L'Empire des Rouges : Mirages de la réussite et illusions fatales (1953-1991).
Le 3 mars 1953, Staline meurt à 74 ans dans sa datcha des suites d'une attaque cérébrale. L'incident est vraisemblablement le résultat d'une artériosclérose assez ancienne et d'une santé globalement déplorable. Craignant de le surprendre en état de faiblesse, et d'être "écartés" par le despote pour l'avoir aperçu affaibli, ses plus proches refusent un temps d'aller vérifier si le mort est bien mort. Drôle de période qui s'ouvre pour l'Empire des Rouges. Le cadavre de l'ogre est laissé à l'abandon un long moment dans la chambre encore éclairée afin d'éviter toute erreur fatale de jugement. Peut-être est ce là une ruse pour démasquer celui qui, le premier, tentera d'endosser le costume de Grand Maréchal ? L'ancien dictateur, qui avait fait éliminer un très grand nombre de médecins juifs après la guerre, qu'il accusait d'être des empoisonneurs au service d'Israël et des Etats-Unis, ne suscitait pas des grandes vocations de guérisseur, même dans une situation aussi extrême. L'angoisse est alors à son comble chez les dirigeants qui ne se résolvaient pas à perdre un terrible père maltraitant auquel ils s'étaient par l'effet d'un paradoxe psychologique assez classique profondément attachés. Pourtant, la mort de Staline est pour eux une excellente nouvelle : les dirigeants pouvaient espérer mourir naturellement, dans le chaud de leur lit, et non pas d'une balle dans la nuque dans une cellule froide de la Loubianka. Beaucoup échapperaient à une humiliation publique au sein du Comité Central ou dans le Bureau Politique, et d'autres éviteraient des procès spectacles radiophoniques avec aveux obtenus sous la torture. L'URSS n'est pas un havre de sérénité et de paix pour les puissants : Staline régnait largement sur ses proches par la terreur et éliminait régulièrement la partie la plus avancée de la nomenklatura pour susciter crainte et obéissance aveugle. Pendant huit ans, entre 1945 et 1953, Staline ne lâche pas un millimètre de terrain à ses fonctionnaires, ni d'ailleurs à personne, aussi bien à l'intérieur de son pays qu'à l'international. Beaucoup souhaitaient secrètement son éviction. Certes, Staline avait "fait le travail", mais il était devenu, après 1945 et la victoire de l'URSS, un boulet pour les technocrates qui aspiraient à bâtir un Etat moderne et à détendre les relations entre l'URSS et l'Occident. Certaines rumeurs accusaient même le grand coordonnateur des services de sécurité, l'affreux Lavrenti Beria, sadique pervers et intellectuel méandreux, géorgien comme Staline, dont les faits d'arme ne furent pas des plus humanistes, c'est le moins qu'on puisse dire, d'avoir empoisonné le Guide pour éviter sa mise à mort dans le cadre d'un faux procès monté de toute pièce par le Chef à son endroit. L'hypothèse n'est pas fondée historiquement mais l'idée de mort naturelle, pour un homme aussi extraordinaire que Staline, paraissait si étonnante. Comme ses dirigeants, l'URSS toute entière est d'abord stupéfaite, rare moment sans doute de concordance des sentiments entre l'élite et le peuple soviétique. Il faut dire que, depuis 1945, le peuple avait placé un espoir naïf dans le Petit Père des Peuples, et que cette espérance s'est révélée trahie. Le sacrifice douloureux de l'URSS pendant la Grande Guerre Patriotique contre l'Allemagne laissa l'espoir d'une correction des aspects les plus atroces de l'Etat Soviétique : la violence politique extrême, les purges insensées perpétuelles, la censure, le mensonge, les arrestations arbitraires, les disparitions, la torture, les kolkhozes, l'industrialisation forcée et l'incarcération massive dans les camps du Goulag. Néanmoins, Staline n'avait jamais eu l'intention de récompenser qui que ce soit pour la libération de l'Europe et intensifia après la guerre sa politique de répression des campagnes, de la culture et de toute la société civile. Les purges et les complots revenaient avec la régularité du pendule : pour de nombreux cadres, la question n'était pas tant de savoir s'ils seraient "purgés", mais quand. Quand le peuple comprit que la mort de Staline était réelle, une vague de soulagement parcourut le pays comme un frisson de fièvre. Le culte de la personnalité imposé tardivement par le tyran n'avait pas éteint la flamme de l'âme russe. En réalité, la Révolution de 1917 avait levé l'espoir de tout un peuple et même de toute la gauche mondiale mais la guerre civile mit fin à l'illusion d'une démocratie socialiste. Lénine ne s'en prit pas qu'aux Blancs, aux tsaristes et aux puissances bourgeoises étrangères. La peur panique d'une contre-révolution l'amena à éradiquer les siens et à construire une bureaucratie de gauche qui, en elle-même, devenait cette contre-révolution tant redoutée. Les Socialistes Révolutionnaires, première force de gauche du pays, favorable à la démocratie et à une réforme agraire, furent les premières victimes des Bolcheviks. Les Mencheviks, quant à eux, se firent également massacrer ainsi que les libertaires de Makhno ou des marins de Kronstadt. Toute la société fut encadrée avec la plus extrême des brutalités dans une débauche d'autoritarisme et bientôt le Parti s'était arrogé tous les pouvoirs, réduisant à néant l'espoir des paysans, des ouvriers, et même des minorités nationales, de vivre dans une utopie démocratique tant promise.
Aujourd'hui, plus personne n'oserait mettre en cause le caractère totalitaire de l'URSS de Staline. Pendant longtemps, l'URSS symbolisa un contre-modèle d'espérance à l'impérialisme occidental, capitaliste et colonialiste. Même dans l'opinion publique occidentale, le communisme était très bien perçu, particulièrement en France, en Italie, en Allemagne et en Espagne. Les partis inféodés à Moscou étaient très puissants et disposaient de relais très forts dans les milieux populaires et chez les intellectuels. Leurs scores électoraux sont colossaux. Aucun ouvrier, ou si peu, n'aurait pu se dire autre que communiste depuis la IIIème Internationale fondée par Lénine en 1920. Ils auraient été d'ailleurs bien ingrats tant les réseaux communistes faisaient tourner à plein régime les systèmes d'éducation populaire et de solidarité dans leurs milieux. Il s'en est d'ailleurs fallu de peu que le pari de Lénine de provoquer la Révolution mondiale ne fonctionne. Après la boucherie de la Première Guerre Mondiale, la Hongrie tomba aux mains des communistes et l'Allemagne faillit basculer dans le camp des Rouges. C'était d'ailleurs toute la manoeuvre de l'armistice très impopulaire signée par Lénine, qui pariait sur un enchaînement de révolutions à partir du berceau du marxisme. Néanmoins, les corps francs d'extrême droite massacrèrent les spartakistes et liquidèrent la République Communiste de Bavière qui deviendra le théâtre de la naissance du nazisme. Les armées blanches, financées par le Royaume-Uni, la France et les Etats-Unis, firent refluer l'Armée Rouge de Pologne et de Hongrie, la ramenant, sans la vaincre, dans ses frontières. Les fascistes empêchèrent également l'insurrection socialiste de l'emporter en Italie par la terreur et l'écrasement des révoltes dans les campagnes et les usines. La bourgeoisie occidentale réussit donc à tenir les rangs, quitte à légitimer et financer généreusement le fascisme italien et bientôt le nazisme allemand. L'URSS, elle, avait le beau rôle : victorieuse, seule contre tous, ayant donné au prolétariat toute sa force, ayant démontré que même les marxistes les plus orthodoxes s'étaient trompés, et que le parti d'avant garde, la volonté et la violence pouvaient permettre le renversement de l'ordre social bourgeois. Son antifascisme lui valut la sympathie de beaucoup de socialistes bon teint qui ne goutaient pourtant pas à l'idéal révolutionnaire. Pourtant, très rapidement, la réalité de la pauvreté soviétique et du travail forcé touchèrent la presse occidentale, sans réellement soulever de grands cris d'orfraie, comme si beaucoup voyaient en ces abus une sorte de nécessité à faire advenir le meilleur. Quelque part, le rôle de Trotski, opposant à Staline, exilé d'URSS, ayant vécu en France, en Norvège et au Mexique pour fuir les Staliniens, opposé au "socialisme dans un seul pays", fut assez ambivalent : il dénonçait de l'intérieur les abus du stalinisme et en même temps réhabilitait l'expérience d'Octobre 1917, que le tyran avait défiguré. Dans les années trente, le trotskisme s'implanta partout en Europe, certes minoritairement, mais permettait de capter ceux qui souhaitaient garder la bonne conscience doctrinaire. Il en ira de même bien plus tard avec le maoïsme, le guevarisme et l'ensemble des tendances communistes qui fleuriront en quantité sur les scènes politiques européennes. Pour ces militants de bonne foi, quand le communisme faillit, ce n'est jamais le "vrai" communisme. Staline, d'abord farouchement anti social démocrate, autorisa finalement la politique des Fronts Populaires, c'est-à-dire l'alliance entre les communistes et les socialistes partout en Europe. En 1936, la France et l'Espagne sont le théâtre de cette réussite. Pour la première, ce fut pour le meilleur. Dans la seconde, la guerre civile éclata, et le moins que l'on puisse dire est que cela dégénéra en une boucherie innommable. La tragédie espagnole achève le dernier espoir d'une Europe de l'ouest communiste. Petit à petit, Staline, qui avait conclu des accords de défense avec la France et la Tchécoslovaquie, prend conscience de la stratégie pacifiste et dangereuse des Occidentaux à Munich en 1938, cultivant l'idée paranoïaque que les régimes bourgeois souhaitaient l'affrontement entre l'URSS et l'Allemagne, pour ensuite ensevelir le vainqueur sous leur joug. Le Pacte Germano-Soviétique n'a pas, sur le moment, heurté tant que cela la mémoire d'après guerre tant la résistance communiste fut sans doute le réseau le plus efficace contre l'occupant, surtout dans les premiers temps de la Guerre. Lors de la Libération, les Partis Communistes Français et Italien sont les premières forces politiques de leurs pays respectifs et le prestige de l'URSS, y compris chez les Anglo-Saxons, est au sommet. Le fait que les travaillistes britanniques appliquent une partie du programme de l'URSS à la sortie de la guerre est à ce titre loin d'être anodin. Il faut aussi dire que les soldats soviétiques ont payé le prix du sang, bien plus que d'autres, pour libérer l'Europe de la Wehrmacht. Personne n'aurait eu l'idée farfelue de comparer le régime de l'URSS et de celui des Nazis.
