, aussi bien présents en Turquie qu'en Autriche. La chose est risquée mais géniale. Très vite, l'opinion russe slavophile se retourne et se range derrière Bismarck. L'Autriche, pantin de l'Allemagne, subit en silence l'humiliation profonde de Bismarck. On se remet, après la Guerre de Crimée, à rêver de prendre Constantinople. Après le pangermanisme naît le panslavisme. Les Russes se rêvent à unifier tous les Slaves dans un même Etat. Nikolaï Ignatiev, le héros de l'Asie Centrale, slavophile, remplace Gortchakov le francophile à la tête du Ministère des Affaires Etrangères. Ignatiev n'est pas seulement idéologue mais comprend que le contrôle du Détroit du Bosphore est capital. Bientôt, les Prussiens et les Russes laissent l'idée panslaviste se répandre dans les Balkans. En 1875, la Bosnie Herzégovine se révolte contre l'Empire Ottoman en raison de la pression fiscale. En 1876, ce sont les Bulgares qui se rebellent. En 1877, la Serbie et le Monténégro se soulèvent à leur tour. Bien que la Russie ne soutienne pas officiellement les insurgés, le Comité Slave, en Russie, disposant d'importants soutiens, finance à hauteur d'1,5 millions de roubles les armées rebelles. 6 000 mercenaires russes de la réserve de l'armée s'en vont en outre les aider. Toutefois, la politique d'Alexandre II atteint rapidement ses limites. De fait, les slaves se détestent entre eux. Ainsi, les Serbes et les Bulgares se vouent une haine tenace. Surtout, les Bulgares haïssent les Grecs, indépendants depuis 1830, bien plus que les Turcs. Enfin, et cela est important, aucun d'entre eux n'a envie d'appartenir à la Russie. Ils apprécient le soutien de l'Empereur mais souhaitent une indépendance totale. En outre, les Ottomans ne se laissent pas faire et résistent. Une conférence internationale, réunissant la Grande Bretagne, la Russie, l'Allemagne, la France, l'Autriche Hongrie et l'Italie se réunit. Les Français et les Italiens, trop occupés chacun à gérer les problèmes de leurs Républiques naissantes, restent un peu en retrait. Les Anglais, eux, s'opposent sans succès à l'entente austro russe. Le Premier Ministre Disraeli, un autre génie, fait capoter les négociations. Manque de chance pour les Anglais : les nationalistes turcs renversent le sultan Abdül-Aziz et le tuent. Midhat Pacha prend sa place et instaure une Constitution occidentale. Leader anti-chrétien, l'homme refuse toute concession aux Européens. Alexandre II décide donc de déclarer la guerre à la Turquie, soutenue par la pauvre Roumanie. Les Allemands et les Autrichiens, de nouveau, n'interviennent pas. Comme pendant la Guerre de Crimée, le peuple russe exulte et l'Empereur a confiance. Là encore, les Turcs résistent admirablement et les Slaves ne se battent pas si bien. Sauf que cette fois, l'Angleterre et la France ne se joignent pas aux Turcs. Malgré une belle résistance, l'Empire Ottoman capitule. Le 19 février 1878, la paix est signée avec la Turquie à San Stefano. La Serbie, la Bulgarie, la Roumanie, avec des frontières élargies, sont déclarées indépendantes. Des réformes doivent avoir lieu en Bosnie Herzégovine et la Russie récupère la Bessarabie. Pour l'Empereur Ottoman, c'est un drame : il n'a plus aucun pied en Europe si ce n'est Istanbul. La Russie, elle, a tout de même perdu 200 000 hommes mais cette fois est victorieuse. Sa victoire isole Saint Pétersbourg. L'Angleterre décide de débarquer et de protéger Constantinople. Bismarck, avec le soutien des Autrichiens paniqués, convoque le Congrès de Berlin de 1878. On change le traité de San Stefano. La Bulgarie est divisée en deux : le nord devient une Principauté autonome et le sud reste aux Ottomans avec une forte autonomie. La Serbie est réduite considérablement. L'Angleterre s'empare de Chypre et la Bosnie Herzégovine est transmise aux Autrichiens. En Russie, les Allemands sont considérés comme des traîtres et des fossoyeurs de l'idéal panslave. Alexandre II est estomaqué par la trahison de Bismarck et réalise avoir été complètement manipulé par les Allemands. En 1881, Alexandre II est assassiné. Un renversement d'alliance est en cours.
