La Russie des Rouges : de la Révolution à l'Empire (1917-1953).

 

La Révolution est un piège pour la pensée contemporaine car elle porte en elle une contradiction terrible. La refuser, c'est condamner le monde actuel qui en est le fruit. La souhaiter, c'est également tourner le dos à ce monde là. Le cercle vicieux causé par ce paradoxe interne et profond est tellement immense qu'il en devient, pour celui qui aime à réfléchir sur les concepts, un abîme sans fond. Le philosophe positiviste Auguste Comte avait d'une certaine manière tenté de rationnaliser cette question par l'équilibre qu'il avait découvert entre deux pôles opposés : l'ordre et le progrès. Une société rationnelle, marquée par la paix, l'amour de la science et la Constitution, fruit des Révolutions des Lumières, a le devoir de protéger la liberté des citoyens et la démocratie. Cette nécessité, éprouvée par les totalitarismes, a conduit à l'élaboration en Occident, particulièrement en Europe Continentale, d'Etats de droit ironiquement surnommés "à l'allemande". Une Constitution, difficile à modifier, protégée par une Cour Suprême ou Constitutionnelle ayant la capacité d'abroger des lois contraires à elle, chapeautée ou pressurisée par des traités internationaux contraignants appliqués directement par les juges si nécessaire, permet de garantir de manière très efficace la hiérarchie des normes. En effet, la société de l'Etat corseté devient une superposition de règles de droit, toutes hiérarchisées les unes par rapport aux autres, régulant l'ensemble des rapports sociaux, condamnée à perpétuellement trancher au niveau législatif comme judiciaire des conflits de normes et de valeurs. En clair, une Loi votée par le Parlement ne peut pas contredire une norme réputée supérieure, contenue dans la Constitution ou déduite d'elle, ainsi que celles des traités internationaux. La Loi peut donc tout sauf ce qu'une norme supérieure et contraire lui interdit. A titre d'exemple, en France, le rétablissement de la peine de mort est à ce stade impossible. L'article 66-1 de la Constitution interdit cette possibilité, et toute tentative du Parlement se verrait tuée dans l'œuf par le Conseil Constitutionnel qui dispose du pouvoir d'abroger la Loi litigieuse. De la même façon, les traités internationaux signés et ratifiés par la France, tels que le Pacte des Droits Civils ou la Convention Européenne des Droits de l'Hommes (plus précisément ses protocoles n°6 et 13), proscrivent le retour de la peine de mort. Quand bien même la Constitution serait modifiée, les juges disposent du pouvoir, depuis l'arrêt de la Cour de Cassation du 24 mai 1975 Jacques Vabre, d'écarter l'application d'une Loi qui serait contraire à une disposition d'un Traité. En d'autres termes, rétablir la peine de mort en France prendrait a minima des années mais serait probablement ni plus ni moins qu'impossible. Le pouvoir des Juges est donc immense car c'est souvent lui qui vient articuler ces normes, devant en sacrifier certaines, et portant un coup souvent sérieux à la volonté populaire, ou plutôt à celle de ses représentants. Evidemment, le pouvoir du juge varie d'un pays à l'autre, et la tradition anglo-saxonne se distingue de la tradition allemande, qui ne peuvent pas être comparées à la philosophie juridique française, bâtarde et faussement légicentriste. Toutefois, partout en Occident,  la souveraineté nationale a été domestiquée. Si elle s'exprime par la voie d'élections, de plus en plus rarement par des référendums, l'ensemble de ses volontés est amendé, atténué, par le pouvoir judiciaire et même par l'auto-censure des représentants. Tout cela, c'est l'ordre. L'objectif assumé d'un tel ordre est de garantir que l'Etat ne soit pas subverti, renversé, par une force politique anti-démocratique. Protéger, au prix de moins de liberté pour les représentants nationaux, l'ordre constitutionnel issu des Lumières, est donc capital. Néanmoins, il est également nécessaire, pour éviter l'immobilisme, de garantir la possibilité du progrès. C'est presque une question de survie : sans démocratie, l'Etat de droit constituerait une dictature qui ne se distinguerait que très peu de l'Ancien Régime. Ainsi, les représentants ont la possibilité d'élaborer des normes juridiques dans un cadre processuel précis et complexe. Parfois, les législateurs peuvent même modifier la Constitution à condition de suivre une procédure encore plus difficile et alambiquée. Certains pays, comme l'Allemagne, interdisent purement et simplement de modifier certaines dispositions constitutionnelles. Surtout, les normes à venir doivent être sur le fond en conformité avec l'idée de progrès. Dans ces modèles occidentaux, elles sont élaborées par des techniciens, souvent juristes et, si ces dernières viennent contrevenir à un principe fondamental, ou considéré comme tel par les juges constitutionnels, conventionnels ou internes, elles peuvent être purement et simplement abrogées ou écartées. Cet Etat de droit, ou démocratie tempérée, est la conception juridique parfaite mise au point par les garants de l'ordre établi : issu de la Révolution, il la rend pour autant impossible. 

Néanmoins, tout cela a très vite de sérieuses limites. Des effets pervers. Dans ces régimes, la volonté populaire est complètement bridée. Or, cette société est justement le fruit de l'énergie populaire qui renversa le régime précédent, l'Ancien Régime. Dans la conception purement marxiste (il en sera abondamment question ici), la Révolution s'explique quasiment systématiquement par un changement structurel dans la composition de la société. Ainsi, la Révolution de 1789 constitue une métamorphose logique dans la structure politique de l'Ancien Régime. Tandis que ce dernier reposait sur la supériorité morale des Nobles et du Clergé, le pouvoir royal et les changements dans les rapports économiques ont fait grandir le poids d'une classe sociale particulière : la bourgeoisie. Cette dernière, centrée sur l'essor des villes, s'est considérablement enrichie grâce au commerce, à la finance et à sa créativité. Le pouvoir royal français s'est également appuyé sur cette classe sociale qui a commencé petit à petit à infiltrer les cercles de pouvoir pour contrebalancer le pouvoir des Nobles et de l'Eglise. Ces bourgeois n'ont cependant pas été inclus réellement dans les instances de pouvoir. En 1789, alors que les Bourgeois disposent du pouvoir économique, ils sont complètement absents de la gestion politique de l'Etat. Cette contradiction immense entre l'infrastructure économique et la superstructure politique du pays va conduire au renversement des classes nobiliaires et du Roi. Etant donné que les Bourgeois, par leur amour du contrat, ont épousé totalement les idées des Lumières, le changement est également paradigmatique : l'idéologie rationaliste et positiviste s'impose donc à la place de l'ancienne. L'épopée napoléonienne, les Révolutions Européennes et la Révolution Industrielle finiront d'imposer cette nouvelle structuration politico-économique qui saura s'adapter au gré des circonstances. La mondialisation va même connecter à l'échelle mondiale les classes dirigeantes et économiques à un point tel que le verrouillage socio-économique du monde est total. Pris dans cette acception, la conception juridique de l'Etat de droit ne protège pas en premier lieu les libertés publiques mais bien une élite dirigeante, une classe sociale particulière, et sa vision du monde. La question de l'impossibilité de la Révolution pose donc question. Tout au long du XXème siècle, elle fut centrale. Les Communistes ont tenté d'imposer une nouvelle Révolution reposant cette fois, en théorie, sur la classe sociale prolétaire, en lieu et place de la bourgeoisie. C'est en cela que la Révolution de 1917 est passionnante à étudier. Mais, comme pour la Révolution de 1789, l'abolition d'un ordre et son remplacement par un autre posent deux problèmes : la violence d'abord, inévitable et cruelle, et la formation d'une nouvelle élite ensuite en remplacement de la précédente. Bien sûr, cette façon de penser le changement ne se pose pas partout de la même manière : le monde anglo-saxon et continental a connu des changements structurels plus pacifiés et progressifs même si, en réalité, le résultat final se révèle être strictement le même. En fait, la Révolution n'est qu'une manière accélérée et brutale de changer l'élite dirigeante d'un pays. Si le monde anglo-saxon l'a réalisé de manière lente, par la souplesse de son régime et, particulièrement aux Etats-Unis, en raison du caractère neuf de son ensemble géopolitique, la France et la Russie se ressemblent fortement sur la brutalité extrême de leur renversement de l'ordre établi. La force de leur démographie et le caractère très vertical de leurs institutions politiques l'expliquent sans doute beaucoup. Louis XVI et Nicolas II se ressemblent en cela : à la tête de régimes très crispés, peu réformés, et pourvus personnellement d'une forme de faiblesse de caractère  qui tranchent avec l'autorité immense de leurs fonctions, dans des structures politiques qui n'ont plus rien à voir avec la réalité sociologique du pays, leurs règnes ont été des véritables poudrières. 

Il est facilement compréhensible que, pour l'opinion publique européenne dont la philosophie morale et le confort économique conduisent à répugner à la violence et à la cruauté, la Révolution fasse peur. La question est d'ailleurs toujours la même : agir en dehors du droit est-il acceptable ? En réalité, personne ne peut soutenir sérieusement que le droit doit être l'alpha et l'oméga d'une politique. En effet, le droit peut être injuste ou évolue selon les mœurs d'une époque et d'un peuple. L'Occident intervient régulièrement dans des ordres juridiques étrangers et soutient les oppositions extra-légales dans de nombreux pays. Elle glorifie d'ailleurs ses propres Révolutions alors même que celles-ci furent, pour la plupart, largement illégales. S'il est plus rare que les classes dirigeantes acceptent les aventures de ce type en leur sein, les opinions publiques acceptent néanmoins parfois les actions illégales, lors de manifestations ou à l'égard de personnes, les pédophiles et les terroristes par exemple, qu'ils considèrent comme dangereuses et détestables. Il semble que l'Occident approuve une action illégale à la légitimité de son but et à la proportionnalité de ses moyens. Néanmoins, ces éléments ne reposent pas sur un élément scientifique ou juridique, mais bien sur un jugement de valeur, subjectif par nature et donc changeant. De la même façon, l'action illégale dégénère régulièrement et devient rapidement hors de contrôle. La Révolution se retourne souvent contre ses propres enfants et, très vite, un nouvel ordre s'impose. Alors faut-il assumer l'immobilisme ? Faut-il défendre coûte que coûte le fonctionnement constitutionnel et son entre-soi social et politique ? Faut-il valider la restriction de plus en plus grande de la souveraineté populaire et la sécession de plus en plus importante de classe politico-économique ? Toutes ces questions sont passionnantes. Les réponses apportées dépendent de la souplesse de l'ordre juridique du pays où les questions se posent. De nombreux Etats ont accordé une plus grande représentativité aux peuples et organisent des nombreuses consultations populaires. D'autres, comme la France du XXIème siècle, conservent des institutions politiques verticales et rigides où la violence politique est fatalement plus importante. Si l'ombre d'une Révolution est encore lointaine, la question de l'action illégale, elle, se pose à chaque instant. Qu'on l'appelle désobéissance civique, résistance ou Révolution ne change rien au fait que la volonté d'agir est considérablement limitée, et que jouer le jeu des institutions peut aussi être interprétée comme un consentement à son ordre, injuste socialement et reposant sur une somme d'héritages et de dominations. Comprendre la Révolution Russe est donc capitale. Elle fut l'exemple typique d'un remplacement d'un ordre par un autre. Tous les effets pervers s'y trouvent à l'état pur et, aujourd'hui, après l'effondrement du Bloc de l'Est et la libéralisation massive de l'Occident, la Révolution de 1917 est passée du symbole de l'espoir le plus magnifique à l'exemple déprimant du fatalisme. Une déception cruelle. Une tyrannie brutale. Lénine, comme Robespierre, sont devenus les figures du mal. Là encore, les jugements de valeur, non scientifiques et changeants, semblent difficilement coller à une réalité plus complexe et nuancée. Décryptage d'une tentative restée unique depuis lors. 


LA POUDRIERE : CONTEXTE, GUERRE ET IDEOLOGIE.

La Russie, histoire de l'édification d'un Empire contrasté. 

L'un des plus grands mystères de la Révolution de 1917 est sans doute qu'elle se déroula en Russie. En réalité, d'autres nations auraient largement pu être les épicentres d'une Révolution communiste. La France, l'Allemagne et l'Italie étaient à ce titre des candidats de choix. Les trois pays comportaient des importants partis socialistes, des classes prolétaires politisées, une économie de plus en plus industrialisée et connaissaient une tradition révolutionnaire. Tous expérimentaient en outre, en 1917, une guerre terrifiante dont les premières victimes étaient les classes les plus pauvres de la société. Les bourgeoisies européennes se déchiraient à propos de leur suprématie dans le monde et envoyaient leurs peuples mourir dans des charniers immenses. La Russie, elle, dénotait un peu dans ce contexte. Ce pays gigantesque, le plus grand du monde, fait partie de ces ponts géographiques entre continents qui développent de ce fait une vision du monde unique. Porte sur l'Europe et l'Asie composée de nombreux peuples, elle est le fruit du développement de la nation russe, qui est profondément européenne. Comme l'ensemble des autres peuples d'Europe, les Russes sont le produit d'une ethnogenèse germanique et slave, réalisée au lendemain de la chute de l'Empire Romain d'Occident. Dans l'immense steppe eurasiatique, les slaves, en fait une partie d'entre eux, sont disséminés le long des fleuves du nord du Caucase. Ils vivent sous la domination de peuples germaniques au nord du pays, les fameux Varègues, des Khazars juifs au sud, de nomades païens à l'est. Surtout, l'Empire Byzantin reste la puissance dominante régionale, centre politique et religieux de la plus haute importance à côté duquel le monde slave n'est qu'une petite tâche d'huile. Petit à petit, les Slaves se coalisent et deviennent une relative puissance guerrière. Ils conquièrent Kiev, leur berceau, et font chuter la Khazarie. Ils s'emparent en outre de la route commerciale située entre Novgorod et l'Empire Byzantin, entrant en lien avec Constantinople par la voie de ce commerce là, s'arrogeant dans la capitale romaine des places commerciales entières. Comme l'ensemble des peuples européens, la Rus de Kiev adopte le christianisme de Constantinople par stratégie politique et traduit par la suite la liturgie grecque en vieux slavon. Relativement égalitaire, la Rus de Kiev couvre bientôt un immense territoire allant de l'Ukraine actuelle au nord de la Russie, à Novgorod. Petit à petit, la règle du partage des successions, comme en Europe, conduit à un éclatement du pouvoir : la Rus de Kiev est une somme de petites principautés reliées par des liens généalogiques, Kiev restant supérieure dans son principe comme Paris l'était dans la France féodale. Mais cette Rus connaît des contradictions internes et son fonctionnement varie beaucoup d'un lieu à l'autre. Ainsi, l'Ukraine de Kiev reste marquée par le pouvoir du Tsar et l'influence européenne. Novgorod est quant à elle une place marchande relativement démocratique où l'institution du viétché, petite assemblée, est centrale. Au Nord du Pays, aux alentours de Vladimir-et-Souzdal, les princes s'affranchissent de ces pouvoirs et bénéficient d'une large immigration des peuples russes désireux de liberté contre les boïars et les viétchés. Le centre du pouvoir se déplace donc au XIIème siècle du sud-ouest à Kiev au nord-est de la Russie. Les princes de Vladimir-et-Souzdal soumettent l'ensemble de la Rus à l'exception de Novgorod et valident ce déplacement du pouvoir qui s'éloigne donc du monde européen. Néanmoins, l'un des éléments qui va constituer une pièce majeure de constitution de la nation russe est la terrible invasion mongole du XIIIème siècle : cette dernière privera la Rus d'existence libre pendant presque un siècle. C'est donc une période noire pour la Russie naissante qui ne survit que par l'habileté de certains de ses princes, comme Alexandre Nevski, et le renforcement de l'Eglise orthodoxe, savamment soutenue par les Mongols. A l'ouest, les Russes voient l'émergence des Lituaniens à leur frontière ainsi que les raids des chevaliers teutons qui se constituent déjà de larges territoires dans les pays baltes et dans la future Prusse. Soumise par les Mongols et pressurisée par l'alliance progressive entre les Polonais et les Lituaniens, les Russes vivent en très mauvaise posture. Sur le plan interne, le centre du pouvoir russe se déplace encore. Moscou devient le cœur de la Russie en raison de sa bonne position sur les axes commerciaux et sa démographie florissante. L'habileté des Princes Russes explique aussi la montée en puissance de la Moscovie qui réussit à se libérer des Mongols et à vaincre les Lituaniens. Pour autant, la Rus reste une puissance très faible. A l'ouest, les Polonais et les Lituaniens catholiques fondent la Rzeczpospolita, une monarchie élective très puissante soumise aux influences concurrentes étrangères. Les Suédois menacent également la Moscovie sur la Baltique en en contrôlant toutes les rives. Les puissances turco-mongoles harcèlent la steppe et les Tatars, soutenus par l'Empire Ottoman, sont solidement ancrés en Crimée. L'émergence des Cosaques en Ukraine provoque également la contraction de la puissance diplomatique de la Moscovie. La chute de Constantinople offre cependant un atout majeur au pays qui demeure la seule puissance orthodoxe mondiale. De nombreux cadres du pouvoir byzantin émigrent à Moscou ainsi que l'ensemble du clergé. Le règne d'Ivan IV le Terrible est un tournant majeur dans l'histoire russe. Tout à coup, le pays est persuadé de constituer la IIIème Rome, le centre du Monde. Au prix d'une terreur innommable, Ivan matte les boïars, les nobles russes, et réussit à faire de la Russie un Etat Nation centralisé cohérent et puissant. Des victoires indéniables sont obtenues à l'encontre des ennemis régionaux, même si la mort d'Ivan IV conduit à un certain retour en arrière. Il n'en demeure pas moins que la Russie existe désormais sur la scène européenne : elle s'est faite connaitre par sa politique diplomatique complaisante à l'égard de l'axe protestant et la France des Bourbons dans un premier temps. Les liens très forts entre la Russie et l'Angleterre commencent à se nouer grâce au commerce sur la Baltique. La réputation de cruauté d'Ivan IV terrifie les cours européennes du XVIème siècle. A sa mort, néanmoins, la Russie connaît une période de troubles, de guerres civiles terribles, de rébellions, de famines, de révoltes populaires, de conflits successoraux, d'usurpations. Il faut attendre l'avènement de Pierre le Grand pour que la Russie devienne une puissance européenne d'ampleur. En attendant, Boris Godounov, tsar éphémère, commet l'erreur la plus tragique de l'Histoire Russe : afin de pallier à la fuite des paysans et relancer l'agriculture, il institue le servage. Les paysans russes ne seront plus vraiment jamais libres, alors même qu'ils avaient été, en Europe, les plus émancipés des Nobles. 

L'arrivée au pouvoir de Pierre le Grand change définitivement la trajectoire de la Russie. Occidentaliste convaincu et passionné, technicien et visionnaire, Pierre dote son pays d'une armée efficace et participe au renouveau intellectuel russe, non sans susciter de vives résistances parmi les traditionnalistes. Pierre le Grand remporte la longue Guerre du Nord contre la Suède et la Rzeczpospolita. Il fonde Saint-Pétersbourg et fait basculer le centre du pouvoir russe de l'est à l'ouest. En outre, il réussit à s'imposer, bien que moins clairement, contre l'Empire Ottoman. A ce moment là, la Russie devient une puissance d'équilibre européen, à égalité avec l'Angleterre, la France, l'Autriche et la Prusse. Il faut dire qu'au XVIIIème siècle, ces puissances se déchirent et nécessitent bien un arbitre indépendant. L'Angleterre et la France se livrent une guerre terrible sur les mers afin de remporter un avantage décisif sur l'étendue de leurs Empires Coloniaux. Tandis que la première fait reposer sa puissance sur la finance et la marine, la seconde privilégie la force démographique et une agriculture d'ampleur. Au sein du continent, les longues guerres entre catholiques et protestants ont fait naître deux blocs religieux. Les catholiques des Habsbourg autrichiens et espagnols furent les fers de lance de la Contre-Réforme tandis que les Allemands du Nord, les Provinces Unies, l'Angleterre anglicane et la Scandinavie adoptèrent le protestantisme ou tout du moins une de ses formes. A cette rivalité idéologique s'ajoute une plus ancienne : celle des deux familles les plus puissantes, les Bourbon et les Habsbourg. La France joue donc un drôle de jeu. Culturellement catholique et persécutant ses protestants à l'intérieur de ses frontières, elle s'allie pourtant régulièrement aux protestants de l'extérieur afin d'affaiblir son ennemi autrichien. Elle n'hésite pas à s'allier avec l'Empire Ottoman quand cela est nécessaire et soutient largement, pendant la guerre de Trente ans, les rebelles allemands contre l'Autriche. Au moment où Pierre le Grand accède au pouvoir, la France réussit à placer à la tête de l'Espagne un Bourbon. Plus que jamais, la France, qui combat sur deux fronts, et qui commence à devenir le pays occidental le plus peuplé, est la puissance d'équilibre de l'Europe. Mais un autre acteur joue sa carte : la Prusse. Cet Etat allemand et protestant, dont l'armée est admirable, voue une haine féroce aux Habsbourg. Le pays n'hésite pas à faire sombrer le continent dans la guerre en annexant la Silésie, entraînant la fureur de l'Autriche. Très vite, la France et la Prusse s'allient un temps. La Russie doit repenser à ce stade l'ensemble de sa politique étrangère. Longtemps, et parce que les classes dirigeantes russes ont toujours été d'ascendance allemande, la Russie se rapproche du monde allemand, aussi bien les Autrichiens que les Prussiens. La France est considérée comme une ennemie. Non seulement elle s'oppose aux Russes et Allemands en Pologne, mais elle ose s'allier à l'Empire Ottoman musulman, grand ennemi de la Russie au sud. Les Russes et les Français ont d'ailleurs pour des raisons géographiques peu de liaisons et ne s'intéressent guère les uns aux autres. Néanmoins, l'accession au pouvoir en 1741 de l'impératrice Elisabeth, francophile, change la donne. Les Français ont d'ailleurs œuvré pour la placer sur le trône russe contre les successeurs d'Anna. Il se trouve qu'à la même période, les Anglais sont en passe de vaincre les Français et que ces derniers sont contraints de renverser leur alliance en s'alliant avec Vienne. Un axe Paris-Vienne-Moscou voit le jour et se retourne contre la Prusse de Frédéric II, à peine soutenue par l'Angleterre. Ce dernier résiste cependant bien et surtout, profite de l'accession au pouvoir du Tsar Pierre III, admirateur de la Prusse. Moscou change de nouveau de camp, expérimentant les alliances de revers. Catherine II reste sur cette ligne bien qu'elle opère doucement à un rapprochement avec la France de Louis XVI. La Russie, en intervenant en Europe, devient un pivot de puissance qui compte dans les grands équilibres européens. Surtout, cette période de guerre lui permet d'améliorer son armée. Sous le règne de Catherine II, la Russie ne fait que s'agrandir, agrégeant de nombreux peuples de gré ou de force, gagnant chaque année des centaines de kilomètres, devenant un gigantesque mastodonte rempli de ressources agricoles et minérales. En 1800, elle atteint le nombre stratosphérique, à l'époque, de 37 millions d'habitants. Au début du XIXème siècle, l'Europe est dominée par deux démographiques colossales : la France à l'ouest et la Russie à l'est, prenant en étau un monde germanique divisé entre la Prusse protestante et l'Autriche catholique. L'Angleterre, peu peuplée mais contrôlant le commerce et la finance mondiales, influence également beaucoup et bientôt de manière déterminante l'Europe. Pourtant, la Russie, puissance d'équilibre, va devenir la première puissance européenne à peine quatorze ans plus tard. Le point de départ fut l'explosion de la Révolution Française. Que la monarchie la plus puissante d'Europe fut balayée de cette manière stupéfia l'ensemble des souverains européens qui oublièrent un temps leurs rivalités. Quand, en 1792, la République Française voit le jour, toutes les puissances européennes se liguent contre elle. En Russie, Catherine II, pourtant une défenseuse acharnée des Lumières, devient le visage du conservatisme. Néanmoins, la France, puissance militaire d'ampleur en raison d'une démographie immense et d'une richesse réelle, résiste et s'impose. Les victoires s'enchainent et désespèrent les Autrichiens et les Prussiens. L'Angleterre, surtout, craignait une revanche maritime française qui lui ferait perdre son monopole commercial et financier. La Russie de Catherine II s'engagea dans la bataille, notamment en Italie, mais fut déçue par ses alliés et dut constater que Napoléon, Premier Consul, s'imposait comme le vainqueur à la suite de nombreuses campagnes. L'Europe connaît un temps de trêve. Dans l'intervalle, Paul succède à Catherine II. Sa politique connut de nouveau un revers. 

Le règne de Paul fut très court. Il fut marqué par une tentative d'alliance avec Napoléon contre l'Angleterre qui dominait les ports russes. Paul envisageait de couler la flotte anglaise et d'envoyer un corps de cosaques envahir l'Inde. Mais le Tsar fut très rapidement renversé au profit de son fils, Alexandre Ier. Celui-ci, proche idéologiquement de sa grand-mère Catherine II, libéral modéré, s'engagea corps et âme dans la bataille contre Napoléon qui défiait la vision orthodoxe du monde. La Russie, la Prusse et l'Autriche, financées par l'Angleterre, se coalisèrent de nouveau contre Napoléon. Ce dernier n'avait théoriquement aucune chance mais put vaincre les Autrichiens à Austerlitz, les Prussiens à Iéna et bientôt les Russes à Friedland. En 1805, les Français dominent l'Europe et ont réduit à néant les ambitions prussiennes et autrichiennes, qui vivent désormais sous un joug humiliant. Alexandre Ier a cependant les mains libres. S'il déteste profondément Napoléon, il se rend compte qu'il peut profiter de la période pour favoriser les intérêts russes. Techniquement, la Russie n'est ni la Prusse ni l'Autriche. Sa géographie lui permet une certaine indépendance et son armée est encore globalement épargnée. Napoléon et Alexandre Ier se partagent donc l'Europe et nouent une alliance militaire et commerciale. Les deux pays deviennent ainsi les seules puissances continentales valables. L'Angleterre, elle, en raison du blocus, se voit privée des ports russes et la France lui ravit ses positions. Mais l'alliance franco-russe s'érode, d'abord parce qu'elle n'était pas sincère, tant l'un comme l'autre des pays rêvaient d'en finir avec l'autre, mais surtout parce qu'elle reposait sur un jeu de dupes. La puissance française, épuisée par la guerre, souffre beaucoup du bourbier espagnol dans lequel elle s'est placée et de la pression maritime exercée par l'Angleterre. Alors que la France avait tenté d'imposer son industrie partout en Europe, cette dernière est trop récente et souffre du marché noir des contrebandiers. Les Russes, notamment, ne peuvent pas compter sur la France, trop lointaine, pour lui fournir du blé et se rapprochent timidement de l'Angleterre. Les sentiments nationalistes autrichiens et prussiens se mettent doucement à renaître tandis que la politique française en Pologne finit de rendre furieux le Tsar. L'affrontement entre les deux colosses débute donc finalement et aurait pu objectivement terminer en la faveur des Français, si l'Empire n'avait pas été aussi épuisé et si les routes russes avaient été plus praticables. L'hiver, la rouerie d'Alexandre Ier, la technique militaire russe, la personnalité de Napoléon et l'immensité du territoire à conquérir entrainent le reflux de l'Empire Français qui ne se relèvera jamais vraiment de la tentative impériale. La Russie, elle, est la grande gagnante des guerres napoléoniennes. En 1815, la Russie est la première puissance européenne et joue un rôle central dans la Sainte Alliance. Alexandre Ier en oublie d'ailleurs complètement ses timides ambitions réformatrices du début de son règne. La France retourne à la Monarchie et l'ensemble de l'Europe se stabilise autour de l'alliance des royaumes chrétiens et réactionnaires. Le début du XIXème siècle est une période d'intense croissance démographique en Europe, à l'exception de la France qui stagne et renonce ainsi à son atout majeur. L'Angleterre, l'Allemagne, l'Autriche et les terres italiennes connaissent un accroissement impressionnant de leurs populations, conduisant d'ailleurs à des vagues d'immigrations diverses. Entre 1800 et 1850, la Russie passe de 37 à 60 millions d'habitants, doublant quasiment sa population et affirmant sa suprématie. La politique russe est pourtant profondément paradoxale : malgré sa force militaire et géopolitique, elle refuse de se réformer pour éviter de libérer des forces révolutionnaires. Le règne du tsar Nicolas Ier est exemplaire de ce point de vue parce qu'il commence par une répression terrible à l'encontre des Décembristes, des officiers ayant connu les guerres napoléoniennes et aspirant à la démocratisation du pays, voire, pour certains, à l'instauration d'une République jacobine. Nicolas Ier maintiendra sous cloche l'entièreté de la société russe et n'abolira pas le servage qui continue d'écraser les paysans. Ces derniers, privés de liberté, de plus en plus nombreux, vivent le martyr au quotidien. Cette politique d'endiguement se perçoit également à l'extérieur des frontières russes. Nicolas Ier se méfie formidablement de la France qu'il estime être le berceau de la Révolution, et même s'il soutient Louis XVIII et Charles X, il connait la faiblesse de leurs régimes. Le Tsar estime donc que la Prusse et l'Autriche doivent être des digues pour contrer une éventuelle invasion ou contamination. Il cherche également à se rapprocher de l'Angleterre qui a affirmé sa suprématie financière et maritime. Nicolas Ier cultive donc l'obsession de la pureté et dépeint le peuple russe comme innocent et doux, par nature hostile à la déchéance morale occidentale. Mais l'aveuglement de Nicolas Ier et son refus de réformer le pays le conduisent à deux erreurs monumentales. La première est qu'il ne sait pas voir que refuser de réformer le pays prépare la Révolution à venir, d'autant plus que l'ensemble de l'Europe connait des moments révolutionnaires, en 1830 et en 1848. Evidemment, ces mouvements concernent la France, avec la Monarchie de Juillet et la IIème République, mais aussi à la grande surprise de la Russie, l'ensemble des pays européens, aussi bien la Belgique que l'Italie, et la Prusse et l'Autriche. Dans ce contexte, les rébellions de la Pologne et de la Hongrie inquiètent Nicolas Ier qui doit écraser les Révolutions. Son plan géopolitique d'endiguement tombe donc à l'eau, surtout qu'à sa grande surprise, dès 1830, l'Angleterre et la France se rapprochent et s'allient. La deuxième erreur de Nicolas Ier est qu'il refuse, idéologiquement, de réaliser sa Révolution Industrielle qu'il conceptualise en ploutocratie en marche. Pendant ce temps, l'Angleterre, la France et la Prusse construisent un complexe militaro-industriel de haute qualité compensant largement la supériorité numérique russe. Toutes ces contradictions conduisent à l'épisode tragique de la Guerre de Crimée. Afin de s'assurer le contrôle des Détroits, et dans une optique de défendre la religion orthodoxe, ainsi que la nation slave dans les Balkans, Nicolas Ier se met en tête d'attaquer l'Empire Ottoman. Il se heurte naturellement à la France de Napoléon III qui soutenait l'Empire Ottoman et disposait de relais diplomatiques d'importance en Egypte. Néanmoins, alors qu'il pensait avoir reçu le soutien de l'Angleterre de la Reine Victoria, celle-ci se range du côté français. Pire encore, la Prusse et l'Autriche-Hongrie refusent de soutenir la Russie et restent neutres. La Russie se trouve alors seule face à l'Angleterre, la France et l'Empire Ottoman : c'est la Guerre de Crimée. Pendant deux ans de guerre intense, la Russie est complètement détruite et humiliée par les trois adversaires qui disposent d'un appareil industriel écrasant. Nicolas Ier meurt à la tête d'une Russie détruite, humiliée et retardataire aussi bien idéologiquement qu'économiquement. En 1854, la Russie est à la traîne. 