Aujourd'hui, la confusion est totale. Hitler et Staline sont placés à égalité, et des esprits semi habiles, se reposant sur des données biaisées, non mises à l'échelle et mal interprétées, accusent même le communisme d'avoir un bilan humain bien plus colossal que l'extrême droite. Les découvertes historiques sur l'URSS stalinienne ont participé à cette assimilation abusive : la dékoulakisation consécutive à la collectivisation forcée, l'enfermement massif des détenus politiques dans les camps du Goulag, l'Holodomor, les grandes purges, le massacre de Katyn. Tant de choses encore. Des philosophes, également, assimilèrent les régimes en les dotant de caractéristiques communes. Le premier d'entre eux fut sans doute George Mosse qui a déterminé avec une grande acuité la racine historique commune des régimes totalitaires comme le fascisme italien, le nazisme allemand et l'URSS stalinienne. Elles sont toutes le produit du traumatisme profond de la Première Guerre Mondiale qui fut, en raison des moyens industriels de morts et de la quantité faramineuse de massacres, la source principale de brutalisation de l'ensemble des sociétés, dans lesquelles l'acte de tuer devint banal. Particulièrement dans les pays perdants, la rancœur ne permit pas de rendre les armes mentalement. Les hordes d'anciens combattants et ceux qui en étaient fascinés formèrent des groupes d'action, selon la logique de l'union sacrée, et se rangèrent derrière des chefs charismatiques : des guides. La violence était omniprésente et toute contestation devenait alors signe d'une adversité à éradiquer, tout cela sur fond de nationalisme. Il est indéniable que l'analyse s'applique assez bien aux trois régimes, à ceci près que l'expérience soviétique s'inscrit dans une longue tradition de la gauche révolutionnaire européenne, aussi bien anarchiste que marxiste, avec une doctrine très fixée, bien que rénovée. La logique de classe est plus cohérente, traditionnelle et travaillée que l'idéologie fasciste italienne, fabriquée de bric et de broc, amalgamant le vitalisme nietzschéen, l'anarchisme syndicaliste, le nationalisme, le futurisme, le darwinisme social et le corporatisme, sans aucun programme économique cohérent et qui mourra d'ailleurs de son incohérence. Le racialisme nazi antisémite, déjà plus systématisé par Hitler lui-même, ne peut pas être comparé à la doctrine marxiste léniniste qui ne fut pas imperméable à l'antisémitisme contextuel stalinien ou à une politique des "nationalités" parfois agressive, mais qui ne fut jamais raciste ou par principe génocidaire (bien que l'Holodomor puisse avoir été perçue comme un génocide sur base racial, ce qui n'est pas historiquement vrai). Néanmoins, les historiens savent qu'il existe des ponts indéniables : le rôle du Parti, l'usage de la violence, l'écrasement des oppositions, la volonté de fonder un homme nouveau sur une idéologie nouvelle, le culte de la personnalité. Ces points de comparaison ne doivent pas invisibiliser deux évidences : l'inscription de l'expérience soviétique dans l'histoire de la gauche communiste qui sera bientôt imitée et répliquée en Asie, en Amérique et en Afrique, avec leurs propres logiques et leur propre référentiel. Il ne doit pas conduire à occulter le rôle salvateur de l'URSS dans la Seconde Guerre Mondiale qui paya le prix humain le plus lourd dans la défense européenne, certes financée et équipée par les Anglo-Saxons, mais dont la férocité des combats ne pouvait être comparée à ce qui se produisait en Afrique du Nord puis en France. De la même façon, la lecture très peu historique d'une affinité de Staline et de Hitler à l'aune du Pacte Molotov-Ribbentrop, qui fut une étape stratégique pour les deux parties en vue de leur affrontement, et dont les Occidentaux sont largement responsables par leur propre politique d'attentisme, ne tient jamais la route. La tendance historique que suivra l'URSS, après 1953, doit également mettre la puce à l'oreille à l'observateur attentif : le régime n'a pas les mêmes racines ni le même fonctionnement que ceux de l'extrême droite. Peut-être faut-il rénover drastiquement la manière de concevoir le totalitarisme, non comme une sorte de modèle se trouvant à chaque extrémité du spectre politique, mais bien comme une modalité optionnelle de tout système politique.
L'Union des Républiques Socialistes Soviétiques est fondée en 1922 et est porteuse de deux grandes ambitions qui furent les obsessions de Lénine qui impulsa, non sans mal, la victoire du bolchevisme. D'abord, il est celui de l'application du socialisme, en vue d'atteindre l'idéal communiste. Sans caricaturer, le marxisme analyse les rapports politiques selon le critère de la classe sociale, et plus précisément dans les rapports de production. Il existe les détenteurs des moyens de production, du capital (terres, machines, titres de propriété, …), "la bourgeoisie", qui réalisent une plus-value grâce aux travailleurs, qui ne possèdent rien et permettent d'enrichir leurs exploiteurs. Le marxisme entend s'appuyer sur la classe prolétaire pour reprendre le contrôle des moyens de production par la force. C'est la dictature transitoire du prolétariat. Cette phase, nommée socialisme, a deux objectifs : permettre une redistribution égalitaire du capital grâce à l'Etat, reflet des intérêts du prolétariat, et surtout planifier l'économie pour industrialiser. En effet, pour les communistes, l'objectif est surtout de produire, et de produire beaucoup. Dans leur esprit, le progrès technique et industriel permettra l'abondance et la fin de la rareté, et libèrera l'Homme des rapports de production et des vices du marché. Pour atteindre ce communisme serein, il faut donc une Etat visionnaire capable de faire advenir cette idée. Dès les origines, la propriété privée est abolie et l'Etat nationalise tous les organes économiques de production. L'Etat fixe donc ses objectifs et met les moyens en œuvre pour y parvenir, en mobilisant toute la société, selon la technique du plan. Le premier point de tension réel fut que Lénine, en arrivant au pouvoir, avait offert aux ouvriers un droit de regard sur la production, ce qui ne colle pas avec une planification par le haut. La guerre civile et la nécessité impérieuse de produire conduisirent donc à une très effrayante militarisation du travail, orchestrée par Trotski, dont les premières victimes furent les ouvriers, soumis à des conditions de vie de plus en plus terrifiantes. De la même manière, les marxistes bolcheviks, contrairement aux Socialistes Révolutionnaires agraristes, méprisent profondément les agriculteurs, qu'ils considèrent comme des petits bourgeois en devenir et des esprits archaïques. Néanmoins, l'appui des SR fut capitale pour permettre l'accession au pouvoir des bolcheviks qui, lors de la Constituante, ne représentaient que la deuxième force politique du pays, très loin derrière les SR qui, eux, défendaient une propriété privée agricole mutualisée. Tout cela est un jeu de dupes : Lénine trahit sa parole, par idéologie et par nécessité, et impose aux agriculteurs des réquisitions forcées, n'hésitant pas à utiliser la force, c'est-à-dire la torture et l'exécution des paysans en place publique, pour récupérer les fonds. Evidemment, cette politique agressive conduisit à la fuite des paysans, à une chute drastique de la production agricole et à des famines. Lénine, qui comprenait être allé trop loin après la Révolte de Tambov, impose donc en 1922 la NEP, la nouvelle politique économique, qui permettait à chaque paysan de disposer d'un petit lopin de terre dont il pouvait vendre sur des petits marchés locaux la production, pour subvenir à ses besoins. La mesure est extrêmement populaire et surtout fonctionne admirablement, à un point tel que la politique de la NEP fut étendue aux villes. En soi, la tolérance de l'existence d'un petit marché heurta beaucoup de bolcheviks mais Lénine estima que la NEP devait durer longtemps. Son texte Mieux vaut moins mais mieux démontre cette prise de conscience par Lénine d'écarter le maximalisme et de nuancer sa doctrine économique. A sa mort, tout change. La majorité des bolcheviks souhaitent massivement industrialiser le pays. La stratégie était simple : il fallait dégager des rendements de la vente des récoltes agricoles et utiliser la plus-value effectuée par les ventes pour financer l'industrie. Néanmoins, dans cette optique, la NEP posait un problème idéologique et pratique : si on laissait les paysans capter à leur profit une partie des rendements, alors cela manquerait à l'industrie. Surtout, des petits bourgeois s'enrichiraient aux dépens des ouvriers et du peuple tout entier. Le mythe de la richesse cachée des campagnes faisait long feu. Petit à petit, l'aile gauche du Parti voulut supprimer la NEP, au premier rang desquels les trotskistes. Staline est bientôt convaincu par l'idée. A partir de 1929, l'URSS collectivise les terres, instaure des champs communs, les kolkhozes. Les pouvoirs publics éliminent les paysans aisés, ou prétendus tels, les fameux koulaks, et imposent drastiquement les derniers lopins de terre présents. La pression fiscale et répressive est poussée au maximum au nom d'un plan quinquennal trop ambitieux et des famines se déclenchent rapidement au Kazakhstan, le long de la Volga et en Ukraine, conduisant à l'Holodomor, soit la mort de faim de millions d'Ukrainiens, sommet de l'insensibilité. Staline préféra alors exporter le blé, sacrifier des millions de vie et briser la paysannerie au nom de son idéal industriel. Les paysans ne se relèveront jamais de la politique causée et les traumatismes profonds laissés par cette période de famine qui toucha toute l'URSS (mais à des degrés divers) seront à jamais abyssaux. Néanmoins, l'URSS finit par réussir à se doter d'un complexe militaro-industriel développé et performant qui se renforce encore pendant la Guerre par nécessité et grâce aux apports d'investissements anglo-saxons. L'URSS devient même une des puissances industrielles les plus puissantes de la planète avec son lot de petites gloires. Néanmoins, outre le fait qu'il ait été bâti sur des millions de morts, le modèle soviétique repose sur des failles insurmontables. Tout choix économique est politique : l'économie est ancrée dans la société et chaque communauté politique est toujours appelée à choisir entre l'efficacité économique pure et des valeurs morales, conduisant à sélectionner les effets pervers et à bâtir des modèles imparfaits. Si la baisse du temps de travail est ainsi perçu comme coûteuse et irrationnelle d'un point de vue de l'économie pure, il s'agit d'un choix moral respectable qui privilégie des effets pervers à d'autres. Le problème, dans l'URSS stalinienne, c'est que le système est tellement maximaliste et idéologique qu'il conduit à des effets pervers colossaux. D'abord, la politique stalinienne a ruiné l'agriculture et sa possibilité de dégager des rendements durables, par manque de motivation des paysans, par épuisement et par peur. Elle conduit également, par le surfinancement des industries, à un déséquilibre de croissance conduisant à une illisibilité et parfois à un blocage dans le développement : ce fut le cas pour l'industrie légère, développée bien après l'industrie lourde, et d'un mépris profond du secteur tertiaire, et même des services publics éducatifs et hospitaliers dont les effets positifs pour la croissance économique sont désormais bien connus. L'absence de marché, même à petite échelle, empêche la régulation des prix, entraîne donc des pénuries et interdit la concurrence étrangère et donc l'innovation. L'inflation est d'autant plus forte qu'elle se nourrit de ce gigantesque déversement de liquidités par l'Etat sans pour autant que la consommation intérieure puisse, dans un réflexe keynésien qui fonctionna parfaitement ailleurs, remplir des carnets de commande d'entreprises privées. Seul l'Etat choisit à qui l'argent va et pour quelles raisons, et la discordance terrible entre le rentable et le choix politique, provoqua des effets de stagnation économique, et une absence globale de motivation, qui ne pourront aller qu'en s'aggravant. Le modèle économique soviétique est donc mauvais mais il tient, par la terreur instaurée par la bureaucratie et la volonté des dirigeants. Bien sur, l'URSS parvient à se développer de manière écrasante et à atteindre de nombreux objectifs positifs, mais au prix de failles énormes, et d'une masse de pauvres traumatisés, de travailleurs forcés, de marginaux, d'alcooliques et de kolkhoziens dont la réalité sociale ressemble plus à l'esclavage qu'à celle du travailleur heureux.