LA DERNIERE RUSSIE BLANCHE : ALEXANDRE III et NICOLAS II.
La contre-réforme d'Alexandre III.
Comme toujours dans l'Histoire Russe, l'avènement d'un nouvel Empereur signifie un revirement total de politique. Alexandre III incarne le contraire de ce qu'était Alexandre II. Arrivé au pouvoir en 1881 à 36 ans après un grave assassinat, son frère Nicolas devait régner mais meurt précocement. Ce militaire bien formé, grand, blond, aux yeux bleus perçants, impressionnant par sa grande taille, est très moyen intellectuellement. Mais contrairement à son père, il n'a aucune envie de composer avec les Libéraux et a une force vitale extraordinaire. Alexandre III prend note du danger du nihilisme et de la trahison allemande. Alexandre III est en outre fortement influencé par le Haut Procureur du Saint Synode, Constantin Pobiedonostsev, adepte du complot juif et polonais. Contre les avis des Ministres de son père, et suivant les conseils de Pobiedonostsev, Alexandre III refuse de valider le parlementarisme. Alexandre III méprise les réformes de son père et souhaite rétablir l'autocratie dans toute sa force. Il s'attaque d'abord à l'institution judiciaire. Il met sous tutelle administrative les tribunaux dans certaines zones et instaure des mesures exceptionnelles. L'inamovibilité des Juges est remise en question, les jurys populaires sont supprimés pour un certain nombre de crimes. Alexandre III se plaint de l'incompétence des jurés, de la félonie des avocats, de la démagogie des Procureurs et a même l'idée d'un temps dissoudre les Tribunaux. Ainsi, on impose le huis clos, le renforcement des compétences des cours martiales et on autorise la relégation en Sibérie des socialistes sur simple autorisation de l'Etat. Alexandre III s'attaque également à l'Université, lieu de contagion du nihilisme et du socialisme. Il faut bien comprendre que le modèle russe est d'autant plus exceptionnel qu'il est le deuxième pays en nombre d'étudiants après les Etats-Unis d'Amérique. L'autogestion des Universités est supprimée, l'uniforme imposé de force, les amicales interdites et la censure totalement rétablie. Les programmes sont changées et les langues anciennes, à savoir le grec et le latin, sont rendues obligatoires. Les indésirables, c'est-à-dire les enfants de cocher, de laquais, de cuisiniers, de blanchisseuses et de petits boutiquiers sont exclus de l'Université. Alexandre III pousse notamment pour que les étudiants soient principalement des Nobles. Il s'attaque également aux établissements primaires et secondaires. Sous Alexandre II, les zemstvos avaient mis en place des écoles partout avec des cursus obligatoires de trois ans pour les enfants de paysans. Le Gouvernement avait même mis en place des avantages dans le service militaire pour les recrues sachant lire et écrire. Pour Pobiedonostsev, ces écoles sont dangereuses car créent des esprits subversifs. En 1884, il crée des écoles concurrentes gérées dans les paroisses par les prêtres généreusement subventionnées afin de saboter l'éducation laïque. Toutefois, ces écoles peineront à s'imposer en raison du manque profond de professeurs disponibles et de la pauvreté de l'instruction. Alexandre III s'en prend évidemment aux zemstvos et impose dans les zones rurales des nobles bienveillants comme nouveaux gouverneurs. Il cherche à améliorer la santé financière des Nobles en fondant la Banque de la Noblesse et en leur fournissant un traitement d'Etat. L'administration locale peut désormais châtier les paysans, peut imposer des amendes et mettre aux arrêts jusqu'à sept jours sans autorisation d'un Juge. Alexandre III impose ainsi une politique très rétrograde et considérablement plus autoritaire. Il souhaite mettre au pas le peuple russe et le rediscipliner. L'esprit libéral occidental est pour lui un danger monstrueux qui a mené à l'explosion du nihilisme et du socialisme.