A partir de ce moment là, la Russie se met en marche mais bien trop tard. Le successeur de Nicolas Ier, Alexandre II, est un grand réformateur. Celui-ci décide de ne plus chercher à dominer l'Europe ou à intervenir à l'extérieur de ses frontières, mais de concentrer ses efforts à l'intérieur. Après avoir conclu la paix à Paris et renoncer à toute son influence sur la Mer Noire, Alexandre II abolit le servage et démocratise considérablement la Russie qui se dotera d'un réseau d'assemblées démocratiquement élues, les zemstvos, et d'une justice indépendante. La libération de la paysannerie et une politique de génie civil permettent de rendre à l'économie russe un dynamisme qu'elle n'avait jamais connu : les paysans sont autorisés à posséder une terre et la productivité agricole explose, ainsi que le revenu par tête. La petite propriété paysanne fleurit partout et devient le modèle économique dominant. Alexandre II l'impose même en Ukraine pour contrer la noblesse polonaise. La Russie continue son expansion à l'est en Sibérie nouant des liens avec l'Asie mais aussi avec les Etats-Unis d'Amérique sur le Pacifique. La Russie, contrairement aux Anglais et aux Français, soutient les Républicains du Nord contre les Etats Confédérés lors de la Guerre de Sécession. L'Alaska est vendue aux Américains et Alexandre II renonce à ses possessions en Californie. Ce gigantesque pays russe abandonne progressivement son alliance naturelle avec la Prusse et l'Autriche Hongrie pour se rapprocher timidement de la France de Napoléon III. Alexandre II est notamment sensible au sort des minorités slaves dans les Balkans qui subissent le joug de l'Autriche Hongrie. La France, qui joue également sa partition dans la région, se rapproche donc naturellement de la Russie. Toutefois, le règne d'Alexandre II a aussi ses problématiques. Le retard dans les réformes a conduit à nourrir un intense terrorisme en Russie. Une classe sociale d'enfants d'enseignants, de séminaristes, de petits bourgeois, ayant réalisé leurs études en ville grâce à la politique d'Alexandre II, commence à épouser la philosophie du nihilisme qui consiste à détruire le système établi par le meurtre pour en imposer un nouveau. Les paysans, eux, qui méprisent ces petits bourgeois, ont certes acquis la liberté mais se défient des fonctionnaires impériaux. Un terrorisme agraire voit donc également le jour. Petit à petit, une vague d'attentats frappe la Russie conduisant à l'assassinat d'Alexandre II le 13 mars 1881. Le pays est rongé par la constitution de multiples petites organisations révolutionnaires qui se reconnaissent aussi bien dans le nihilisme que dans le marxisme, pourrissant la vie de la police russe. Les nationalismes polonais et ukrainiens participent également à la violence politique ce qui conduit à un envenimement progressif de la question nationale, et à une explosion de l'antisémitisme. Le nouveau tsar, Alexandre III, met fin au règne libéral d'Alexandre II et persécute les paysans, les terroristes et les libres penseurs. C'est une guerre permanente menée à la population russe qui motive encore plus les terroristes. De nombreux opposants sont envoyés en Sibérie pour la simple possession d'un livre et Alexandre III condamne sa nation à la marche forcée. A l'international, Alexandre III scelle définitivement son alliance avec la France Républicaine pour encercler l'alliance entre l'Allemagne et l'Autriche Hongrie. En effet, en 1870, l'Allemagne a émergé après sa victoire éclatante contre l'Empire austro-hongrois et la France. Le génie diplomatique d'un Bismarck conduit à édifier un pays industrialisé extrêmement militarisé et puissant. Pour encercler ce danger, la France et la Russie sont forcées de sceller leur alliance. Pendant ce temps, la Russie se développe difficilement mais sûrement. En 1897, la Russie compte 126 millions d'habitants. La croissance économique russe est la plus élevée d'Europe, à peu près 3%, bien plus que l'Allemagne et les Etats-Unis, et l'alphabétisation est passée à 73% de la population. Néanmoins, l'industrie russe conserve son retard et se réalise péniblement. Il n'y a qu'1,5 millions d'ouvriers qui se concentrent principalement dans les périphéries de l'Empire Russe, et notamment en Ukraine. L'urbanisation, elle, reste également faible, à peine 15% de la population en 1897. En réalité, la Russie se confronte à un double problème : non seulement elle a commencé son effort industriel bien après les autres pays européens, mais elle peine aussi face à l'immensité de son propre territoire et de ses tensions. L'arrivée au pouvoir de Nicolas II n'aide pas à apaiser la situation tant celui-ci est aussi raide que son père. Un temps, il se focalise à l'édification d'une paix internationale et concentre, manipulé par Bismarck, à l'instauration d'une sorte d'Empire en Asie, notamment en Chine et en Corée. La Russie de Nicolas II est celle qui connaitra une Révolution intense en 1917. Bien connaître son règne est donc nécessaire voire primordial pour saisir les ressorts de cette dernière. 

La Russie de Nicolas II : un Empire pétri de contradictions. 

L'Empire Russe de Nicolas II est, en raison de son histoire et de sa lente construction, un Etat empli de contradictions. 

La première, pas la moindre, est évidemment sociale. En cela, le parallèle entre la France de 1789 et la Russie de 1917 est frappant. La classe sociale dirigeante, chapeautée par l'autocrate Nicolas II, comporte à peu près 1,2 millions de personnes en 1897. Ces élites impériales disposent de l'ensemble du pouvoir politique et surtout militaire. Evidemment, leur nombre est très faible par rapport à l'immensité de la démographie russe. Il est cependant suffisant pour contrôler l'Etat. Ces Nobles gouvernent également au niveau local. Parmi eux, on trouve des traditionnalistes orthodoxes et quelques occidentalistes, ainsi même que certains esprits éclairés, particulièrement des financiers a l'instar de Bunge et Vitte, prompts à servir l'Etat même si la corruption est globalement assez généralisée dans les milieux de la Cour. A l'autre bout du spectre, la classe sociale la plus importante est la paysannerie. Celle-ci a subi le servage pendant près de quatre siècles et continue à souffrir de la répression impériale. La paysannerie a connu un certain enrichissement et est passée de 8,5 millions de familles en 1877 à 16 millions en 1913. L'accroissement démographique paysan a un effet pervers : plus de familles paysannes doivent se partager un nombre de terres assez équivalent, dont une partie continue d'appartenir aux Nobles. Une certaine couche de la paysannerie commence également, par la possession de bétails et une certaine prospérité, à accéder à une forme de relative bourgeoisie. Il n'empêche que tous les paysans sont complètements mis à l'écart du pouvoir. La Russie est néanmoins en voie d'industrialisation et une classe ouvrière émerge. Toutefois, elle reste très minoritaire par rapport aux paysans et n'a pas les mêmes intérêts. Les paysans souhaitent la mise en place d'une réforme agraire tandis que les ouvriers vouent une haine claire à la propriété privée, notamment celle des moyens de production. Ils vivent également une forme d'exploitation quotidienne très différente de celle des paysans puisqu'elle dépend de cadres extérieurs. Il faudra revenir sur cette différence de taille. Bien sûr, il existe une certaine bourgeoisie dans les villes russes très intéressées par la culture européenne et elle aussi mise à l'écart du pouvoir. 

La deuxième contradiction majeure, et peut-être la plus importante pour comprendre la Révolution Russe, est la question nationale russe, voire ethnique. Depuis très longtemps, la Russie est un Empire multiconfessionnel et multiethnique. Les trois religions monothéistes y sont présentes ainsi qu'un nombre incalculable d'ethnies. En 1897, date de recensement, les Russes ne représentaient que 44,7 % de la population de l'Empire. Les deux nations les plus nombreuses après eux, et qui posent des problèmes sérieux, sont les Ukrainiens, à peu près 17,8 % de la population, et les Polonais, 6,3 %. Les Ukrainiens ont commencé à se distinguer des Russes dès le XVIème siècle avec l'émergence de la cosaquerie, et il faut dire que dès les origines de la Rus de Kiev, les Ukrainiens étaient plus proches des Occidentaux. Leurs structures familiales, leur langue, leur religion ont conduit à une Ukraine partagée entre occidentalistes et russophiles, très indépendante intellectuellement néanmoins dans l'ensemble de son territoire. La Russie a traité avec dureté la question ukrainienne en interdisant l'usage de la langue entre 1863 et 1905. Pour autant, Alexandre II a souhaité développer la propriété individuelle paysanne en Ukraine pour susciter la haine anti polonaise. Il faut dire que, de tout temps, la noblesse polonaise possédait les terres ukrainiennes, réduisant la population locale au servage. L'Ukraine est également une des zones les plus industrialisées de l'Empire. A la fois riche mais brimée, cette nation contrariée produit des militants nationalistes nuisibles. Quant aux Polonais, la haine est encore plus claire : catholiques et occidentaux, ils ont perdu leurs libertés depuis longtemps. Les Russes sont pour eux le véritable antagoniste et ce particulièrement depuis 1830. Eux aussi slaves, les Biélorusses représentent 4,7 % de la population de l'Empire. Viennent ensuite les Juifs, à peu près 4 % de la population. Présents en Russie depuis sa naissance, les Juifs ashkénazes russes ont souvent été traités avec mépris par la population locale et surtout par les Tsars. Soumis à des restrictions et autres quotas, ils ont longtemps eu l'interdiction, particulièrement sous le règne de Catherine II, de résider dans un autre lieu que leur zone assignée. Petit à petit, les Juifs se sont émancipés et ont émigré dans les villes. Néanmoins, l'antisémitisme d'Etat est resté extrêmement fort. La police politique russe diffuse d'ailleurs massivement les premières théories du complot antisémites, notamment le fameux Protocole des Sages de Sion, afin de diaboliser les Juifs, soi-disant les ferments de dispersion nationale. Ces derniers sont également particulièrement haïs en Ukraine en raison de la politique polonaise d'utilisation des Juifs comme intermédiaires dans le servage. Les Juifs présents dans l'Empire Russe sont donc condamnés à trois voies : la soumission à des conditions de vie humiliantes, le sionisme et l'adhésion au marxisme. C'est la raison pour laquelle de nombreux Juifs participeront à la Révolution Bolchevique. Dans l'Empire, des Allemands (1,4%) vivent sur la Volga ainsi que de nombreux Baltes, à savoir 1,3 % de Lituaniens et 1,1 % de Lettons. Au sud de l'Empire, les Kazakhs (3,1 %) et les Tatars de Crimée (1,5 %), mais aussi les Ouzbeks (1,4 %), ainsi que les Azéris (1,1 %) représentent la frange musulmane de l'Empire Russe. Au sud du Caucase, les Arméniens (1 %) et les Géorgiens (1%) sont chrétiens. Il faut aussi évidemment compter dans ce fatras l'ensemble des minorités ethniques qui ne sont pas encore totalement "nationales" en ce sens qu'elles ne se pensent pas ainsi, et ne le sont pas considérés comme telles par les autorités. Petit à petit, le clivage national se recoupe avec le clivage social : en réalité, les Russes sont ceux qui contrôlent l'Etat. Les minorités nationales représentent les dominés même si, à l'échelle locale, la réalité est souvent bien plus confuse. Surtout, ces minorités nationales se haïssent. Les Ukrainiens et les Polonais se détestent mutuellement. L'antisémitisme est très fort dans l'ensemble de l'ouest russe, chez les Baltes, les Biélorusses, les Polonais et les Ukrainiens. Dans le Caucase, les Arméniens et les Azéris se vouent également une haine féroce. Il n'empêche que malgré cette poudrière nationaliste, l'ennemi commun, c'est le Russe, et particulièrement le Noble Russe, au service du Tsar de toutes les Russies. L'administration le sait tellement bien que l'armée russe, à l'occasion de la conscription obligation de 1878, a classé les nationalités selon leur niveau de danger. 

Le troisième clivage est lié aux deux autres. L'urbanisation est certes faible mais les villes sont extrêmement importantes parce qu'elles sont les relais du pouvoir impérial et économique. Qui contrôle une ville a un pouvoir considérable. Saint Pétersbourg est la capitale de l'Empire Russe et partage avec Moscou le statut des villes capitales de l'Empire. Les autres villes, présentes partout dans l'Empire, sont à peu près composées de la même manière. Elles sont toutes peuplées principalement par des Russes, des Allemands, des Arméniens et des Juifs quelle que soit la majorité ethnique de la région. En fait, l'Empire est dessiné en tâches de léopard. La bataille démographique pour le contrôle des villes russes est une vraie question. Les minorités ethniques comprennent mal pour quelles raisons leurs capitales sont contrôlées par les Russes et pas par leurs propres élites. De bien des manières, les Russes sont des colons dans leur propre Empire. Cela crée également de lourdes tensions qui seront déterminantes à l'occasion de la Révolution. Ajoutons à cela que les villes disposent de quartiers ouvriers, comme l'immense Saint Pétersbourg, qui permettent de comprendre comment les mouvements révolutionnaires éclateront en 1905 et en 1917.

Le quatrième grand clivage russe est la question politique. Alors que l'ensemble des pays européens ont entamé largement leur transition démocratique, la Russie reste la seule autocratie d'Europe. Toutes les monarchies ont inclus la bourgeoisie dans leurs instances de pouvoir. Les Français avaient du renverser leur monarchie, mais tout au long du XVIIIème siècle, les autres pays européens ont appris la leçon en fondant une somme de monarchies constitutionnelles à la suite de mouvements révolutionnaires. Les souverains préféraient survivre en perdant leur pouvoir absolu plutôt que la mort. La Russie, elle, n'a jamais réalisé cette mutation. Alors que la société russe est la plus explosive d'Europe, Nicolas II estime qu'il peut affronter seul, avec sa maigre élite, les tempêtes à venir. Il a une vision autocratique et orthodoxe de la société russe. Il n'a l'intention de ne faire aucune concession et s'entoure de charlatans mystiques, à l'instar de Raspoutine, se prêtant à ses délires d'extrême droite. La bourgeoisie n'est donc pas du tout de son côté et aspire à imposer, a minima, une Constitution en Russie. Dans cette bourgeoisie, on trouve de manière majoritaire des conservateurs constitutionnalistes ainsi que des libéraux à la mode européenne. Ces derniers se seraient largement contentés d'un processus de représentation classique à l'anglaise mais il est clair qu'ils ne soupçonnent guère que les évènements vont pousser l'aventure révolutionnaire au delà de leurs espérances. 

Mais il faut aussi prendre en compte la tradition révolutionnaire en Russie, notamment l'empreinte de la Narodnaïa Volia, un groupe terroriste nihiliste à l'origine de l'assassinat d'Alexandre II. Des attentats à l'encontre de personnalités publiques ont été très nombreux et leurs auteurs sont appréciés par la population civile russe. Les étudiants et les militants socialistes à partir de la Iere Internationale de 1860 fondée à Londres rejoignent massivement l'action insurrectionnelle. Le socialisme anarchiste et marxiste s'impose donc en Europe et également dans ces groupes occultes traqués par la police tsariste. Toutefois, au sein de cette Internationale, les libertaires anarchistes proudhoniens s'opposent massivement aux marxistes. En 1871, les anarchistes sont chassés de l'AIT suite à l'expérience de la Commune de Paris. En 1881, la IIème Internationale, fondée par Engels, est vigoureusement marxiste et révolutionnaire. Elle aspire à la Révolution et se distingue du réformisme de Jaurès. L'objectif est donc l'abolition de la propriété privée ainsi que l'expropriation des moyens de production par la force mondiale de la Révolution. L'Europe de gauche est idéologiquement clairement marxiste et cela se ressent dans l'ensemble des Partis Socialistes Européens même si le phénomène trouve son origine en Allemagne. La Russie est également touchée par le phénomène. En mars 1898, le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie est fondé et entre dans la clandestinité. Ses militants, formés au marxisme, sont présents partout sur le territoire et organisent des réunions secrètes. De nombreux bourgeois russes sont acquis au socialisme mais aussi toute une classe moyenne déclassée, et bientôt les ouvriers. Toutefois, et cela a déjà été dit, les ouvriers et les bourgeois sont minoritaires et les paysans représentent la majorité. Ces derniers sont également marqués par le socialisme de 1860 et ont participé à de nombreux attentats dans le cadre du socialisme dit agraire. Mais les paysans ne sont pas authentiquement marxistes et restent assez hostiles au tournant de la IIème Internationale. Ils ne souhaitent pas l'abolition de la propriété privée mais son partage égalitaire, ainsi qu'une autogestion, vision plus proche des anarchistes libertaires que des ouvriers marxistes. En 1901, le Parti Socialiste Révolutionnaire est fondé, et les Socialistes Révolutionnaires deviennent majoritaires dans les campagnes. Les Sociaux-Démocrates et les Socialistes Révolutionnaires se détestent mais ne se combattent pas. Ils sont conscients de suivre une doctrine fondamentalement différente, de ne pas être issus de la même sociologie, mais souhaitent tous une Révolution, en tout cas dans un premier temps. 

Il faut revenir sur le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, le parti marxiste. En son sein cohabitent de nombreuses tendances. En 1903, le Parti connaît une scission entre les mencheviks et les bolcheviks. Cette date a été sensiblement exagérée puisque les deux tendances se réuniront régulièrement par la suite, de manière souvent confuse d'ailleurs. A la source de la scission, il y a l'action de Lénine et de ses comparses. Vladimir Ilitch Oulianov est un homme de bonne famille, fruit de l'ascension sociale de fonctionnaires impériaux. Son père, progressiste et épousant les idées libérales, lui-même fils d'un serf émancipé, se fait connaître pour la promotion de l'éducation. Il est remarqué par Alexandre II en personne et est anobli. Vladimir devient également noble par hérédité. Néanmoins, et cela est assez typique d'une certaine classe moyenne russe de l'époque, la mort de son père et l'exécution de son frère pour une tentative de complot contre le tsar au sein de la Narodnaïa Volia, signent le déclassement et la disgrâce de la famille. Vladimir se retrouve avec sa mère, ruiné et, malgré une tentative d'exercer dans l'avocature, il est fiché comme élément subversif. Vladimir Ilitch Oulianov devient un membre actif du socialisme clandestin. Admirateur de Marx, il l'est encore plus de Tchernychevski et de son Que faire ?. Il devient très vite persuadé de la nécessité d'organiser un Parti clandestin et prend le pseudonyme, comme beaucoup d'autres militants, de Lénine, l'Homme de la Léna. Lénine est exilé en Sibérie et s'exile ensuite à l'étranger, particulièrement en Suisse, et y conceptualise toute la journée sa pensée révolutionnaire. Sa pensée évolue sans cesse et sera loin d'être majoritaire, y compris au sein des bolcheviks qui, de toute manière, ne se décrivent pas encore comme tels. Il n'empêche que Lénine est persuadé que le parti de masse peut conduire à l'essor du populisme, et qu'il convient de confier l'action révolutionnaire, non pas aux ouvriers eux-mêmes, mais bien à une avant-garde élitiste capable de voir plus loin que les ignorants. Le Parti devait devenir une association centralisée de révolutionnaires professionnels non soumis à démocratie interne. Les léninistes sont souvent des intellectuels d'extraction sociale élevée avec à leur main des praktiki, des militants disciplinés, subordonnés, à l'instruction formelle très limitée. 

Quand Lénine entre au Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, c'est pour faire valoir sa ligne et il faut bien admettre qu'elle est diablement minoritaire. Pourtant, dès l'origine, Lénine voit juste sur sa connaissance de l'Empire Russe. Il est rejoint dans cet effort par deux autres révolutionnaires. Alexandre Parvus, pseudonyme du juif biélorusse Israel Lazarevich Gelfand, épouse à peu près les mêmes thèmes. Il estime ainsi que l'Empire russe multiethnique fait coexister en son sein une pluralité de régimes socioéconomiques appartenant à des époques différentes et qu'il convient donc de réaliser la future Révolution différemment selon la géographie afin de s'adapter au mieux aux difficultés de chacune de ces nationalités. Lev Davidovitch Bronstein, Léon Trotski, un juif ukrainien, syndicaliste et agitateur, est également un grand défenseur de cette idée et inclut un autre concept important dans la pensée révolutionnaire russe : la Révolution Permanente. Selon lui, il ne convient pas d'estimer qu'une Révolution doit être linéaire et parfaite. Une Révolution est en fait une succession de renversements distincts ayant des visées différentes, afin d'atteindre à terme les objectifs idéaux. La Révolution n'est donc pas un mode d'action pour instaurer un mode de gouvernement particulier, mais le mode de gouvernement lui-même. Très vite, Lénine va pousser cette logique révolutionnaire plus loin que l'ensemble des socialistes classiques : la Révolution ne saurait être simplement sociale, mais aussi nationale. Lénine cultive l'idée, qui choque beaucoup les sociaux-démocrates majoritaires, de permettre aux minorités ethniques d'accéder à une indépendance et de réaliser leur propre révolution. Le génie tactique de Lénine est ici visionnaire : il permet de prendre à revers le tsarisme à la fois sur la question sociale et en même temps de rendre une hypothétique Révolution presque inévitable en faisant se rebeller l'ensemble des minorités nationales ensemble. Une telle Révolution serait un piège mortel pour le tsarisme. Un militant social-démocrate a particulièrement travaillé sur la question et a été remarqué par Lénine en ce sens : il s'agit d'un jeune géorgien, braqueur de fourgons, fils d'un cordonnier alcoolique et violent de la ville de Gori, surnommé à l'époque Koba en référence au nom d'un héros romantique de Géorgie, Joseph Djougachvili. Lui aussi exilé de nombreuses fois, il a pris le pseudonyme de Staline. Appartenant à une minorité nationale, et diablement efficace sur le terrain, Lénine voit en la pensée de Staline une des clefs pour prendre le pouvoir, et c'est d'ailleurs ce qui fera la différence. Il n'empêche qu'au sein du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, on ne veut pas entendre parler d'indépendance des nationalités. Les Bourgeois socialistes y sont tous russes et une partie d'entre eux répugnent d'ailleurs même à l'idée d'une Révolution, préférant une transition démocratique constitutionnelle à l'européenne. Autre point de discorde : les bourgeois du POSDR refusent l'idée de l'avant garde et préfèrent une démocratie interne dans leur organisation reposant sur la masse et le poids de l'Histoire. En 1903, la chose est claire : la scission intervient. Les Bolcheviks de Lénine et de Parvus quittent le POSDR pour vivre, bien seuls, leur clandestinité, sur le modèle de l'avant-garde, ce qui n'aide absolument pas à recruter davantage de troupes. Les Mencheviks, eux, socialistes plus modérés, restent largement dominants. Seul Trotski continue à vivre entre les deux eaux en tentant de réconcilier les deux Partis, sans grand succès, et frayant davantage avec les mencheviks. On voit donc que le monde révolutionnaire est plus que divisé : des Sociaux-Révolutionnaires agraires, des Mencheviks bourgeois et modérés, ainsi que des Bolcheviks révolutionnaires et favorables aux indépendances nationalistes. Néanmoins, ces tendances sont amenées à se rencontrer, à débattre, à travailler ensemble contre le tsarisme. Mais leurs différences deviendront par la suite insurmontables. 

Les premiers actes préparatoires : une Russie au bord de l'explosion. 

Dans cette immense poudrière qu'est cette Russie constellée de contradictions, des évènements successifs vont venir envenimer petit à peu la situation jusqu'à la rendre explosive. Il ne manquera alors plus qu'une étincelle suffisamment puissante pour faire sauter le tout. Le premier évènement d'importance intervient entre 1891 et 1892. A ce moment là, une famine importante frappe la Russie de plein fouet. Loin d'être anecdotique, l'épisode conduit à la mort de 400 000 personnes, principalement des paysans. La haine profonde entre le tsarisme et la paysannerie s'exacerbe donc de manière très importante à partir de cet épisode. Le gouvernement tente de régler la situation le plus rapidement possible et le ministre des Finances taxe les villes pour financer les conséquences dramatiques de la famine. Les Socialistes Révolutionnaires accusent le pouvoir tsariste, à l'inverse, de vouloir financer leur effort industriel en saignant la paysannerie, visant à rendre la situation encore plus dramatique. Très vite, la crise humanitaire permet aux socialistes de mettre en place des organisations volontaires de secours afin de rallier les paysans à leur cause. Néanmoins, cela ne suffit pas et certains Révolutionnaires suggèrent même l'idée terrible de laisser les paysans mourir de faim afin d'accélérer encore l'arrivée de la Révolution. La manœuvre échouera mais achèvera de rendre Nicolas II absolument détestable pour les paysans. Le deuxième acte n'est pas le moindre. La politique impérialiste de Nicolas II en Corée conduit à la guerre avec le Japon, puissance industrielle d'envergure. Cette dernière éclate en 1904 sous l'influence de Bismarck et d'officiers aventureux rêvant de s'étendre à l'est. Néanmoins, la guerre échoue lamentablement et les Japonais écrasent les Russes sans difficultés. Cette défaite historique affaiblit considérablement l'autocrate à l'égard de l'ensemble des couches de la société mais aussi à l'étranger. Plus personne ne prend au sérieux le Tsar et la défaite contre le Japon conduit à de nombreuses grèves partout dans le pays, particulièrement à Saint-Pétersbourg. Cette grève devient partout authentiquement révolutionnaire. La crise s'étend également en Ukraine, en Pologne, dans la Baltique et la Transcaucasie. Quelques temps plus tard, toutes les villes russes sont embrasées. S'y joignent toutes les couches de la société, aussi bien les Bourgeois, les ouvriers que les paysans, ainsi même que de nombreuses nationalités. Des soviets, des petites assemblées de conseils composées d'ouvriers, d'étudiants, de soldats, se forment partout sur le territoire. Ces assemblées gèrent les mouvements sociaux et édictent des lois. Le président du soviet de Saint Pétersbourg, Trotski, est particulièrement puissant. En octobre 1905, Nicolas II est obligé de publier un manifeste pour le suffrage universel masculin, une Assemblée Constituante et les libertés fondamentales. La révolution bourgeoise réalisée en Europe est donc enfin intervenue en Russie mais, cette fois encore, bien trop tard. Une Assemblée Législative, la Douma, est élue. La première Assemblée est dominée par les Bourgeois Conservateurs, les Constitutionnels Démocrates, les KD. Mais Nicolas II ne joue pas le jeu de la démocratie, reprend en main le pays par son armée, fait massacrer les Soviets et dissout par deux fois la Douma qu'il qualifie de "consultative". Si la deuxième Douma est bien à gauche, la troisième est assez droitière pour être acceptable pour le Tsar. La figure de Stolypine, libéral, marque le début d'une sorte d'ambition réformatrice. Le Ministre sous-estime beaucoup la question ouvrière et nationale mais entreprend une réforme administrative antinobiliaire et agraire. Stolypine veut favoriser l'émergence d'une classe paysanne aisée, les koulaks, afin de dynamiser l'économie des campagnes. Ces derniers pourraient gagner leur indépendance par rapport aux communes. L'effort d'industrialisation sous l'égide de l'Etat est aussi intéressant. Néanmoins, Stolypine est assassiné en 1911 par les Socialistes Révolutionnaires. A partir de là, le Tsar vire encore plus à droite et se jette dans les bras de l'extrême droite militariste et se complait sous l'influence mystique de Raspoutine qui soigne son fils de l'hémophilie. La Russie est donc devenue une véritable poudrière prête à exploser : dirigée par un Tsar qui ne joue pas le jeu des institutions et qui se complait dans sa vision du monde rétrograde, se mettant à dos les bourgeois et surtout les socialistes, qui gagnent en violence, il ne manque plus qu'une étincelle pour l'embraser. La Grande Guerre de 1914 est cette étincelle.

La Grande Guerre : l'étincelle. 

Les causes de la Première Guerre Mondiale ont déjà été exposées dans une synthèse précédente (La prophétie de Ludendorff). Elle est avant tout une guerre d'impérialisme : des Etats richement industrialisés et très peuplés décident de s'affronter, sur fond de nationalisme, pour prendre définitivement le pas sur les autres. Plus que jamais, la guerre va atteindre un degré d'intensité, de cruauté, de violences, de moyens, jamais vu auparavant. Les conséquences de cette dernière vont conduire à un profond traumatisme partout en Europe, aussi bien chez les gagnants que chez les perdants. Le nombre de morts, de blessés, de dégradations est déjà une chose bien dramatique. Mais les conséquences idéologiques sur l'Europe sont encore plus grandes. Les anciens combattants formeront partout une véritable tranchéocratie : ceux qui ont connu la guerre sont perçus comme les plus légitimes, et dans la guerre comme en politique, ce sont les plus agressifs qui s'imposent. Les organisations politiques se calquent sur le modèle militaire ou paramilitaire, et beaucoup de gens du commun ont appris à se servir d'une arme, voire à tuer. La pensée s'est considérablement étatisée et des chefs charismatiques voient le jour, sur le modèle du père, du général, du guide. A l'origine, comme dans tous les pays européens, la guerre commence avec une certaine insouciance, et parmi les élites, avec une forme d'enthousiasme. Les conservateurs, les libéraux et même une large partie des socialistes russes sont favorables à la guerre. La Russie entre en guerre avec la France et le Royaume-Uni contre les Empires dits centraux, l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. L'armée russe est absolument colossale puisque son effectif s'élève à 15 millions de soldats. Comme le pays, elle est très contrastée : ses cadres, des nobles, sont extrêmement bien formés. En revanche, la piétaille, composée d'une large masse paysanne, est mal formée, mal équipée, et leurs familles sont mal ravitaillées. Ces paysans mal dégrossis vont peu à peu apprendre à se servir d'une arme, ce qui participe à aggraver la situation presque insurrectionnelle. La Russie est contrainte de mobiliser massivement son industrie pour la convertir dans les domaines guerriers. Les dépenses militaires passent de 27 % du RNB à 49 %. Les dépenses publiques augmentent massivement et l'Etat tente de contrôler comme il peut l'économie, avec difficulté, en raison du retard de l'industrie russe et du caractère encore non abouti des réseaux ferroviaires, dans un pays immense. Néanmoins, la première année de guerre est terrible pour la société. Cette dernière est d'emblée heurtée par la violence et les difficultés d'approvisionnement dans les campagnes angoissent terriblement la paysannerie russe. Nicolas II ne rassure personne en déportant préventivement à peu près 1 million de personnes dont la moitié d'Allemands et un tiers de Juifs, ce qui augmente l'antisémitisme. A partir de 1915, les Russes perdent le contrôle sur la Galicie ukrainienne, la Pologne et une partie de la Lituanie et de la Lettonie. 6,5 millions de réfugiés sont jetés sur les routes. Nicolas II est contraint de prendre le commandement en 1915 après les premiers revers. La crise économique tombe donc fatalement immédiatement après, et de manière précoce. Les pertes humaines sont d'ores et déjà de 3 à 4 millions de personnes et la démographie se maintient difficilement. Néanmoins, l'injection de nombreuses liquidités par l'Etat dans l'économie provoque l'inflation, à savoir une hausse de prix durable et généralisée. A l'inverse, les salaires baissent, dans un contexte où la pénurie des biens aggrave encore davantage l'inflation. Le papier-monnaie est dévalué et plus personne ne l'accepte, particulièrement les fermiers vendeurs de blé. L'exode rural s'aggrave et Saint Pétersbourg gagne 500 000 habitants en deux années. La classe politique réagit avec brutalité : les Constitutionnels Démocrates obtiennent que les collectivités locales participent à l'école de guerre et actent le travail forcé des prisonniers. Le pays est donc déjà en 1916 au bord de l'explosion. Les classes populaires souffrent de leurs conditions de vie et ont la sensation de servir de chair à canon. Les nationalités, soumises à la déportation, nourrissent un très grand ressentiment contre le Tsar. En 1916, une révolte éclate en Asie Centrale pour résister à la conscription et des colons russes sont tués. L'ensemble de la classe politique, aussi bien KD, libérale, que socialiste, condamne les évènements et soutient toujours l'effort de guerre. Même les Sociaux Révolutionnaires soutiennent que la guerre doit continuer. Seul Lénine, exilé en Suisse, et contre l'avis d'un certain nombre de bolcheviques, estime que la guerre est impérialiste et que les peuples européens doivent s'allier contre la bourgeoisie. Pour lui, la guerre nationale n'a aucun sens. Surtout, Lénine soutient les révoltés de l'Asie Mineure, fidèle à sa ligne politique qui agace prodigieusement en Russie. Lénine est isolé contre tous en Europe mais conserve son idéologie depuis 1913. Lénine perçoit très bien que la guerre peut aussi être un marchepied mais il est bien isolé. Ni les mencheviks, ni les SR, ni même les bolcheviks ne sont convaincus de la justesse d'une telle aventure. Pourtant, un premier mouvement révolutionnaire intervient en février 1917, et les bolcheviks n'y sont que portion congrue. Lénine, lui, est en Suisse. 