La deuxième ambition de l'URSS était quant à elle "nationale". L'Empire tsariste s'était bâti selon une logique coloniale tout au long de son Histoire, quitte à provoquer une réaction nationaliste chez la quasi totalité des peuples colonisés. Le nationalisme russe et son panslavisme était sans doute l'un des plus radicaux d'Europe. L'Ukraine et la Pologne étaient les foyers slaves les plus sensibles. Les Juifs, persécutés sous le régime tsariste, avaient dû choisir entre le sionisme naissant, le communautarisme et l'engagement dans la lutte bolchevik. En Transcaucasie, les Géorgiens, les Arméniens et les Azéris vivaient côté à côté dans une tension indescriptible, qui continue à se payer cher aujourd'hui. Il en allait de même en Asie Centrale où les Kazakhs, les Ouzbeks, les Tadjiks et les Turkmènes se regardaient en chien de faïence. En Crimée, les Tatars subissaient aussi le joug russe. De très nombreuses autres ethnies vivaient en Russie, aussi bien des Tchétchènes, des Ingouches, des Biélorusses, des Allemands, des Grecs, des Baltes, des Iraniens, des Coréens, des Bulgares, etc … Les Russes tsaristes dominaient ces peuples et vivaient dans les villes selon la logique de la peau de léopard. Lénine fut le premier socialiste à comprendre qu'il pouvait instrumentaliser la volonté d'indépendance politique des nationalités pour piéger les tsars et les socialistes bourgeois : à la fois prolétaire et nationale, la Révolution balaierait ses opposants. L'URSS est donc une fédération dont l'ensemble des peuples qui la composent sont traités à égalité. En théorie, toute République socialiste soviétique a un droit de sécession et dispose de ses propres compétences territoriales, sauf celles qui sont centralisées à Moscou en matière d'économie, de défense, d'affaires étrangères, de sécurité. Lénine lança une vaste politique d'indigénisation des Républiques pour les fidéliser : il pensait que le sentiment national des peuples fédérés conduirait à la fondation d'une nouvelle identité multiethnique soviétique plus forte que la Russie seule. D'ailleurs, si les Russes disposent en pratique des principaux leviers de pouvoir, l'URSS ne fait jamais apparaître le terme "russe" dans sa Constitution ou dans ses dénominations officielles. La Russie n'est qu'une des Républiques fédérées parmi les autres. D'ailleurs, les premiers temps de l'URSS sont très difficiles pour les russes dont les références historiques sont méprisées et invisibilisées au profit de cette identité soviétique nouvelle. Toutes les nationalités, au premier rang desquels l'Ukraine, avaient la possibilité d'apprendre leur langue vernaculaire, avec leur propre alphabet, et même de conserver leurs anciens signes nationaux. Beaucoup d'esprits taquins auraient pu parler d'un cosmopolitisme soviétique même si chacun restait chez soi, et que rares furent ceux qui montaient à la capitale. A partir des années 30, Staline met un coup d'arrêt progressif aux politiques d'indigénisation. Si l'on ne comprend pas que la question nationale est la plus importante pour comprendre l'URSS et l'ascension de Staline, géorgien et spécialiste de la question nationale, grâce à Lénine, l'histoire soviétique restera obscure. Staline avait eu des différends avec Lénine avant sa mort car le tyran refusait l'idée d'une indépendance des marches. Il préférait imaginer une simple autonomie. Une fois au pouvoir, Staline ralentit les politiques d'indigénisation et frappe les velléités d'indépendance de certaines nationalités. Le martyr de l'Ukraine lors de l'Holodomor, et celui concomitant au Kazakhstan, d'autant plus terrible que ces territoires correspondent aux zones les plus agricoles de l'URSS, sont les préludes à une politique d'inféodation de Staline. Le nationalisme russe sera peu à peu réhabilité et la langue russe imposée. D'ailleurs, à partir de 1934, Staline impose aux russes une nouvelle morale traditionnelle : il repénalise l'homosexualité, criminalise l'avortement et rend difficile les divorces. Les associations d'anciens combattants bolcheviks sont dissoutes. A partir de la Seconde Guerre Mondiale, le nationalisme russe est complètement galvanisé et les références au tsar sont même réintroduites. Alors que Lénine avait persécuté l'Eglise orthodoxe, ainsi même que Staline le fit sans aucun état d'âme, elle est de retour en grâce pour motiver les combattants soviétiques. Il existe donc une tension très complexe entre l'identité soviétique et l'identité russe, qui est complètement en dehors des clivages économiques, et qui sera déterminante pour comprendre la suite des évènements. En 1953, Staline n'a pas été uniquement le bourreau des prolétaires soviétiques mais également de nombreux peuples qui ont été brutalement déportés. Ce fut le cas des Tatars de Crimée, des Tchétchènes, des Allemands de la Volga. Les Ukrainiens et les Baltes payèrent également le prix très fort de leur collaboration passagère avec l'occupant nazi. "Rien ne serait pardonné à personne", disait Staline après la libération de l'Europe. Les nationalités récalcitrantes allaient voir ce qu'elles allaient voir.
Staline avait réussi à monter les marches du pouvoir en se trouvant, à l'origine, au bon endroit et au bon moment, dans une certaine centralité des tendances et des différentes organisations de l'URSS. Lénine l'avait nommé Secrétaire Général pour sa position respecté de militant politique, sa fidélité et surtout son travail sur les nationalités qui avait rendu possible l'URSS. A la mort de Lénine, le Bureau Politique était composé de Staline, soutenu par de très nombreux militants incultes et rustres placés intelligemment par celui ci à tous les postes de pouvoir local, et par Zinoviev, Kamenev, Boukharine et Rykov. Après la mort de Lénine, le Bureau Politique marginalisa Trotski, chef de l'Armée Rouge et à la tête d'une faction importante composée de nombreux bolcheviks et de spécialistes, aussi bien militaires qu'industriels. Entre 1923 et 1925, Staline s'allia à l'aile gauche du Parti Communiste et notamment avec Zinoviev et Kamenev pour justement éviter au trotskisme de se développer. A partir de 1925, Staline se retourne contre ses anciens alliés et s'allie avec Rykov et Boukharine pour exclure son aile gauche. Zinoviev et Kamenev sont chassés du pouvoir et dépossédés du Parti de Léningrad. En 1929, Staline casse définitivement les trotskistes et élimine dans la foulée son aile droite, en faisant monter les siens à la tête de l'Etat, notamment Molotov et Mikoïan. En 1930, il fonde l'institution du Goulag et accentue le phénomène concentrationnaire à des niveaux rarement égalés, conduisant à une inhumanité colossale. En 1934, la mort du Secrétaire Général du Parti de Léningrad conduit à un nouveau tour de vis et Staline charge Ezov d'une purge radicale dans le Parti. En 1936, Staline, échaudé par l'échec de la Guerre d'Espagne, décide de lancer les Grandes Purges aussi bien dans le Parti que dans la population, en édictant des quotas élevés d'exécution et d'internement. C'est une boucherie terrifiante et la période des incroyables procès de Moscou. L'armée est décapitée de toute part et les méthodes sont expéditives. En 1938, Lavrenti Beria est chargé de reprendre en main la police politique et la purge est arrêtée, et ses principaux exécutants assassinés. Staline est le seul maître à bord à l'orée de la guerre : ses plus proches sont Molotov, Beria, Vorosilov et Mikoïan. Pendant la guerre, Staline est nommé au Comité de Défense National, prend la tête des armées et finit par prendre officiellement le pouvoir politique en 1945. Staline se trouve alors à la tête, grâce à ses exploits militaires et aux tractations internationales réalisées brillamment avec Roosevelt contre Churchill d'un Empire Rouge allant de Berlin à la Sibérie. Staline n'a qu'une seule obsession : maintenir au maximum son espace politique. Dans son pays, il déjoue des complots imaginaires, contre les léningradois, les médecins juifs et les "mingréliens". A l'internationale, contre l'avis de nombreux de ses cadres marqués par l'Alliance, il conduit une politique ultra agressive. En 1945, tous les pays libérés sont dirigés par les communistes, soit de manière directe, soit dans le cadre de Fronts Populaires ouverts. La Pologne est par exemple dirigée par Gomulka, un communiste modéré, alors même que le Gouvernement Provisoire Polonais réfugié à Londres était de droite. Hors de question pour lui de laisser du terrain aux intérêts étrangers dans sa zone garantie par Yalta. Néanmoins, l'arrivée au pouvoir du très antisoviétique Président Truman, et l'explosion des deux bombes nucléaires américaines à Nagasaki et à Hiroshima, change la donne. Staline pensait avoir les mains libres en Europe de l'Est, comme le lui avait promis Roosevelt, et comptait profiter de la guerre entre le Japon et les Américains pour étendre son influence. Néanmoins, alors que les Alliés s'étaient entendus, les tensions avec les Américains sont très fortes. Ainsi, dès la fin de la Guerre, le soutien de l'URSS aux communistes kurdes en Iran conduit à une montée très forte de la tension. Surtout, la politique yougoslave de Tito dans les Balkans, et sa menace sur la Grèce, la protégée des Britanniques, tend également la situation même si Staline comprend qu'il ne maîtrise pas le dictateur yougoslave, ce qui conduira à leur rupture officielle en 1948. Staline veut rapidement rattraper son retard et met le paquet sur la recherche atomique. Ce retard soviétique préserve d'ailleurs sans doute le monde d'une confrontation directe entre les deux blocs que Staline estime inévitable. Pour cela, la pression est de nouveau mise sur les ouvriers et surtout les kolkhozes. En Europe de l'Est, les Soviétiques imposent des politiques de collectivisation massive. Les ministres du commerce extérieur bulgare et tchécoslovaques sont exécutés. L'idée d'un Plan Marshall ouvert aux pays de l'Est fait horreur à Staline qui durcit le ton. Le choix des Etats-Unis, de la France et du Royaume-Uni de fusionner leurs zones d'occupation pour créer la République Fédérale d'Allemagne conduit au coup d'Etat des Communistes en Tchécoslovaquie et au Blocus de Berlin. En 1949, la première bombe A soviétique explose et Mao prend le pouvoir en Chine. La Guerre de Corée finira de mener le monde vers la porte de la Troisième Guerre Mondiale : en 1951, Staline réunit l'ensemble des communistes mondiaux pour les préparer à la Guerre. Mao, soutenu discrètement par Staline, aide les Coréens du Nord ce qui conduit à l'imminence d'un bombardement atomique en Chine par les Américains de MacArthur. Le maccarthysme aux Etats-Unis et la radicalité d'un Staline, qui interdit les unions avec les étrangers, lutte contre les "Juifs" et les cosmopolites conduisent au désastre. La mort de Staline met un coup d'arrêt de cette montée terrifiante aux extrêmes. Néanmoins, rien n'est sûr et s'ouvre une époque nouvelle terrifiante pour tous.