Le véritable ennemi intérieur pour Alexandre III est évidemment le socialisme. Ces derniers n'ont pas été tout de suite pris au sérieux par son père et le résultat en est criant : Alexandre II a été assassiné. Le nouvel Empereur a donc un objectif assez clair, celui d'éradiquer les socialistes, et pas de manière subtile. La police est dotée de moyens jamais vus. Alexandre III adopte une double stratégie. La première est, et c'est surprenant, d'ouvrir des pourparlers secrets avec le Parti "La Volonté du peuple", à l'image de certains pays actuels sud américains et de leurs narcotrafiquants. Le Gouvernement parvient à négocier une brève accalmie des actions terroristes. Mais la police, dans un deuxième temps, infiltre les réseaux, les démantèle quand c'est possible et traduit en justice les impétrants. La police préfère par moment monter les réseaux les uns contre les autres, provoquer les terroristes à la faute afin de les surprendre en flagrant délit et recruter des agents doubles à l'instar de Sergueï Zoubatov. L'exil en Sibérie est généralisée complètement et ce, même pour les délits les plus faibles. Ainsi, finir sa vie en Sibérie est tout à fait possible en cas de propagande, de diffusion ou de simple détention d'ouvrages interdits, de relations douteuses ou même sur le simple fait d'appartenir à une famille dite à problèmes. Le voyage de l'américain George Kennan, américain en Sibérie, lui fait dire qu'il y a en Sibérie, sous le règne d'Alexandre III, entre 10 000 et 13 000 personnes exilées. C'est évidemment peu au regard des camps soviétiques staliniens, mais c'est en fait leur début. Staline continuera la politique d'exil de ses prédécesseurs Tsars. Pourtant, en faveur des socialistes, Kennan constate une autre chose troublante : il existe dans l'ensemble de la société russe un rejet profond du capitalisme, de l'argent, du bourgeois citadin, du ploutocrate, du paysan aisé qu'on surnomme Koloupaïev ou Razouvaïev. Malgré cela, Alexandre III a un programme de développement à marche forcée du pays dans la droite ligne d'Alexandre II. Le Ministère des Finances devient puissant, contrôle toute l'économie du pays, et notamment les chemins de fer, le commerce et l'industrie. Nikolaï Boungué est nommé comme Ministre. Celui-ci crée un système d'imposition égalitaire sur la terre et sur le capital mobilier ce qui est une très bonne avancée pour le pays, comprenant sa timide mutation financière. Des tarifs douaniers protectionnistes sont mis en place aux frontières pour sauvegarder l'industrie et de nombreuses lignes de chemins de fer, celles réputées non rentables, sont nationalisées. Son successeur, Ivan Vychnegradski, se met en tête d'équilibrer les comptes publics et d'augmenter la valeur du rouble. Il crée un excédent commercial par la vente de blé et achète une réserve généreuse d'or. Les marchés russes s'ouvrent à l'internationale et particulièrement au marché français qui investit beaucoup dans l'économie de la Russie. Des monopoles d'Etat sont mis en place, notamment sur la vodka, qu'on commence à consommer en bouteille et non plus au seau d'eau. Le dernier Ministre, Sergueï Witte, qui arrive au pouvoir en se fâchant avec l'Empereur à propos de la vitesse excessive du train impérial, va terminer les différents chemins de fer, notamment le Transsibérien jusqu'à Vladivostok. Il commence d'ailleurs une petite guerre de tarifs douaniers avec les Allemands. La croissance économique explose et oscille entre 5 et 8 %. La Russie comporte désormais 129 millions de personnes et devient la quatrième puissance industrielle mondiale. La production de fonte, de pétrole, de charbon et d'acier explose. Le nombre de sociétés civiles par actions double entre 1886 et 1898. Malgré ces magnifique résultats, des retards restent palpables par rapport aux pays occidentaux. Ainsi, la population urbaine reste fixée à 12% de la population russe, le textile et l'agroalimentaire restent largement dominants dans l'économie et son réseau de chemins de fer n'est que le vingtième mondial, alors même que la Russie est le plus grand pays du monde. On constate que les marches de l'Empire se développent plus vite que le centre, notamment la Petite Russie avec le charbon, le Caucase avec le pétrole, le Turkestan avec le textile et la Sibérie avec le pastoralisme. L'industrialisation est là, elle explose mais la population russe freine un peu des quatre fers. Le socialisme, lui, bien qu'opprimé, ne recule pas.