LA REVOLUTION RUSSE : DE FEVRIER A OCTOBRE 1917.

L'assassinat de Raspoutine en fin d'année 1916 sonne le glas du pouvoir tsariste qui s'enfonce encore plus dans le marasme de la crise économique et guerrière. Plongé dans une forme de dépression et aveuglé par la croyance paranoïaque en son bon droit, Nicolas II ne maîtrise absolument plus la situation. En février 1917, des cortèges féministes, non soutenus au départ par les partis socialistes russes, défilent dans la ville de Saint-Pétersbourg. Bientôt, la capitale s'enflamme, entraînant l'ensemble des villes de l'Empire avec elle,  et toutes les classes sociales dominées rejoignent les défilés. Les partis bourgeois et socialistes de la Douma se jettent finalement dans les évènements et la révolte passagère devient une véritable Révolution, ou tout du moins le début d'un processus révolutionnaire. Il faut aussi dire que la période est propice à la Révolution. L'ensemble de l'élite russe, à travers tout le prisme politique du pays, de la droite à la gauche, était largement devenue hostile au Tsar. A Saint-Pétersbourg, de nombreux régiments de soldats campaient et rechignaient à repartir sur le front. Les soldats se joignirent donc très rapidement aux cortèges insurrectionnels des rues de la capitale et fraternisèrent avec la foule. Bientôt, le pays est complètement paralysé et les soviets ressurgissent partout, puissance mille, dans l'Empire Russe. Le tsar est contraint d'abdiquer au profit de son frère, Michel, qui fait immédiatement de même. Pour la première fois, la Russie se retrouve sans Tsar et devient une République dont l'institution principale est la Douma, assemblée législative. L'ancien Empire Russe a donc terminé sa transition démocratique à ce stade et s'est doté d'un appareil constitutionnel, ce qui est considéré dans la tradition social-démocrate européenne, particulièrement allemande, comme l'aboutissement final logique avant une Révolution prolétarienne future qui interviendra ensuite de manière mécanique. Cette vision déterministe de l'Histoire qui fait du modèle constitutionnel bourgeois le maximum atteignable, assez dominante dans l'ensemble des partis révolutionnaires socialistes, est surprenante, surtout au regard de ce qui se produire en octobre. A partir de février 1917, deux pouvoirs se font concurrence en Russie et collaborent de manière plus ou moins pacifique. Il y a d'une part la Douma bourgeoise et d'autre part l'ensemble des Soviets, des assemblées de conseil, composées d'ouvriers, de militants, de soldats, de techniciens, de corps de métiers variés et d'étudiants. Les deux pouvoirs se méfient l'un de l'autre parce qu'ils reposent sur des légitimités différentes. Le premier repose sur la légitimité des élections et de la représentation. Le second sur la participation directe des citoyens aux affaires du gouvernement. La situation est à peu près la même qu'en France, en 1871, lors de l'épisode de la Commune de Paris. Le pouvoir versaillais s'opposait alors à la Commune de Paris. Cette dernière n'a jamais été jusqu'au bout des choses et s'est faite écrasée dans le sang par les représentants. La situation n'est pas encore celle là en Russie mais pourrait très vite le devenir, tant le pouvoir bourgeois, notamment les KD, répugne à partager le pouvoir avec les Soviets. Les tenants d'un certain ordre s'inquiètent vite d'une forme d'anarchie dans laquelle se retrouve une myriade de sensibilités de gauche différentes qui se fracturent en permanence, dans l'ivresse euphorisante du débat public. De la même manière, les Soviets s'inquiètent et ont conscience que leur survie peut être menacée par le pouvoir bourgeois. Néanmoins, en février 1917, la Première Guerre Mondiale fait toujours rage et l'armistice est loin d'être signée. La Russie est toujours engagée dans la Triple Entente et la majorité bourgeoise n'entend pas céder sur ses intérêts territoriaux, quitte à continuer à envoyer leurs soldats sur le front. Pavel Milioukov, Ministre des Affaires Etrangères KD, y veille au grain. Ces soldats s'engagent alors massivement, comme les ouvriers, dans le parti bolchevique. Mais il ne faudrait surtout pas croire que les bolcheviks sont a ce stade pour l'arrêt des hostilités ni même des tenants fanatiques de la Révolution. Lénine est minoritaire dans son propre parti et est exilé en Suisse. La plupart des cadres bolcheviks, comme les mencheviks, estiment qu'il faut jouer le jeu de la représentation politique classique et ralentir sur le projet de paix. C'est le cas de Staline et Kamenev à l'époque. La période est tellement intense que les opinions se font et se défont en permanence y compris et particulièrement dans le camp socialiste. La tension réformisme bourgeois/révolution transcende l'ensemble des courants, et si les bolcheviks sont plus révolutionnaires que dans les autres courants, le débat en leur sein fait tout de même rage. Même la question agraire fait débat : les bolcheviks estiment d'ailleurs, dans leur prisme pro ouvrier, qu'un partage des terres serait néfaste pour le développement industriel qu'ils appellent de leurs vœux. Jusqu'en avril, les Libéraux et les KD tiennent le Gouvernement et adoptent un certain nombre de mesures humanistes, comme l'abolition de la peine de mort pour les déserteurs. Ces derniers se multiplient donc et sont recrutés par le parti bolchevik. Les ouvriers et les soldats n'ont pas une bonne opinion des Libéraux et les accusent de servir le parti industriel. Ils préfèrent se jeter dans les bras de la gauche qui se renforce dans le pays, et dont les débats publics gauchisent de manière très claire la population. Dans les marches également, le paysage politique se tourne vers la gauche. En Ukraine, la Rada élit Hrouchevsky, un historien nationaliste, à sa tête. Un courant socialiste se développe dans les campagnes ukrainiennes, sur un modèle socialiste révolutionnaire libertaire, en opposition à un parti bolchevik qui recrute plutôt dans les villes, chez les ouvriers, les Juifs et les Russes. A ce stade, il n'y a pas d'affrontement entre ces tendances même si la logique coloniale est plutôt claire et est amenée  à s'infecter. En Transcaucasie, les tensions sont déjà plus nettes. Ainsi, les Arméniens et les Russes s'opposent aux musulmans, plutôt bolcheviks tandis que les premiers sont pro bourgeois. Jusqu'en avril, si les bolcheviks ne sont pas hostiles à la démocratie bourgeoise et acceptent même de participer à l'élection d'une Assemblée Constituante, ils recrutent pour autant chez tous les déçus de ce nouveau régime : minorités nationales sauf en Ukraine, ouvriers, soldats. 

Alexandre Kerenski, socialiste modéré, est la figure du socialisme réformiste acceptant de s'allier au pouvoir bourgeois pour influer sur la situation dans la Douma. En avril 1917, une part non négligeable des sociaux démocrates accepte de soutenir, voire d'entrer au Gouvernement. Kerenski, qui était déjà Ministre de la Justice et avait aboli les discriminations ethniques, accède au Ministère de la Guerre. L'entrée en guerre des Etats-Unis conforte les bourgeois russes dans leur croyance en la nécessité de continuer la guerre coûte que coûte. Au même moment, grâce à Parvus et à l'influence des services secrets allemands, Lénine rentre en Russie. Ce dernier renverse totalement, avec plus de difficultés qu'il n'est dit, la stratégie bolchevik en imposant la doctrine de la Révolution immédiate. En réalité, pendant un mois ou deux, il est bien seul et ne s'imposera que sur le tard. Contrairement à d'autres, comme Molotov, Rykov, Pjatakov, Boukharine, et même Staline, il ne souhaite plus collaborer avec les institutions. Deux tendances sont donc à l'œuvre : beaucoup estiment qu'il est raisonnable d'influencer les institutions de l'intérieur. Lénine, lui, avec force travail de conviction, estime à l'inverse que le danger de cette collaboration tient dans le futur écrasement des Soviets. Surtout, il souhaite arrêter les hostilités avec l'Allemagne en espérant que celle-ci connaisse également sa Révolution. A ce moment précis, Lénine et Trotski se retrouvent enfin politiquement. Ce dernier était resté un menchevik bien qu'il ait, en réalité, navigué entre deux eaux. Il s'opposait à Lénine sur la question démocratique et considérait qu'il était nécessaire qu'un parti de masse existe, à l'opposé de Lénine qui privilégiait un parti d'élites professionnels. Il faut aussi dire que Lénine a besoin de Trotski : ce dernier est très populaire, bien plus que lui, et a de nombreux soutiens a Saint-Pétersbourg, devenue Petrograd, et ce de longue date. Lénine comme Trotski se retrouvent sur la volonté d'enclencher une seconde Révolution par la violence si nécessaire et acceptent l'autodétermination des nationalités étrangères. Ils adhèrent même à l'idée, qui choque chez les bolcheviks marxistes, d'une réforme agraire afin de séduire les Socialistes Révolutionnaires. Cette nouvelle stratégie conduit au renforcement des bolcheviks dans leur recrutement et à la gauchisation des masses et des Soviets. Néanmoins, le pouvoir central n'a pas le temps de percevoir le danger en raison de l'échec de la contre-offensive sur le front allemand. Kerenski est mis en difficulté, d'autant plus qu'il vient de permettre à l'Ukraine de gouverner seule dans ses frontières, ce qui provoque la colère des KD. Kerenski est également soumis à une forme de mégalomanie qui le pousse à aller vivre au Palais d'Hiver. Les bolcheviks profitent de l'occasion pour tenter un coup en organisant une manifestation armée. Ils échouent et le pouvoir réprime durement l'insurrection. Lénine doit fuir en Finlande avec Zinoviev et Trotski est arrêté. En l'absence de ces cadres, le Congrès du Parti est tenu par Staline, devenu un des hommes de confiance de Lénine malgré son opposition, à l'origine, au tournant révolutionnaire de la stratégie de prise de pouvoir. Dans ce contexte d'ébullition, la contre-révolution s'organise. Kornilov, nommé en août à la tête de l'armée, qui avait proposé quelques temps plus tôt de mater les révoltes, trahit le Gouvernement Provisoire qui avait pourtant appelé à "l'ordre, au sacrifice et au travail". Kornilov s'allie avec les Allemands à Riga pour tenter un coup d'Etat. Kerenski, complètement paniqué, appelle à l'union nationale des démocrates et prend la tête du Gouvernement. La guerre fait rage et Kerenski parvient à contenir la révolte : des centaines d'officiers sont tués et des divisions entières, en réaction, se déclarent bolcheviks. Cette armée acquise aux bolcheviks exige du Gouvernement la paix, et fixe un délai au 1er novembre, après lequel elle désertera. D'ailleurs, le nombre de déserteurs est à l'époque d'un million de personnes, ce qui est gigantesque. Pour autant, Kerenski veut continuer la guerre. Dans l'Empire, cette dernière fait rage. Les Arméniens ont attaqué les Turcs et en Ukraine, des tensions commencent à apparaître entre la Rada et les Soviets du bolchevik Pjatakov. Des jacqueries éclatent partout, des domaines sont pillés et des pogroms, à l'égard des Juifs et d'étrangers, font également leur triste apparition. Personne ne contrôle plus rien. Le point décisif sera néanmoins marqué à ce moment là. Le congrès des Socialistes Révolutionnaires approuve un programme de paix, de distribution égalitaire de la terre et l'interdiction d'acheter la terre et de vendre du travail. Contre l'avis de leur base marxiste orthodoxe, Lénine et Trotski adhèrent au programme et scellent une alliance implicite avec les SR. Kamenev et Zinoviev sont tellement écœurés par la stratégie qu'ils en appellent un temps aux mencheviks et les informent de la volonté de Lénine de prendre le pouvoir par la force. Même si Lénine et Trotski n'adhèrent pas au socialisme agraire, cette alliance permet de renverser totalement le rapport de force et de priver les mencheviks de marge de manœuvre. Le 24 octobre 1917, sans que l'action n'ait été clairement préparée, qu'elle est exécutée avec difficultés, et alors qu'elle n'est pas réellement décisive, le Palais d'Hiver est pris par quelques milliers d'hommes commandés par Antonov-Ovseenko. D'une certaine façon, c'est peu, car Trotski bénéficiait à Saint Pétersbourg de près de 30 000 hommes. Cette action permet toutefois aux bolcheviks de s'emparer du pouvoir central et de renverser Kerenski. Des abus ont indéniablement eu lieu, que ce soit des beuveries ou des viols. Il n'empêche que si les bolcheviks ont pris le pouvoir central, il ne vaut que dans une zone restreinte du territoire russe. C'est déjà bien plus que les autres, parce qu'il s'agit de la capitale des institutions de pouvoir, et que Saint-Pétersbourg a la suprématie sur l'ensemble des villes russes, mais sa prise est loin de signifier que les bolcheviks disposent du pouvoir absolu. De la même façon, Lénine aurait pu être écarté du pouvoir en raison d'un projet alternatif bolchevik de s'allier à certains mencheviks. Plus encore, les bolcheviks sont certes puissants et ont obtenu des résultats impressionnants à la Constituante, à peu près 24 %, mais les SR ont obtenu bien plus, et sont les socialistes dominants en Russie. Peu importe, Lénine s'installe au pouvoir et déclenche l'aventure communiste. 

Les premières réformes de Lénine sont des fantastiques avancées sociales qui rappellent la première expérience communale à Paris en 1871. Des décrets d'inspiration libertaire et socialiste d'importance sont pris immédiatement. Le premier décret pris est celui relatif à la paix et le deuxième lié au partage des terres. Tout cela réjouit beaucoup l'ensemble de la gauche russe, y compris une part des mencheviks. Le Congrès National des Soviets valide ainsi rétrospectivement ces décrets qui ont donc la légitimité directe de la base. Le troisième décret proclame l'égalité et la souveraineté de l'ensemble des peuples de l'Empire Russe qui acquièrent le droit à l'autodétermination, voire à l'indépendance pure et simple, ce qui suscite la joie dans les marches. La peine de mort est abolie et le contrôle ouvrier est instauré dans les usines, aussi bien dans leurs conditions de travail que dans la qualité des productions. Dans l'éducation, on instaure des méthodes nouvelles et un projet de sécurité sociale est mis à l'étude. Ces annonces suscitent un espoir considérable dans le pays et Lénine dispose bientôt du soutien de l'ensemble du peuple russe, aussi bien la paysannerie que les ouvriers, des minorités nationales que de la majorité de l'armée, ainsi même que des partis socialistes étrangers. Tous les courants socialistes se joignent à la grande messe, évidemment les SR dont le programme est appliqué, que les mencheviks, voire même des libertaires qui font valoir leur droit à s'auto-gérer. Pour les autres courants politiques, la pilule est dure à avaler, mais ils ne sont pas tellement persécutés et disposent de leurs propres bastions. Seuls quelques officiers tsaristes commencent à se réveiller, mais tant que la guerre n'est pas clairement terminée, Lénine est à l'abri. Il ne faudrait pas considérer que tout est rose. En Ukraine, la Rada s'est affirmée face aux bolcheviks et les a chassés du pouvoir. Les Juifs, visés par des pogroms, sont au désespoir et placent leurs espoirs dans la Révolution. Partout, des milices d'anciens soldats rouges prennent le pouvoir en tant que commissaires du nouveau régime, mais leur recrutement pose parfois problème, et s'y glissent des éléments criminels. Les campagnes exultent et les grandes propriétés sont détruites, y compris celles des koulaks, afin que soient redistribués le bétail, les terres et les machines agricoles. Les élites paysannes font sécession, cessent de payer leurs impôts, s'autogèrent, refusent d'envoyer de nouvelles recrues dans l'armée et de livrer du blé au pouvoir central. Une constellation de petites communes socialistes SR voit le jour dans l'ensemble du territoire et gagnent davantage de pouvoir par leur distance avec Saint Pétersbourg. A ce stade, Lénine voit d'un bon œil, bien qu'avec un peu de méfiance, ces nouveaux pouvoir et le dynamisme des Soviets, précisément parce qu'il voit son pouvoir se conforter. Lénine est d'ailleurs surpris d'être si bien ancré au pouvoir, suscitant la sympathie des soldats du front occidental, des nationalités et des ouvriers urbains. Le fait qu'il dispose du soutien des villages est plus surprenant tant on sait que la mouvance bolchevik répugnait au socialisme agraire. Le seul ennemi de Lénine, fin 1917, est l'intelligentsia bourgeoise, et ces derniers sont déjà persécutés par les militants du Parti, à la tête duquel Staline, qui vouent une haine terrible aux intellectuels. Il est fort à parier que le choix stratégique de Lénine d'adopter le programme des SR explique cet état de grâce. Il faut aussi dire que la période est propice. A l'ouest, les Empires Centraux captent l'attention de l'ensemble des officiers. Les paysans sont occupés à se partager leurs terres. Les réactionnaires reconstituent leurs forces. Quant aux bourgeois, persuadés que le régime tomberait seul, ils préfèrent se replier sur eux mêmes. Les élections de la Constituante, même si leurs résultats sont un peu faussés par le cheminement rapide des évènements, confirment la victoire de la gauche. Néanmoins, les bolcheviks n'ont obtenu que 24 % des voix, soit 175 sièges sur 700, principalement des ouvriers, des soldats et des habitants de la Baltique. Les véritables gagnants de l'élection est le mouvement des Socialistes Révolutionnaires qui raflent 400 sièges. Les mencheviks en remportent 14, moins que les KD, qui en gagnent 17. Pour Lénine, c'est aussi un retour à la réalité. La gauche bolchevik est capitale mais elle est loin d'être un parti de masse. Elle s'est opportunément saisie du pouvoir et a clairement insufflé les premiers actes du processus révolutionnaire. Néanmoins, tout le monde a bien conscience qu'un autre socialisme est possible et que son cœur se trouve dans les campagnes. Elle est aussi bien plus libertaire. Lénine se crispe donc un peu et fonde un ersatz de police politique, avec à sa tête le polonais Dzierzinsky, qui s'en prend principalement aux mencheviks, et constituera petit à petit une vraie force de frappe contre les ennemis des bolcheviks. Si la répression ne peut pas encore être totalement dénoncée à ce stade, elle commence doucement mais sûrement, Lénine ne souhaitant pas céder sa place, et n'ayant qu'une seule crainte : celle de la contre-révolution. La violence politique est donc perçue comme nécessaire et les membres de l'ancien Gouvernement Provisoire sont assassinés. Leurs journaux sont fermés par la force. Le Conseil des Commissaires du Peuple, présidé par Lénine, devient central. En 1918, Lénine quitte l'état de grâce et les problèmes commencent à se succéder, le forçant à quitter sa posture de révolutionnaire romantique pour devenir celui qui se salira beaucoup les mains. 

Le premier enjeu, pour les bolcheviks, fut l'économie. Et il faut dire que cela est logique pour les marxistes. La difficulté fut aussi que, lors de la prise de pouvoir de Lénine, le pays est encore en guerre et que l'économie est résolument tournée vers cette dernière, avec les problèmes de rationnements et de collectes obligatoires de blé qui l'accompagnent. Très vite, des problèmes doctrinaux s'imposent. De nombreux rêveurs songent à abolir la monnaie pour la remplacer par un système de bons. Très vite, il faut renoncer à cette idée, principalement parce que non seulement elle serait impopulaire, en raison des tickets de rationnement, mais surtout parce que cela pose de nombreux problèmes en terme d'adéquation entre bons et besoins. Ce qui est sur, c'est que les bolcheviks souhaitent édifier un gigantesque Etat administratif dont la mission principale serait la gestion de l'économie. Ce nouvel Etat devrait être composé d'une élite nouvelle, moins nombreuse que sous le tsarisme mais plus agressive. Le choix est rapidement fait de nationaliser toutes les banques et de les unifier dans le cadre d'un premier capitalisme d'Etat planificateur. Les industries sont également toutes nationalisées. Il faut ici s'arrêter sur ce choix : les bolcheviks ont préféré la nationalisation à la socialisation. Dans le premier cas, c'est l'Etat qui pilote les entreprises, et donc une élite publique, alors que dans le second, ce sont les ouvriers. Forcément, cela suscite de vives tensions. Alors que les bolcheviks avaient permis aux ouvriers un droit de regard, ils décident néanmoins de les piloter du haut, ce qui crée une sorte d'incompréhension progressive, et à terme, une vraie contradiction. Pour financer la Révolution, Lénine assume de jouer l'inflation et commet également une erreur économique majeure en désavouant la dette tsariste à l'étranger. Immédiatement, les relations de financement sont coupées entre la Russie et les pays étrangers ce qui inquiète considérablement la population. Lénine doit également un autre problème qui le confronte à ses contradictions. Ses décrets avaient permis aux nationalités d'accéder à l'autodétermination mais l'Ukraine, antibolchevique et libertaire socialiste, a coupé les ponts avec lui. Le même problème se pose en Asie Centrale où les musulmans affrontent les colons russes et les Arméniens. Lénine, conseillé par Staline, opte pour la manière forte : il prétexte des appels à l'aide et intervient militairement. Les Ukrainiens et les musulmans sont d'abord vaincus et Lénine en profite pour dissoudre la Constituante, estimant que celle-ci n'a plus de raison d'être, ce qui commence à braquer l'ensemble des oppositions. Alors que des socialistes réclament l'organisation d'une nouvelle Constituante, Lénine refuse. L'autre problème énorme est celui de la Guerre. En février 1918, les Allemands avancent dangereusement. Lénine et les bolcheviks avaient tenté d'appeler à la mobilisation volontaire sur le modèle de l'armée républicaine de 1792 mais cela échoue. Personne ne veut retourner sur le front. Dans le Caucase, les Ottomans massacrent les Arméniens avec le soutien des Azéris. Ces derniers mouraient également en masse des mains des Russes et des Arméniens. Lénine est contraint de déplacer son pouvoir à Moscou afin d'assurer un meilleur ravitaillement à la capitale. Paniqué par l'avancée allemande, Trotski et lui publient un manifeste aux élans nationalistes, La Patrie en danger. Dans ce dernier, ils appellent le peuple à la résistance et offrent un choix : soit il convient de continuer la guerre afin de forcer les Allemands à exercer leurs révolutions, comme le souhaite Trotski, soit il convient de capituler pour renfoncer la Révolution en Russie. Finalement, et malgré l'abstention de Trotski, Lénine choisit la sécurité et signe l'armistice avec les Allemands. Le Traité de Brest-Litovsk est signé en la défaveur des Russes, et créa une haine des Occidentaux envers le nouveau régime bolchevik. Les Russes s'engagent à payer de lourdes réparations et doivent renoncer à de nombreuses terres occidentales, en Ukraine, en Pologne et dans les pays baltes, ainsi même qu'en Finlande. Pour les SR, ç'en est trop. S'ils avaient déjà très mal digéré la dissolution de la Constituante, ils rompent définitivement avec Lénine. Certains d'entre eux, ainsi même que des bolcheviks déçus, partent combattre les Allemands. D'autres, des soldats légitimistes, notamment la Légion Rouge du Donbass, rejoignent plutôt Staline à Tsaritsyne. Les tensions avec les SR sont d'autant plus fortes que Lénine supporte de plus en plus mal, en raison des privations et du ravitaillement, les aventures libertaires des campagnes. Bientôt, dans l'Oural et sur la Volga, en Sibérie, des SR s'opposent encore plus frontalement à Lénine si bien que celui-ci ne contrôle réellement plus que la vieille Russie historique. La Légion Tchécoslovaque se soulève en mai 1918, comprenant mal la raison pour laquelle les Russes abandonnent les minorités slaves d'Autriche-Hongrie, donnant une force aux Blancs qui se reconstituent, ainsi même qu'aux SR et aux bourgeois. Lénine est contraint d'imposer la conscription obligatoire pour réprimer la guerre civile et l'impose à 800 000 personnes. Trotski choisit de recruter massivement des cadres de l'ancienne armée tsariste, parmi les officiers et les sous-officiers, pour encadrer sa toute nouvelle armée, ce que beaucoup acceptent avec plaisir et par sympathie pour Trotski. Ces cadres sont nommés les experts, et ils sont bientôt envoyés dans toutes les zones de conflit. Bientôt, l'Armée Rouge déclare une véritable guerre aux campagnes révoltées. Le blé est réquisitionné, la torture est utilisée pour découvrir les caches des récoltes et tout cela provoque des famines locales. Lénine impose un monopole d'état sur le blé et interdit son commerce par les paysans. Lénine décide en outre de dissoudre l'ensemble des Soviets et les remplace par des commissions extraordinaires composées de petits paysans pauvres connus pour régler les situations sans pitié. Des anciens révolutionnaires, des soldats, des marins, des criminels de droit commun, appâtés par la nourriture, les femmes et l'alcool, composèrent des petites milices prêtes à écumer les campagnes pour faire taire la révolte des SR. En juillet 1917, les SR organisent des insurrections, aussi bien dans les campagnes que dans les villes, y compris parmi les étudiants, exigeant la reprise de la guerre contre l'Allemagne. Lénine frôle la catastrophe mais décide de sauver son régime, habité par la peur d'une contre révolution. Très vite, l'ordre est donné de réprimer à tout va et sans aucune limite. Nicolas II est brutalement exécuté. Des centaines de koulaks sont pendus publiquement. Les paysans sont écrasés dans le sang et Lénine reprend bientôt le contrôle de l'ensemble du territoire. Dans les villes, pourtant souvent sympathisantes des bolcheviks, les soviets et les syndicats commencent à se méfier du régime. Beaucoup d'entre eux fuient d'ailleurs les usines. Une tentative d'assassinat en août 1918 conforte Lénine dans sa volonté d'accentuer la violence politique et l'emprise de sa police. Une forme de terreur rouge est instaurée et des opposants sont envoyés dans des camps, ce qui n'est jamais qu'une reprise d'une tradition tsariste. En septembre, Lénine a réussi à s'imposer et à casser la résistance paysanne des SR. Le socialisme agraire est mort et enterré. L'idée d'une démocratie, aussi. Néanmoins, d'importances poches de résistance existent et la Russie est loin, très loin, d'être unifiée. Une guerre civile terrifiante commence. 

LA GUERRE CIVILE ET SON CORTEGE DE MORTS (1918-1921). 

Après cette première répression intense dirigée spécialement contre les socialistes agraires, Lénine n'a plus besoin de subir le supplice mental de feindre un quelconque attachement à la propriété privée. Les bolcheviks choisissent d'aller encore plus loin dans l'étatisation de l'économie dès la fin de l'année 1918. L'ensemble de l'économie est nationalisée et la propriété privée est officiellement abolie. Les expropriations se généralisent et concernent tous les propriétaires, quelle que soit leur taille. Elles frappent en ville principalement les Juifs, les Grecs et les Arméniens. L'Etat continue sa mue et devient de plus en plus bureaucratique et brutal. Partout sont recrutés des centaines de milliers d'hommes, principalement des Lettons et des Arméniens concernant les nationalités non russes, et les plus agressifs se font une place de choix dans l'appareil répressif. Lénine avait d'ailleurs pris l'habitude de dissoudre régulièrement les divisions les plus indisciplinées afin de conserver les plus fanatiques, et donc les plus efficaces. Paradoxalement, une part de l'intelligentsia rejoint le soutien au pouvoir au moment où celui-ci devient plus autoritaire. Parmi eux se trouvent des futuristes et une certaine avant-garde artistique en vogue en Occident. Le pouvoir en place joue sur le culte des machines et la glorification de l'art, de l'instruction et du libertaire. En Europe, la révolution bolchevique suscite un espoir immense parmi les socialistes européens, particulièrement en Allemagne qui vient de subir de plein fouet la défaite militaire et qui se lance dans son propre processus révolutionnaire via le mouvement spartakiste de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Néanmoins, les puissances occidentales, notamment les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France, se retournent contre la Russie traitresse qui se trouve d'ailleurs dans une très mauvaise posture. De nombreux micro états ont fleuri partout sur le territoire en dehors de la sphère d'influence russe traditionnelle où les bolcheviks règnent en maîtres. Certains sont tenus par les rares SR encore en vie, d'autres par des anarchistes libertaires, d'autres encore par des Libéraux ou des KD. Surtout, partout, les véritables ennemis du bolchevisme, les Blancs, des anciens officiers tsaristes favorables au retour de l'Ancien Régime, qui disposent du soutien financier et militaire des puissances occidentales, tiennent des places fortes. C'est notamment le cas de l'amiral Alexandre Koltchak en Sibérie ou de Anton Denikine sur le front sud, en Ukraine. Ces micro états se battent par ailleurs entre eux et bientôt, les plus libéraux et les plus doux sont exterminés au profit des plus forts. La droite, efficace militairement, ne gagna néanmoins pas en popularité dans ses bastions en réprimant les ouvriers, y compris les plus favorables, et inquiétaient même les paysans. L'antisémitisme blanc n'aida pas non plus à rendre sympathique les officiers, et renforcèrent l'adhésion des Juifs au bolchevisme. A gauche, le libertaire Nestor Makhno guidait quant à lui l'Ukraine libertaire, à la fois antibolchevique et antiblanche, qui renaissait de ses cendres et, plus tard, le SR Alexandre Antonov guida la révolte paysanne de Tambov. L'ensemble de cette gauche libertaire réclamait le droit à une évolution autonome avec un soutien étatique aux paysans. Ils étaient pacifistes et souhaitaient la redistribution et la socialisation des terres. Ils s'opposaient à la dérive autocratique et bureaucratique de l'Etat, souhaitaient limiter les réquisitions et les monopoles publics, ainsi que l'instauration de petits marchés quotidiens. Mieux encore, la gauche alternative réclamait des élections libres, une tolérance religieuse, des soviets autonomes et un refus du servage, même s'il était public et marxiste. Lénine ne put raisonnablement pas accepter cette idée et réprima aussi bien les Blancs que cette gauche là. A l'international, Lénine tait ses tendances autoritaire et, à l'aune de la Révolution allemande, fonde la IIIème Internationale communiste. Le communisme se répand partout et chaque pays européen voit l'émergence d'un Parti Communiste soumis aux desideratas de Moscou. En mars 1919, la Hongrie se dote d'un régime communiste et les socialistes reprennent la main en Ukraine qui avait viré à droite sous la pression des Allemands. Un grand pont transcaucasien commence à voir le jour, non sans massacres, notamment celui des cosaques par les Tchétchènes, savamment orchestrés par les Bolcheviks. Le temps est à l'espoir de voir le monde basculer dans la Révolution internationaliste qui permettrait de garantir la paix et la fin des impérialismes. Néanmoins, Lénine est vite rattrapé par la situation. En effet, à l'aune de l'année 1919, son influence connait un reflux à l'intérieur comme à l'extérieur, alors que les Blancs et les rebelles, soutenus par les Occidentaux, prennent de l'importance partout. Lénine traverse les tempêtes mais doit réorganiser politiquement le pays pour espérer maintenir son pouvoir. 