LA GRANDE TRANSITION (1953-1955).
En 1953, aucun dirigeant n'avait la légitimité absolue pour reprendre les rênes du pouvoir. Staline avait tout écrasé et il ne pouvait y avoir, en URSS, qu'un numéro un : lui-même. Et il fallait être ambitieux pour reprendre en main le pouvoir dans une situation de crise qui avait atteint son paroxysme en 1953. Si l'URSS est un Empire extrêmement puissant d'un point de vue industriel, diplomatique et militaire, ses échelons locaux sont remplis de provinciaux archaïques staliniens sans subtilité, tous membres d'un Parti Communiste comptant 7 millions de membres et 120 000 cadres à temps plein. Gérer toutes ces immenses couches bureaucratiques réparties dans les 340 villes et centres à régime spécial pouvait devenir rapidement un enfer car il fallait y gérer les différents avantages, récompenser les fidèles et promouvoir tout de même quelques personnes compétentes capables de faire tenir sur leurs épaules la logistique quotidienne. La situation économique de l'URSS n'est pas bonne : les campagnes sont en ruine, les pénuries sont partout et les prix sont bien trop élevés. La productivité du travail dans le domaine scientifique et technologique commence déjà à stagner et l'URSS n'est pas parvenue à déclencher une croissance économique intensive et endogène, ce que les Occidentaux étaient parvenus à faire très longtemps auparavant. Staline avait dérobé pendant la guerre 2 000 tonnes d'or ce qui lui permettait, en cas de problème, d'importer le nécessaire mais il était devenu capital de réformer l'économie pour rattraper le retard avec les Occidentaux, qui étaient parvenus à se doter de la bombe nucléaire très rapidement. L'unique bonne nouvelle, et la source d'espoir pour l'URSS de l'époque, est le baby boom qui a également frappé l'ensemble des pays en guerre : cela donnait de l'espoir aux dirigeants et une certaine envie de vivre parcourait l'Empire. Depuis 1945, l'URSS a également rattrapé son retard sanitaire et a adopté des politiques massives de vaccination et a développé le traitement par antibiotique, ce qui avait manqué cruellement aux soldats sur le front. La qualité de vie avait donc raisonnablement augmenté et la démographie se portait bien. Il y avait également un autre point noir : le Goulag. Des millions de personnes travaillaient dans les camps et cela touchait donc un nombre important de familles. Certains y étaient des prisonniers de guerre jamais libérés, comme des nationalistes ukrainiens, ou alors une couche marginalisée issue des années 30 incapable de se réinsérer dans une société classique. Ce phénomène concentrationnaire contenait donc un potentiel immense de déstabilisation et il fallait y ajouter l'ensemble de ces camps spéciaux, contenant des nationalités internes déportées par Staline, et même certains kolkhozes isolés et malmenés. De la même manière, alors que l'industrie de l'ouest avait été délocalisée à l'est pendant la guerre, Staline avait refusé que les ouvriers rentrent chez eux à l'issue de la guerre et avait maintenu les usines. Tout ce petit monde "enfermé" posait un problème et, déjà pendant les dernières années du règne de Staline, les dirigeants rêvaient secrètement de réformer la police politique et de libérer massivement les détenus du Goulag. De manière générale, beaucoup estimaient que la politique agricole de Staline n'avait plus de sens et qu'il était capital d'améliorer la situation sociale de tous en URSS, et même des kolkhoziens. Des famines avaient encore éclaté après la guerre. La situation internationale est également cataclysmique : l'armée compte 5 millions de soldats mais souffre du manque de bombe atomique, bien que la première bombe A ait explosé en 1949, et surtout de missile nucléaire. Les relations internationales sont déplorables avec les Etats-Unis dans le cadre d'une Guerre de Corée meurtrière qui n'en finit pas. Les tensions sont fortes en Europe de l'Est : Staline et Tito se haïssaient, les régimes communistes s'étaient fait détester de leur population, particulièrement en Pologne, en Hongrie et en Tchécoslovaquie mais Staline avait même réussi à se fâcher avec Mao, qui était un partisan de la guerre totale avec les Etats-Unis et qui trouvait les Soviétiques trop tièdes. De la même façon, Staline méprisa beaucoup les différents acteurs nouveaux du Tiers Monde, comme Nehru en Inde et Nasser en Egypte. L'ensemble des dirigeants soviétiques souhaitait faire baisser la tension drastiquement partout mais il fallait s'y coller, contenir l'agressivité chinoise et résoudre l'anticommunisme terrifiant de l'Amérique maccarthyste, en sachant que le sujet de l'Allemagne et de l'Autriche posait problème. L'URSS n'avait encore jamais quitté les lieux et le rideau de fer s'était installé entre la RFA et la RDA, Staline refusant de reconnaître la souveraineté des Allemands de l'Ouest.
En 1953, la première option pouvait être de consacrer le pouvoir de Viatcheslav Molotov, Chef de Gouvernement de l'URSS stalinienne entre 1930 et 1941, Ministre des Affaires Etrangères et membre actif du Bureau Politique. Néanmoins, l'homme est trop marqué par Staline qui n'avait pas hésité à lui imposer un divorce avec sa femme juive, l'avait humilié au Comité Central et l'avait fait tomber en disgrâce régulièrement par sadisme pur. Peu crédible, il portait totalement l'héritage de Staline, avait signé le pacte Germano-Soviétique et peu de monde souhaitait lui donner les rênes d'un pouvoir qu'il n'aurait d'ailleurs plus jamais. La deuxième option fut celle de consacrer l'héritier légitime, le plus "logique", celui qui avait les bonnes grâces de Staline mais qui, par sa bonne origine sociale et sa culture, tranchait dans l'univers soviétique : Gueorgui Malenkov. Il ne fut jamais disgracié et fut le seul civil à obtenir un poste important sur le front ce qui démontrait que Staline avait confiance en lui. Convaincu de la nécessité de réformer depuis longtemps, il avait eu la parole au dernier Présidium et représentait donc, aux yeux du Comité Central, la suite naturelle. La troisième option est plus sombre : le coordonnateur de toutes les polices, Lavrenti Beria. L'homme fut celui de la sécurité et des purges, et s'était fait apprécier de Staline pour sa cruauté. Géorgien comme lui, son savoir faire en matière de torture, qu'il exécutait personnellement, était devenu célèbre. "Donnez moi n'importe qui, et en une heure, je lui fais avouer qu'il est la Reine d'Angleterre" disait il à l'envie. Beria fut chargé de la triste tâche de liquider Ezov et les exécutants des Grandes Purges, mais également d'organiser la liquidation de toutes les élites d'Europe de l'Est lors de la période 1939-1941, tâche dont il s'acquitta avec zèle. Le "Himmler" soviétique fut à l'origine du Massacre de Katyn et il sollicita l'autorisation d'effectuer le crime auprès de Staline lui-même qui accepta. Beria est également l'administrateur du Goulag et réalisa sous son autorité des records d'incarcération. Bientôt, après la guerre, les relations se refroidissent clairement entre les deux hommes. Staline se méfie de Beria qui, à la tête de toutes les polices, pouvait lui nuire. Il lui offrit donc un poste prestigieux de coordinateur pour le placer sous surveillance et reprendre en main la police. Bientôt, Staline tentera en 1952 de faire tomber Beria avec l'invention d'un complot mingrélien mais mourut avant d'avoir pu réaliser son forfait. Beria a donc de terribles côtés sombres, auxquels il faut ajouter sa prédation sur les jeunes filles et les viols et meurtres réalisés sur des lycéennes innocentes à la Loubianka. Néanmoins, à la mort de Staline, Beria est devenu un libéral semble-t-il sincère, plaidant pour l'installation d'un Etat de droit en URSS et la libération massive des détenus politiques. Indispensable, aussi bien par ses réseaux policiers que par sa soudaine ferveur libérale, Beria était incontournable. Il y avait un quatrième homme : Nikita Khrouchtchev. Celui-ci fut un homme politique ukrainien et était devenu Secrétaire Général du Parti Communiste Ukrainien. Pour contrebalancer le pouvoir de ses sous-fifres, Staline fit monter Khrouchtchev à la capitale et lui confia le dossier de l'agriculture. L'homme naïf réalisa un plan de rénovation ubuesque fondé sur des "agrovilles". Staline l'insulta de gauchiste mais, à la grande surprise de Khrouchtchev, ne l'exécuta pas. Néanmoins, Khrouchtchev du imposer la politique stalinienne aux kolkhozes ce qui lui était personnellement douloureux. S'il n'est pas à proprement parler le plus libéral, Khrouchtchev est un audacieux et a su s'arroger le soutien de nombreux membres du Parti Communiste. Sa figure rassurante et assez éloignée des visages habituels du stalinisme jouait également en sa faveur. La réalité, c'est que personne ne put trancher pour un leadership clair. Les quatre hommes exercèrent donc le pouvoir ensemble même si, en pratique, Molotov fut très rapidement marginalisé. Malenkov sembla être le gagnant des négociations et s'arrogea le poste de Chef de Gouvernement de l'URSS. Khrouchtchev, lui, s'empara du Parti Communiste.
Un programme commun est mis en place et se structure autour de quatre axes : l'apaisement des tensions internationales, l'arrêt du climat de la peur politique, l'arrêt de la persécution des minorités nationales et l'amélioration de la vie dans les campagnes. Devant le Présidium, le 10 mars 1953, Malenkov initia le mouvement de déstalinisation et déclara que le culte de la personnalité était une funeste erreur et qu'il fallait répondre urgemment aux besoins matériels du peuple. Beria fut chargé d'un immense programme de libéralisation politique. Le 10 mars 1953, le même jour que Malenkov, il annonce arrêter les chantiers du communisme fondés sur le travail forcé. Le 26 mars, il fait voter des lois d'amnistie et annonce la révision du droit pénal. Le lendemain de cette annonce, le 27 mars, un décret d'application provoque la libération brute d'1,2 millions de personnes. 600 000 s'étaient vus octroyer une diminution de peine, et 500 000 furent ni plus ni moins que libérés, principalement des kolkhoziens. Le 2 avril, Beria, devant le Présidium, révèle l'assassinat par Staline du chef du Comité Juif Antifasciste Mikhoels en Biélorussie. Il publie le 4 avril un rapport faisant état de falsifications qui démontrent que le complot des médecins juifs était une vaste fumisterie. Le même jour, il abolit la torture par décret et annonce le respect crucial du droit des prisonniers. En mai, Beria publie un rapport critiquant la russification stalinienne et le non-respect des droits des minorités. Bref, Beria lave plus blanc que blanc. Le 10 juin 1953, devant les yeux des Soviétiques éberlués, la Pravda critiquait le culte de la personne de Staline. Les postes de la nomenklatura centrale sont réduits de 45 000 à 23 500 pour éradiquer les anciens staliniens de l'appareil dirigeant. Le délivrance d'un passeport est simplifiée et des mesures favorables aux quatre millions d'anciens condamnés à l'exil et à leur famille sont promulgués pour permettre leur retour au pays. Mais Beria commença à aller trop loin. Beaucoup l'accusaient de vouloir détruire le rôle du Parti. Le sinistre Beria avait même demandé le décrochage des tableaux contenant certaines figures du Parti encore en vie. De la même manière, la libéralisation massive eut des conséquences naturelles sur la société soviétique, un peu comme un bouchon trop violemment retiré d'une bouteille de champagne. Des vagues de délinquance frappèrent le pays et un fort sentiment d'insécurité inquiéta la société. La marginalité se fit visible et suscita une grande angoisse. Surtout, les prisonniers des camps spéciaux et non amnistiés se rebellèrent et organisèrent des grandes grèves, qui furent réprimées dans le sang. Le mouvement se déplaça paradoxalement en Europe de l'Est, particulièrement en RDA. En effet, Beria avait réussi à obtenir le soutien de Malenkov pour faire cesser la politique de collectivisation des terres en RDA et de donner du souffle aux paysans et petites entreprises. Beria se permit même de critiquer le régime hongrois Rakosi qui persécutait un nombre important de personnes. Très vite, Beria est arrêté le 26 juin et exécuté en décembre. Le motif officiel fut son inconduite sexuelle et sa participation aux crimes du passé. La réalité est que Khrouchtchev s'inquiétait de son activisme contre le Parti et que Malenkov supportait mal d'avoir soutenu l'ascension de cadres géorgiens, d'avoir tenté de normaliser trop rapidement des relations avec Tito et d'avoir participé au sabotage de la politique soviétique en RDA. Néanmoins, Staline ne fut pas réhabilité, et quand Kaganovic tenta de prendre la parole au plénum pour défendre Staline, Malenkov le fit taire. Le mouvement était lancé et Beria fut son paradoxal commencement.