A côté de cela, Alexandre III est un authentique nationaliste russe, faisant passer son père pour un léniniste. Il voue une haine égalitaire aux Polonais, aux Juifs, aux Ukrainiens, aux Caucasiens et aux Sibériens. Alexandre III intensifie une politique de russification dans toutes les périphéries, y compris dans les Pays Baltes et sur la Vistule. Alors que l'Eglise Catholique a longtemps été un agent perturbateur soutien des nationalistes polonais, le nouveau Pape, Léon XIII, qui s'inquiète de la mutation démocratique des pays européens, décide de se rapprocher de la Russie. Il exhorte les Polonais de bien vouloir se soumettre aux Russes, considérés comme des authentiques chrétiens, certes orthodoxes, mais parfois plus proches de la volonté divine que les pays de l'Ouest. Plus tragiquement, Alexandre III décide de revirer complètement la politique russe de son père sur les Juifs. Son antisémitisme terrible l'empêche de se détacher de sa haine anti-juive qui traverse à l'époque toute l'Europe Occidentale, et notamment l'allié français, peut-être même encore plus qu'en Allemagne. En 1882, la zone de résidence des Juifs est restreinte et leur liberté de déplacement est abolie. En 1887, le numerus clausus est renforcé dans les établissements secondaires : les Juifs ne peuvent avoir plus de 10 % des places dans les universités dans les zones de résidence, 3 % dans la capitale et 5 % dans les autres. En 1891, 10 000 artisans juifs sont expulsés de Moscou et en 1892, les Juifs sont interdits de participer à la gestion municipale. Le particularisme de l'antisémitisme russe doit être mis en avant car il est très révélateur de la conception nationale du pays. L'antisémitisme européen est, dans la droite lignée du darwinisme et de l'eugénisme, profondément racial. On parle de race juive dans l'antisémitisme du Français Gobineau ou de l'Anglais Houston Stewart Chamberlain. En Russie, la question raciale n'a aucune popularité, sans doute en raison du caractère multiethnique de l'Empire mais aussi de la forte idéologie russe de la question orthodoxe. L'antisémitisme russe est purement religieux. Si les Juifs sont persécutés, c'est parce qu'ils ne sont pas orthodoxes et qu'ils refusent d'abjurer leur religion. On ressuscite en ce sens le souvenir de la Khazarie et le fantasme médiéval européen du complot Juif. Pour preuve de l'intégrisme religieux orthodoxe d'Alexandre III, la question des vieux croyants est également prégnante. Si les prêtrisants ont l'autorisation de continuer librement leur culte à condition de ne jamais critiquer l'Eglise orthodoxe, tous les autres, notamment les sectes apocalyptiques orthodoxes, subissent la plus grande des répressions, jusqu'à l'éradication quasiment complète, sinon aux extrêmes confins de l'Empire. Alexandre III n'est donc pas un homme tolérant et a une vision de la Nation russe très impérialiste et autoritaire. Il y a donc un paradoxe très étrange dans l'Empire Russe : autant il comprend tous les peuples, autant les Russes ne cessent pas de vouloir russifier les autres peuples et les convertir de force à l'orthodoxie. Ce paradoxe participera à tuer l'Empire Russe.
Alexandre III, le Grand Pacificateur.