Un Bureau Politique est fondé pour gérer les affaires du pays. Dans cette période, la priorité est l'efficacité et non les belles idées, simplement parce que la survie de la Révolution est en jeu. Les cinq membres de ce bureau, soit les cinq hommes les plus importants du régime, sont Lénine lui-même, Trotski, Staline, Kamenev et Krestinski. Boukharine, Zinoviev et Kalinine devenaient quant à eux les suppléants. Trotski faisait office de tête de turc pour les Bolcheviks historiques, et notamment Staline, qui lui reprochait d'avoir recruté des experts dans les rangs du tsarisme et d'avoir imposé une discipline militaire bourgeoise aux soldats de l'Armée Rouge. Se faisant le héraut de l'idéologie, Staline est calmé par Lénine qui lui intime la solidarité.  Kamenev et Boukharine constituaient une certaine aile droite et Zinoviev et Trotski une forme d'aile gauche, même si cela restait confus et variait en permanence. Staline se trouvait au centre du bolchevisme et incarnait donc une certaine place d'arbitre qui lui servira plus tard pour prendre le pouvoir. Lénine conserve la suprématie et l'initiative. Il impose ainsi lors du VIIIème Congrès de mars 1919 la Nouvelle Politique Economique, la fameuse NEP. Lénine a compris qu'il était allé trop loin dans la nationalisation intégrale et qu'il était nécessaire, pour une période d'au moins dix années, de rétablir une forme de capitalisme parcellaire afin de dynamiser l'économie et s'assurer le soutien nécessaire des paysans. Ainsi, les paysans se verront autorisés à posséder un petit lopin de terre personnel et auront la possibilité de vendre une partie de leurs récoltes pour subvenir à leurs besoins propres dans des petits marchés privés. De même, la monnaie n'est pas abolie. Si le commerce à grande échelle est interdit au profit d'une distribution gérée étatiquement, une certaine tolérance est instaurée à l'échelle microscopique et locale par le biais de la NEP. Néanmoins, la NEP, bien qu'adoptée, ne s'applique pas immédiatement dans le contexte de la guerre et les réquisitions continuent dans les campagnes. De même, la conscription est intensifiée ce qui crée des révoltes, par villages entiers, aussi bien à l'est de la Volga qu'en Ukraine, à gauche comme à droite. A Kiev, la violence des Bolcheviks est innommable qu'elle soit dirigée contre les Blancs ou les paysans libertaires de Makhno. Les tortures et les exécutions sont massives. La réciproque est également vraie : les Blancs tuent beaucoup, particulièrement des Juifs suspectés d'être du côté des Révolutionnaires. Quant à Makhno, celui-ci liquide les anabaptistes allemands et les mennonites présents en Ukraine, tout en luttant également contre les Blancs. Finalement, Trotski est chargé de reprendre la main en Ukraine. Celui-ci décide d'abord de liquider les forces de Makhno sans aucun état d'âme. Denikine en profite et s'empare de Kiev. En juillet 1919, la Hongrie communiste chute et Trotski comme Staline perdent du terrain sur leurs fronts. Staline rejette la faute de la défaite sur les opposants de l'intérieur et les ennemis de classe. Il se retourne également contre Trotski qu'il accuse de mauvaise politique. L'arrivée du Blanc Judenic sur Saint Pétersbourg achève de paniquer l'ensemble des cadres dirigeants qui rivalisent d'imagination cruelle pour endiguer l'avancée ennemie. Lénine suggère ainsi d'envoyer une cohorte de bourgeois sur les troupes adverses en leur tirant dans le dos. Très vite, la barbarie s'intensifie et les différents camps lâchent dans la bataille les éléments les plus fanatiques de leurs camps. Petit à petit, sans grande raison, Staline continue d'attaquer Trotski, convainquant peu à peu Lénine qui s'éloigne de lui. Le chef de l'Armée Rouge, soutenu par les Spécialistes, voit l'hostilité à son encontre grandir alors même qu'il est celui qui a le plus de compétences militaires, bien plus que Staline qui rejette la faute de ses propres échecs sur de fantomatiques ennemis de l'intérieur, un travers qui reviendra régulièrement par la suite. Petit à petit, l'Armée Rouge gagne du terrain sur ses ennemis, et ce grâce aux spécialistes de Trotski.

Lénine est bien obligé de constater que la Révolution Allemande n'aura pas lieu. D'ailleurs, celle-ci se range désormais du côté de ses ennemis d'hier pour financer et soutenir les Blancs. S'il parvient à sauver les meubles en Ukraine, la situation militaire reste déplorable sur tous les fronts. Surtout, la crise la plus douloureuse est économique. Depuis 1915, l'économie russe est en chute libre. L'inflation a atteint des sommets dramatiques qu'il devient difficile d'endiguer. En janvier 1920, les 225 millions de roubles en circulation sont devenus 1 169 millions. Les salaires sont désormais payés en nature et les produits alimentaires et de grande consommation sont distribués gratuitement. Même l'administration publique cesse de demander des paiements en roubles. Le marché noir et la criminalité explosaient tandis que le régime tentait d'approvisionner ses serviteurs à l'aide de cartes de ravitaillement qui ne couvraient qu'à peine 25 % de leurs besoins journaliers. Pour contrecarrer la chute économique, Lénine charge Trotski, qui est d'ailleurs contre l'idée, d'encadrer une politique de militarisation de l'économie. Cette militarisation permet de mettre au travail, selon la méthode militaire, l'ensemble des Russes afin de pallier au maximum aux conséquences délétères de la guerre, et ce contre l'avis des syndicats qui s'opposaient de plus en plus au pouvoir léniniste. La militarisation a chargé une élite privilégiée, souvent des anciens experts militaires trotskistes rangés dans le civil, de prendre en charge par la force les travailleurs. Les organisateurs se voyaient rétribuer gracieusement et se dotaient de privilèges considérables. Le vouvoiement était de rigueur et une hiérarchie très nette se construisait à l'encontre des ouvriers perçus de plus en plus comme des paresseux hostiles au travail. Les réquisitions s'intensifiaient et des corvées étaient imposées aux malheureux. Trotski va même plus loin et fonde une Armée du Travail, et engageait une politique de travail forcée à l'encontre des bataillons inactifs. En sus de cette politique de militarisation, Lénine s'occupe d'une politique d'indigénisation des marches. Fidèle à son intuition originelle, Lénine estime que le problème ukrainien doit se régler en favorisant l'autodétermination du pays et sa conscience nationale. Il instaure dans le pays "libéré" une politique de sauvegarde de la langue et de la culture ukrainienne, et impose des quotas aux Russes et aux Juifs dans le pays pour garantir l'émergence d'une élite ukrainienne, espérant ainsi gagner la sympathie des Ukrainiens. Début 1920, dans l'Asie Centrale, les Bolcheviques envahissent l'Azerbaïdjan en accord avec les Turcs pour s'emparer du pétrole local. L'Arménie et la Géorgie, gagnés aux mencheviks et soutenus par l'Angleterre, devinrent également des cibles de choix. Alors que Lénine tente sur le front occidental de relancer la Révolution Allemande, les Polonais, soutenus par les Occidentaux, bloquent les Russes et profitent d'une erreur stratégique de Staline à Varsovie pour s'imposer. Pilsudski vainc donc l'Armée Rouge et sauve son pays de l'invasion. Néanmoins, les négociations de paix se déroulent bien en raison de l'influence de l'opposition nationale démocrate à Pilsudski portée par Dmowski. Un peu plus tard, les Russes se partagent l'Arménie avec les Ottomans et la Géorgie est soumise en février 1921. Un traité turco soviétique acte l'échange de territoires et Batoum incorpore la Russie. C'est à cette occasion que le Haut Karabagh est attribué à l'Azerbaïdjan alors même qu'elle est majoritairement composée d'Arméniens. L'année 1920 est donc une année en demi-teinte d'un point de vue militaire mais Lénine traverse les tempêtes sans faillir. Des derniers bastions blancs et de révoltes subsistent et l'instabilité économique s'aggrave. En 1921, la révolte de Tambov est anéantie à l'aide de gaz toxiques et des dizaines d'otages sont exécutés sur chaque place de village afin de terrifier les populations locales. Après la Guerre en Pologne, le dernier bastion blanc en Crimée est brisé par le piège de jeunes officiers blancs, pour la plupart d'anciens étudiants. 12 000 officiers seront exécutés en quelques jours. Comment les bolcheviks, des révolutionnaires avides de libertés et de justice, ont-ils pu se muer en véritables chefs de guerre prêts à toutes les extrémités ? Les bolcheviks se vivent comme de véritables porte-épées, des samouraïs et des conquérants pour qui la mollesse signifie la chute. Il y a une véritable peur de ces socialistes d'être anéantis comme le fut la Commune de Paris en son temps et aussi une crainte que la chute de l'Etat révolutionnaire signe la fin de l'espoir d'octobre 1917. Pourtant, dès la fin de la guerre civile, une contre-révolution interne se fait jour par la mise en place de cette bureaucratie d'Etat totalitaire et cette interdiction de toute dissidence à la ligne du Bureau Politique. Lénine lui-même admet cette violence politique et l'impose. La souffrance terrible de la population russe est à ce titre non seulement un fardeau mais un tribut pour les Bolcheviks qui doivent constater une perte considérable de soutien populaire et la trahison des beaux espoirs de l'origine. L'épisode de la révolte des Marins de Kronstadt est le symbole parfait de cette trahison bolchevik. Des marins libertaires décident de faire grève en solidarité avec les ouvriers et de se révolter contre le pouvoir de Moscou. Trotski fait réprimer dans le sang l'insurrection. Le divorce entre les communistes et les libertaires est largement consommé. Ce que Trotski a qualifié de "tragique nécessité" reste dans la mémoire collective de la gauche comme le coup de canif déterminant et allégorique à l'égard de l'espoir de 1917. Kronstadt ne fut d'ailleurs pas un cas isolé puisque le mois de février 1921 fut constellé de grèves et que les marins de Kronstadt, bastion bolchevik, s'y étaient associés par simple solidarité. La répression fut la seule réponse d'un régime paranoïaque qui choisit d'abolir également le droit de fraction. Toute ligne étrangère au Parti sera criminalisée. 

Tous ces évènements travaillèrent sans doute Lénine qui ne semble pas rester insensible au sort des marins de Kronstadt et même des révoltés de Tambov. Lénine décida donc de relancer et d'intensifier la NEP. Cette politique est objectivement mise en place de mauvaise grâce tant Lénine déteste l'esprit petit-bourgeois des paysans russes. Pour lui, les familles paysannes constituaient un vrai problème ainsi que les koulaks. Néanmoins, il comprit aussi qu'il ne servait à rien de les exterminer et qu'il valait mieux leur offrir un répit pour renforcer l'Etat. Les réquisitions sont remplacées par une taxe en nature ce qui encouragea la productivité agricole. Ce choix réjouit les mencheviks qui crurent un instant que Lénine était revenu à la raison et qu'il avait renoncé à son programme maximaliste. Les paysans aussi accueillirent la NEP sous un jour favorable et les rendements s'en ressentirent. Néanmoins, elle fut mise en place trop tard et les conséquences de la guerre provoquèrent une famine importante dès la fin du printemps 1921. Entre 1921 et 1922, 20 millions de personnes souffrent gravement de la faim. Les victimes principales, à peu près 1,5 millions, se trouvaient sur la Volga, dans le Caucase du Nord et en Ukraine. Néanmoins, Lénine réagit avec une forme d'humanité en octroyant des aides et en permettant aux sinistrés de quitter les zones les plus touchées. Un accord avec les Etats-Unis est même signé pour importer des récoltes et ainsi nourrir des dizaines de millions de personnes. Néanmoins, Lénine interdit par prudence les comités de secours qu'il sait être des incubateurs à révoltes. Fin février 1922, Lénine profite du chaos pour se retourner vers un ennemi qu'il avait jusque là un peu épargné : l'orthodoxie et le clergé. Lénine écrit d'ailleurs à Molotov que le moment est parfait pour réaliser l'exécution du plus de prêtres et de bourgeois possible. L'expropriation est massive et les bolcheviks font fondre tout l'or et l'argent des églises. Le Patriarche Tikhon fut assigné à résidence et le métropolite de Petrograd fut quant à lui exécuté. Aucune Eglise ou synagogue ne fut épargnée. Le corps religieux est donc atteint par la politique léniniste qui, pour le coup, ne s'éloigne pas de la détestation de la religion classiquement marxiste, cette dernière étant considérée comme l'opium du peuple et une manipulation des dominants pour contrôler les masses. Néanmoins, l'expropriation du clergé ne résolut pas la crise. Les paysans réclamaient tous d'être exemptés de la taxe en nature et l'agitation grandissait dans les campagnes. L'Etat mit en place immédiatement des tribunaux révolutionnaires et des unités spéciales afin de juger les plus récalcitrants, et il interdit également le commerce à ceux qui refusaient de payer la taxe. Lénine se résolut même à rétablir des réquisitions supplémentaires et les hommes chargés de leurs exécutions utilisèrent une grande violence pour ce faire en enfermant les malheureux dans des fermes glaciales, en les ligotant à des blocs de glace et en les fustigeant. La crise de 1921 frappa cette fois l'industrie de plein fouet. Non seulement les salaires baissaient encore, mais toutes les grandes usines durent fermer. Les petites et moyennes entreprises furent louées à des particuliers et les bolcheviks y virent une empreinte réactionnaire. Les ouvriers furent donc visés par des mesures autoritaires et vexatoires : les fêtes religieuses furent supprimées, les congés réduits, les vols à l'usine durement réprimés. Beaucoup furent licenciés et ceux qui ne pouvaient justifier d'un emploi étaient ni plus ni moins que déportés. Lénine, qui cherchait à éviter un embrasement, accompagna cette sévérité d'une mesure populaire en élargissant la NEP aux villes. Il dut également émettre 630 millions de roubles et nomma des bourgeois à la tête de la Gosbank. Début 1922, Lénine libéralise les formes d'exploitation agricole et la distribution des semences. Des mesures sévères et souples se complètent donc pour tenter d'endiguer la catastrophe absolue de la crise économique et sociale.

Au sommet de l'Etat, le poids du Parti bolchevik inquiète. Entre 1917 et 1921, un million de membres se sont inscrits dans le Parti. Tous ne vinrent pas par conviction mais pour tenter de grapiller des avantages. Lénine voulut donc purger le Parti des éléments les plus inutiles. En octobre 1921, 730 000 militants furent exclus pour passivité, carriérisme, faible conscience politique, corruption, ivrognerie ou pratique religieuse. Jusque avril 1922, Lénine impose sa ligne comme la principale et éloigne de plus en plus Trotski du pouvoir, en ne l'invitant plus aux réunions informelles. La fonction de Secrétaire Général du Parti est créée et Lénine choisit de nommer Staline, pour sa position centrale et sa détestation profonde du chef de l'Armée Rouge. Sans le savoir, Lénine vient de fournir à Staline son marchepied pour le pouvoir. Staline y accède en outre dans le pic de la crise et de la famine, accusant les ennemis de l'intérieur et les saboteurs de nuire au pays. En juin 1921, la Glavlit est fondé et devient un organe de censure, de prévention et de répression des atteintes au marxisme et à la révolution. La propagande est généralisée et les œuvres idéologiquement incompatibles sont traquées ou détruites.  Bientôt, le régime offre ses premiers procès spectacles à l'encontre des Sociaux Révolutionnaires. Des faux aveux sont mis en scène et certains sont contraints à l'exil. Lénine fit le choix d'étendre la peine de mort aux SR et aux mencheviks liés aux bourgeoisies internationales. Ainsi, la bureaucratie est déjà presque complète. Le ver est largement dans le fruit. Surtout, les conséquences de la période 1917-1922 sont tragiques pour la Russie. La population russe passe de 143 millions en 1917 à 136 millions en 1922. 13 millions de personnes sont mortes. 2,5 millions de soldats ont laissés la vie dont 1,2 millions de rouges, 700 000 Blancs et 700 000 autres. Les principales causes de décès sont la famine et l'épidémie. Des millions d'enfants ont été abandonnés et le déficit démographique pose problème. Les marches sont particulières concernées : le déficit démographique ukrainien est ainsi de 4,5 millions de personnes et celui de l'Asie Centrale est de 1 million. Le déséquilibre entre femmes et hommes est également particulier. A cela, il faut ajouter les nombreux émigrés, à peu près 2 millions. Surtout, le bolchevisme s'est totalement défiguré. Un véritable socialisme de guerre a été mis en place par un interventionnisme étatique absolutiste terrifiant. La Russie sortira profondément marquée de cette guerre civile. Néanmoins, Lénine a fondé un Etat et n'a pas chuté malgré l'opposition interne et internationale. Les premiers effets de sa politique se font peu à peu sentir. 


LA FONDATION DE L'URSS DE LENINE (1922-1924).

En 1922, l'Etat bolchevique est sauvé. Le problème fondamental de l'historien, quand il examine le bilan humain des Révolutions, aussi bien celle de 1789 en France que celle de 1917 en Russie, est de distinguer les conséquences de la Révolution en elle-même de celles qui découlent du contexte. A chaque fois, les nouveaux Etats ont été confrontés à des guerres extérieures et à de vives révoltes internes. Le nouvel Etat a donc deux choix : se sacrifier au nom des beaux principes ou résister coûte que coûte. L'exemple de la Commune de Paris de 1871 hante les esprits des Sociaux Démocrates Européens. Tous savent que la Commune de Paris est morte de ses choix de ne pas s'emparer des clefs du pouvoir et que la contre-révolution, principalement bourgeoise, attend toujours le Peuple au bout du chemin. En cela, l'horreur qu'a été le bolchevisme pendant la guerre civile ne saurait être excusée mais peut être relativisée. En revanche, le problème immense est que le prototype étatique mis en place pendant la guerre, à savoir un Etat bureaucratique, brutal et autoritaire, ne s'atténue pas après la guerre et même se perpétue. L'ensemble des institutions en place, aussi bien au sommet de l'Etat que dans les territoires locaux, restent en fonction et refusent de s'amender dans un sens comme dans un autre. L'appareil d'Etat est bien en place et l'état d'esprit paranoïaque du système pousse à voir le civil, paysan, ouvrier, personne issue d'une nationalité étrangère, bourgeois, intellectuel, comme un potentiel danger à neutraliser. Il est vrai que Lénine a sauvé la Révolution mais, en la sauvant, il la dénature également, tant le bolchevisme de 1922 n'a plus rien à voir avec celui de la fin de l'année 1917. En 1924, 350 000 militants, soit 0,4% de la population, conservent le pouvoir, alors même que 70 % d'entre eux n'a jamais lu un article de journal de sa vie. Il faut dire que la période de la guerre civile a mis fin à l'instruction et a provoqué l'émigration de nombreux talents. La population urbaine a baissé d'un quart et globalement, une véritable arriération culturelle s'est installée dans le pays, aussi bien par peur que par déficit de capital culturel. Le Parti, dirigé par Staline, met en valeur le bolchevik dur à la peine, concret, répugnant aux choses intellectuelles des bourgeois. La question de l'art est méprisée par les cadres locaux bien que Lénine et Trotski restent attachés à la question. Néanmoins, la base leur échappe largement. Après la guerre, le NEP permet de donner un nouveau souffle à l'économie. 22 millions de familles paysannes ont pu avoir accès à une terre et se sont partagés 95 % de la propriété foncière, c'est-à-dire ont réalisé de fait la grande réforme agraire souhaitée par les Socialistes Révolutionnaires. Tous les loyers et les rentes ont été interdits si bien qu'il n'y a quasiment plus de spéculation sur la terre par les grands propriétaires fonciers. Indéniablement, il s'agit là d'une véritable réussite. La NEP a été la bonne idée de Lénine parce qu'elle fut un compromis en faveur d'une réconciliation et d'une pacification du pays. De manière générale, après la guerre, Lénine apaise sa politique. Après ce compromis social avec les paysans, il valide encore l'incorporation des élites tsaristes trotskistes dans l'édification de l'Etat afin de se servir de leur talent et d'éviter la renaissance d'un conflit contre les Blancs. Sur la question nationale, Lénine est également fidèle sa vision et permet aux nationalités de s'auto-déterminer. En fin d'année 1922, un Etat fédéral est consacré dans lequel chaque nationalité, ou presque, dispose d'un Etat indépendant sur le papier. Il s'agit de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, la fameuse URSS. Son contenu est encore un peu flou mais le choix de la fédération démontre la volonté d'affirmer l'égalité absolu des nationalités dans le nouvel ensemble géopolitique. Surtout, le terme de "russe" est complètement gommé de l'intitulé du nouvel Etat pour bien faire savoir que le règne colonisateur de la Russie est un passé révolu. Lénine organise d'ailleurs une véritable culpabilisation de l'ethnie russe et efface le plus possible les références au passé glorieux de l'ethnie slave. Il pousse la politique d'indigénisation partout, donnant corps à son idée politique originelle. 

Lénine doit néanmoins revoir l'ensemble de sa politique économique globale. Le succès de la NEP ne permet pas de gommer les problèmes inflationnistes et les failles structurelles de l'économie soviétique. En 1922, la Gosbank émet un nouveau billet de banque, le cervonec, qui vaut dix anciens roubles. Sa valeur est fixée par l'Etat, indexée au cours de l'or et des devises étrangères, et n'a de fonction que dans l'industrie, domaine que les bolcheviks veulent développer à tout prix. Cette monnaie officielle est également celle que Lénine utilise à l'étranger alors qu'il cherche à renouer des contacts commerciaux avec le monde extérieur. Il décrète ainsi un monopole sur le commerce extérieur. L'Etat peut donc importer et exporter à sa guise selon ses intérêts du moment mais isole donc considérablement son économie du monde extérieur, ce qui affaiblit la concurrence donc l'innovation. Fin 1922, le régime crée une deuxième monnaie réservée à la population civile et dont le cours n'est indexé sur rien. L'Etat fixe librement son cours et imprime des billets qui peuvent, dans certains cas, être échangés avec des cervonec. Cela permet de jouer sur sa valeur afin de limiter l'inflation qui est de toute manière inévitable en raison de la soumission totale de la Gosbank au Gouvernement. Lors du XIIème Congrès d'avril 1923, la visée bolchevique est claire : il faut développer l'industrie lourde. Il y a ici un élément très important pour comprendre la politique soviétique. Les marxistes sont persuadés, et à raison, que le développement naturel de l'économie et d'une société est l'industrialisation afin de maximiser le progrès technique et donc la prospérité collective. Cette prospérité permet d'agrandir le stock de richesses d'une Nation, voire de mettre fin à la rareté, et donc de fournir à chaque individu les moyens de sa subsistance. L'individu sera donc libre et tous seront égaux. Néanmoins, l'URSS est un pays essentiellement agraire, et si l'industrie s'est indéniablement développée, elle reste retardataire en comparaison des pays occidentaux. Les bolcheviks veulent donc forcer le développement de l'industrie par un financement public très fort et la concentration maximale des moyens de production sur elle. Le paysan est donc vu comme archaïque, et même réactionnaire par son attachement à sa propriété privée. Néanmoins, l'Etat a besoin de la paysannerie pour dégager un surplus afin de financer l'industrie. Très vite, des bolcheviks critiquent la NEP. Ils comprennent mal pourquoi il convient de laisser les paysans disposer d'une petite plus-value alors qu'il serait bien plus pertinent de leur prélever afin de l'injecter dans le financement de l'industrie. Cette petite musique grandit dans les cercles bolcheviks mais Lénine reste très attaché à son idée, non sans raison d'ailleurs. Mais à coté de cela, la répression politique reste extrêmement importante. En 1924, 12 millions de personnes sont condamnées pour des crimes. Les condamnations à mort sont de 500 en 1923 et de 2 500 en 1924. Des listes d'ennemis politiques sont établies à l'encontre des Blancs, des religieux, des anciens mencheviks, des koulaks, des associations de jeunesse, des unions paysannes et des anciens fonctionnaires tsaristes. Les camps de concentration existaient déjà sous le tsarisme mais se développent de plus en plus, à un état encore embryonnaire en 1924. 

En 1924, la santé de Lénine a considérablement décliné. Sa dernière année est d'ailleurs marquée par des dissensions fortes sur sa politique. Il y a d'abord évidemment la question de la NEP. Alors que quelques bolcheviks font pression pour son abolition, Lénine refuse et déclare que cette dernière devra se maintenir pendant des décennies. Dans son texte Mieux vaut moins mais mieux, Lénine affirme que cette option économique est la meilleure ce qui jette un trouble au sein du Bureau Politique qui hésite même à faire publier le texte. Sur la question des nationalités, également, Lénine inquiète les bolcheviks de plus en plus gagnés par une forme de nationalisme russe qui ne dit pas son nom. Lénine affirme que les Républiques doivent être indépendantes au sein du fédéralisme russe, alors que Staline souhaite une simple autonomie. Vladimir Poutine a d'ailleurs récemment évoqué cette dissension en prenant le parti de Staline. Les relations entre les deux hommes s'enveniment et Lénine rompt ses relations avec l'encombrant Secrétaire Général. Ce dernier gagne d'ailleurs en puissance de par sa position à la tête du Parti Communiste. Lénine est contraint de se rapprocher de Trotski et de permettre son retour en grâce afin de bénéficier de son soutien au grand dam de l'ensemble de ses opposants. Son testament politique, restée célèbre, étrille l'ensemble des cadres actuels du régime communiste. Néanmoins, Lénine fait une attaque le 10 mars 1924 et termine complètement hors-jeu. S'il est toujours officiellement à la tête de l'Etat, il ne gouverne plus. L'ensemble des bolcheviks se retournent contre Trotski qui devient le bouc émissaire. Staline affirme directement sa prééminence en tant que Secrétaire Général pour assurer la continuité. Un véritable triumvirat s'installe au sein du Bureau Politique autour de Staline, Zinoviev et Kamenev. Ces derniers s'écrivent d'ailleurs et qualifient sur un ton ironique Staline de dictateur. Ce dernier affirme réellement sa force même si son pouvoir est pendant cette période perçue comme temporaire, en l'attente du rétablissement de Lénine. Le nouveau pouvoir doit d'emblée faire face à la crise économique des ciseaux en octobre 1923. Cette dernière est surnommée ainsi en référence à la situation impossible dans laquelle est plongée la nouvelle URSS : une augmentation massive du prix des produits industriels et une diminution drastique de celui des produits agricoles. Comme les différents trusts d'Etat fixent les prix par décret de manière indépendante et ne se coordonnaient pas bien, cette crise fut aussi celle du souznac. Dans ce contexte terrible, l'invasion de la Ruhr allemande par les Français et les Belges en 1923 en répression du non-paiement des réparations par les Allemands inflige également un coup aux Soviétiques. En effet, ces derniers avaient conclu en 1922 dans le plus grand secret un traité avec l'Allemagne de Weimar, le fameux Traité de Rapallo, qui permettait des échanges économiques. Le principal partenaire commercial de l'URSS, en fait à l'époque le seul, fait faillite et plonge dans une crise économique sans précédent ce qui tire vers le bas le régime bolchevique. Dans ce contexte de tensions très fort, Trotski et 46 autres dirigeants se rebellent contre le triumvirat Staline/Kamenev/Zinoviev et publient leur célèbre déclaration le 8 octobre 1923. Ils se qualifient d'opposition de gauche et de faction léniniste, accusant le Bureau Politique de ne pas assez agir en faveur d'une véritable planification économique d'Etat. Certains en appellent même, comble du scandale, à "une accumulation originelle socialiste" en faveur de la NEP. En janvier 1924, Lénine décède. Alors qu'il s'y était opposé, Staline organise une véritable cérémonie funéraire d'ampleur, embaume sa dépouille et lui édifie un mausolée, ce qui heurte un certain nombre de cadres du parti et la veuve de Lénine. Alors que les deux hommes ne s'entendaient plus guère, Staline jure fidélité à Lénine et s'impose comme son successeur. Trotski, lui, n'apparaît pas aux funérailles. Dès cet instant, le Secrétaire Général tente d'imposer au monde sa nouvelle suprématie, très relative au demeurant début 1924. 


LA MONTEE EN PUISSANCE DE STALINE (1924-1929). 

Après la mort de Lénine, Staline a une place de choix dans l'appareil bureaucratique. Il est à la fois Secrétaire Général du Parti et en même temps membre du Bureau Politique, formant avec Zinoviev et Kamenev un triumvirat de fait du pouvoir. Le nouvel homme fort profite du deuil national pour enrôler des dizaines de milliers de militants dans le parti, ayant tous la caractéristique de présenter une très faible éducation. Certains sont déjà discrètement purgés. Trotski, lui, n'est plus convié aux réunions informelles, pour la seconde fois. Zinoviev et Kamenev inventent alors le concept de "trotskisme" pour diaboliser celui qui est affublé de tous les maux. En juin 1924, le XIIIème Congrès consacre la victoire de Staline et de ses deux affidés. Trotski est évincé des appareils du Parti et Frunze le remplace à la tête du Comité Militaire Révolutionnaire. Néanmoins, l'homme dispose encore de nombreux soutiens, notamment à l'égard des spécialistes qui lui ont juré fidélité et qui sont rentrés dans l'appareil d'Etat grâce à son soutien. En remplacement de Lénine, le bolchevique modéré Alexeï Rykov est élu nouveau Président de Conseil des Commissaires du Peuples et devient l'officiel chef de Gouvernement. En réalité, le Bureau Politique est toujours guidé par Staline, Kamenev et Zinoviev. Ces changements n'alertent pas la population qui voit ses conditions de vie s'améliorer en raison de la continuité de la NEP. A l'internationale, l'URSS se voit reconnue par l'ensemble des nations occidentales, sauf les Etats-Unis. Les deux partenaires principaux sont les puissances voisines : l'Allemagne et la Turquie. L'attitude de l'URSS envers l'Allemagne est ambivalente : en public, elle dénonce "une colonie capitaliste américaine", et en privé, elle conclut des accords économiques, voire militaires, avec elle. A l'est, les relations avec la Chine sont aussi assez bonnes depuis que Staline se décide à parler aux gouvernements bourgeois. Un Etat satellite est installé en Mongolie. Néanmoins, ces rapports sont purement hypocrites. Ainsi, quand les intellectuels tentent de se rapprocher des Etats européens pour établir des ponts culturels, ils sont violemment ramenés à la réalité par les Bolcheviks qui préfèrent l'instauration d'un art socialiste édifiant visant à éduquer les masses. Déjà, Staline imprime sa marque sur la culture soviétique en préférant les dociles abrutis aux scientifiques impertinents, en témoigne la haine d'un Staline pour l'anthropologie, qualifiée de science de colons et de marchants d'esclaves. Trotski, lui, est naturellement plus porté vers l'amour de la culture européenne et s'oppose à cette vision utilitaire de l'art. En 1924, la Constitution de l'URSS consacre le fédéralisme soviétique. Moscou dispose des compétences en matière d'affaires étrangères, de défense, de surveillance des frontières, de commerce extérieur, de sécurité, de planification, du transport et des communications. Le budget, la monnaie et le crédit sont également du ressort des institutions centrales. Les Républiques autonomes, ou régions, ou districts voient également le jour. Les Etats nationaux disposent du droit reconnu d'élire leur propre Chef d'Etat, de se doter d'un drapeau, d'une langue propre, d'une académie nationale et ont même le droit à la sécession. Très vite, il faut dessiner des frontières entre les nations. La règle de la majorité ethnique s'installe mais les tensions entre communautés brouillent le processus. De la même manière, de nombreux marxistes centralisateurs bolcheviks pro-russes tentent de bloquer et de pourrir la formation de ces frontières.