Entre 1953 et 1955, le pouvoir est partagé entre Malenkov et Khrouchtchev. Tout de suite, Malenkov fit comprendre que les paysans verraient leur niveau de vie grandir et qu'il cessera l'agressivité des collectes obligatoires et permettra aux lopins de terre individuels de se développer. La doctrine économique change : exit l'autoritarisme, l'URSS adopte un "contrat social implicite" et une "économie de l'accord" qui permet, à chaque niveau hiérarchique territorial, de prendre en compte les aspirations, besoins et intérêts des populations locales. Moscou continuera à adresser des directives mais tous auront la possibilité d'établir une sorte de compromis plus ou moins tacite pour éviter les tensions. Les deux termes de ce contrat nouveau sont les suivants : l'abaissement de la pression disciplinaire sur le travail, et la distribution du surplus à l'ensemble des travailleurs. La politique a d'excellents résultats : dans les campagnes, entre 1953 et 1958, le revenu double et la production croît de 50 %. L'économie urbaine connait une croissance économique de 7,2 % : l'inflation baisse, les salaires augmentent, des appartements sont construits. Enfin, la productivité commence à augmenter. Khrouchtchev lança en outre la grande politique des terres vierges, des vastes zones de production de maïs, à peu près 37 millions d'hectares en Sibérie et dans le nord du Kazakhstan. En 1956, ces nouvelles terres permettent de dégager 125 millions de tonnes de maïs. Ces indicateurs sont bons mais il existe des effets pervers. Ainsi, l'usure des terres provoqua rapidement, après 1956, la chute des rendements de maïs. Les conséquences environnementales sur les terres ne furent pas bonnes du tout. Les 30 000 volontaires qui étaient venus s'installer dans les zones, souvent des anciens délinquants, devinrent le cauchemar des populations locales. De manière générale, ces transferts de population à problème provoquaient la flambée de la délinquance. Surtout, les bons indicateurs économiques donnèrent l'impression aux Soviétiques que leur solution était la bonne et qu'ils rattraperaient l'Occident, parfois entretenus dans leurs illusions par certains économiques occidentaux. Néanmoins, toute la croissance économique soviétique repose toujours sur le même mécanisme défectueux : l'émission massive par le Gouvernement de liquidités et de monnaie, provoquant l'augmentation d'une demande intérieure sans réflexe keynésien, et donc l'apparition de pénuries et d'inflation. A côté de leur politique économique, Malenkov et Khrouchtchev continuèrent la politique de libéralisation et de nombreuses demandes au titre de violation de la légalité socialiste vont atteindre les autorités. Les amnisties continuaient à pleuvoir et en juillet 1954, les restrictions sur les enfants des déportés spéciaux furent abolies. En janvier 1956, il ne resterait plus que 900 000 déportés spéciaux. En novembre 1955, l'avortement est dépénalisé et le divorce est assoupli. Le monde artistique fut également autorisé à se détendre : une certaine intelligentsia russe et provinciale fit son apparition progressive. Les lieux de culte furent massivement réouverts. Sur la question nationale, la marge de manoeuvre des Républiques fut grandie et l'autonomie fut renforcée. Les élites faisaient de nouveau l'apologie d'une identité soviétique supranationale qui appelait à la mobilité géographique, tournée vers l'optimisme, le progrès, l'urbanisation et aussi un certain usage du russe comme langue cosmopolite. Ce modèle avait des limites. Il contribua à relancer la croissance d'une tendance "nationale communiste" de Russes hostiles à la remise en question de leurs traditions, de leur environnement et de leurs monuments, se manifestant par le phénomène des "écrivains du village". En Ukraine, les tensions continuaient à exister entre le folklore paysan et les villes russifiées. Dans le Caucase et dans l'Asie Centrale, les logiques tribales infiltraient les appareils soviétiques et au Kazakhstan, face à une élite locale rétive, les russes s'arrogèrent les bonnes places dans les villes et le Parti. Il y avait donc des failles dans le logiciel. Néanmoins, on était loin de l'impérialisme brutal stalinien.
Au plan international, les succès furent plus clairs. L'explosion de la bombe H, et donc le rattrapage des Soviétiques par rapport aux Américains, fut acté en août 1953. Washington fera tout de même exploser la sienne en 1954 mais les rapports de force s'équilibrèrent. Dès le départ, Malenkov annonce le 19 mars 1953 vouloir mettre fin à la Guerre de Corée. Il ordonne la baisse drastique des dépenses militaires qui passent de 31% du PNB en 1953 à 17 % en 1956. Le terme de "détente" qui deviendra celui emblématique de la période est prononcé. A partir de là, l'URSS s'ouvre au monde et les relations internationales commencent une période de relatif calme. L'URSS encouragea ses pays satellites d'Europe de l'est d'adoucir leur politique ce que certains dirigeants staliniens ne comprirent pas. La réalité était d'ailleurs que l'URSS était complètement déconnectée de la réalité de ces pays qui n'étaient pas convaincus de leur intérêt à épouser le modèle soviétique. Une aide massive fut envoyée à la RDA pour contrer la puissance nouvelle de la RFA. L'URSS se rapproche de la Chine de Mao et lui transfère un nombre important de technologie, et il lui est même promis de lui fournir du matériel nucléaire. En mai 1955, l'URSS reconnait sa faute en Yougoslavie et une réconciliation fut actée entre Moscou et Belgrade, ce qui heurta beaucoup Molotov qui le reprochera sans cesse à Khrouchtchev, actant sa marginalisation. L'URSS accepte de sortir d'Autriche en échange d'une neutralité permanente du pays. En juillet 1955, la France, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l'URSS se rencontrent lors du Sommet de Genève qui fut cordial même s'il ne déboucha pas sur des annonces colossales. Les puissances évoquent cependant le principe d'un contrôle des armements nucléaires et Khrouchtchev fait savoir au Président Eisenhower qu'il ne serait pas opposé à visiter les Etats-Unis. Surtout, le Chancelier allemand Konrad Adenauer se rendit en URSS qui accepta de reconnaître le pays et de libérer les derniers prisonniers de guerre. Mais, après Staline, le pays comprit surtout qu'il fallait s'adresser au Tiers Monde qui ne se reconnaissait ni dans le capitalisme impérialiste occidental ni dans l'impérialisme communiste soviétique. La Conférence de Bandung en 1955 permit à ces pays d'affirmer leur volonté de s'affranchir des deux grands blocs. La Chine de Mao et la Yougoslavie de Tito y sont présents, et les Soviétiques ne veulent pas laisser passer l'occasion d'affirmer leur puissance. Ainsi, l'URSS décide de livrer des armes au nationaliste arabe Nasser en Egypte, organise un voyage d'Etat en Inde avec force compliments faits à Gandhi, lance un grand programme d'aide économique à destination du Tiers Monde et ouvre ses universités à des milliers d'étudiants asiatiques et africains. La politique d'amitié est bonne et Khrouchtchev en a sa principale part. En janvier 1955, le Secrétaire Général attaque Malenkov et l'accuse de vouloir faire passer le Gouvernement avant le Parti. Il lui reproche d'avoir fait passer l'industrie légère avant l'industrie lourde, d'avoir privilégié les lopins de terre individuels aux grandes terres vierges, d'avoir menacé le monde d'une guerre atomique. Malenkov est alors rétrogradé et Boulganine est nommé Premier Ministre. En réalité, c'est désormais Khrouchtchev, le seul maître à bord.
LES ANNEES KHROUCHTCHEV (1956-1964).
Nikita Khrouchtchev intensifie la politique d'apaisement social et souhaite récompenser l'ensemble des paysans et ouvriers du pays pour leurs sacrifices. Les lois ouvrières répressives édictées entre 1941 et 1942 sont tout simplement abolies. Le temps de travail est réduit. Un système de retraite est installé à 60 ans pour les hommes et 55 ans pour les femmes, même s'il n'est pas encore étendu aux kolkhoziens. Toutes les pensions de retraite sont doublées, des pensions d'invalidité sont créées. Pour les malheureux ayant fait l'objet d'un internement en camp, ses années d'incarcération sont comptées comme années de "service", et plus aucun criminel ne pourra se voir privé de sa pension. Surtout, en perspective du Congrès de 1956, Khrouchtchev avait fait travailler une commission d'enquête sur le rôle de Staline dans les crimes commis dans les années trente, sur l'usage de la torture et les faces sombres de l'URSS stalinienne. Dans son rapport public fait au Congrès, Khrouchtchev ne va pas jusqu'à directement attaquer l'ancien dictateur mais rompt avec sa doctrine, notamment internationale, en affirmant la nécessité d'une "coexistence pacifique" avec les Occidentaux. Néanmoins, dans la nuit du 24 au 25 février 1956, un rapport secret beaucoup plus offensif est lu à l'ensemble des membres du Parti Communiste, ce qui heurta les staliniens mais également toutes les sensibilités de l'époque. Bien sûr, le rapport secret n'est pas à proprement parler un brulot et défend un certain nombre de politiques staliniennes avant 1934, rien n'est dit des purges en dehors du Parti et le rôle de celui-ci ne fut jamais pointé du doigt. Néanmoins, le rapport créa une énorme crise de conscience : certains cadres ne comprirent pas l'intérêt d'en arriver là, d'autant plus que Khrouchtchev fut un homme de Staline, et que cela aurait pour eux des conséquences sur le pouvoir si cela venait à se propager. Or, le rapport fuite et se retrouve partout. En Occident, c'est la consternation. En ville, des intellectuels se rejoignent secrètement dans des "kompanyes" privées et discutent de la période stalinienne. L'Académie des Sciences se permet de critiquer publiquement le principe du Parti unique et certaines voix au Parti commencèrent à évoquer les erreurs militaires de Staline, ce qui était un tabou du rapport secret. La vérité est que la diffusion du rapport secret dans le peuple soviétique eut des effets contraires. Les anciens combattants critiquaient le rapport mais le KGB rapporte surtout de nombreuses destructions du portrait de Staline, ce qui n'était pas atténué par la vaste libération des prisonniers politiques qui reprenaient leur place dans leur famille et dans leurs postes, et qui diffusaient la parole antistalinienne. Ce que Khrouchtchev n'avait pas forcément vu venir, c'est que la diffusion du rapport secret ne lui était pas favorable, et que dans un Etat totalitaire, ou tout du moins autoritaire, la reconnaissance de torts aussi profonds compromet l'ensemble du pouvoir, même plus modéré, et de bien des manières, le rapport secret a été le premier coup de semonce contre l'URSS toute entière. En Europe de l'est, c'est la panique : tous les dirigeants comprennent que leurs jours sont comptés, et le hongrois Rakosi confia à Andropov, alors ambassadeur, que cela était "un désastre". Pour Mao, le rapport est une attaque personnelle, et pour Tito, c'est une victoire de sa doctrine des "voies nationales". L'URSS ressort paradoxalement affaiblie de l'épisode même si d'un point de vue strictement moral, le rapport secret fut une drôle de prouesse.