Alexandre III est resté dans l'Histoire pour avoir été un vrai pacificateur et notamment n'avoir fait aucune guerre. Il a pris note fort intelligemment qu'il ne pouvait pas avoir confiance en l'Allemagne et en l'Autriche qui ont manipulé Alexandre II. Alexandre III s'est donc surtout focalisé sur l'avalement de l'Asie Centrale par la Russie jusqu'au Piandj, frontière naturelle avec l'Afghanistan à la suite de la Conférence de Berlin en 1885. La Russie n'est pas la seule puissance à avaler des pays. A la suite de la Conférence, tous les pays colonisent le monde entier. Le Royaume-Uni, déjà présent en Inde, est présent dans le sud de l'Asie Centrale et en Afrique de l'Est. La France prend possession de l'Indochine, de Madagascar et crée l'Afrique Occidentale Française ainsi que l'Afrique Equatoriale Française, premier pays colonial en Afrique. Les Allemands aussi ont conquis un certain nombre de colonies : le Togo, le Cameroun, la Namibie, la Tanzanie et quelques îles dans le Pacifique. Les Belges, et en fait leur Roi, se sont accaparés le Congo. Le Portugal dispose de l'Angola et du Mozambique. Tous les pays sont donc en train de devenir des Empires. Les deux vraies puissances coloniales maritimes, l'Angleterre et la France, n'ont qu'un égal dans le Monde : la très puissante Allemagne, qui a développé une démographie monstrueuse, une industrie extraordinaire, une armée terrifiante et une flotte de plus en plus convaincante. Elle a imposé à l'Autriche Hongrie sa volonté. La Russie est aussi devenue une vraie puissance mais elle perd en influence tragiquement dans les Balkans par les stratégies intelligentes du génie allemand. Ainsi, la Bulgarie d'Alexandre de Battenberg se rapproche de l'Allemagne et de l'Autriche. La Serbie conclut un traité avec l'Autriche Hongrie. La Roumanie elle-même, pourtant très proche de la Russie et fondée par elle, rejoint l'alliance entre l'Allemagne, l'Autriche Hongrie et l'Italie. Alexandre III paie donc les pots cassés de l'alliance entre Alexandre II et Bismarck. Seul le petit Monténégro reste fidèle à la Russie face aux "Slaves du sud de l'ouest, démocrates et constitutionnalistes". Alexandre III tente de faire pression sur la Bulgarie quand celle-ci souhaite faire monter sur son trône Ferdinand de Saxe-Cobourg. Bismarck et l'Angleterre acceptent cela. Mais Alexandre refuse cette idée et reçoit un soutien d'un pays avec lequel son père avait perdu le contact, la France. Bismarck comprend qu'Alexandre III va sans doute se rallier avec la République Française et lui rappelle sa ratification du Traité des Trois Empereurs. Même si l'Allemagne est haïe dans l'opinion russe, elle veut pousser Alexandre à s'occuper de l'Est et non de l'Ouest. En 1888, Guillaume II monte sur le trône allemand. Celui-ci, 29 ans, hautain et avide de gloire, monte sur le trône. Il écarte Bismarck en 1890 au profit du Chancelier Caprivi qui se retire du traité de garantie mutuelle avec la Russie. Alexandre III est donc libre et se rapproche de la France. Les relations étaient détendues depuis longtemps. La France prête en masse aux Russes et investit dans son industrie et ses chemins de fer. Surtout, les deux pays se soutiennent sur leurs politiques coloniales Au départ, les proches d'Alexandre III essaient d'inquiéter l'Empereur avec le caractère républicain de la France. Celle-ci décide donc de donner de solides garanties. Le 29 mai 1890, les Français ordonnent des perquisitions et arrêtent des émigrés nihilistes russes au nom d'une affaire fabriquée de toutes pièces afin de les restituer aux autorités russes. Cela plaît beaucoup à Alexandre III. En 1891, la Triplice composée de l'Allemagne, de l'Autriche Hongrie et de l'Italie confirment leur alliance, et la Russie et la France signent immédiatement un accord politique consultatif. Des navires français débarquent dans les ports russes au son de la Marseillaise. En août 1892, les deux pays signent désormais un accord militaire de défense et de mobilisation simultanée. La France et la Russie s'engagent, en cas de guerre, d'attaquer ensemble sur deux fronts l'Allemagne. Le cauchemar de Bismarck s'est donc matérialisé. En 1894, la marine russe entre à Toulon et l'Entente Cordiale est définitive. L'Angleterre, qui s'entend mal avec la Russie, n'est pas encore dans l'Entente Cordiale. Toutefois, le spectre de la Première Guerre Mondiale s'approche et les Anglais s'inquiètent de la flotte allemande puissante qui concurrence la Royal Navy. L'amitié franco-russe est donc réelle et cette fois en accord, à la fois avec l'opinion publique russe, mais aussi avec les ambitions panslaves dans les Balkans. Aujourd'hui, un pont Alexandre III trône dans Paris. En octobre 1894, Alexandre III meurt. Nicolas II lui succède. C'est le dernier Tsar de Russie.
Source : Histoire de la Russie et de son Empire, Michel Heller.
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