Les questions de la NEP et des nationalités posent des problèmes au nouveau pouvoir. D'abord, la NEP fait l'objet d'un vif débat. La question de l'accumulation originelle du socialisme inquiète de nombreux cadres bolcheviks qui y voient une souillure morale. L'atmosphère dans les villes est assez éloquente : la NEP a permis l'effervescence des bazars et de la consommation des urbains. Les salaires ont augmenté et des véritables nouveaux riches font leur apparition ce qui ulcère profondément les marxistes. Le Parti met fin à cette possibilité en expropriant et en réprimant les nouvelles fortunes. En revanche, le pouvoir ne s'en prend pas de suite aux paysans qui souffrent d'ailleurs encore ponctuellement de famine. Staline et Boukharine défendent les paysans mais, très vite, certains d'entre eux décident de vendre leurs récoltes au prix du marché et non plus aux prix fixés par l'Etat. C'en est trop pour l'Etat qui tolère mal ces incartades. Staline lui-même, qui maintient la NEP dans un premier temps, voit son hostilité grandir envers ces paysans. Mais il nécessite leur soutien face à Trotski et à la faction léniniste. L'industrie, elle, est choyée. En 1926, l'industrie aura repris son niveau de 1913. Les ouvriers sont désormais trois millions, aussi bien des permanents que des journaliers, classés comme prolétaires et disposant ainsi d'un droit de vote, d'une possibilité de s'inscrire dans le Parti et d'avoir accès à l'instruction. Néanmoins, les protestataires disparaissent rapidement des usines et les plus dociles sont favorisés. Pour la question des nationalités, les choses deviennent vite complexes. Le premier conflit se situe en Ukraine où, malgré la politique généreuse d'indigénisation de Lénine, la question de la frontière est posée. Le différend est tranché en faveur de Moscou et même si les Ukrainiens présents en Russie disposent d'importants avantages, l'humiliation est là. Le même choix de privilégier les Russes est réalisé au Kazakhstan. Il faut aussi dire que, de plus en plus, les Russes supportent mal d'être privés de reconnaissance, de leur Histoire et d'être privés d'académie. Staline, comme Lénine, continue la politique d'ukrainisation. Pourtant, ce dernier avait été un partisan farouche de l'autonomie contre l'indépendance. Il n'en demeure pas moins que Staline veut l'appui des Ukrainiens contre Trotski. Il nomme à la tête du Parti Communiste ukrainien Lazar Kaganovic, un ancien ouvrier juif de Kiev. Ce dernier donna des garanties aux Eglises ukrainiennes et amplifia la défense de la culture ukrainienne quitte à s'opposer aux Eglises Russes. En Asie Centrale, les peuples furent traités différemment selon les intérêts stratégiques soviétiques : le Turkménistan, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan virent le jour comme Etats nationaux. En revanche, le Kazakhstan et le Kirghizistan ne furent que des Républiques autonomes, ce qui créa des tensions. En Extrême Orient, les Soviétiques fondèrent une région autonomie, le Birobidjan, pour les Juifs du pays. De fait, aucun ne s'y installa vraiment et les Juifs préférèrent largement vivre dans les grandes villes du pays. A Moscou, la population juive passe de 12 000 en 1912 à 250 000 en 1935. La zone où les choses se passèrent le plus mal fut la Géorgie, terre natale de Staline qui n'en perd pas l'accent, où Ordjonikidze fit réprimer, fusiller et déporter des milliers de personnes. 

1925 est une année de grand changement pour l'URSS. Les grands équilibres du Bureau Politique se modifient quand Staline se rapproche du Chef de Gouvernement, Alexeï Rykov, et de Nikolaï Boukharine. Zinoviev et Kamenev sont dans le viseur de Staline qui souhaite les écarter du pouvoir et valider cette nouvelle orientation. Globalement, en 1925, tous les cadres commencent à se lever comme un seul homme contre la NEP. Staline fit approuver en avril 1925 la doctrine du "socialisme dans un seul pays" qui rompt avec la tonalité du texte de Lénine, "Mieux vaut moins et mieux". Trotski, Zinoviev et Kamenev, sans réellement s'allier, tentent de s'opposer au changement de politique même s'ils dénoncent les spéculateurs et les koulaks. Il n'empêche que la majorité a changé et que le temps est à l'industrialisation forcée. En juillet 1925, les exportations de blé ont doublé et le régime baisse son prix. A cette époque, une première crise de la surproduction apparaît mais Staline dénonce la main des saboteurs. Tous partagent un mythe : celle de l'abondance des campagnes, qui ne se justifie aucunement. Le XIVème Congrès valide l'industrialisation forcée et Zinoviev, Kamenev et leurs alliés sont humiliés publiquement. Kamenev y avait tenté de destituer Staline comme Secrétaire Général du Parti. Lourde erreur : le parti de Leningrad est purgé et Zinoviev y est remplacé par Sergueï Kirov, un ami de Staline, qui s'en méfie tout de même. Pour que l'industrialisation prospère, Staline souhaite se salir les mains et autorise la vente de l'alcool et tente même un emprunt forcé, ce que les syndicats réussissent à bloquer au dernier moment. En 1926, on annonce de manière un peu fallacieuse que le revenu par tête a rattrapé celui de 1913. Le pays compte désormais 147 millions d'habitants. 4 millions d'enfants naissent chaque année dans les campagnes ce qui relance la démographie. La population urbaine est désormais de 18 % et l'alphabétisation, pas encore merveilleuse, a considérablement augmenté : 50 % dans les campagnes et 75 % dans les villes. Les jeunes sont les plus alphabétisés. 170 000 étudiants fréquent l'université. L'action de Lénine en faveur de la NEP qui s'appuyait sur les paysans et les nationalités est sans doute à saluer mais la nouvelle orientation est toute différente : les communistes souhaitent utiliser les moyens de l'Etat et de la santé neuve du pays pour développer son industrie. 

Staline fait quadrupler les dotations étatiques à l'industrie en réduisant celles en faveur de l'agriculture. Surtout, l'industrie lourde, et particulièrement l'industrie militaire, est celle qui reçoit le plus d'investissement public, à peu 71,5 % d'entre eux. Pour atteindre l'équilibre budgétaire, des emprunts massifs sont effectués. De 1926 à 1929, la dette publique quadruple. L'Etat importe également de nombreuses machines industrielles et la balance commerciale des paiements se déséquilibre beaucoup. L'Etat se moque des éventuels bénéfices des investissements et injecte une quantité pharaonique de liquidités dans les secteurs clefs afin de doper la croissance économique. Néanmoins, cette injection provoque de l'inflation et des marchés parallèles se développent en sous main avec force corruption. Les collectes obligatoires toujours en vigueur connaissent des vagues de boycott en 1926 qui ne supportent pas l'abandon de l'Etat. Ce dernier ne faiblit pas et réprime sans sourciller les paysans récalcitrants et fait déporter des milliers d'artisans et de commerçants entre l'année 1926 et 1927. Naturellement, la pression redouble sur les ouvriers. Les accidents du travail augmentent de 50 %. Les licenciements se généralisent à la moindre incartade notamment pour absentéisme et infractions disciplinaires. 5 % de la masse laborieuse est frappée d'un licenciement. L'ambiance est donc à la marche forcée. En 1927, Staline veut briser la paysannerie mais les trotskistes l'en empêchent. Boukharine et Rykov, les alliés de Staline au sein du Bureau Politique, freinent des quatre fers contre l'exclusion définitive de Trotski du Parti. En sus de cela, la politique stalinienne connaît des difficultés à l'étranger. En 1926, Pilsudski réalise un coup d'état en Pologne. Staline craint une menace existentielle en Ukraine. Les Ukrainiens, qui marchent à fond dans l'indigénisation du vœu même de Staline, reprochent aux Russes leur présence de colons, effet pervers suprême de la politique d'ukrainisation. Des intellectuels se prononcent même pour un rapprochement avec les Occidentaux ce qui inquiète Staline. Ce dernier est également contesté par les trotskistes sur la question de son soutien aux bourgeoisies étrangères. Staline avait renoncé à vouloir exporter la Révolution et préférait augmenter ses moyens dans le pays. Trotski, lui, souhaitait le soutien aux communistes étrangers et la Révolution mondiale. Il semble qu'en 1927 Staline soit contrarié. Ainsi, coup sur coup, Londres rompt ses relations diplomatiques avec l'URSS après la découverte d'un réseau d'agents secrets soviétiques, et le Guomindang chinois massacre les communistes de ce pays à Shangaï. Staline, qui commence à craindre une guerre préventive contre l'URSS, charge la police politique de procéder à des arrestations de masse contre un éventuel réseau d'espionnage anglais sur le territoire ainsi que contre les éléments sociaux étrangers au socialisme dans les campagnes. En Biélorussie, en réponse au coup d'état de Pilsudski, les districts nationaux polonais en Biélorusse sont liquidés. Le temps est donc à la sévérité : les condamnations à mort passe de 990 en 1926 à 2 400 en 1927. De la même manière, Staline rejette un projet de compromis entre l'Eglise et l'Etat. Staline, paranoïaque, tente donc de reprendre les évènements bien en main. 

Le XVème Congrès de décembre 1927 permet à Staline de mettre un coup d'arrêt définitif aux oppositions. Des milliers de trotskistes sont arrêtés et Trotski lui-même est exilé au Kazakhstan. Beaucoup de trotskistes, paniqués, comme Pjatakov et Smirnov, se rallient à Staline. Trotski, lui, continue le combat politique et dénonce déjà le manque de démocratie dans la gestion du pouvoir de Staline ainsi que de ses cadres. Il dénonce notamment la bureaucratie, la politique étrangère, sa vision de l'art et sa trahison des idéaux révolutionnaires. Le 5 janvier 1928, débarrassé des trotskistes, le Bureau Politique commence sa guerre aux campagnes et ordonnèrent des saisies de blé par la force. Rykov et Boukharine se séparèrent à ce moment là de Staline et se montèrent contre lui, Molotov et Mikoïan. Pour Staline, le koulak est par nature un profiteur et la propriété privée doit disparaître dans la paysannerie, source de vices et obstacle à l'industrialisation rêvée. Dans les campagnes, la productivité a baissé et le ravitaillement des villes devient compliqué, alors que de nombreux paysans multiplient les actes de résistances. Des vols et des files nocturnes devant les magasins ponctuent les évènements. Staline y voit la main d'un ennemi de l'intérieur alors que Boukharine, plus pertinemment, objecte que ce sont ses mauvais choix économiques qui sont la cause des évènements. Après les paysans, les spécialistes, jusque là protégés par Trotski et ses partisans, sont traqués. Les ingénieurs et dirigeants des mines du Donbass sont persécutés ce qui provoque la colère de Rykov qui peine à comprendre l'intérêt d'un tel acharnement, d'autant plus dans une période où l'URSS nécessite ces cerveaux. Staline organise des grands interrogatoires et des procès spectacles, inventant les crimes les plus odieux et les complots les plus terrifiants pour justifier la lutte contre ceux qu'il appelle "les ennemis de classe". Les ouvriers font également l'objet de la colère de Staline. En 1928, leurs salaires sont baissés de 15 à 20 %. Beaucoup d'entre eux sont désormais décrits comme des voleurs, des fainéants, des absentéistes, des ivrognes et on leur reproche l'effondrement de la discipline. Dans les usines, une hiérarchie se crée entre les "udarniki", l'avant garde consciente, et la masse stupide. Si certains ouvriers tentèrent de se révolter, ils furent brisés rapidement. Finalement, Staline purge également le Parti Communiste de tous les éléments problématiques. Tout commence avec le procès des cadres du Parti de Smolensk pour "corruption, alcoolisme et dégénérescence sexuelle". Petit à petit, alors que cela n'avait pas été le cas jusque là, Staline impose une forme de culte de la personnalité en tant que Secrétaire Général (rappelons qu'à cette époque, il n'est que cela) et se fait appeler le "maître". En d'autres termes, Staline impose clairement sa dictature à partir de 1928 et s'entoure de fidèles dévoués sans esprit critique sur ses actions. 

Ce virage tyrannique n'échappa pas aux communistes européens et mondiaux. Beaucoup d'entre eux commencèrent à se rendre compte que quelque chose n'allait pas, même si les opinions publiques occidentales restaient globalement très enthousiastes face à l'aventure communiste. Il faut dire que les informations passaient mal et que les dynamiques politiques occidentales bénéficiaient de leurs propres logiques. Les appareils partisans restèrent globalement très staliniens mais une frange assez importante des cadres et militants devinrent trotskistes. Attachés à la culture, à la démocratie et hostiles à la bureaucratie, les trotskistes s'étendirent partout et devinrent un véritable contre-pouvoir face aux communistes classiques, même s'ils en subirent parfois la persécution. Staline percevait bien le danger et accentua sa politique internationale d'influence. Il interdit alors à l'ensemble des partis communistes de s'allier aux sociaux-démocrates qu'il accablait de tous les maux. Cette politique aura des conséquences dramatiques en Allemagne puisque cette interdiction permettra l'accession au pouvoir, cinq ans plus tard, du NSDAP d'Adolf Hitler. Pendant que les partis communistes devaient se plier aux desideratas de Moscou, l'URSS continuait sa normalisation. Elle adhère au Pacte Briand-Kellog de 1928 qui condamne le recours à la guerre pour le règlement des différends nationaux signé à Paris. Des accords sont signés en 1929 avec la Pologne, la Lettonie, l'Estonie et la Roumanie. A l'intérieur, Staline reste prudent sur les nationalités intérieures. L'ukrainisation est maintenue et se répand chez les Ukrainiens présents en Russie. Néanmoins, le frein commence à se sentir, notamment au Kazakhstan où les communistes pointent les coutumes féodales des chefs traditionnels. Une politique de debejisation est lancée en 1928 et la collectivisation du bétail est imposée, et ce avec grande cruauté, signe d'un renversement. 

Les tensions entre Staline et Boukharine s'amplifièrent. Le premier torpillait sans cesse la NEP et l'aile droite fut accusée de ramper devant les paysans. Boukharine, très populaire, allait loin dans ses critiques et qualifiait Staline de Gengis Khan. En 1929, le pouvoir de Staline est considérable mais ce dernier ne peut pas tout. Rykov est toujours chef de gouvernement et l'aile droite s'oppose réellement à Staline. Alors que ce dernier voulut s'en prendre aux syndicats, leur chef, Tomski, réussit à faire plier le futur petit père des peuples. De la même manière, les trotskistes résistent à l'extérieur. Staline enclenche donc l'ensemble de ses cartes et créa des divisions de police politique pour traquer les opposants dans les campagnes. Staline fait bannir Trotski de l'URSS contre le vote de Rykov, Boukharine et Tomski. Néanmoins, stratégiquement, les trotskistes font fuiter des comptes rendus de réunions secrètes avec Boukharine. Ce dernier et ses soutiens sont immédiatement exclus du Bureau Politique. Des purges éclatent partout, y compris dans les syndicats. La politique économique de Staline prit un virage encore plus autoritaire et étatiste. Des crédits sont effectués à l'égard des entreprises en difficultés ce qui créa de l'inflation. Les usines et les chantiers durent parfois fermés. Staline impose donc encore davantage de réquisitions forcées. La vodka fut encore plus produite et vendue tandis que Staline augmenta de 30 % le prix des biens de consommations. Les commerces privés furent liquidés de force et cette dissolution frappa davantage les Arméniens, les Grecs et les Juifs. Des coupes dans la sécurité sociale et le budget destiné aux ouvriers étaient réalisées et le rationnement était institué. C'est à ce moment là que le plan quinquennal de 1929 vit le jour. Son idée est révolutionnaire : prévoir sur quatre années les différents investissements et budgets de l'Etat dans l'optique de développer l'industrie. De nombreux économistes étrangers furent d'ailleurs invités pour l'occasion. Objectivement, cette idée politique était exceptionnelle et aurait pu faire ses preuves Néanmoins, même si beaucoup voulurent adopter un plan raisonnable, le plan choisi par les autorités fut le plus brutal, le plus irréaliste et reposait sur de nombreuses inconnues. Staline voulut justement choisir la solution maximaliste, croyant dur comme fer que le plan pouvait fonctionner de manière irréprochable. Les fragilités profondes de l'Etat soviétique ne permirent pas son fonctionnement optimal et la persécution des paysans priva le pays de ses possibilités d'exportation de blé. Les autorités réussissent par le chantage par la faim à saisir onze millions de tonnes de blé dans les campagnes ce qui augmente la résistance et le terrorisme agraire. Petit à petit, le temps de la terreur émerge. 


LES TEMPS SOMBRES (1929-1933).

Jusque l'année 1929, Staline est loin, très loin, d'être le seul maître à bord. L'URSS est un vaste enchevêtrement d'organisations, de tendances, de syndicats, d'institutions et de factions. Le dictateur géorgien ne se trouve au centre du pouvoir que parce qu'il incarne une forme de centralité entre l'ensemble de ses forces. Il ne faut pas sous-estimer le facteur personnel et le caractère de Staline, sa brutalité et sa grande habileté à se mouvoir dans les appareils partisans. Staline est un militant de longue date, depuis sa plus tendre jeunesse, et a connu indéniablement la répression ainsi que les camps sibériens. Aux yeux de ses camarades, il est crédible. Son travail réel sur la question nationale, celui qui était surnommé Koba dans sa jeunesse militante en référence à un héros romantique géorgien, a séduit Lénine qui lui a mis le pied a l'étrier. Sa nomination au sein du Bureau Politique et au poste de Secrétaire Général finissent par lui donner un pouvoir considérable, tandis que sa capacité à manœuvrer et à conclure des alliances politiques fructueuses dans les moments les plus propices lui ont permis de se tailler une place de choix. Mais que dire de son pouvoir ? Staline est un homme qui n'a pas un don oratoire impressionnant s'il faut le comparer à Lénine, ou pire, à Trotski. Il n'est pas cultivé et a un mépris souverain pour l'ensemble des choses intellectuelles qu'il aime censurer. Son cynisme célèbre et ses nombreux revirements idéologiques ne lui donnent pas non plus des qualités de visionnaire, encore qu'il ait eu des intuitions solides rares face à ses nombreux aveuglements. Intolérant, il est surtout paranoïaque et perçoit des complots partout. Sa violence et son maximalisme sont restés dans l'histoire. Sa cruauté envers ses collaborateurs qu'il faisaient vivre dans la terreur, aussi. Comment expliquer cette personnalité particulière ? Josef Djougachvili était d'abord un géorgien. Au sud de l'immense empire russe, la Géorgie est la province qui le sépare de la Turquie. Proche de la Tchétchénie, la région du Caucase est soumise à une structure sociologique de type clanique. Certains historiens ont avancé que la violence du régime stalinien venait de là et ont surnommé Staline L'Homme des confins comme une sorte de brute épaisse dévalant en combattant Mongol les montagnes caucasiennes pour massacrer le bon peuple russe. Néanmoins, la période révolutionnaire démontra qu'il n'était pas le seul. Alors est ce dû à son enfance ? Josef est issu d'une famille modeste de la ville de Gori, qui s'est sortie du servage avec une relative facilité et a su atteindre un niveau raisonnable de prospérité et de relation, sans pour autant rouler sur l'or. Battu par un père alcoolique, bientôt seulement élevé par une mère dévouée, doté de réelles capacités qui lui seront utiles pour monter les échelons du parti bolchevik, le petit Josef est repéré et va à l'école. Il ne connaît le russe qu'à partir de l'âge de neuf ans et gardera son accent géorgien jusqu'à sa mort, en 1953. Le jeune homme lit énormément et est passionné de romans romantiques mettant en scène des héros géorgiens. Très vite, sa mère cherche à faire de lui un prêtre et l'entraine dans un séminaire à Tiflis, où il apprend les rudesses et l'obscurantisme de l'éducation religieuse. D'inspiration nationaliste et d'éducation religieuse, rien n'indiquait que Koba allait être séduit par le marxisme, mais sans doute le manichéisme de ses études ainsi que les mauvais traitements subis au séminaire l'y avaient poussé malgré lui. Très vite, ce bon élève se transforme avec nombre de ses camarades en petit militant souvent puni, mais Josef savait rester derrière la ligne rouge et ne commettait jamais d'erreurs inconsidérées. Alors, était ce sa constitution physique ? De petite santé, Staline a eu tout le long de sa jeunesse des problèmes liés à cette dernière. Avec un bras paralysé, une hygiène de vie pour le moins déplorable, une alimentation lourde, une consommation excessive d'alcool et de tabac, l'homme n'aura quasiment aucune année pleine de bonne santé. Atteint d'une artériosclérose, dont il finira par mourir, certains historiens ont indiqué que celle ci pouvait être à l'origine de son "mauvais caractère". D'un point de vue personnel, Staline fait preuve aussi d'inhumanité. Josef est un homme qui aimait les femmes, faisant des enfants sans les reconnaître, les abandonnant beaucoup à leur sort. Laissant sa première femme mourir dans la solitude, il devra connaître du suicide de sa deuxième épouse au Kremlin. Ses trois enfants n'auront guère de fin heureuse : l'un tué dans un camp de prisonniers allemand, l'autre alcoolique et arrogant et la dernière, Svetlana, en exil aux Etats-Unis. Quant à ses belles familles, elles seront ni plus ni moins que purgées. Staline finira sa vie seul, entouré d'une garde rapprochée et d'amis qu'il soupçonnera en permanence de ne pas en être. Derrière Staline se cachait donc cet homme là, rustre et grossier, qui aura passé la première moitié de sa vie en clandestinité, d'exil en exil, de villes en villes, tractant et écrivant des articles à n'en plus finir. Pourtant, l'homme a le sens de l'Etat et est prêt à tout pour l'édifier et le protéger. C'est un homme d'Etat sans aucun sens moral. 

En 1929, Staline contrôle l'Etat. Mais il n'est pas encore solidement ancré au pouvoir. Même si les trotskistes ont été exilés, les oppositions existent toujours matériellement. L'atout le plus solide de Staline est le recrutement en masse de jeunes prolétaires anti-intellectuels, anticléricaux et prêts à mourir pour celui qu'ils appellent l'infaillible. Au niveau local comme au niveau "national", ces jeunes militants terrifient et exécutent le moindre des ordres données sans état d'âme. D'autres encore reçoivent depuis 1922 déjà des colis et se voient attribuer des logements. Staline met également en place, via Gorki, un ersatz de culte de la personnalité. Il est présenté dans les médias comme un homme infaillible, incapable d'erreur, le Dux, mais néanmoins qui feint sans cesse la fausse modestie. Ceux qui représentent dans l'imaginaire collectif des concurrents culturels sont régulièrement arrêtés à l'instar des intellectuels, des historiens, des artistes. Au mois d'octobre, la grande crise économique venue des Etats-Unis d'Amérique frappe l'Europe de plein fouet et notamment l'Allemagne. L'URSS y voit une forme de preuve de sa supériorité mentale à l'encontre de cet Occident décadent et ploutocrate. Toutefois, les effets de la crise mondiale touchent également le pays alors même que Staline a décidé de lancer deux grands chantiers économiques, au pire moment possible, à la fois au regard de la conjoncture mondiale et de l'état de la paysannerie. La première étape fut la collectivisation. Cette idée est le grand fantasme communiste par excellence qui va réduire à néant les acquis de la NEP. Il consiste à abolir la propriété privée des terres qui deviennent la chose de l'Etat. Les paysans se réunissent alors dans des kolkhozes, des unités locales de paysans qui vivent en commun et se partagent le travail, sans droit de commerce privé. Evidemment, l'idée rend furieux les paysans adeptes du socialisme agraire qui avaient accepté la NEP comme un compromis avec Lénine. Ces derniers sont attachés à la propriété privée et souhaitent pouvoir être libres sur leurs terrains. Pour que la collectivisation soit bien exécutée, les militants du Parti sont envoyés dans les campagnes pour écumer les propriétés, avec force massacre. La politique de collectivisation s'accompagne du processus de dékoulakisation qui consiste à éliminer matériellement l'ensemble des paysans aisés. En pratique, il s'agit de familles qui disposent de réputations honorables, qui vivent convenablement, sans extravagance et sans accumulation extrême. Tous sont expropriés par la violence en même temps que les lieux de culte. 381 000 familles de koulaks, à peu près 1,8 millions de personnes, sont déportées dans des conditions épouvantables. 500 000 d'entre eux en mourront. Les zones les plus touchées par la dékoulakisation sont celles qui produisent le plus de blé, à savoir l'Ukraine, la Volga et la Sibérie Occidentale. Les ethnies allemandes, polonaises et biélorusses sont également particulièrement visées. Quant à la collectivisation proprement dite, elle touche 60 % des familles paysannes en 1930, soit 8 à 10 millions de personnes. Les très fortes résistances et manifestations s'accompagnent également de sabotage et d'exécution de bétail. La police politique ne cède pas et frappe fort, tandis que Staline croit y voir la confirmation que la paysannerie, en tant que berceau du nationalisme et de la réaction, doit être totalement soumise. Dans l'esprit de Staline, la paysannerie est le symptôme profond de la petite bourgeoisie et de la nationalité, et il est vrai d'ailleurs que les zones les plus prolixes en blé se situent dans les marches de l'Empire, à savoir en Ukraine, aux abords de la Volga et en Sibérie. Ces dernières subissent à partir de 1930 un vrai retour en arrière. La latinisation des alphabets est arrêtée, la dénomadisation continue au Kazakhstan et la promotion culturelle en Ukraine est également interrompue. Un faux complot nationaliste et terroriste ukrainien est faussement démantelé, mensonge permettant de justifier cet arrêt. Bref, la politique léniniste est complètement enterrée à ce moment là. Comprenant que les choses sont allées trop loin dans les campagnes, Staline cesse en début mars 1930 la répression dans les campagnes, signant dans la Pravda Vertiges du succès un article dans lequel il reproche la cruauté de ses subordonnées. Les familles paysannes, soulagées, défilent en scandant le nom de Staline dans les cortèges et beaucoup quittent les kolkhozes. Il n'empêche que 5 millions de personnes y restent et que l'élite paysanne a été proprement décapitée. 

Pendant ce temps, le système économique soviétique montre ses faiblesses. Depuis longtemps déjà, il fonctionne sur la dépense publique. Dans les pays occidentaux, le système économique de Keynes a un sens. En effet, dans les nations connaissant un fort taux de chômage et ayant des besoins en terme de consommation, et disposant d'un marché libre, la politique keynésienne consiste à augmenter la dépense publique pour forcer les entreprises à remplir leurs carnets de commandes, et donc à embaucher ce qui réduit le chômage. Les profits réalisés permettent alors de remplir les portefeuilles de l'ensemble des travailleurs qui consomment à leur tour mais aussi des actionnaires, de l'Etat avec les impôts. Tout cet argent permet de susciter de nouveaux besoins et de remplir encore les carnets de commande. Le cercle vertueux, régulièrement relancé par l'Etat, avec une augmentation des salaires progressive et des investissements réguliers, fonctionne donc très bien dans les années 30, notamment aux Etats-Unis avec le New Deal de Roosevelt. D'ailleurs, tous les pays qui l'expérimenteront sortiront peu à peu de la crise économique. Pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas en URSS ? D'abord, cela fait longtemps que les communistes injectent de la dépense publique dans les entreprises industrielles mais sans réellement en attendre un résultat bien lucratif. Les prix sont encadrés et les salaires sont en baisse. Il n'existe pas de marché libre et la consommation intérieure, très bridée, ne permet aucune relance. De la même manière, les paysans sont tellement persécutés que leur productivité baisse et que les surplus générés par leur travail manquent. En fait, l'URSS est en surchauffe. L'industrie lourde tourne à plein régime sans que ses produits ne soient achetés par personne si ce n'est l'Etat. L'économie ne se diversifie pas et ne se développe pas harmonieusement. Le problème de la dépense publique est également l'inflation. Si Staline tente de réformer la Gosbank en permettant l'escompte et organise un système de compte bancaire pour rediriger les investissements du Plan, elle ne s'arrête absolument pas. Staline tente d'exporter du blé mais celui-ci est en baisse et la France met des bâtons dans les roues au régime. Le régime se voit forcer de vendre ses objets de culte et d'or à l'étranger, des magasins spéculatifs sont mis sur pied pour vendre à des prix démesurés quelques objets du quotidien devenus rares, la vodka est encore plus vendue dans les compagnes au mépris de l'alcoolisme et les pensions sont considérablement réduites. Les paysans ne faisant plus partie des kolkhozes et les familles paysannes sont exclues de la Sécurité Sociale. Une partie d'entre eux fuient dans les usines mais les conditions n'y sont pas meilleures et se dégradent encore. Les syndicats sont tués dans l'œuf et les jours de congé ne sont plus respectés. L'hygiène et la sécurité y sont déplorables. Les cadres ouvriers sont éliminés et toute faute est durement réprimée. Malgré ces mesures cruelles, la crise continue à s'intensifier. Le cours du rouble est complètement instable et les couches de la société sont traitées différemment. Une véritable nomenklatura privilégiée bénéficie de tous les soins tandis que d'autres vivent comme des parias. Peu à peu, les situations se cristallisent et l'URSS ressemble à un pays de castes, trahissant totalement son idéal égalitaire originel. 

La politique de Staline est donc un violent échec économique. Globalement, même si l'industrie lourde commence à réellement se développer, l'économie de l'URSS va mal de manière générale, et cela depuis longtemps déjà. Seule la NEP avait permis d'insuffler dans l'économie une dynamique nouvelle. La collectivisation a donc empiré la situation dans tous ses aspects possibles. Un homme d'Etat avisé est censé se rendre compte de ses erreurs et les corriger. Lénine s'en était aperçu en temps utile et avait corrigé sa politique. Néanmoins, la psychologie de Staline n'est pas celle de l'autocritique. Depuis toujours, aussi bien pendant la guerre civile qu'en temps de paix, les échecs de sa politique sont systématiquement dans son esprit la preuve d'un sabotage des ennemis de l'intérieur. Là encore, il en est sincèrement persuadé. Les économistes qui l'ont contredit sont ainsi arrêtés. Des procès politiques sont organisées à l'instar de celui diligenté contre "le Parti des industriels", des spécialistes accusés de sabotage, ou de celui d'anciens mencheviks. Toujours paranoïaque, Staline renforce ses liens avec la police politique et se dote d'une garde rapprochée pour le protéger. Pour en justifier, il fournit au Bureau Politique des interrogatoires de prétendus comploteurs obtenus sous la torture. Tous sont faux. Un certain nombre de purges sont également organisées dans le Parti et le Premier Ministre de la République Russe est destitué. Le Président du Soviet Suprême, Kalinine, est dans le collimateur mais sauve sa tête en s'humiliant. Alexeï Rykov, lui, est définitivement destitué de son poste et est remplacé par Molotov, l'homme de confiance de Staline, qui devient le Chef de Gouvernement officiel de l'URSS. Les petits cadres staliniens imposent leur pouvoir partout et cela choque. A ce moment là, Boukharine envoie même une lettre salée à Staline en lui demandant : "Est ce parce que je ne te lèche pas le cul que je suis devenu un terroriste ?". En mai 1931, les camps de prisonniers spéciaux sont généralisés et le système carcéral du Goulag fait réellement son apparition de manière massive, multipliant par huit la force de travail dans les camps. A l'international, Gorki nie l'existence de ces camps de travail et qualifie les rumeurs de calomnies dégoutantes et mesquines. L'Administration Centrale des Camps permet paradoxalement de fonder des canaux en Sibérie, de produire des ressources en bois et de pallier un peu au problème de l'économie. Néanmoins, les Etats-Unis et la France suspendent, ou du moins limitent, leurs importations soviétiques et l'opinion occidentale continue de découvrir la réalité de l'URSS. Néanmoins, malgré tout, Staline préserve sa bonne image à l'international. Il faut dire que la politique de l'URSS est floue et s'est considérablement reconfigurée en 1931. Staline semble avoir pris conscience de ses erreurs. Le système de crédit change et se calque enfin sur la productivité. L'industrie lourde est refondée et les spécialistes sont inclus de nouveau dans l'appareil de production. L'impôt sur le revenu est supprimé et on le remplace par des taxes sur les bénéfices des entreprises publiques et sur les biens de consommation, ce qui permet de faire des économies dans l'administration. Les investissements augmentent encore. Malgré tout, la crise économique continue : les salaires n'augmentent pas, les dépenses sociales diminuent, l'URSS doit emprunter. Surtout, Staline doit augmenter les collectes obligatoires, mettant de nouveau, après une année de pause, la pression sur les campagnes. 