Le rapport secret provoqua des troubles graves en Pologne où l'assassinat d'ouvriers en grève à Poznań conduisit à un très grand soulèvement populaire. Le Parti Communiste rétablit Gomulka, exclu en 1948 pour déviationnisme nationaliste, au pouvoir sans l'accord de l'URSS. Celui-ci, dans la droite ligne du rapport secret, critique Staline publiquement et libère les prisonniers politiques de droite. Des réformes démocratiques sont promises. La Pologne a toujours été une zone très sensible pour l'URSS et Khrouchtchev envisagea sérieusement d'écraser le pays. Néanmoins, des négociations, très dures, firent que la situation s'apaisa et que l'arrêt de la collectivisation fut acté. A condition de préserver l'idéal socialiste, la Pologne de Gomulka fut laissée sauve et une période de relatif réformisme s'ouvrit dans le pays. Khrouchtchev, persuadé que la Pologne avait davantage besoin de l'URSS que l'inverse, ne craignait pas que les choses dérapent. Il en allait tout autrement en Hongrie, où des manifestations de soutien à la Pologne éclatèrent et conduisirent à la destruction des statues de Staline. Les choses étaient d'emblée plus sérieuse puisqu'il s'agit là d'un véritable renversement populaire, en dehors du communisme. Le peuple demande le retour de Nagy au pouvoir, un ancien résistant socialiste dissident, et le 29 octobre, l'Armée Rouge entre en Hongrie, provoquant un redoublement de la violence. Une solution pacifique à la polonaise fut d'abord envisagée. Néanmoins, Nagy ne fut pas conciliant et menaça de quitter le Pacte de Varsovie, ce qui était inenvisageable. Il se trouve que la situation internationale est très tendue mais présente de grandes opportunités pour l'URSS. En Egypte, Nasser nationalise le Canal de Suez. Les Anglais et les Français, à qui appartenait la société de régie du Canal, puis les Israéliens, bombardèrent le pays. Le Président Eisenhower fut extrêmement sévère avec le Royaume-Uni et la France et Khrouchtchev y vit une occasion en or pour accélérer la détente. Il fit donc front commun avec les Etats-Unis et menaça les deux pays qui ne disposaient pas encore de l'arme atomique du feu nucléaire. Khrouchtchev bluffait mais face à cette pression internationale, les deux anciennes puissances coloniales durent reculer. Le prestige soviétique dans le Tiers Monde permit à Khrouchtchev de perdre sa relative bonne image en Europe de l'Est et ordre fut donné d'écraser sans aucune pitié la révolte en Hongrie. 2 500 morts et 16 000 blessés sont à déplorer. Des milliers d'arrestations provoquèrent de nombreuses fuites à l'Ouest et Nagy fut incarcéré en Roumanie. Le traumatisme de Budapest en 1956, dénoncé par des intellectuels, ne fut pas pour autant condamné plus que cela par l'Occident empêtré par les problèmes de la décolonisation en Europe. Les Etats-Unis, trop heureux du front commun contre les puissances européennes, fermèrent les yeux. Il était difficile aussi pour un pays comme la France, coincé en pleine guerre d'Algérie, de reprocher l'attitude soviétique en Hongrie. Quelque part, les réactions les plus critiques furent celles en URSS elle-même, évidemment de la part des intellectuels, des anciens détenus de la guerre, des étudiants, des Lituaniens et des artistes mais aussi de la frange de droite du Bureau Politique mené par Molotov, qui avait soudé une sorte d'Anti-Parti. Khrouchtchev calma les esprits en augmentant les salaires, en baissant les normes de production et une lettre fut adressée à tous les militants communistes pour les appeler à lutter contre ceux qui menacent les intérêts soviétiques. En outre, et parce que la situation l'exigeait, Khrouchtchev lance une politique de répression pénale contre les marginaux, les vagabonds, les alcooliques et aussi tous les petits artistes informels qui avaient pris un peu trop d'assurance dans la période. Une politique d'apaisement permit aux Ingouches, aux Kalmouks et aux Tchétchènes de rentrer chez eux, mais ni les Allemands de la Volga ni les Tatars de Crimée n'eurent cette chance.
Khrouchtchev était un vrai réformiste et il décida de mettre fin à l'un des plus grands problèmes de l'URSS, à savoir son système de planification centralisé. Les hauts fonctionnaires décidaient à Moscou des différentes politiques économiques pour le meilleur et pour le pire. Khrouchtchev initie un mouvement de décentralisation et instaure des "sovharnoz", des conseils économiques régionaux qui devaient gérer eux mêmes leur propre planification. Pour harmoniser ces politiques, Khrouchtchev voulait mettre en place un plan septennal. Il estimait qu'il était possible de battre à terme la production par tête des Etats-Unis dans la viande, le lait et le beurre. Cette politique audacieuse ne plaisait pas aux bureaucrates de tout bord qui répugnaient à perdre leur pouvoir. Ce fut une occasion en or pour Molotov et l'Anti-Parti de tenter de renverser Khrouchtchev. Ces hommes étaient des anciens staliniens, tels que Kaganovic, Vorosilov, Sepilov mais aussi l'ancien Premier Ministre Malenkov. La tentative de destitution faillit fonctionner mais Boulganine parvint à retarder la réunion, et les soutiens du Secrétaire Général purent se mobiliser. Cela conduisit à l'élimination définitive, sans exécution, de Molotov, Kaganovic et Malenkov, accusés publiquement d'avoir participé aux crimes du stalinisme. Khrouchtchev fut renforcé dans son ambition réformatrice et fit monter toute une génération de fonctionnaires régionaux. La défaite de l'Anti-Parti eut aussi pour conséquence de rapprocher Khrouchtchev des progressistes et de renouer avec une forme de libéralisme idéologique. Le Code Pénal fut réformé et les expressions juridiques tels que "crimes contre-révolutionnaires" ou "ennemi du peuple" disparurent. Alexandre Chélépine, un modéré, fut placé à la tête du KGB. Du point de vue de la doctrine, Khrouchtchev abandonna la "dictature du prolétariat" pour inaugurer l'ère de "l'Etat de tout le peuple". Cette mutation du régime fut celle de la promotion du social démocrate finlandais Kusinen et du refroidissement considérable avec Pékin qui ne goutait guère à la condamnation sans appel de l'URSS des "répressions de masse". La mise en orbite du Spoutnik, le premier satellite officiel de l'Histoire, le 4 octobre 1957 fut le symbole de la réussite de l'ère de Khrouchtchev, sincèrement persuadé que la suprématie technologique et scientifique face aux Américains est actée. Tous les pays communistes furent galvanisés par cette mise en orbite, et des revues internationales communistes furent fondées, même si la figure de Mao, hostile à la coexistence pacifique, obscurcissait clairement la période en appelant de ses vœux la destruction de l'Humanité par le feu nucléaire. Néanmoins, Khrouchtchev fut trop ambitieux et commit des erreurs économiques lourdes en voulant créer "un petit bond en avant". D'abord, il réorienta l'économie vers l'industrie lourde en s'appuyant notamment sur la découverte de gisements de pétrole en Sibérie. Cette industrialisation conduit à des problèmes écologiques, comme celui de la création d'une usine de cellulose au large du magnifique Lac Baïkal. De la même manière, la réforme agricole, fondée sur le transfert des machines agricoles aux kolkhozes et sur un rejet idéologique des lopins de terre, conduisit à un désastre et les chiffres officiels furent trafiqués. L'escroquerie fut découverte et les responsables comme Larionov se suicidèrent. La politique des terres vierges fut officiellement un échec. En 1960, l'inflation a repris ainsi que les pénuries. L'avance technologique occidentale est réelle et le KGB décide de lancer une politique d'espionnage industriel dans les pays de l'Ouest. La réforme de l'éducation créa également des tensions parce qu'elle imposait des stages pour accéder à l'Université et cherchait à imposer le russe dans les marges. La réforme dut être retirée.