A ce moment là, les évènements deviennent réellement dramatiques. Des poches de famine apparaissent déjà sur le territoire. L'URSS continue malgré tout à prélever du blé en masse dans les campagnes. Ainsi, en 1932, Staline fait exporter dix millions de tonnes de blé, contre les cinq millions prévus par le plan quinquennal déjà ambitieux. Du bois, du pétrole, des fourrures, des œuvres d'art remplissent les caisses de l'état. Staline, cynique, profite de la faim pour vendre dans ses magasins de la nourriture à un prix terrifiant et réclame de l'or, des bijoux, des devises, en échange d'un peu de rab. La répression retombe sur les campagnes. La police politique arrête 480 000 personnes. La collectivisation reprend son cours et en juin 1931, le nombre de familles collectivisées a doublé, passant à 13 millions. 1,8 millions sont déportés. Tout cela déprime terriblement les paysans et les rendements des kolkhozes sont décevants. Staline impose désormais que les kolkhoziens soient rémunérés selon leur travail et non plus par bouche. Alors que le Bureau Politique demandait une baisse des collectes obligatoires, Staline les augmente encore. Au Kazakhstan, tout tourne mal. La collectivisation braque la population locale qui abat ses têtes de bétail, qui passent de 36 millions à 29. Des nomades s'enfuient partout vers la Sibérie et la Chine. Staline décide donc de laisser la famine briser les révoltes de la région. Entre 1931 et 1933, 1,5 millions de Kazakhs meurent de faim. Staline le sait car il lit les nouvelles. Sa seule réponse fut de placer les nomades désespérés dans des kolkhozes spéciaux. Forcément, la crise paysanne conduit à un exode rural encore plus massif. La main d'œuvre industrielle passe de à 4,6 millions de personnes. Dans le bâtiment, on parle de 2,8 millions de travailleurs. Cet afflux d'ouvriers provoque une crise du logement, à un point tel que la surface disponible dans les villes russes s'élève à 4 mètres carré par habitant, soit une chambre par famille. Des "chantiers du socialisme", de véritables bidonvilles à ciel ouvert, faits de tentes, de wagons abandonnés, de trous creusés dans la terre, de baraques, font leur apparition. Les épidémies et l'insécurité y font des ravages. Beaucoup tombent dans la délinquance, dans la prostitution et l'alcoolisme s'aggrave. Pendant ce temps, le mythe de l'ouvrier heureux se généralise dans les pays occidentaux. En 1932, une union des écrivains est même fondée. Le réalisme socialiste est à son apogée et des invitations sont faites aux intellectuels occidentaux. De la même manière, Staline augmentent ses dépenses militaires qui représentent 17  du budget. Il quitte les négociations de Genève sur le désarmement et conclut des traités de non-agression avec les pays voisins. Il faut dire qu'en septembre 1931, le Japon a envahi la Mandchourie. Staline craint alors que la guerre ne puisse lui nuire. Or, à l'époque, l'URSS n'a pas réformé son armée convenablement et Staline le sait. Il commence à se focaliser sur ce problème à cette date. Néanmoins, c'est en Ukraine que les choses vont le plus mal tourner. S'ouvre la période de l'Holodomor qui va détruire durablement la nation ukrainienne. 

La question de l'Ukraine a toujours été un point sensible dans l'Histoire russe. Elle l'est encore à l'époque pour deux raisons principales. La première est que l'Ukraine est une zone très fertile et qu'elle est un des endroits les plus productifs en la matière, sans doute le grenier à blé de l'URSS. Or, pour cette raison, elle fut le berceau d'un socialisme agraire combattu avec force par Trotski en 1921. Ce dernier, gagné dans la dissidence par l'idée démocratique, n'avait pas hésité pourtant à assassiner en masse les paysans libertaires menés par Makhno. Or, le nouvel ennemi du régime stalinien est le paysan libre, la figure parfaite du profiteur et du réactionnaire, dernier obstacle avant le socialisme réel. La deuxième raison est que l'Ukraine constitue une nation singulière depuis très longtemps. Lénine avait décidé de la politique d'ukrainisation pour pacifier la question et Staline l'avait considérablement engagé à son tour. Mais l'idéologie a changé : le nationalisme russe est de retour et Staline veut briser les minorités nationales. L'Ukraine a la particularité de concentrer à forte dose les deux problèmes ce qui va lui coûter à terme extrêmement cher. De manière presque irrationnelle, les évènements vont s'enchainer d'une telle manière que Staline va laisser délibérément mourir de faim près de quatre millions d'Ukrainiens, sans doute l'un des plus grands cataclysmes européens avant la Seconde Guerre Mondiale. Comme partout, l'Ukraine connaît des épisodes sérieux de famine en juin 1932. Le chef de gouvernement ukrainien, Cubar, écrit le 10 juin 1932 à Staline et Molotov pour les informer de la catastrophe en marche et signale qu'au moins cent districts ont le besoin urgent d'aide alimentaire. Le Président de la République ukrainienne, Grigori Petrovski, n'hésite pas utiliser le terme interdit de famine et suggère au Parti Communiste ukrainien d'arrêter les collectes obligatoires qui aggravent le problème. Sont déjà à déplorer des dizaines de milliers de victimes. Quand il l'apprend, Staline accorde d'abord un certain nombre d'aides alimentaires mais les localise précisément. Néanmoins, il se braque en raison de ce qu'il considère être l'outrecuidance des Ukrainiens et rejette la faute sur ces derniers, qui se vexent à leur tour. Cubar invite les dirigeants des kolkhozes ukrainiens à ne pas obéir aveuglément aux ordres de Moscou ce qui rendent furieux Molotov et Kaganovic. Un autre évènement vient cristalliser les tensions. Le 7 août 1932, Staline fait adopter par le Bureau Politique un décret autorisant la peine de mort pour les voleurs champêtres, c'est-à-dire les paysans qui volaient de quoi se nourrir dans les kolkhozes. Grigori Petrovski se soulève contre cette idée alors que Staline est en vacances. Ce dernier y voit un complot et soupçonne désormais que les communistes ukrainiens soient des infiltrés nationalistes. La police politique lui remonte des rumeurs de complot et Staline croit déceler là l'influence des services secrets polonais. Le décret est passé en force et 4 500 paysans ukrainiens sont condamnés à mort. Forcément, parallèlement à cela, Moscou ne peut plus exporter du blé et manque de devises étrangères. Les travailleurs occidentaux qui recevaient leurs salaires dans leurs devises sont contraints de quitter le pays et de nombreux sites industriels doivent fermer. Les industries lourdes de l'automobile, du tracteur et du charbon voient leurs productions s'effondrer de près d'un quart. Entre septembre et octobre 1932, l'URSS est au bord de l'effondrement total et irrémédiable. A ce moment précis, Staline aurait pu être renversé. Des tracts critiquant sa politique circulent sous le manteau dans le Parti et au sein des instances politiques. Néanmoins, aucun ne va sauter le pas de peur que la chute de Staline n'entraine celle de l'URSS avec lui. La situation est cataclysmique : la famine est aux portes, les exportations sont paralysées, les réserves de céréale sont faibles et les grandes villes sont envahies davantage par des hordes de paysans désespérés. En urgence, Molotov, Kaganovic et Postysev sont envoyés en Ukraine pour redresser la situation et punir les kolkhozes ne satisfaisant pas à leurs objectifs. Exactement à ce moment précis, la femme de Staline, Nadejda Allilouïeva, se suicide au Kremlin lors de la soirée du quinzième anniversaire de la Révolution. L'ensemble de ces évènements vont pousser à Staline à aller plus loin qu'il n'a jamais été. Staline décide d'arrêter de fournir de l'aide alimentaire aux Ukrainiens. Au lieu de les suspendre, il augmente les collectes obligatoires. On déplore alors 100 000 morts de la famine. Dans le nord du Caucase, des amendes en nature sont infligées aux paysans concernant la viande et les pommes de terre et des zones entières sont mises sur liste noire. Le 22 janvier 1933, alors que le Bureau Politique ukrainien s'est résolu à accepter les ordres de Moscou, Staline et Molotov ordonnèrent à la police politique d'interdire les exodes ruraux et d'arrêter et réexpédier les paysans affamés dans leurs villages. Beaucoup d'autres furent arrêtés et envoyés au Goulag qui détenait désormais près de 456 000 détenus. L'absence d'aides alimentaires, l'augmentation des collectes et le blocage des exodes causeront ensemble une explosion de la mortalité, qui atteindra en fin d'année 1933 le nombre astronomique de 4 à 5 millions de personnes. 

En novembre 1933, un passeport intérieur est instauré pour permettre la vie en ville, relativement épargnée par les problèmes de famine. Une liste secrète interdisait à certaines catégories d'accéder à ce passeport. Ainsi, les anciens koulaks en furent privés, mais aussi les paysans, les anciens condamnés ou déportés, les personnes sans utilité sociale, les réfugiés étrangers, les privés de droits civiques. Les conditions les plus strictes concernèrent les deux villes principales de l'URSS, à savoir Moscou et Léningrad, qui s'étaient dotées d'un permis de résidence. Les personnes ne pouvant justifier de ce passeport étaient déportées. C'est à cette époque qu'éclate l'affaire de Nazino du nom de l'île où furent déportés 6 000 prisonniers dont la plupart y moururent de faim. Globalement, Staline aggrave la répression partout. Même les ouvriers virent leur situation considérablement se dégrader alors même que cela avait déjà largement été le cas auparavant. Une absence injustifiée valait licenciement immédiat et retrait définitif du logement et du ravitaillement. Ce dernier était corrélé aux résultats obtenus et les syndicats se virent charger de la fonction d'organiser la discipline intérieure et extérieure. En janvier 1933, un nouveau plan quinquennal, plus modéré et donc meilleur, fut adopté par Staline. Les objectifs sont plus raisonnables et sa mise en œuvre plus harmonieuse. Il n'empêche que des polices locales sont instaurées pour surveiller les kolkhozes et qu'une purge immense, confiée à Ezov, un ancien ouvrier proche de Staline, est effectuée dans le Parti. 18 % des effectifs sont liquidés, surtout ceux ayant eu d'une manière ou d'une autre une attitude d'opposition ou de non collaboration. Si elle fut plus modérée, la purge de 1933 servira de modèle à celle, terrifiante, de 1936. A ce période, Hitler est arrivé au pouvoir en Allemagne. Les deux régimes se détestent et se sont déclarés dans les mots la guerre. Hitler estime que le bolchevisme est son deuxième plus grand ennemi après le judaïsme. Quant à Staline, le fascisme est son allié naturel, même si sa consigne faite aux Partis Communistes occidentaux de combattre la social-démocratie, aux dépens même du fascisme, fut sans doute l'une de ses plus grandes erreurs politiques. Néanmoins, la nécessité fit que Hitler, sans le savoir, sauva l'URSS de la banqueroute en acceptant de renégocier des prêts arrivés à échéance. Petit à petit, Staline, en 1934, comprend qu'il est allé trop loin et permet des rapprochements timides des communistes avec les sociaux-démocrates, notamment en France qui connaît en 1934 des problèmes avec les ligues fascistes. L'antifascisme deviendra la priorité. Alors que la situation aurait pu s'améliorer, la situation des paysans ukrainiens s'aggrave. 25 à 30 millions de personnes souffrent de la faim. En Ukraine, il y a bientôt 4 millions de morts. A Kiev, on extrait des centaines de corps par jour. Le taux de mortalité ukrainien est le triple de celui de la Russie. Staline ne peut pas ignorer cet état de fait car il reçoit des rapports des évènements tous les jours. Les passages à tabac, les phénomènes de cannibalisme, les séquestrations des paysans dans les greniers gelés, les simulacres d'exécution, les pendaisons sont documentés et envoyés sous forme de rapports précis au chef du Kremlin. Ce dernier semble néanmoins considérer que ces récits sont exagérés. Alors que l'Etat dispose de réserves, à peu près 1,4 millions de tonnes, Staline choisit de ne pas les distribuer dans les régions sinistrées et pousse le bouchon jusqu'à refuser les aides internationales. Il exporte même une partie des récoltes. Le grand débat historique et juridique est sans doute celui de la qualification de ce massacre par la faim : l'Holodomor fut-il un génocide ? D'un point de vue purement juridique, il est difficile de répondre par l'affirmative car il n'est pas démontré qu'il existait une volonté de détruire le peuple ukrainien en tant que tel. Néanmoins, certains considèrent que le fait d'avoir sciemment exposé le peuple ukrainien à des conditions d'existence déplorables, et ce également pour des considérations nationales, pouvaient justifier cette qualification juridique rétrospective, ce qui reste un débat un peu inutile, d'autant que d'autres peuples, notamment caucasiens, furent également touchés par cette faim "pansoviétique". Après cet épisode, Staline dispose d'un nouvel aura : celui du père et maître ayant terrorisé et maté les paysans. Il est vrai qu'après cet épisode, ces derniers ne se révolteront plus jamais. Dans le Parti, la peur à l'égard de Staline a grandi : celui qui a laissé mourir sans état d'âme des millions de personnes de faim n'a pas de pitié et ne saurait les épargner. Les élites ukrainiennes et caucasiennes ont été décimées et les nationalismes furent matés pour des décennies. Moscou venait de gagner la bataille économique et nationale. Quant à Staline, il était devenu dans tous les esprits le véritable maître. 


UN APAISEMENT DE FACADE : VICTOIRES ET ILLUSIONS (1934-1936). 

En 1934, Staline décide de mettre un coup d'arrêt à sa politique de répression tout azimut. 350 000 détenus furent libérés et la déportation ainsi que l'arrestation arbitraire étaient désormais interdites. Seule l'Ukraine n'était pas épargnée mais elle ne le sera jamais guère. Au prix de sept millions de morts et de persécutions réelles, l'URSS a tout de même réussi à édifier un Etat moderne et puissant, réellement industrialisé et urbanisé, et à assurer la promotion sociale de plusieurs millions de personnes. Le point aveugle fut bien évidemment la paysannerie revenue à la servitude mais cette dernière était désormais pacifiée, condamnée à souffrir en silence. La croissance annuelle était annoncée à 16 %. Il est plus raisonnable de penser qu'elle fut en réalité de 6 % ce qui reste considérable. Dans l'Occident et dans le Tiers-Monde, l'URSS est considérée comme un modèle parfait d'émancipation. Il faut dire que le complexe militaro-industriel russe commence à faire peur. L'URSS a produit des chars, des canons, des avions comparables à ceux de la France et de l'Allemagne. S'il est indéniable que le modèle économique conserve des immenses failles, comme celle de l'inflation perpétuelle, d'une demande publique trop importante, d'une agriculture trop collectivisée pour assurer un rendement satisfaisant ainsi que d'un refus suicidaire de certaines faillites d'entreprises, les choses se mettaient à fonctionner d'autant plus que le plan quinquennal de 1933 était bien meilleur que le précédent. Il mettait l'accent sur la qualité des produits et sur l'industrie légère. La stabilisation de l'économie était recherchée en priorité. Le rationnement fut aboli, d'abord sur la farine et le pain, puis sur tous les biens de consommation. Les paysans constatèrent, à partir de 1935, leur situation s'améliorer un peu. Ils se virent autorisés à posséder un très faible lopin de terre pour y cultiver des pommes de terre afin de se nourrir personnellement. Les polices locales furent dissoutes. Des petits marchés kolkhoziens furent tolérés. Les habitants des villes étaient les plus favorisés même si le problème du logement restait prégnant. Les ouvriers sont désormais cinq millions mais, à partir de 1934, leurs salaires augmentent réellement et les conditions de vie de leurs famille s'améliorent. Pour  l'économie, les belles années commencent et la prospérité, timide, s'installe indéniablement. Néanmoins, les années de répression ont laissé des traces dans la sociologie soviétique : beaucoup de marginaux, de "déviants", comme les enfants abandonnés, les fuyards, les alcooliques, les sans domiciles, les dékoulakizés, les tziganes et les anciens détenus étaient des millions. Les gérer devenait un vrai problème pour les autorités. D'un point de vue culturel, le réalisme soviétique a conduit à l'abrutissement de la masse de la population et même à imposer aux universitaires des figures du charlatanisme comme modèles. Jdanov définit ce réalisme soviétique, le courant artistique soviétique officiel, comme "servir le peuple, la cause du parti de Lénine et de Staline, la cause du socialisme" : tout un programme. Les grands scientifiques utiles étaient choyés mais beaucoup d'intellectuels se rebellaient en secret, envoyant des tracts, y compris à l'étranger, sans y recevoir un soutien très massif. La religion, elle, continuait à subir de vastes persécutions. L'athéisme grandissait même si beaucoup croyaient encore, à peu près 54 % de la population. Néanmoins, les vocations sont en berne et les édifices religieux sont soit abandonnés, soit reconvertis. Sur le plan international, l'URSS permet aux communistes de renouer des liens avec les socialistes étrangers pour contrer le fascisme tout en évitant de trop fâcher les Allemands. L'URSS noue des liens avec la France, la Tchécoslovaquie et obtient de Roosevelt sa reconnaissance et l'adhésion à la SDN. Le nombre d'exécutions baisse même si la solution carcérale semble être en hausse. La population du goulag continue à s'accroître même si son rendement reste faible. 

Il ne faudrait cependant pas croire que l'URSS se libéralise. Staline prépare la suite de la répression et impose un nouvel ordre moral, très éloigné de l'idéalisme socialiste de l'origine. D'abord, le nationalisme russe est réinstauré. L'histoire glorieuse de la Russie est de nouveau enseignée et les autres nationalités montrées du doigt. La Révolution d'Octobre est désormais qualifiée d'acte patriotique de régénération nationale et la société des vieux bolcheviques est dissoute, ainsi que celle des anciens prisonniers et exilés politiques. La critique du tsarisme est même devenue déconseillée. De la même manière, la peine de mort est étendue à ceux qui tentent de fuir l'URSS et leurs responsabilités familiales, ainsi même qu'aux traîtres à la "patrie russe". De la même façon, elle est autorisée pour les mineurs, bien qu'encore peu pratiquée. Staline décide de s'en prendre à ce qu'il considère être un comportement anti-social : l'homosexualité. Celle-ci, considéré comme une trahison nationale, est désormais punie de cinq ans de camp en 1934. Globalement, Staline se met à parler de la famille et de son importance. Il fut un temps où le socialisme se voyait émancipateur envers les femmes : c'est désormais terminé. Pour contrer la baisse de la démographie, Staline restreint le droit au divorce et criminalise l'avortement, au grand dam des féministes communistes. Désormais, il faut garantir les intérêts, non plus des classes sociales prolétaires ou des nations colonisées, mais ceux du "peuple". Il est possible de parler d'un tournant populiste de l'URSS qui coïncide avec la politique des fronts populaires à partir de 1936 dans les pays étrangers, notamment en France et en Espagne. Le tournant passe inaperçu, sauf chez Trotski, qui depuis la Norvège et ensuite le Mexique, publie La Révolution trahie animant une IVème Internationale trotskiste. Même si le trotskisme fut puissant au début des années 30, notamment en France quand les trotskistes tentèrent d'influencer le socialisme, les résultats électoraux des partis communistes en 1936 plongèrent Trotski dans le désespoir. Il faut dire aussi que Staline fait parler de lui et de ses succès. La "Constitution la plus démocratique du monde" est instaurée en 1936. Dans le texte, l'égalité parfaite est instaurée entre les citoyens, la liberté de conscience et de croyance est absolue, et la dictature du prolétariat abolie. A l'international, les juristes sont en pamoison devant ce texte objectivement extraordinaire et qui ne sera néanmoins, dans les faits, jamais appliqué. Dans la lutte contre l'Allemagne, les soviétiques publient des textes qui prophétisent la future invasion à l'est. Sur le plan interne, Staline fait vendre son modèle de l'ouvrier moral et intègre, dur à la tâche. Dans une mine du Donbass, Alekseï Stakhanov bat un record d'extraction de charbon, à peu près 102 tonnes de charbon, en moins de six heures, avec un outil détesté des ouvriers de l'époque, un pic pneumatique. Evidemment, le chiffre est complètement factice car lui ont été attribués l'ensemble des résultats d'autres ouvriers. Néanmoins, Stakhanov est érigé en exemple et en héros national. Le stakhanovisme fait son apparition et dans chaque usine, l'ouvrier type essaie de battre le record. Staline profite de l'effervescence pour limoger Pjatakov et Ordjonikidze, qui contrôlaient l'industrie soviétique. Néanmoins, le stakhanovisme provoque de la désorganisation dans les entreprises, justement à cause de l'individualisme que le phénomène sous-tend. Quant à Staline, il se fait désormais appeler le "bien aimé", "humanitaire", "cher", "adoré" et son culte semble devenir vraiment fervent. L'ambiance semble à son beau fixe. Staline devait ainsi dire dans son discours : La vie est s'est faite meilleure, camarades. La vie est devenue plus joyeuse. Et quand la vie est joyeuse, le travail devient fervent

Fin 1934, le mirage du bonheur disparaissait. Un évènement vient précipiter un tournant dans le régime stalinien. A Léningrad, anciennement Saint Pétersbourg, le Parti Communiste local avait maintenu une sorte d'autonomie. Il faut dire que c'en est la capitale historique. Pendant longtemps, il avait été tenu par l'aile gauche du bolchevisme, notamment Trotski et Zinoviev. En 1925, le Parti avait été repris en main et Kirov avait été placé là par Staline. Néanmoins, le Parti s'était de nouveau autonomisé et Kirov faisait partie de l'aile modéré du Parti ce que Staline n'appréciait pas du tout. Dans les rangs de ce Parti, la critique est faible mais existe en filigrane. Le 1er décembre 1934, Kirov est assassiné par un ouvrier, Nikolaïev. Aujourd'hui, les historiens savent que l'assassinat n'a été commandité par personne et a été l'œuvre d'un homme déséquilibré. A l'époque, cependant, l'évènement est une onde de choc qui rend paranoïaque l'ensemble des acteurs politiques. A l'étranger, les mencheviks accusent Staline d'avoir voulu éliminer un rival. La rumeur est persistante : ce serait bien le dictateur qui a tué celui qui avait une autonomie trop importante à ses yeux. La propagande étrangère appuiera cette version. Quant à Staline, s'il voit dans un premier temps dans ce meurtre une implication des Blancs, il fait orienter l'enquête vers l'opposition à sa politique, et notamment Zinoviev et Kamenev, ses deux premiers alliés à la tête du Bureau Politique entre 1923 et 1925. Le NKVD conclut en ce sens en décembre et relie le crime à un complot du centre léningradois dirigé par les deux hommes. A la mi-janvier 1935, Zinoviev et Kamenev reconnaissent une prétendue complicité idéologique dans le meurtre et sont condamnés à cinq à dix ans de prison. Néanmoins, force est de constater que les juridictions n'ont pas pu établir un acte matériel de participation aux faits. Pour la première fois, Staline s'en prend à des hommes d'importance et la terreur s'instaure. Jdanov est nommé Secrétaire du Parti de Léningrad et Khrouchtchev est placé à Moscou. Ezov devient Chef du Comité Central et Président de la Commission Centrale de Contrôle chargée de la purge, avec comme adjoint un proche de Staline, Malenkov. Une machine infernale commence à se mettre en place pour, à partir de 1936, enclencher une vague de répression jamais connue dans l'Histoire Russe et à côté de laquelle les autres purges n'étaient que des restructurations gentillettes. Staline a l'intention d'éliminer l'ensemble de ses opposants, y compris ses camarades de lutte d'hier, de complètement réécrire le passé sans état d'âme et de frapper fort dans l'ensemble des couches de la société. Ce n'est pas seulement le Parti Communiste qui va connaître une purge mais l'URSS toute entière. 


LA GRANDE TERREUR (1936-1939).

L'année 1936 est capitale pour Staline. En France, les Communistes se sont alliés avec les Socialistes et les Radicaux dans le cadre d'un Front Populaire et sont dans la majorité gouvernementale. Un grand mouvement de grève permet l'obtention de considérables droits sociaux. Alors que Staline avait empêché l'alliance des Communistes et des Socialistes jusqu'en 1934 ce qui a provoqué, entre autre, l'accession d'Hitler au pouvoir, son revirement stratégique commence à payer. La même stratégie fonctionne en Espagne mais cette fois ci, la droite entreprend un coup d'Etat avec le soutien d'Hitler et de Mussolini qui craignent l'émergence d'un axe Moscou-Paris-Madrid. Immédiatement, alors que la France se défile, Staline entreprend d'envoyer des partisans combattre en Espagne pour protéger les Républicains tout en reprenant en main les socialistes espagnols. 3 000 pilotes, conseillers militaires, spécialistes de la sécurité sont envoyés en soutien. A ce moment là, l'image de l'URSS est à son zénith en Europe. Néanmoins, c'est un échec et les fascistes imposent le gouvernement de Franco au Gouvernement. Staline est vraiment heurté par cet échec et en tire une conclusion stalinienne par excellence : il existe une cinquième colonne dans le pays qui a empêché le succès de la gauche. Alors qu'il commence à comprendre que la Seconde Guerre Mondiale approche dangereusement et que Hitler ne va pas se contenter de rester dans ses frontières, Staline estime que, pour préparer les hostilités, il faut purger, et purger beaucoup. Tout commence avec trois immenses procès spectacles diffusés à la radio. Le premier concerne Zinoviev et Kamenev, ses anciens alliés, l'aile gauche du Parti. Des noms sont cités au procès comme des éventuels comploteurs comme ceux de Tomski, le syndicaliste, Boukharine, encore très populaire dans le pays, Rykov, l'ancien Chef de Gouvernement et Pjatakov, ancien trotskiste ayant géré l'industrie soviétique. Il faut bien dire que le procès calme tout le monde. Deux jours avant celui ci, le pauvre Tomski s'était suicidé, pressentant bien comme les choses allaient tourner. Le lendemain du procès, Zinoviev et Kamenev, des personnalités importantes dans le Bureau Politique originel et dans la Révolution, sont exécutés. Staline reproche à la police politique un mois plus tard d'avoir oublié de liquider le bloc trotskiste zinoviéviste et 1 000 militants sont fusillés. Le deuxième grand procès de janvier 1937 vise Pjatakov, Radek et autres trotskistes plus ou moins avérés. Ordjonikidze, vieux compagnon de route de Staline, se suicide à son tour. Devant l'opinion publique internationale, Trotski est présenté comme le chef des saboteurs. Ce dernier continue, avec difficultés, à animer depuis l'étranger son Internationale communiste alternative. Le troisième grand procès de mars 1938 vise cette fois l'aile droite du Parti, et notamment Boukharine et Rykov, qui sont également exécutés. Ce procès là est le dernier car, cette fois ci, l'opinion semble soutenir Boukharine, qui était un des hommes les plus populaires de la Révolution. A ce moment là, à part les proches de Staline, il n'existe plus de "tête importante" en URSS pour incarner une opposition quelconque. Dans l'Armée Rouge également, la purge fait rage. Cette dernière est accusée d'avoir collaboré avec les Allemands. 3 maréchaux sur 5 sont évincés, 15 commandants d'armée sur 18, 60 commandants de corps d'armée sur 67, 136 commandants de division sur 169, 4 amiraux sur 4 ainsi que 30 000 à 40 000 ouvriers. Avant d'être exécutés, beaucoup envoyèrent à Staline et Vorosilov une lettre de supplications. Sur ces dernières, Staline écrivait : "lâche et prostituée". Molotov ajoutait: "bien dit". Quant à Kaganovic, le langage n'était pas spécialement plus fleuri : "Salaud, fumier et pute". Beaucoup de héros de guerre de la précédente guerre civile avaient été touché et particulièrement les plus capables d'entre eux. Ce fut notamment le cas de Toukhatchevski qui avait prophétisé l'invasion allemande ou encore de Tupolev ou de Korolev, respectivement un aviateur futur héros de guerre et le père de la conquête spatiale. 

Au-delà des purges d'appareils, Staline va opérer à des coupes ethno sociales radicales dans l'ensemble de la population et se faire une sorte d'ingénieur social brutal. Le NKVD impose à ses sections locales par décret des quotas de personnes à éliminer dans chaque région. Il est fixé à 270 000 dont 76 000 devaient être exécutés et le reste envoyés au Goulag. Des listes précises de catégories de population dans lesquelles prélever des futurs morts sont fournies. Les anciens koulaks sont évidemment concernés, mais aussi les éléments socialement dangereux (fascistes, terroristes, brigands), les membres des partis antisoviétiques y compris socialistes, les anciens gendarmes et fonctionnaires tsaristes, les rapatriés, les rebelles cosaques, les ecclésiastiques ou membres de sectes religieuses et les criminels de droit commun. Le bilan de ces listes fut que 750 000 personnes furent arrêtées dont 390 000 seront fusillés. Le décret 00447 complétait la liste en y incluant les nationalités suspectes, particulièrement polonaises, et les lettons, les estoniens, les allemands, les grecs, les chinois, les roumains, les macédoniens, les bulgares, les iraniens. Loin de s'atténuer, la Terreur ne fait que s'accentuer, ce qui est étonnant. En 1937, 936 750 personnes sont arrêtées et 353 074 exécutées. En 1938, le nombre d'exécutions reste quasiment le même. Comment expliquer un tel massacre ? Il faut dire que les exécutions sont confiées à un petit groupe de bourreaux professionnels dont la méthode est aussi simple que cruelle : un linge sur la tête d'un homme agenouillé, une fosse creusée dans la terre, une balle dans la nuque, chaux vive et enterrement. Staline contrôlait tout d'en haut et surveillait la stricte application des quotas. Il parapha lui-même 338 listes avec 44 465 noms. Le 15 août 1937, il ordonne l'exécution des familles des condamnés afin d'éviter les vengeances. Néanmoins, le problème fondamental d'un quota est qu'il force à trouver des personnes, y compris des innocents. Ceux qui tremblaient étaient également purgés. La purge fut également ethnique car des déportations massives sur base ethnique étaient réalisées. Le 21 août 1937, les Coréens sont déportés à l'est du pays car l'URSS craignait la présence, parmi eux, d'espions japonais. Une purge pareille ne pouvait que présenter à un moment ou à un autre des conséquences économiques majeures, déjà que les failles économiques de l'URSS, à savoir la forte hausse des dépenses militaires, l'isolement de l'économie soviétique, les contradictions du système kolkhozien, du stakhanovisme, étaient complexes à gérer. Les salaires réels commencèrent à baisser et les paysans durent augmenter leurs lopins de terre. Au Goulag, les détenus étaient passés de 821 000 en 1937 à 1 320 000 en 1939. 