La politique internationale soviétique commença à se dégrader à partir de 1958. Pour punir Tito de sa politique d'indépendance, Khrouchtchev choisit de faire exécuter Nagy à Budapest. Alors que Mao menaçait de bombarder Taïwan, le chef de l'URSS le qualifia de mégalomane qui "se prenait pour Dieu" et décida de ne pas livrer l'arme atomique aux Chinois, ce qui rompit définitivement leurs relations. Le monde communiste se fracture donc complètement. Même avec le Tiers-Monde, les relations se refroidissent, notamment en raison de la polémique liée à la "Société Africaine de Culture" composée de Senghor, Fanon et Césaire, qui faisaient l'éloge de la négritude et du panafricanisme. Khrouchtchev ne perçut pas la profondeur de leur pensée et refusa de choisir les intellectuels comme délégués pour leur Conférence sur la littérature africaine de Tachkent. Néanmoins, la relation entre les Etats-Unis et l'URSS se réchauffa encore lors de la visite de Khrouchtchev aux Etats-Unis en 1959. Sans le dire, les deux pays critiquaient principalement la Chine qui menaçait le Tibet et l'Inde. La réalité fut néanmoins que le prestige de l'URSS devait dépendre de ses résultats. Or, malgré l'aveuglement de 1957, l'URSS présentait toujours de larges faiblesses. Ses 209 millions d'habitants ne vivaient pas aussi bien qu'en Occident et l'espérance de vie des hommes et des femmes, qui s'était certes améliorée, n'était pas encore aussi bonne qu'en France ou au Japon. Le déséquilibre entre femmes et hommes, de plus de vingt millions, complexifiait la démographie et l'importance du célibat féminin, ainsi que des avortements, ne permettaient pas au taux de natalité de s'améliorer. Il ne faut pas dramatiser : certains éléments montrent un vrai succès soviétique. Le niveau d'instruction est par exemple très élevé. Le temps de travail journalier est de sept heures. Les Soviétiques disposent désormais de 20 jours de congés payés par an et de dix millions de postes de radio. Mais l'alcoolisme qui s'aggravait et l'importance du monde marginal grandissant conduisaient à des vraies failles. Le décalage entre le monde urbain et les campagnes était également épouvantable. L'année 1960 est donc celui de la montée de la tension. Les communistes auraient des succès en 1961 avec la victoire de Lumumba au Congo ou de Fidel Castro à Cuba, mais les relations avec les Etats-Unis se dégradèrent brusquement. Le point de bascule se produisit le 1er mai 1960. Un avion U2 américain est repéré dans l'espace aérien soviétique et est abattu la veille du Sommet de Paris avec le Président Eisenhower. Khrouchtchev exigea alors des excuses du Président américain, ce qui ne lui ressemblait d'ailleurs pas, et celui ci refusa, ce qui conduit à l'annulation du sommet. Les Chinois y virent une victoire de leur ligne et crurent que le temps de la "coexistence pacifique" était passé. A l'intérieur du Bureau Politique, de nombreux bureaucrates reprochèrent à Khrouchtchev son attitude envers les américains, particulièrement Brejnev, qui symbolisait parfaitement cette masse de fonctionnaires pacifistes. Pour compenser et envoyer un signal, Khrouchtchev rappela ses conseillers soviétiques de Chine. Ce grand froid intervenait quand la situation économique se dégrada en raison d'une mauvaise politique agricole : la production avait été bonne mais le résultat des collectes obligatoires décevant, ce qui fit dire à Khrouchtchev que les vols champêtres reprenaient. Les directeurs régionaux le prirent sérieusement mal, d'autant plus qu'une politique anti-corruption avait été lancée comme si le chef de l'URSS estimait que les mauvais résultats économiques étaient dus aux bureaucrates. L'élection du démocrate Kennedy aux Etats-Unis, que Khrouchtchev prenait pour un abruti fini, allait conduire à une explosion deux années plus tard.
En 1961, la Chine de Mao et l'Albanie d'Enver Hoxha concluent un pacte contre l'influence soviétique. Mais l'échec du Grand Bond en Avant conduisit à la mise en retrait de Mao par ses propres cadres ce qui plaça la Chine dans une situation de rationalité plus grande. En avril 1961, en parallèle du premier vol dans l'espace de Gagarine, l'intervention de la Baie des Cochons orchestrée par la CIA échoue à Cuba. Khrouchtchev voit en tous ces évènements un avantage qui lui est fait et envoie des centaines de millions de dollars au nouveau régime communiste cubain qui s'installait au large de la Floride. En juin 1961, à Vienne, Khrouchtchev se comporte mal avec le Président américain et, alors que de nombreux civils fuyaient la RDA, il décide de la construction du Mur de Berlin ce qui crée là encore un malaise terrible. Le 30 octobre 1961, la terrible Tsar Bomba, la première bombe thermonucléaire, explose en Sibérie. Ses dégâts sont immenses. Khrouchtchev le chef de guerre réunit alors le XXIIème Congrès et prédit que la production par tête dépassera celle des Etats-Unis d'ici dix années, que le problème du logement sera résolu en vingt ans, que le passage au communisme aurait lieu en 1981, et que le travail serait désormais une pure activité créatrice. Ce long discours de plusieurs heures fit dire à de nombreux bureaucrates qu'un nouveau petit culte de la personnalité se mettait en place. Néanmoins, les mesures sociales annoncées furent très positives pour le peuple soviétique : la diminution du temps de travail, les repas gratuits dans les usines et les écoles, l'extension des retraites et des systèmes sanitaires aux kolkhoziens. Néanmoins, Khrouchtchev s'obstina dans sa politique des terres vierges et annonça une intervention au Kazakhstan pour les défendre. Tout cela allait avec la continuation d'une politique plus libérale sur le plan interne : ainsi, la dépouille de Staline est retirée du mausolée de Lénine, Molotov est définitivement exclu du Parti Communiste et des espaces de non-conformisme dans les villes sont tolérés, suite au décès de Pasternak. Cette période voit également l'émergence d'Andreï Sakharov qui se fit connaître en créant un lien entre les tumeurs et la radioactivité liée aux essais nucléaires. De nouveau, en 1962, Khrouchtchev ne parvient pas à régler le problème économique. En effet, le versement d'importantes subventions aux industries conduisit à une hausse de la réserve monétaire et donc à une inflation et à des pénuries. Il se rend également compte d'une nouvelle stagnation de la productivité et de l'incapacité de son système à enclencher une véritable croissance intensive. Pour récupérer une partie du surplus monétaires et refroidir la machine à pénurie, Khrouchtchev est contraint d'augmenter les prix de la viande, du beurre et du lait, ce qui déclencha de vastes mouvements de grève. Le 1er juin 1962, des protestations éclatèrent à Novotcherkassk car on n'y trouvait plus de viande et que les salaires furent baissés. Les ouvriers fraternisèrent avec les soldats et un cortège de milliers d'ouvriers, de femmes, de marginaux brandissaient des portraits de Marx, d'Engels et de Lénine. L'armée dut réprimer et des procès se terminèrent sur sept condamnations à mort de lourdes peines de détention. Khrouchtchev se résolut à aggraver la répression pénale contre les alcooliques, les immoraux, les vagabonds et même des religieux. Le nombre de détenus passe de 686 000 en 1961 à 1 052 000 en 1963. Surtout, il décida de relancer sa lutte contre la bureaucratie, de remplacer les districts agricoles du Parti par des directions productives composées de techniciens et d'agronomes ainsi qu'opérer à la scission technique du Parti en deux groupes : une section agricole et une section industrielle. Cela braqua définitivement les hauts fonctionnaires.
La situation internationale finit par atteindre sa terrible apogée. Khrouchtchev entendait placer le 22 mai 1962, via l'opération Anadyr, des missiles de courte et moyenne portée à Cuba. L'objectif était alors de pouvoir atteindre le sol américain en cas de guerre nucléaire. Khrouchtchev voulait assurer Cuba de son amitié, qui n'hésita pas un seul instant à accepter en sachant très bien que la situation s'envenimerait. L'URSS avait aussi très peu goûté l'installation de missiles américains en Turquie. Khrouchtchev estimait alors que, définitivement, l'équilibre de la terreur serait assuré. Néanmoins, quand les 164 ogives nucléaires arrivent à Cuba avec 42 000 hommes et 42 missiles, les Américains l'apprirent. Le 22 octobre 1962, le Président Kennedy s'exprime à la télévision et informe l'opinion publique américaine de l'imminence d'un bombardement soviétique. La panique est totale. Kennedy, qui ne disposait pas de moyen de communication direct avec Khrouchtchev, entendait par ce canal informer les Soviétiques de sa connaissance du problème. Kennedy annonce une mise en quarantaine de l'île de Cuba et envoie, le 25, une note conciliante à Khrouchtchev. En réalité, l'historiographie dépeint cet épisode en un possible début de guerre nucléaire totale, ce qui ne fut pas le cas. Kennedy fut respectueux et Khrouchtchev informa directement le Président Américain de son intention purement défensive. Le 27 octobre, à la télévision, devant des citoyens soviétiques éberlués, l'URSS exige le retrait des missiles américains en Turquie. L'accord est conclu. Mais aux yeux du monde communiste, le spectacle fut considéré comme affligeant. Fidel Castro, qui avait donné l'ordre d'abattre tout avion américain survolant l'île, qualifia Khrouchtchev de "traitre" et de "sans couilles". Mao ironisa et évoqué l'aventurisme et le capitulationnisme soviétique. L'ensemble des dirigeants communistes virent dans cet épisode une lourde atteinte à l'honneur et à l'image de l'URSS. Néanmoins, l'épisode permet de revenir à une période de réchauffement entre les Américains et les Soviétiques. Une ligne téléphonique est installée entre Moscou et Washington et en août 1963, un traité international sur l'interdiction des essais nucléaires dans l'atmosphère est signé. Khrouchtchev se détacha encore plus de Pékin et ne craignait plus de s'aliéner la Chine. Le 22 novembre 1963, l'assassinat de Kennedy par Lee Harvey Oswald, ayant voyagé en URSS et socialiste convaincu, crée un petit vent de panique et le KGB est chargé de nier l'assassinat, qui n'avait pas été ordonné par les Soviétiques. La situation se calma aussitôt que le nouveau Président, Lyndon Johnson, laissa aux ministres de Kennedy la poursuite de sa politique étrangère. Khrouchtchev n'aurait plus le loisir d'intervenir sur la scène politique internationale après coup.
Ce sont les réformes internes de Khrouchtchev qui conduisirent à son éviction. Le plus injuste est que les plus progressistes se liguèrent également contre le chef, autour de la figure d'Andropov, chef du département des relations entre les pays socialistes, et progressiste revendiqué. Khrouchtchev, qui avait autorisé la publication de nombreux ouvrages litigieux et libéré les intellectuels, se prit tout de même le retour de bâton du rapport de 1956 en pleine figure. Khrouchtchev profit alors d'une lettre ouverte à Mao pour défendre son bilan : une réforme des retraites, l'augmentation des revenus des paysans, les projets de bâtiment civil, la fin de la peur et du soupçon, la légalité socialiste et la réhabilitation des innocents. Tout cela était vrai : mais cela ne suffit pas. Khrouchtchev vit également se soulever contre lui des conservateurs nationalistes comme Soljenitsyne qui, après la publication de "La Maison de Matriona", défendirent le monde paysan des kolkhoziens auquel Khrouchtchev s'en était pris, certes avec moins de violence que Staline, et en accordant de vrais progrès sociaux, mais avec de mauvaises méthodes. L'appel d'Esenin-Volipin, mathématicien et fils de poète suicidé dans les années vingt, interné en 1949 pour "poésie anti soviétique", à la défense des droits humains et à la coalition de tous les nationaux et religieux qui formaient la majorité du non-conformisme idéologique. Néanmoins, entre le courant progressiste soviétique communiste d'Andropov, et le nationalisme réformiste de Soljenitsyne, il y avait un monde. Un monde qui fut incarné par un groupe de vieux dirigeants composé de Brejnev, de Suslov et de Podgornyï, ainsi que de nombreux secrétaires régionaux, de maréchaux de l'Armée Rouge et d'un groupe de plus jeunes placés derrière Chélépine. Tout ce beau petit monde s'engagea à renverser Khrouchtchev qui, mis au courant du complot dès septembre 1964, refusa d'y croire. Le 12 octobre 1964, Brejnev convoque officiellement le chef au Présidium et prononce un réquisitoire contre lui. Il lui reprocha d'avoir traité ses collègues avec grossièreté, d'avoir divisé le Parti et de s'être arrogé un pouvoir personnel. Chélépine fut le plus dur en critiquant la politique étrangère et agricole et même Kossyguine expliqua qu'il estimait que Khrouchtchev n'écoutait plus personne. Ce dernier ne réagit pas et accepta de quitter le pouvoir. Il se disait fatigué et se félicita de la démocratisation de l'URSS. Le Comité Central sanctionna la nomination de Kossyguine au Gouvernement et de Léonid Brejnev comme Secrétaire Général du Parti. Khrouchtchev laisse derrière lui un bilan correct marqué par les libérations, la désacralisation de Staline, le retour des peuples déportés, l'émancipation partielle des paysans, les lois libérales sur le travail et une détente internationale réelle. Une nouvelle ère s'ouvre pour l'URSS.