Après ces trois années dantesques, Staline doit arrêter le massacre pour endiguer la crise économique. Il faut dire aussi qu'à force de tuer, il ne reste plus grand monde à massacrer. La démographie russe n'était déjà pas exceptionnelle, en tout cas d'un point de vue des attentes des dirigeants, et la grande Terreur n'a pas été une période d'accroissement pour des raisons évidentes. L'ordre est donné de tout arrêter. Le 15 novembre 1938, il est même interdit d'examiner de nouveaux cas. Ezov, alcoolique et au bord de la dépression, est désigné de manière cynique comme le responsable des excès. Il est remplacé par Beria, un fidèle stalinien, qui prend le contrôle de la police politique. Un ordre vraiment machiavélique est donné à ce dernier : il faut punir la police politique de ses excès. Quand on sait que Staline a tout orchestré, la chose est assez extraordinaire. Beria licencie un quart des officiers et 2 000 sont reconnus coupables de violation de la légalité socialiste. Des centaines de milliers de détenus chanceux furent relâchés. Néanmoins, Beria, aussi pour des raisons économiques, aggrava les conditions de vie au sein du Goulag. Le temps de travail fut fixé à 11 heures quotidiennes et les jours de repos, eux, sont réduits. Staline fait exactement de même dans l'économie ordinaire. La productivité des kolkhozes est "relancée" et, dans les usines, un livret ouvrier est instauré. Toute démission est désormais impossible car l'embauche dépend de ce livret confié aux dirigeants des usines. Les motifs de licenciement y sont inscrits. Néanmoins, l'industrie russe reste extrêmement solide. La production d'électricité, de charbon et d'acier sont considérables et l'armée est puissamment équipée. En mars 1939, Staline déclare lors du XVIIIème Congrès que le socialisme a été accompli mais que l'encerclement du capitalisme menaçait encore l'économie soviétique. A l'international, Staline commence à perdre son respect pour les bourgeoisies occidentales qui ne lui semblent pas vouloir régler le problème hitlérien. Il les soupçonne, non sans raison, de vouloir un affrontement entre Hitler et lui avant de détruire le gagnant. Munich a été en ce sens un véritable choc pour Staline. Peu à peu, la politique internationale commence à se transformer. Staline veut également appliquer cette époque et suspend Litvinov, Ministre des Affaires Etrangères, pour le remplacer par Molotov, son plus proche conseiller. Désormais, la séduction envers les pays occidentaux est terminée. Staline, seulement Secrétaire Général, dispose en plus de toute façon du pouvoir suprême. Le Bureau Politique, le Comité Central et les Congrès se réunissent de moins en moins. En pratique, Staline gouverne seul. Sa bureaucratie est toute puissante. En remplacement des purgés, les proches de Staline sont désormais plutôt jeunes et complètement fanatisés, ayant en raison du culte de la personnalité, complètement perdu une capacité à penser par eux mêmes. La vieille génération révolutionnaire bolchevique est désormais impuissante et Staline est le dernier. Molotov, Mikoïan, Beria et Malenkov sont sans doute les hiérarques les plus puissants. 


LA SECONDE GUERRE MONDIALE (1939-1945).

Beaucoup de bêtises ont été écrites ou dites sur le début de la Seconde Guerre Mondiale concernant Staline. Ce dernier n'a jamais eu l'intention de collaborer avec Hitler, et encore moins à long terme. Staline a mis du temps à prendre au sérieux le fascisme et considérait jusqu'en 1934 que la social-démocratie représentait le vrai danger car porteuse de traîtrise. Mais il va s'en rendre compte et conclure des alliances avec les pays occidentaux qu'il considère comme un moindre mal. Le choix de Litvinov comme Ministre des Affaires Etrangères est à ce titre révélateur. La volonté de Staline de compter sur les scènes nationales, par la politique des fronts populaires, démontre aussi cette idée. Mais le dictateur, après l'échec de la Guerre d'Espagne, et la constatation du pacifisme passif des occidentaux anglais et français, a l'impression, peut-être fautive, que les dirigeants de ces pays jouent un double jeu. Staline est persuadé que les Occidentaux veulent un affrontement entre Hitler et lui-même, pour ensuite vaincre militairement le survivant affaibli. A partir de Munich, Staline n'a plus aucune confiance dans les Occidentaux et cherche à gagner du temps. Il a comme objectif de détruire militairement l'Allemagne mais estime qu'il est trop tôt pour ce faire. Quand la Grande Bretagne et la France garantissent militairement les frontières polonaises, et que le conflit devient dans tous les esprits inévitables, Staline a peur. Il est d'autant plus craintif que le Japon, l'ennemi de la Russie par excellence, s'est alliée aux Allemands. Staline ne pense pas être capable de survivre à un encerclement. C'est peu connu, mais bien avant l'invasion de la Pologne par l'Allemagne, l'URSS est déjà en guerre. Dès le mois de mai 1939, le Japon agresse l'URSS en Mongolie. Zukov, à la tête de l'Armée Rouge, inflige une dure défaite aux Japonais. On entend souvent que les grandes purges avaient affaibli l'Armée Rouge, ce qui n'est pas si vrai, en témoigne cet épisode. Cette victoire rapide, en quelques mois, alerte l'Allemagne. Staline voit une opportunité de retourner la stratégie occidentale qu'il fantasme contre eux. En concluant un pacte avec les Nazis, Staline se laisse du temps pour renforcer encore son armée et son industrie. De la même façon, il suppose, à tort, que la Grande Bretagne et la France vont résister longtemps. Il interviendra alors au dernier moment pour achever l'Allemagne, si possible en 1942. L'Allemagne fait le calcul similaire. La paix avec l'URSS est passagère : il conviendra de détruire l'ouest puis de se retourner vers l'est par la suite, si possible avec le soutien anglo-américain. Le Pacte Germano-Soviétique de 1939, aussi surnommé le Pacte Molotov-Ribbentrop, n'est donc qu'une étape stratégique et n'a aucune vocation à durer dans le temps. D'ailleurs, au moment de sa signature, tous sont profondément heurtés par le pacte : les capitales occidentales naturellement, mais aussi les communistes étrangers et l'ensemble des citoyens soviétiques. Même au sein du Bureau Politique pourtant soumis à Staline, des voix s'élèvent contre la signature du Traité. Staline leur précise bien qu'il s'agit d'une simple manoeuvre dilatoire. Il est vrai que l'interdiction de critiquer Hitler en URSS peut jeter rétrospectivement le trouble, mais Staline a toujours utilisé cette méthode à chaque revirement stratégique. En 1940, Trotski est assassiné au Mexique par un agent du NKVD, et cette voix alternative est définitivement réduite au silence. Il y a aussi les dispositions secrètes du Traité et le partage de l'Europe de l'Est, notamment de la Pologne, que Staline considère être un véritable danger en Ukraine. Il imagine alors pouvoir établir un vaste cordon de sécurité en Europe et pouvoir liquider préventivement les éléments qui, dans cette zone, pourront jouer contre l'URSS avec les Allemands, la fameuse cinquième colonne. Le Traité permet en outre des échanges économiques entre deux pays puissants qui se multiplient par dix. Il instaure également un échange de prisonniers : des communistes allemands et juifs sont accueillis en URSS et Staline livra également les Allemands présents dans ses frontières. L'Allemagne essaya de livrer les Polonais, Ukrainiens et Juifs présents chez elle mais l'URSS refusa. Il faut dire que Staline a changé d'opinion sur les Juifs. A l'époque léniniste et pendant les années 20, l'URSS est favorable aux Juifs, mais au moment du revirement nationaliste, un antisémitisme russe classique, non racial, refait surface. Staline en est un des parangons. Il n'ira jamais jusqu'à vouloir commettre un génocide ou des pogroms, mais instaurera un antisémitisme d'ambiance très fort dans son régime. 

En septembre 1939, l'Allemagne attaque la Pologne et la Seconde Guerre Mondiale éclate. Alors que la Grande-Bretagne et la France déclarent la guerre sans pour autant entrer sur le territoire, les Allemands ravagent la Pologne. Les Soviétiques, sous prétexte de lutter contre les nationalistes biélorusses et ukrainiens, en réalité en raison des accords secrets, entrent également en Pologne. Dans le pays, les Ukrainiens et les Juifs accueillent l'Armée Rouge avec un relatif soutien tandis que les Polonais y voient une intolérable agression. Immédiatement, Staline instaure la soviétisation de sa Pologne et décide d'éradiquer l'élite polonaise. En cela, ses objectifs sont les mêmes qu'Hitler en Pologne. Néanmoins, Staline va bien plus loin. Au départ, il se contente de déporter préventivement les colons polonais, les propriétaires terriens, les propriétaires industriels, les familles d'officiers et les Juifs en URSS. En mars 1940, néanmoins, le NKVD est chargé par Staline d'éliminer en toute discrétion 25 700 officiers de l'armée polonaise, des fonctionnaires, des universitaires, des intellectuels, des médecins, des avocats, des journalistes dans la forêt de Katyn. Ces malheureux sont enterrés dans une fosse commune et le massacre ne sera jamais découvert avant la fin de la Guerre, alors même que les autorités polonaises savent que des disparitions ont eu lieu et que Staline niera toujours son implication. Peu de temps avant, les Soviétiques étaient également entrés en Finlande. La Guerre d'Hiver est connue pour avoir été un échec de l'Armée Rouge en raison des purges. Cela est sans doute vrai et cet échec ne va pas échapper à Hitler qui perçoit là une faiblesse soviétique. Dès lors, il ne fera que sous-estimer militairement l'URSS. Une deuxième offensive finit tout de même par briser la résistance finlandaise mais au prix de nombreuses pertes. En juin 1940, la France tombe. Staline est absolument interloqué et surtout terrifié. Il estimait que la France tiendrait au moins une année. Il comprend qu'il est en train de perdre du temps et intensifie l'ingestion des territoires en Bessarabie. Il réunifie l'Ukraine et soviétise les pays baltes. Beaucoup d'entre eux se mirent donc en réaction à aimer les Allemands. La destruction systématique des élites provoqua la formation de partis nationalistes violents pro nazis, notamment l'Oun de Bandera en Ukraine. Ces derniers commençaient à s'en prendre aux Juifs en estimant que ces derniers étaient des complices de l'URSS. Très rapidement, la coopération germano-soviétique patine. En octobre 1940, l'Allemagne, l'Italie et le Japon signent le Pacte de Fer. Von Ribbentrop demande à Molotov d'y prendre part mais Staline exige pour cela l'évacuation des Allemands de Finlande, des bases dans le Bosphore, des bases à l'est de la Turquie et en Iran ainsi que des garanties face au Japon. Hitler refuse et les relations se refroidissent.

Pour autant, Staline est persuadé qu'Hitler ne l'attaquera pas. Il en est intimement convaincu. Il est certain que la guerre débutera en 1942 et qu'il lui reste presque deux ans pour se préparer. Les hiérarques soviétiques ne sont pas préparés à la guerre mentalement et surtout, l'Armée Rouge a montré des failles. Il est vrai que le budget de la défense est colossal et que l'Armée dispose de près de 17 000 avions, 7 600 chars d'assaut et de 80 000 véhicules. Tout cela n'est néanmoins pas encore suffisant et Staline fait travailler les usines à marche forcée. Les condamnations politiques repartent à la hausse et le nationalisme russe, notamment l'utilisation de l'alphabet cyrillique, est imposé partout, y compris en Asie Centrale et en Moldavie. Le peuple russe semble inquiet et l'année 1940 compte une chute drastique des mariages et des naissances, malgré l'interdiction de l'avortement en 1938. Staline prépare également disciplinairement l'armée et fait édicter un code disciplinaire d'une sévérité rare. A l'époque, Staline n'écoute pas ses conseillers. Il boit beaucoup, fait boire ses collaborateurs, les forcer à travailler la nuit et se plait à les terroriser. Aucun n'a le cran de l'affronter en face et de lui indiquer la réalité. De nombreuses informations remontent sur l'imminence de l'attaque allemande. Staline est persuadé que ces rumeurs sont diffusées par des agents secrets britanniques pour forcer l'URSS à attaquer l'Allemagne et ouvrir un second front. Zukov propose à Staline de placer par précaution des soldats soviétiques sur le front allemand dans l'hypothèse d'une attaque surprise mais Staline refuse, estimant que cela serait vu comme une provocation. Les signes avant coureur d'une invasion sont pourtant très nettes : les Ambassades allemandes sont évacuées, des déserteurs allemands informent les cadres soviétiques de l'Armée Rouge et surtout Staline sait que les armées allemandes se massent à la frontière. Jusqu'au dernier moment, Staline pense même que ces corps d'armée sont des manœuvres de rebelles allemands pour forcer Hitler à l'attaquer et créer des incidents à la frontière. Quand le 21 juin 1941 l'Opération Barberousse commence et que l'Allemagne attaque massivement l'URSS, Staline refuse d'abord de le croire et plonge dans une stupeur presque paralysante. Il s'isole dans sa Datcha, absolument paniqué par le cours des évènements, et pendant quatre jours, tout le monde patine et s'organise comme il peut pour comprendre les évènements. L'humeur est globalement au désespoir aussi bien pour le pouvoir politique que militaire. Hitler le perçoit très bien à un point tel qu'il est convaincu de gagner la guerre en quelques semaines. L'URSS semble être au bord de l'effondrement et la panique gagne les villes. Il faut aussi dire que ce nouveau front a deux particularités majeures. D'abord, il est décisif : celui qui l'emportera gagnera la guerre. Ensuite, son caractère de guerre d'extermination voulue par Hitler, contrairement à celui en Occident, brusque déjà tout le monde. Les Allemands liquident préventivement les Juifs, les commissaires politiques et les communistes. Les Slaves sont décrits comme une race inférieure de lapins et l'application de la Convention de Genève est exclue. Staline décidera par la suite de rendre coup pour coup, et le front de l'est deviendra rapidement la boucherie de la guerre. Aucune limite ni pour les uns ni pour les autres. 

La contre-offensive soviétique tarde à s'organiser et n'obtient pas de résultats probants. Malgré ses 5,5 millions de soldats et son équipement de haute volée, les Soviétiques sont intervenus trop tard et les Allemands profitent du manque d'expérience des Russes pour organiser des manœuvres d'encerclement terribles. Ces dernières marchent quasiment à tous les coups et les Allemands avancent très rapidement. Le 28 juin 1941, Minsk, la capitale biélorusse, est prise par les Nazis. Le 1er juillet 1941, Molotov, Beria, Malenkov, Kaganovic et Mikoïan vont raisonner Staline dans sa datcha. Ils réussirent à sortir de Staline de sa stupeur étonnante, la seule et unique de tout son règne. Immédiatement, celui-ci prend la parole le 3 juillet 1941 et prononce son discours de résistance resté célèbre : il y décrète l'union nationale et se réconcilie avec l'Eglise orthodoxe afin de stimuler encore cette solidarité nationale. Très vite, un Comité d'Etat de la Défense, le CED, présidé par Staline, et composé de Molotov, Malenkov, Beria, Vorosilov et Kaganovic, voit le jour. Celui-ci s'impose comme l'organisme du pouvoir et s'arroge les pouvoirs du Bureau Politique. Il nomme des plénipotentiaires à l'échelon local et gouverne par décret. Staline, Secrétaire Général et Président du CED, a le pouvoir absolu. Le rapprochement avec les Occidentaux est immédiat : un accord de coopération est signé le 12 juillet 1941 avec Londres et celui ci interdit toute paix séparée. Un accord est vite trouvé avec Washington pour que Moscou puisse bénéficier du prêt-bail et, dans la foulée, un accord tripartite voit le jour. La direction militaire est concentrée au sein de la Stavka, le QG du Haut Commandement Suprême de l'Armée Rouge, dirigé par Staline. Ce dernier réintègre dans l'Armée des anciens purgés tandis que Beria organisait des arrestations au nom de la sécurité d'Etat. Entre juillet novembre 1941, avec une rapidité et une efficacité incroyables y compris aux yeux des Allemands, le jeune Kossyguine déplace près de 1 500 usines dans 1,5 millions de wagons, soit l'équivalent économique d'une trentaine d'armée, de l'ouest vers l'est de la Russie. Plusieurs millions de personnes furent évacuées par le NKVD, d'abord les responsables du Parti et de la police politique et leurs familles, puis les officiers, les spécialistes, les ouvriers qualifiés et les jeunes mobilisables. Les Allemands, eux, sont obligés de ralentir. Halder, qui croyait détruit le noyau opérationnel de l'Armée Rouge, se rend compte qu'il s'est trompé et qu'il a sous-estimé le colosse soviétique. S'il estime que les militaires sont mal armés et mal commandés, il est troublé par le flot ininterrompu de soldats qui remplacent sans cesse les précédents tués au combat. 

Pour Staline, les choses ont mieux tourné. La Grande Guerre Patriotique voit le jour. Le 16 août 1941, le célèbre ordre 270 est donné : toute reddition sera considérée comme une trahison punie de mort. Les familles des traîtres se verront privées de rationnement. Alors que Staline montre sa sévérité, l'Armée Rouge se bat admirablement. Seuls 3 à 4 % des soldats sont des déserteurs ce qui est peu. Staline est bien obligé de s'en rendre compte et finit par adoucir la répression. Il reconnut que tous étaient courageux et les complimenta. Dans les territoires conquis par les Allemands, les nationalistes accueillirent avec joie les Allemands, notamment l'Oun ukrainien. Les Einsatzgruppen, avec le soutien de ces locaux, massacrent les Juifs et les Communistes. Quelques groupes éclairés polonais et ukrainiens répugnèrent à collaborer mais il faut bien reconnaître que les redditions furent énormes au sein de ces peuples. Les Estoniens et les Lettons, qualifiés de "matériel racial acceptable", furent également inclus avec force dans l'armée allemande. Les Lituaniens, en revanche, ainsi même que les Ukrainiens ensuite, furent moins bien traités en raison du fait qu'ils n'étaient que des Slaves. Leur opposition au communisme soviétique les poussa tout de même à soutenir les Nazis. En outre, les Ukrainiens et les Polonais, qui se vouaient une haine féroce, se préparaient à la guerre entre eux. La zone était donc sous haute tension, pleine de massacres, de pogroms, et surtout le génocide juif y était déjà exécuté avec cruauté infâme. Entre le 29 et le 30 septembre 1941, 30 000 Juifs furent tués à Babyn Jar. Le mois suivant, ce fut 60 000. Les Ukrainiens se rendirent compte bien trop tard que les Allemands les considéraient comme des Untermenschen : Kiev fut par exemple complètement affamé par les Nazis. La population de la capitale ukrainienne passa de 900 000 en 1941 à 220 000 en 1942. Himmler fit fermer les hautes écoles ukrainiennes pour casser l'instruction et faire des Ukrainiens des esclaves. Il refusa de démanteler les kolkhozes et arrêta même l'instruction religieuse. Ce fut une erreur stratégique allemande parce que les Soviétiques en profitèrent pour former des troupes de partisans dans les zones marécageuses de Biélorussie et d'Ukraine septentrionale. Ces groupes tinrent occupées 10 % des forces allemandes. Irrités, les Allemands se retournèrent contre les populations civiles. Très vite, la majorité de la population ukrainienne passa dans le camp soviétique. Les Juifs, eux, purent vivre un véritable réveil national. Staline abandonna son antisémitisme et permit la création du Comité Juif Antifasciste. En URSS, les citoyens soviétiques d'origine allemande furent déportés par trois vagues entre 1941 et 1944 au Kazakhstan. Les Finlandais subirent le même sort. Les Anglais réussirent néanmoins à sauver les Polonais qui furent expédiés à Londres. Toutefois, le changement stratégique des Allemands sur le sud du front est permit la reprise de l'avancée allemande. Zukov avait de nouveau vu clair au jeu de l'armée allemande mais Staline ne l'écouta pas de nouveau. 600 000 hommes furent perdus d'un coup d'un seul. L'Ukraine tombe cette fois complètement et beaucoup changèrent de nouveau de camp. Staline perdit désormais tout respect pour ce pays et les conséquences qui en suivraient furent terribles. Néanmoins, Halder est conscient que le front de l'est va devenir un véritable bourbier. Les Allemands ont perdu 750 000 hommes, soit près d'un quart de ses effectifs initiaux. Si les Allemands s'approchent de Léningrad et de Moscou, ils sont épuisés. Trois grands fronts commencent à voir le jour : celui se dirigeant au nord à Léningrad, celui se dirigeant vers Moscou, et celui se dirigeant vers le sud de l'URSS via l'Ukraine. 

A Léningrad, Zukov organise la résistance. Un long siège qui durera tout l'hiver 1941-1942 va terroriser la ville et conduire à une terrible famine. Les choses vont très mal en URSS et l'optimisme de la contre-offensive initiale a disparu. L'armée a perdu 2 750 000 hommes. Elle est prête à craquer psychologiquement. Dans la nuit du 15 au 16 octobre 1941, les Allemands sont à Borodino à 125 kilomètres de Moscou. La ville est au bord de l'insurrection, d'autant que beaucoup croient que les autorités sont en train de fuir. La police politique est contrainte d'évacuer les diplomates étrangers et une partie du Gouvernement à Samara. Les magasins sont pillés, les rues bloquées par des voitures et des colonnes de fuyards sont visibles partout. Quand le peuple se rendit compte que Staline était resté à Moscou, les choses se calmèrent un peu. Paradoxalement, les Soviétiques résistèrent admirablement. Il faut dire que ces derniers ont un certain mental en raison de la terreur déjà subie auparavant. Plus que cela, les Soviétiques trouvèrent un sens à la défense de la patrie. Quand le prêt bail est étendu à l'URSS par Roosevelt, l'URSS respire. L'espionnage soviétique à Tokyo permit également aux Soviétiques d'amener des troupes sibériennes sur le front allemand et surtout, l'URSS prit l'ascendant aérien. Staline commençait à comprendre que s'il reprenait l'ascendant général, il pourrait reconstituer l'intégrité des territoires de l'ancien Empire Russe en Pologne et jusqu'en Prusse. Il souhaitait également placer des bases en Roumanie, en Bulgarie et en Finlande. En décembre 1941, les Etats-Unis sont contraints d'entrer officiellement en guerre. L'Italie fasciste perd la bataille en Afrique du Nord ce qui pousse Hitler à y envoyer des troupes. Staline réussit à enfoncer le front et gagna 150 à 300 kilomètres. C'est un énorme coup dur pour la Wehrmacht qui perd des milliers d'hommes et de chars, de canons et de véhicules. L'URSS reprend espoir même si elle a perdu 40 % de sa population, 60 % de ses ressources en terme de charbon, d'acier de fonte, ainsi que 40 % de ses céréales, toujours aux mains des Nazis. Très fragilisée économiquement et alimentairement, les premiers de mois de 1942 furent difficiles pour les Soviétiques. Le 26 décembre 1941, Staline avait militarisé les ouvriers, aboli les congés, introduit le travail supplémentaire obligatoire. L'abandon de poste devient assimilé à une désertion et est donc puni de mort. Une véritable conscription des travailleurs de trois millions de personnes est organisée pour fournir de la main d'œuvre aux usines et aux chantiers. 600 000 détenus des goulags furent envoyés au front et dans les usines. Néanmoins, Staline fit aussi des erreurs, à chaque fois contre l'avis de Zukov. Il voulut de manière ambitieuse mener dix ripostes partout sur le front, y compris à Léningrad. Toutes échouèrent. 2,3 millions de nouvelles pertes eurent lieu et les Allemands reprirent confiance. Hitler décide contre l'avis de son état major de diviser son front sud en deux. Le groupe A se dirige vers la ville de Stalingrad et le deuxième en Crimée. Hitler souhaite profite de la fin de l'hiver pour rapidement achever l'URSS. 

Staline souhaitait également lancer une grande offensive en été. L'URSS a en plus obtenu des Américains la livraison de 16 convois avec 3 000 avions, 4 000 chars d'assaut, 30 000 automobiles et des millions de tonnes de nourriture. Néanmoins, Staline perd de nouveau quatre armées à Kharkov et en devint furieux. Désormais, il laissa son commandement militaire agir en autonomie et notamment Zukov qui avait eu raison à chaque fois. Staline eut la sagesse de finalement le reconnaître. En juillet 1942, les Allemands continuèrent à prendre un très grand avantage et Rostov fut prise. La nouvelle du franchissement par la Wehrmacht du Don provoqua une deuxième grande vague de panique en URSS. La discipline s'effondra, la retraite se fit en désordre et les désertions augmentèrent, ainsi même que les automutilations. En septembre 1942, les Allemands diffusent un appel du Général Vlasov, capturé en juillet, appelant à renverser Staline. 4 millions de réfugiés sont sur les routes. Cette fois ci, Staline réagit encore plus mal. L'ordre 27 du 28 juillet 1942, surnommé "Plus un pas en arrière", permit la création de bataillons disciplinaires destinés à abattre les soldats qui reculaient. Staline exige la réception de rapports pour contrôler l'application de ces exécutions. Plus de la moitié des 157 000 soldats condamnés à mort pendant la Guerre le furent entre 1941 et 1942. Le NKVD fusilla également des prétendus espions politiques, 90 000 traitres, 126 000 déserteurs et 251 000 objecteurs de conscience. En 1942, la justice soviétique condamna 3,4 millions de personnes. La Section agitation et propagande du Comité Central lança en août l'idée de la pureté de l'art russe pour nettoyer les institutions culturelles des non russes, particulièrement de l'influence des Juifs. Plus que jamais, l'URSS fit l'éloge de l'histoire traditionnelle russe et de certains de ses tsars. Toutefois, il faut nuancer, car pour la première fois, Staline comprend que la terreur seule ne suffit pas. Il institue l'autonomie des militaires et met à l'honneur Zukov. Ensemble, ils élaborent l'opération militaire de Stalingrad. La bas, c'est la panique et la bataille y fait rage. Les Allemands, eux aussi interdits de reculer, s'enlisent dans la ville. Malgré une misère noire, les Soviétiques réussirent à prendre Stalingrad. En novembre 1942, Stalingrad est encerclée et les Allemands de Paulus exécutés. Partout, le cours de la guerre se renverse. Rommel est battu à Al Alamein et Eisenhower est en Afrique du Nord. Pendant longtemps, Staline ne comprenait pas pour quelles raisons les Anglo-Américains refusaient d'ouvrir un second front en Europe. Néanmoins, le débarquement des Alliés en Afrique du Nord le rassurent un peu sans vraiment le convaincre. Hitler renforce les défenses européennes et même s'il commence à refluer, la guerre n'est pas encore gagnée. En dix huit mois de guerre, les Soviétiques ont perdu 11 millions d'hommes. Les Allemands, eux, n'en ont perdu qu'un. Mais, pour eux, c'est une catastrophe. L'immensité russe, le gel, les aides américaines, la force de résistance du peuple soviétique, la hargne de Staline et l'autonomie des généraux ont eu raison des offensives allemandes. Désormais, les Soviétiques ont la main. Ce sont eux qui mènent l'offensive. L'important pour Staline est que les Occidentaux fassent de même. 

Dans les zones contrôlées par les Allemands, la collaboration est colossale. 700 000 à 900 000 personnes sont devenues des auxiliaires civils et militaires, soit parce qu'ils ont pris le pouvoir dans des localités, soit par haine du régime communiste, soit par antisémitisme, soit par intérêt. Certains, les Hilfswilliger, à peu près 500 000, souvent des anciens prisonniers de guerre, ont été inclus dans l'armée allemande. D'autres, 200 000, travaillent dans la police et l'administratif. Les autres sont des volontaires avides de sang qui participent à la Shoah. Chez les Estoniens et les Lettons, des corps de SS ont été fondés par les Allemands. Chez les Lituaniens eux-mêmes, 12 000 hommes sont intégrés dans l'armée. La Wehrmacht a recruté des Caucasiens, des Géorgiens, des Azéris, des Tchétchènes, des Tatars, des Arméniens et des Kalmouks. En 1943, les Allemands ont appris la leçon et ont fondé une division SS d'Ukrainiens soutenue par les nationalistes et l'Eglise uniate. En URSS, malgré la reprise, la population va mal. La forte mortalité, notamment infantile, une baisse des naissances, des mariages et une augmentation importante de la délinquance juvénile, des marginaux, des alcooliques pourrissaient l'ambiance. Néanmoins, quelque chose se produisait dans l'armée. Les soldats étaient pris d'une sorte d'ivresse nationaliste et d'une haine féroce des Allemands. Tous chantaient les louanges de Staline, une forme de nouveau tsar, qui réouvre massivement les Eglises et continue de renforcer le nationalisme. Beaucoup nourrissent l'espoir qu'une fois la guerre terminée, Staline les récompensera en abolissant les kolkhozes et en réintroduisant la NEP. Le 13 avril 1943, Goebbels annonce la découverte des fosses de Katyn alors que le vent à poupe. Cela jette un vent plus que glacial à Londres et chez les Polonais qui s'étaient pourtant rapprochés de Staline. Sikorski, chef du Gouvernement Provisoire de Pologne exilé à Londres, demande des explications à Staline ainsi que l'établissement d'une commission d'enquête. Staline rompt les relations diplomatiques et nomme un gouvernement provisoire communiste polonais de concurrence. Churchill comprend immédiatement que Staline a des ambitions d'annexion et tente d'ouvrir un front dans les Balkans afin d'atteindre la Pologne avant l'Armée Rouge. Mais Roosevelt se moque bien de la Pologne et apprécie Staline. Les deux pays, les Etats-Unis et l'URSS, toutes les deux des puissances gigantesques et anticolonialistes, se trouvent des points communs. A côté d'elles, le Royaume Uni semble bien petit, une puissance d'hier. Alors que Roosevelt lance le projet Manhattan, Staline fait de même et la course à la bombe atomique est lancée. L'échec de l'offensive allemande à Koursk signe la victoire soviétique à l'est. Néanmoins, le débarquement des Anglo-Américains en Sicile inquiète Staline qui est persuadé que c'est une stratégie pour accéder aux Balkans. Très vite, il devient nécessaire pour Staline de prévoir l'après, et de prévoir les futures frontières. 

Molotov et Litvinov jouent de toutes les stratégies pour proposer un projet solide de dessin des frontières. Il fallait se préserver des servitudes militaires en Finlande, en Roumanie et dans les détroits. Plusieurs îles japonaises devront être annexées. L'Allemagne devait être contrôlée, divisée et occupée. Il fallait également faire obstacle à la reconstruction de la France et y placer, ainsi qu'en Tchécoslovaquie, en Belgique et en Scandinavie, des fronts populaires aux mains des résistants communistes. Lors de la Conférence de Téhéran, Staline réussit à manipuler Roosevelt et contrecarre Churchill. Il obtient l'ouverture d'un second front en France et non dans les Balkans. Churchill est bien obligé de s'incliner, d'autant plus que Staline monte Roosevelt contre le Royaume-Uni colonialiste. Comble d'ironie : Staline réussit même à faire reconnaître la ligne Curzon comme frontière entre l'URSS et la Pologne, soit la même que celle prévue par le Pacte Germano-Soviétique de 1939. En réalité, Staline veut décaler la Pologne vers l'ouest afin d'y inclure des terres allemandes. Roosevelt consent. Petit à petit, l'URSS s'approche dangereusement de l'Allemagne. Le Groupe d'Armée Centre est vaincu par l'Armée Rouge et alors que l'Ukraine est libérée, Staline se venge et envoie sur le front de nombreux jeunes ukrainiens. Il dira : "Rien ne saurait être pardonné à personne". En Crimée, la même politique de responsabilité collective est appliquée et tous les Tatars sont déportés et remplacés par des Slaves. Toutes les nationalités suspectes sont punies : les Grecs, les Arméniens, les Bulgares, les Roumains, les Iraniens et les Italiens. Quand les Soviétiques atteignent la Vistule, Staline décide de solder à sa manière le problème polonais. Il laisse les Nazis massacrer les habitants de Varsovie afin de briser définitivement le projet de Churchill d'imposer Sikorski à la tête de la Pologne. Hitler et Himmler jouent le tout pour le tout et nomment un Gouvernement Provisoire Russe avec à sa tête le Général Vlasov. Ils créent même dix divisions russes dans la Wehrmacht, sans grand succès. Le Débarquement de Normandie et les victoires décisives soviétiques en 1944 rebattent les cartes et Eden et Staline doivent négocier sur leurs zones d'influence dans les Balkans. Le Royaume Uni a compris la leçon et ne veut plus réitérer l'erreur polonaise. Eden décide cette fois de court circuiter Roosevelt, trop favorable à Staline. Les Roumains seront sous influence soviétique et les Grecs seront sous influence britannique. En Pologne, en revanche, les communistes prennent le pouvoir avec le soutien de l'Armée Rouge qui conditionne son aide à condition d'un respect strict des consignes de Moscou. Staline, décidément bien chanceux, put compter sur le soutien de Roosevelt et du Vice-Président Wallace sur le sort de l'Allemagne. Staline accepta en remerciement la création des Nations Unies et que son siège soit fixé à New York. Alors que la libération a lieu, les nationalistes ukrainiens tentent de recréer des Etats et l'URSS liquide avec brutalité l'ensemble de ces partis et groupuscules. Le 12 janvier 1945, Staline franchit la Vistule. Les Soviétiques parcoururent 400 kilomètres en quelques jours et atteignirent l'Oder fin janvier puis la Prusse Orientale en février. 

A ce moment là, la Conférence de Yalta a lieu. Roosevelt, Staline et Churchill se réunissent pour discuter des derniers détails. Churchill s'est préparé à lutter au maximum. Staline manoeuvre encore une fois avec talent en séduisant les Américains. Il valide les accords de Bretton Woods et la conférence de Dumbarton Oaks sur les Nations Unies. En échange, Roosevelt accepte de laisser les mains libres à Staline en Europe, à condition que les Etats-Unis puissent s'occuper de l'Asie. Le décalage de Pologne est officiellement validé et le partage de l'Allemagne est institué. Churchill réussit à assurer à la France une place au Conseil de Sécurité de l'ONU et une zone d'occupation en Allemagne, à condition qu'elle n'entame pas la place des Soviétiques. Churchill a compris qu'il avait besoin du soutien de cette puissance coloniale face au poids immense des Etats-Unis et de l'URSS. Le 12 avril 1945, Roosevelt décéda et Truman devint Président. Contrairement à son prédécesseur, Truman n'aime pas l'URSS et méprise Staline. Hitler espère même pouvoir espérer sur le soutien de Truman mais cela n'arrive pas. Alors que Staline comprend que Truman est plus sensible que Roosevelt à la question polonaise, il lance une offensive communiste en Yougoslavie et attaque Berlin. L'ensemble de l'Europe de l'est et de ses villes sont aux mains de l'Armée Rouge. Il faut également rapatrier de nombreux soldats qui ont fraternisé avec les Anglo-Américains et ont vu le monde capitaliste dans toute sa réalité et sa prospérité. Les anciens prisonniers de guerre soviétiques furent envoyés au goulag pour trahison et Staline chercha à reprendre en main le pays. Le 8 mai 1945, une immense fête de la victoire et de la libération est organisée à Moscou. Le 24 mai, Staline rend hommage au peuple russe avec sincérité et laisse entendre par calcul que des récompenses seront accordées aux citoyens. Le 24 juin 1945, une grandiose célébration est organisée sur la Place Rouge et Zukov ainsi que Rokossovki montaient des chevaux. L'URSS est devenue la deuxième puissance mondiale et dispose dans le monde d'une auréole grandiose de libération et de lutte contre le fascisme. Staline est au sommet de son pouvoir. Tout cela ne cache pas les grandes failles de cet Etat bureaucratique et violent. Mais, désormais, le monde communiste a vu l'extérieur et Staline doit également gérer un immense Empire et contrôler les autres pays communistes. D'une certaine façon, Staline est devenu un Empereur Russe comme un autre.


LE DESPOTE ET SON EMPIRE (1945-1953). 


Après la grande victoire, l'URSS est plus puissante que jamais. Néanmoins, le nouveau pacte conclu entre Staline et le peuple repose sur un mensonge et sur une incompréhension d'ampleur. Staline est convaincu que sa victoire repose sur sa politique répressive, sur la collectivisation, Katyn et les grandes purges. Pour le peuple, en revanche, qui aime profondément son dictateur, tout est très différent. Ils estiment avoir combattu avec courage et qu'ils seront récompensés par Staline par des mesures libérales. Cet espoir est partagé par l'ensemble des cadres du régime qui, pour autant, restent d'une fidélité absolue à Staline. Ce dernier a soixante-sept ans. Commandant suprême des armées, chef du Comité d'Etat de la Défense, Secrétaire Général et désormais officiel Chef de Gouvernement de l'URSS, il dispose de tous les leviers du pouvoir et a mis en place un gouvernement technocratique reposant sur la bureaucratie. Quatre hommes sont ses plus proches : Molotov, Mikoïan, Malenkov et Beria. Le Comité Central ne se réunira presque plus jamais, à peine trois fois jusque 1953, et le Bureau Politique uniquement deux fois. Les partis communistes occidentaux, extrêmement puissants, surtout en France et en Italie, participent aux gouvernements. L'opinion publique en Occident et dans le Tiers-Monde est totalement du côté de l'URSS. Même les travaillistes anglais appliquent en partie le programme des communistes. Il semblerait que Staline n'ait pas compris tout de suite qu'il avait le moyen d'implanter des Etats communistes partout dans le monde, trop obnubilé par l'Europe Centrale et son inquiétude vis-à-vis des Etats-Unis de Truman. Ainsi, Staline méprisera Mao, insultera Nasser de réactionnaire et qualifia Gandhi et Nehru d'agents secrets anglais. Son objectif est de soumettre les régimes communistes de l'est de l'Europe tout en leur permettant d'asseoir leur autorité dans les pays nouvellement communistes. Staline voit bien que le danger est grand de voir les bourgeoisies résister. Il commence par déporter toutes les minorités nationales dans leurs pays respectifs afin d'éviter les tensions communautaires. Par exception, deux fédérations virent le jour : la Bulgarie et puis la Yougoslavie. Benes en Tchécoslovaquie et Gomulka en Pologne appliquèrent strictement la politique stalinienne dans leurs pays. Dans les autres pays, les choses furent plus compliquées, particulièrement en Hongrie et en Finlande. Quant à la Yougoslavie, le Maréchal Tito, lui, désobéit purement et simplement. Staline ne réagit pas mal d'emblée à cette désobéissance car il savait que Tito admirait profondément l'URSS et que la zone était particulièrement explosive. Staline imposa toutefois, ce qui n'aida pas à rendre populaires les gouvernements communistes d'Europe de l'Est, des échanges économiques inégaux, particulièrement à l'Allemagne de l'est. Il capta notamment les aides américaines qu'il détourna et vola les études scientifiques allemandes, polonaises, tchèques et hongroises. 

L'URSS déplore 15 millions de morts, peut-être 27 millions dans les études les plus pessimistes. Un grand écart démographique en faveur des femmes pose de nombreuses questions. Néanmoins, comme en Europe occidentale, un boom démographique va petit à petit voir le jour. Les failles de l'URSS existent toujours et les inégalités d'approvisionnement entre les villes continuent à persister. Moscou et Léningrad, les villes vitrines de l'URSS pour les Occidentaux, ne manquent de rien. Les villes héroïnes sont la deuxième catégorie et les autres, classées dans la troisième catégorie, ne reçoivent que des pommes de terre et du pain, mais pas de viande, de légumes et de lait. La hiérarchie sociale stalinienne s'est maintenue. Au sommet, les postes les plus importants sont occupés par 43 000 personnes dont 4 800 sont vraiment essentiels. Ils nécessitent la validation du Comité Central et, après 1945, ils forment des Ministères, espérant une forme de normalisation de leur condition. Néanmoins, Staline continue à faire régner la terreur et ne cessera jamais sa politique de purges régulières. Ainsi, Staline n'hésite pas à s'en prendre aux épouses de Molotov et de Kalinine. Au deuxième niveau, on trouve 150 000 personnes à des postes intermédiaires présents dans les Ministères. Au troisième niveau, il s'agit d'une petite bureaucratie urbaine locale dont beaucoup d'officiers de la Seconde Guerre Mondiale firent vite partie. Ils étaient quant à eux à l'abri des purges mais surveillés constamment. Le Parti Communiste disposait de 5,7 millions de membres mais une forme de normalisation institutionnelle lui fit perdre petit à petit son pouvoir. Le Parti n'aura de cesse que d'essayer de retrouver sa suprématie et de se réorganiser. La pauvreté était très forte : des milliers de familles vivaient dans des trous creusés à même le sol, souffrant de la faim, du froid, de l'avitaminose et de diverses maladies. Dans les campagnes, les kolkhozes existent toujours et malheureusement, ils ne furent pas dissous. Enormément de prisonniers du goulag continuaient à souffrir le martyr et beaucoup d'étrangers y travaillaient encore. Partout, le brigandage augmentait ainsi que la débrouillardise et la corruption. En d'autres termes, les chantiers internes sont nombreux et toutes les couches de la société espèrent l'intervention rapide de Staline. 

Après la victoire, les effectifs de l'Armée Rouge passèrent de 11 millions à 3 millions. Les dépenses militaires baissèrent mécaniquement et du lest est lâché. Les vacances sont timidement rétablies et quelques taxes sont supprimées. Pourtant, le pays est déstabilisé : des millions d'hommes rentrent chez eux ainsi que de nombreuses personnes évacuées à l'est avec les usines. Toutefois, Staline ne souhaite pas déménager les usines de l'est de l'URSS et y maintient beaucoup d'ouvriers ce qui nourrit un sentiment de victoire volée et déçue. La répression fut très grande car, en 1945 et en 1946, 2 millions de personnes furent condamnées pour des faits divers comme le vol. Les habitants des territoires reconquis, les millions de prisonniers de guerre, les civils déportés en Allemagne pour STO et les fuyards rendus par les Alliés en furent les principales victimes. Tous les prisonniers de guerre étaient filtrés dans des camps spéciaux. Beaucoup retournèrent chez eux mais d'autres furent placés dans des bataillons de la reconstruction et ils étaient souvent composés de hongrois, d'italiens, de roumains et d'allemands. La population des Goulags changea de typologie : on y trouvait désormais massivement des nationalistes baltes et ukrainiens, des vlasovistes et des brigands. La productivité du Goulag chuta beaucoup et il en allait de même pour les villages à peuplement spécial dans lesquels vivaient de nombreux Allemands, Tchétchènes, Ingouches, Tatars, Bulgares, Grecs et Ukrainiens. Beaucoup commençaient à vouloir réformer le système mais pas Staline qui se focalisait sur la situation internationale. Il créa à ce titre une Commission permanente du Bureau Politique pour les Affaires Etrangères dont il prit bien sûr la tête. La Conférence de Potsdam avait permis de s'assurer que les nouvelles frontières allemandes et polonaises furent validées conformément à ses visées. Néanmoins, l'explosion des bombes atomiques américaines à Nagasaki et à Hiroshima en juillet 1945 changea le rapport de force. Staline ne pouvait imaginer affronter les Etats-Unis de front car ils disposaient de la suprématie en armement. L'utilisation de la bombe atomique le chagrina d'autant plus qu'il aurait souhaité que les Américains restassent occupés en Asie pour continuer à agir en Europe. Staline intensifia les recherches sur la bombe atomique en créant des Comités d'Etat "pour le problème numéro 1". Avec l'aide de la communauté scientifique internationale, aux informations fournies par les scientifiques communistes, aux matériaux et minéraux allemands, des villes fermées et secrètes virent le jour en URSS et la première réaction nucléaire contrôlée eut lieu en 1946. La bombe atomique était donc en bonne voie de création. 

La Guerre Froide commençait à voir le jour. Les tensions entre Staline et Truman étaient très sérieuses. La question polonaise avait déjà tendu les deux puissances. La première friction d'importance eut lieu en Turquie. Des communistes présents dans le nord de l'Iran, majoritairement des Kurdes et des Azéris, avaient fondé un Etat indépendant : le Kurdistan. Les Turcs en appelèrent aux Anglais et aux Américains qui intervinrent pour réprimer les Communistes. Staline ne put empêcher cette répression et s'en prit violemment à Molotov qu'il humilia publiquement. La police politique dirigée désormais par Abakumov fut chargée de traquer les traîtres. En effet, Staline, en application du Traité de Yalta, dut évacuer l'Iran et des millions de Kurdes fuirent en Ouzbékistan. L'autre friction eut lieu à cause de Tito qui valida le fédéralisme yougoslave centré sur Belgrade. Staline avait validé l'annexion de l'Albanie mais Tito pousse à la reprise de la Guerre Civile en Grèce pourtant laissée logiquement aux Anglais. Truman fit comprendre qu'il était prêt à attaquer l'URSS. Staline est obligé d'apaiser les choses, en raison de l'absence de bombe atomique dans son arsenal. De ce fait, Staline relance une période d'accumulation dans l'URSS et met le paquet sur les investissements dans l'industrie militaire et lourde. L'atome, les missiles, la technologie du radar et de l'électronique étaient les plus financés. Staline souhaitait également se reposer sur un travail semi forcé des détenus du Goulag, des peuples déportés, des personnes libérées des camps, des millions de travailleurs mobilisés durant la guerre, de quatre millions de jeunes gens assignés pendant quatre ans aux usines et aux mines. Entre 1945 et 1953, les ouvriers passent de 8 à 14 millions de personnes, ce qui est colossal, couronnant la puissance industrielle de l'URSS. Plus tragique, la pression sur les kolkhozes se fait plus intense. En 1946, Staline s'attaque aux terres volées aux kolkhozes par les paysans voulant agrandir leurs potagers. A cette occasion, Staline se fâcha avec Mikoïan pour son impréparation sur la question des vols champêtres. Quelques épisodes de famines apparurent en Moldavie, à Koursk, à Voronej, à Tambov et en Ukraine. Néanmoins, le nombre de morts fut quatre fois moins élevé que pour les épisodes de 1932-1933 en raison de la présence des lopins individuels. Staline continue à se radicaliser dans sa dérive nationaliste et la lutte contre l'art cosmopolite se fait plus rude. Le despote fait l'éloge d'Ivan le Terrible et de l'Ancien Régime tout en soutenant de plus en plus l'orthodoxie. Pourtant, Staline a conscience que trop jouer avec le nationalisme russe peut, par un effet de miroir, avoir comme effet de réveiller les nationalismes internes. Les Juifs vont subir ce retour de bâton. Des contrôles de loyauté à l'encontre des scientifiques juifs sont instaurés et le Comité Juif Antifasciste est attaqué par les idéologues du régime. Des véritables délires antisémites fleurirent dans les écrits des idéologues du régime sans que cela ne soit véritablement exporté chez les Communistes étrangers. Cette idéologie trouvera son apogée lors de la fondation de l'Etat d'Israël en 1948 en Palestine. 

En 1947, le Président Truman officialisa sa doctrine de l'endiguement. Il convenait pour Truman d'empêcher le communisme de se développer en dehors de sa zone d'influence. Staline réagit par des lois xénophobes. Il interdit le mariage entre un citoyen soviétique et un étranger. Des tribunaux d'honneur sont mis en place afin de défendre le patriotisme soviétique et combattre la servilité de certains Soviétiques envers l'Occident. De la même manière, Staline généralise la pratique du secret d'Etat ce qui pose un problème en terme de transmission des informations dans l'URSS mais vise clairement les Américains. Très vite, néanmoins, Staline perd l'initiative et Tito, malgré l'interdiction de l'URSS, intervient dans la Guerre Civile grecque. En 1948, les Etats-Unis proposent un vaste plan d'investissement, le Plan Marshall, à l'égard de l'ensemble des pays volontaires. Staline voit cela à raison comme une provocation. Pire encore, la Pologne, la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie et la Hongrie demandent d'y participer et Staline en devint encore plus furieux. Il comprenait bien que les Etats-Unis cherchaient à bâtir un immense empire industriel mondial et à monter les communistes les uns contre les autres. Dès le mois de septembre 1947, Staline avait pourtant mis en place un Kominform, un bureau de coordination entre Moscou et les pouvoirs communistes d'Europe orientale. Staline mit donc tout le monde au pas de manière brutale. Aucun pays ne fut autorisé à adopter leur propre modèle et le régime soviétique fut imposé partout, quitte à abattre l'ensemble des résistants. A l'inverse, en 1948, Staline change de position en Ukraine. Il décide d'y assouplir sa politique et nomme Nikita Khrouchtchev comme Secrétaire du Parti. Ce dernier adoucira considérablement la rigueur de l'Etat soviétique. Globalement, 1948 fut l'année de la stabilisation. Les prix baissaient, les dispositions pénales économiques furent abolies, les conditions de vie s'améliorèrent et une réforme monétaire réduisit les privilèges de la nomenklatura. Néanmoins, Staline se refusait à supprimer les kolkhozes et continuaient d'envoyer les paysans qui menaient un style de vie parasitaire dans les camps. Tous ces succès économiques, notamment l'augmentation du rendement des kolkhozes, conduisirent Staline à passer du socialisme au communisme. Les objectifs de planification augmentèrent et une phase de croissance économique gigantesque commençait. Le plan le plus ambitieux et le plus impressionnant fut celui de transformation de la nature pour créer huit bandes forestières de mille kilomètres afin de protéger les terrains agricoles arides du sud est du pays. Des bassins artificiels devaient également être créés. En Asie Centrale, des énormes systèmes d'irrigation avaient été construits et beaucoup de familles furent déplacés de force sur ces nouvelles terres cultivables. Il faut inscrire cette politique dans un vaste délire mondial de transformer la nature de manière radicale. Ce fut l'époque des grands chantiers du communisme. 

Entre 1948 et 1949, la guerre froide commençait. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France décidèrent de fusionner leurs trois zones d'occupation pour fonder la République Fédérale Allemande. Les Soviétiques refusèrent complètement cette idée et ripostèrent en organisant un coup d'Etat en Tchécoslovaquie. Le 24 mai 1948, Staline ordonne le blocus de Berlin enclavé dans la zone d'occupation soviétique. Les Américains mirent en place un couloir aérien entre la RFA et Berlin pour ravitailler la population. Le monde est au bord de la guerre. L'URSS envisagea sérieusement d'abattre les avions américains mais Staline savait qu'une guerre ne pouvait pas intervenir à ce stade en raison de l'existence de la bombe atomique américaine. Staline aggrava encore son rejet de la culture occidentale et des "goûts dégénérés d'une poignée d'esthètes individualistes fascinés par l'Occident". Pour affirmer cela, Staline fête les 500 ans du Patriarcat de Moscou en 1949, histoire de bien affirmer que le nouvel affrontement est bien celui. Pour les Juifs également, la situation se dégrade. De nombreuses arrestations frappèrent les Juifs et Solomon Mikhoels, le fondateur du CJA, était assassiné à coup de marteau en 1948 à Minsk. Après la fondation de l'Etat d'Israël en 1948, le Comité Juif Antifasciste, catégorisé comme soutien, fut de nouveau dans l'œil du cyclone. En novembre, le Comité est définitivement dissous. De nombreux auteurs juifs sont traqués et arrêtés. Molotov est contraint de divorcer et sa femme, juive, est condamnée à cinq années de camp. Le monde de la culture soviétique impose des quotas de Juifs, n'hésite pas à en licencier un certain nombre, sauf peut-être chez les physiciens, bien inutiles dans la course atomique. Staline semble sincèrement persuadé de la pertinence de son antisémitisme et insinue devant Khrouchtchev qui le rapporte que les ouvriers russes devraient bastonner les chefs d'industrie juifs. L'émergence d'un vrai chauvinisme russe à ce point tel trouve son apogée et l'hypocrisie internationale est terrible. En effet, alors que les Soviétiques font mine à l'étranger de soutenir les Juifs en distribuant un Prix Staline aux plus méritants, la situation est véritablement dégradée en URSS. Dans le bloc socialiste, Tito continuait d'affirmer son indépendance. Le point de non retour intervient fin 1948 et la Yougoslavie est exclue du Kominform en juillet de cette année. Sa volonté d'influer dans les affaires grecques, le fédéralisme et le refus de Tito de demander l'autorisation de Moscou avaient rendu impossible son maintien. Staline ne réussit pas à défaire Tito ou à le faire assassiner et finit par s'en accommoder, la mort dans l'âme. Fin d'année 1949, Moscou crée la République Démocratique d'Allemagne dans sa zone d'occupation. Le 1er octobre 1949, la République Populaire de Chine est proclamée. L'un des pays les plus peuplés du monde bascule dans le communisme et l'URSS y voit un succès international indéniable. Mao est invité à Moscou pour les 70 ans de Staline et des traités économiques sont passés entre les deux pays. Néanmoins, ce succès n'était pas tout à fait similaire en Europe. Si l'URSS avait su diminuer de moitié les réparations dues par la Hongrie et la Roumanie, elle fonde une association économique, la CAEM, pour chapeauter les politiques européennes économiques. Les régimes sont très fragilisés en interne par leurs politiques de collectivisation et d'industrialisation forcée ce qui causent des mouvements sociaux. Loin d'être conciliante, l'URSS fait exécuter les ministres du commerce extérieur bulgare et tchécoslovaque pour bien faire comprendre qu'elle est la véritable décideuse. Partout, en Ukraine comme dans les pays baltes, les politiques de collectivisation battaient leurs pleins et Staline ne semblait pas avoir tiré des leçons de son exercice du pouvoir. 

Comble de l'ironie : les campagnes soviétiques connaissent une mauvaise récolte en 1949. Les collectes obligatoires ne sont pas suffisantes pour nourrir le monde urbain en croissance qui croyait dur comme fer en la légitimité de son système économique. Fin d'année 1949, Khrouchtchev, qui gagnait en popularité, est appelé à Moscou pour assurer la direction de l'agriculture soviétique. Il faut dire qu'à l'époque, Staline avait de nouveau monté un faux complot soi-disant porté par les Léningradois. Des places se libéraient donc naturellement. Staline nécessitait en outre de faire monter Khrouchtchev pour créer un équilibre avec le pouvoir de Beria et Mikoïan. Staline aimait diviser pour mieux régner. Nikita Khrouchtchev imagina un système soviétique fondé sur des agrovilles permettant de strictement séparer les lieux d'habitation des paysans de leurs lieux de travail afin de s'assurer de la survie de la collectivisation. Staline réprouva le projet qu'il qualifia d'aventurisme de gauche et d'élucubration. Néanmoins, Khrouchtchev, qui croyait qu'il allait être exécuté, est maintenu à son poste par Staline qui ne le punit pas. Néanmoins, Staline lui fit imposer une politique de pression sur les campagnes que ce soit en argent, en nature ou en travail. La production agricole par tête s'était effondrée et des poches de famine apparurent en Asie Centrale. Entre 1946 et 1953, douze millions de paysans fuirent de nouveau les campagnes. De manière générale, dans tous les domaines internes, concernant la paysannerie, la répression politique et le monde concentrationnaire, les élites dirigeantes prenaient conscience que Staline était un problème et que ses solutions n'étaient plus adaptées à l'époque. Tous désiraient pouvoir réformer le pays mais ne le purent tant que Staline vivait et continuait à imposer la terreur. Tout le monde craignait le despote et ce qu'il pouvait réaliser, surtout après l'affaire de Léningrad. Khrouchtchev lui-même qualifiait Staline de psychopathe. Mais ce petit monde critiqua également la politique extérieure de Staline et notamment sa volonté d'engager l'URSS dans la guerre contre les Etats-Unis. L'affaire coréenne finit de les inquiéter considérablement. Kim Il-sung avait sollicité de la part de Staline, en 1949, une autorisation pour envahir son propre pays, la Corée. Staline estimait que les Etats-Unis n'interviendraient sans doute pas en Corée en ce sens que ce pays n'était pas vraiment dans leur zone d'influence. Staline accepta donc à la requête de Kim Il-Sung à condition que Mao puisse valider également l'opération. Ce dernier accepta avec avidité et Kim Il-Sung attaqua et occupa bientôt l'intégrité de la Corée. Néanmoins, les Américains de MacArthur interviennent immédiatement sous mandat de l'ONU. Staline avait refusé de mettre son veto pour éviter de trop se mouiller. Staline commençait à envisager de soutenir les Coréens du Nord mais il fut devancé par Mao qui entra très sincèrement dans la guerre. Staline, qui ne voulait pas rester sur la réserve, réunit en 1951 l'ensemble des dirigeants de l'ensemble de l'Europe de l'est qui n'étaient pas emballés par l'idée de l'entrée en guerre. On comprend dans quelle mesure les dirigeants soviétiques commençaient à s'inquiéter d'autant plus que les Américains préparaient soigneusement de lancer la bombe atomique sur la Chine de Mao. Les Américains, eux, estimaient que l'invasion de la Corée était une sorte de répétition générale de l'invasion de l'Europe. On est donc au bord de l'abîme. 

Staline n'est pas du genre à se calmer dans ces moments là. Cette fois, il ne veut plus laisser couler. En 1950, les dépenses militaires ont retrouvé leur haut niveau de la guerre. En 1952, elles ont encore augmenté et le nombre de soldats fut doublé. L'agriculture et l'industrie en étaient d'ailleurs affectées. En janvier 1951, un Bureau pour les questions militaires et militaro-industrielles est crée par Staline. Son groupe dirigeant comptait des hommes politiques, des militaires, des scientifiques et des grands gestionnaires. Beaucoup dans le Bureau ont été très marqués par le souvenir de la Grande Guerre patriotique, le patriotisme soviétique, l'autoritarisme stalinien, mais tous partageaient néanmoins un certain pragmatisme et la conviction qu'il fallait conserver des liens avec les Occidentaux, et certainement pas les affronter. Eux aussi sont fatigués de Staline et de ses délires. Partout dans le monde, l'anticommunisme est explosif, particulièrement aux Etats-Unis avec la vague du maccarthysme qui pousse le concept assez loin jusqu'à traquer des communistes dans toutes les couches de la société. A cette époque, Staline accuse aussi le coup de son âge. A 70 ans, avec un état de santé tel que le sien, Staline ne pouvait plus recevoir autant de monde qu'auparavant. Ainsi, il ne reçut que 500 personnes en 1952 contre 2 000 en 1940. Il semble, à la fin de son règne, faire le bilan de sa politique. Il avait ainsi écrit en 1950 trois articles pour expliquer sa politique en terme de nationalité, sans doute l'une des moins lisibles puisqu'elle oscilla entre autonomisation et répression. Pour Staline, la langue appartient à une société entière et non à une classe. Les classes et les époques allaient et venaient tandis que les groupes nationaux survivaient plus longtemps dans la superstructure. Il est donc impossible d'éradiquer une Nation sauf si elle est petite ou circonscrite. Néanmoins, il est possible d'assimiler longuement une Nation en manipulant sa langue et c'est ainsi que le russe devait s'imposer doucement mais sûrement dans l'URSS entière afin de faire disparaître les nationalités étrangères. Pour cela, l'Etat devait imposer l'usage de sa langue dans tous les domaines possibles et imaginables. Néanmoins, Staline ne lâcha pas les affaires de l'Etat pour autant et continua à s'arroger les décisions en politique étrangère, dans la sécurité intérieure et la promotion des cadres. L'affaire des médecins fut la dernière folie de Staline. Persuadé que, depuis la Guerre de Corée, les services secrets israéliens soutenus par l'Amérique ont infiltré l'URSS, Staline pointe du doigt les médecins juifs comme des empoisonneurs chargés d'abattre les personnages importants du pays dans le cadre d'un vaste complot mondial. Cela fait évidemment froid dans le dos tant cette théorie du complot ressemble à s'y méprendre aux complots médiévaux des Juifs empoisonneurs. Staline estime ainsi que la mort de Jdanov pour une erreur de diagnostic est le point de départ de cette tentative de subversion. Dans ce contexte, la police politique, en utilisant la torture et les arrestations arbitraires, va réussir à démanteler un réseau de médecins juifs absolument innocents de tout crime. Le procès à huis clos du Comité Juif Antifasciste conduit quant à lui à l'exécution de plusieurs personnes. Peu après, l'affaire mingrélienne toucha Beria et un certain nombre de ses proches en Géorgie. Il échappa de peu à la mort. Staline avait comme projet de lancer une dernière grande purge en 1952 et s'inquiétait d'une avancée insuffisante en terme de missile pour pouvoir larguer la bombe atomique sur les Etats-Unis. En réalité, en 1952, l'URSS se trouvait dans une situation passagère entre la tyrannie stalinienne et l'oligarchie soviétique. La mort de Staline permettrait une mutation définitive du régime. 

Le dernier Congrès de Staline, le XIXème, est en cours de préparation sur le fondement de l'un de ses textes. Staline y délivre sa dernière vision sur les problèmes économiques du socialisme. Il permet en quelque sorte de comprendre les mirages économiques que Staline a suivi pour édifier la machine soviétique. Staline traitait ainsi le problème du passage du socialisme au communisme. Pour lui, le communisme se définit comme l'accumulation quantitative permettant la fin définitive des pénuries et l'homogénéisation des formes de la propriété. Comme la rareté n'avait pas été abolie, le socialisme devait continuer à exister et appliquer une forme de marché contrôlé, uniquement centré sur les marchandises. En revanche, le capital et les investissements ne sauraient être gérés par le marché mais bien par l'Etat. Dans l'avenir, l'ensemble de l'économie sera étatisé. La circulation des marchandises avec son économie militaire sera remplacée par un système d'échange de produits dans un corps économique national unique géré par le calcul des coûts en temps du travail. Evidemment, ce passage n'est pas daté. Le Congrès, dirigé par Malenkov, était composé de membres du précédent Congrès à près de 61 % ce qui démontrait une certaine stabilité dans la structure de l'élite communiste. Selon Malenkov, l'expansion du bloc socialiste dans le monde, ayant déjà commencé, provoquera la contraction du marché occidental et provoquera une crise économique majeure, suivie de révolutions communistes. La vision de l'URSS en 1953 commence donc à se rapprocher du socialisme marxiste originel dans sa notion de marche scientifique naturelle vers un nouvel Etat social. Lors du Congrès, Staline est réélu Secrétaire Général alors même qu'il avait feint de vouloir en être dispensé. Staline termine sa vie en liquidant son propre garde du corps, Vlasik, et en relançant son délire sur les médecins juifs. Il imagina l'élection d'un grand Présidium dans lequel serait nommé un Bureau Politique restreint qui serait débarrassé de Molotov et Mikoïan. Néanmoins, le 1er mars 1953, Staline meurt brutalement d'une attaque cérébrale. Les conseillers de Staline n'osèrent pas entrer dans sa chambre de peur que Staline soit encore en vie. Lors d'une réunion secrète présidée par Khrouchtchev, Malenkov et Beria s'imposèrent comme les successeurs. Des funérailles immenses furent données à Moscou et il semble qu'une joie immense balaya l'URSS. Staline laisse derrière lui un Empire immense construit sur la souffrance et la mort de millions  d'individus. La Révolution russe se transforma donc en machine bureaucratique infernale, illustrant avec tragédie la mécanique réactionnaire et sans limite du pouvoir non borné de ses enfants. 





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