LES ANNEES BREJNEV (1964-1982).
Léonid Brejnev est le produit d'un compromis d'appareil constitué principalement de bureaucrates ayant eu peur pour leur situation personnelle en raison des initiatives agressives de Khrouchtchev qui souhaitait s'en prendre à la fonction publique par de nombreuses réformes audacieuses. En cela, l'ère Brejnev a été une longue et lourde période de stagnation dans les réformes. L'URSS n'évolua quasiment plus jusqu'en 1982, quitte à laisser s'aggraver considérablement ses failles économiques que Khrouchtchev avait tenté de résoudre, sans trouver les bonnes méthodes économiques. C'est sans doute Brejnev lui-même qui a le mieux résumé son action politique : "Avec Staline, les gens avaient peur de la répression, avec Khrouchtchev, des réorganisations et des restructurations. Le peuple soviétique devrait vivre en paix afin de pouvoir travailler tranquillement". Tout est dit. Brejnev est un petit homme gris banal qui se plait à côtoyer les siens, c'est-à-dire des esprits ternes et tristes de fonctionnaires de carrière. Pour la première fois, ces derniers apprécient le visage souriant et hypocrite d'un Brejnev dont le seul intérêt fut précisément de préserver ceux de la nomenklatura du Parti. Quand il cherchait à écarter un homme, il le décorait ou lui offrait un poste honorifique. Mais il ne cherchait pas non plus les esprits aventureux ou audacieux, trop dangereux et trop agaçants. La tranquillité fut sa grande obsession aussi bien sur le plan interne qu'international. Léonid Brejnev n'est pas non plus un intellectuel : personne ne l'a jamais vu lire un seul livre et aucune idée très brillante ne sortit jamais de sa bouche. Il n'était pas cruel mais il n'était pas un ange non plus. Sa carrière fut celle d'un homme du Parti, ayant grandi en Ukraine et se déclarant russe dès 1947, produit de la russification douce soviétique. A l'origine, il est diplômé en métallurgie et devient commissaire d'armée sur le front ainsi qu'un homme de la terreur stalinienne, avant de terminer son avancement grâce à la politique des terres vierges. Brejnev était un grand travailleur même si, à partir de 1974, son addiction aux somnifères le rendit plus paresseux, paranoïaque et surtout apte à toutes les corruptions pour obtenir à lui et ses proches de confortables biens matériels. Il sut néanmoins bien saisir le rapport de force et nomma des hommes compétents à des postes clefs, comme le très progressiste Andropov, futur chef du KGB en 1967 et le jeune Kossyguine comme "Premier Ministre". Brejnev réorganisa le Parti à la verticale avec un Comité Central, des Comités régionaux réunifiés, des comités de district. Le Parti reprenait le contrôle de l'économie. Brejnev achetait la paix sociale en validant l'extension de la retraite aux kolkhoziens, en instaurant la semaine de cinq jours, en augmentant massivement les salaires, en réinstaurant la règle des lopins de terre individuels, en adoucissant la politique religieuse et en abolissant toute référence à la "fusion" des nationalités. Brejnev ouvrait en grand les caisses de l'Etat à qui en voulait. Bref, tout sauf la tension, tout sauf la guerre. Même la politique culturelle fut molle et Brejnev voulut empêcher la guerre entre les âmes nationalistes et progressistes dont il incorpora des éléments choisis. A l'internationale, Brejnev n'était pas un va-t'en guerre. Son objectif principal fut d'apaiser considérablement les tensions entre l'est et l'ouest en trouvant des moyens de résoudre les conflits sans violence. De la même façon, Brejnev souhaitait une rapide réconciliation avec la Chine, ce qui n'était pas gagné, étant donné l'agressivité terrible de Mao qui pensait que "la dispute entre Pékin et Moscou durerait encore 10 000 ans". Surtout, Brejnev voulait que les frontières d'après 1945 soient reconnues et entérinées définitivement, que l'URSS continue d'influer dans le Tiers-Monde et que la superpuissance de l'URSS fut reconnue par tous. Vaste programme.
Brejnev lance dès 1965 deux Plénums de l'économie et vante son programme qui consiste tout de même à principalement ne pas faire grand chose. En matière d'agriculture, la politique des terres vierges est abandonnée et la culture du maïs arrêtée. Toutes les restrictions en matière d'élevage privée et de chimie sont levées. L'usage massif de fertilisants et de pesticides est mise en place, particulièrement en Asie Centrale, ce qui sera un désastre écologique, particulièrement au Kazakhstan. Pour Brejnev, le seul problème de l'agriculture, c'est le manque d'usage de "science" ce qui se manifeste par l'usage insuffisant de produits phytosanitaires. Concernant l'industrie, le seul élément de programme de Brejnev est de réévaluer les prix. Concernant ce qu'il fallait réaliser pour améliorer le fonctionnement du système économique soviétique, la chose était dite lapidairement : "Des réformes, des réformes, qui en a besoin ? Personne ne les comprendra. Les gens doivent mieux travailler, c'est tout". Brejnev préfère raser gratis. La hausse des dépenses publiques a au départ des effets positifs, comme toujours, à savoir une vraie croissance économique et une amélioration des rendements. Mais la paysannerie est désormais très âgée, épuisée par une vie de labeur et elle profite désormais largement des revenus de l'Etat, ce qui ne conduit pas à un rendement agricole durable. Le bien-être matériel lui, typiquement brejnévien, se vérifie dans les villes. Le temps de travail est passé de 48 à 40 heures par semaine et la consommation par tête a augmenté de 5 %. Les postes de télévision sont désormais à 25 millions en 1970 contre 10 en 1963. En 1966, Brejnev évoque l'URSS comme "une société socialiste développée" qui a déjà tous les atours d'une économie moderne. Tout va bien, Madame la Marquise. Pour renouer les liens avec les citoyens, Brejnev utilise la vieille corde de la "Grande Guerre Patriotique" et exalte les vétérans qui ont vaincu le nazisme. Néanmoins, le discours officiel reste très lisse et surtout, pour la première fois depuis longtemps, le régime cesse de dire du mal de Staline, amenant doucement à l'idée de sa réhabilitation, ce qui va heurter de nombreux Soviétiques, y compris les progressistes et les nationalistes. Le KGB reprend une certaine politique répressive à l'endroit des dissidents et organise des descentes à la recherche de manuscrits et certains auteurs sont persécutés. Dans le domaine des nationalités, Brejnev n'est pas original, et s'il cesse d'user d'un discours trop soviétisant, il continue à jouer un jeu d'équilibriste entre le droit des nationalités et un usage régulier des coups de force, notamment contre l'Ukraine de Chelest, accusée de promouvoir le nationalisme antirusse. Brejnev continue à soutenir la formation dans les Républiques de nomenklaturas alternatives et principalement tribales et corrompues, à l'instar de celle de Kunuev au Kazakhstan. Chacune pouvait se tailler le bout de gras sur la bête et faire monter les siens quitte à écœurer profondément les populations locales pour lesquelles le "peuple soviétique" ne signifiait plus rien que prédation. A certains endroits, les tensions sont fortes, notamment en Transcaucasie, à l'occasion du 50ème anniversaire du génocide arménien qui se transforme en une occasion de manifester pour le retour du Haut Karabagh dans le giron national. Le principal problème de l'URSS resta une augmentation massive de l'alcoolisme, principale cause de la délinquance. Khrouchtchev avait tenté en son temps d'encourager la consommation de vin et de bière mais les Russes continuaient de boire de la vodka. Si les Russes consommaient moins d'alcool en quantité que les Français, ils buvaient de l'alcool plus fort, plus rapidement et en quantité. Ce phénomène est appelé la "dégénérescence" du peuple soviétique. L'espérance de vie passe de 64 à 62 ans en 1980. L'écart se creuse avec l'Occident et surtout le système de santé était complètement déficient. Si l'URSS maîtrisait le vaccin et l'antibiotique, la recherche contre le cancer et le traitement des maladies cardiovasculaires restaient inexistants. Le taux de natalité a baissé drastiquement, un couple sur trois divorce et le taux de mortalité explose. L'URSS va anthropologiquement mal.
Elle va d'autant plus mal que l'économie ne parvient pas à régler des problèmes qui deviennent vraiment préoccupants, et que l'inaction de Brejnev n'aide pas à résoudre le cataclysme à venir. Le logement reste en tension partout et 60 % des familles vivent encore dans des logements communautaires et doivent partager les sanitaires et les toilettes de leurs voisins. Si les vacances se développent, elles restent ridicules en proportion de celles des Occidentaux. L'industrie automobile soviétique est franchement risible : en 1970, l'Etat ne vend que 120 000 voitures, toutes complètement obsolètes, et l'URSS est contrainte de signer avec Fiat l'installation d'une usine de voitures. Néanmoins, l'expérience n'est pas concluante : le modèle produit reste inchangé pendant vingt-cinq ans, elle ne produit qu'à peine 600 véhicules par an, l'usine n'atteint que sa pleine capacité que très longtemps après son installation et chaque voiture nécessite trois fois plus de travail qu'en Occident. Le bien-être est franchement inégal : au sommet, seuls trois à quatre millions de personnes disposaient de privilèges que le reste de la population n'avait pas. Le niveau de vie d'un ouvrier qualifié soviétique était bien inférieur à celui d'un ouvrier allemand ou français. Certains observateurs avaient constaté que l'amélioration des conditions de vie de la population, l'urbanisation et le nouveau style de vie des Russes avaient rapproché les deux régimes, tous de type "moderne", et qu'ils convergeaient vers une économie standardisée. Néanmoins, l'URSS devait supporter une misère rurale noire, des couches marginales déliquescentes, une indigence totale des services publiques, un secteur tertiaire ahurissant de sous-développement et des écarts géographiques abyssaux. Il semble que l'idéologie soviétique répugnait à valoriser un travail non productif alors même que le succès du modèle occidental, qui attirait, reposait précisément sur un secteur tertiaire et des services publics qui soutiennent largement le secteur industriel. Ainsi, l'URSS refusait de payer mieux le travail intellectuel au travail manuel, ce qui pouvait légitimement paraître comme plus moral, mais qui décourageait à réaliser des études. Sans étude, pas de secteur tertiaire et pas de service public, mais également pas de recherche qui permet d'améliorer la productivité, d'innover et de former des ouvriers qualifiés et des ingénieurs. Bref, le modèle soviétique produit sa propre obsolescence et sa propre fin. Quand, en 1969, les Etats-Unis marcheront sur la lune, le décalage flagrant entre l'industrie occidentale et l'industrie soviétique deviendra très clair. Pourtant, un certain déni continuera à aveugler les élites soviétiques.
L'année 1966 fut un vrai tournant d'un point de vue idéologique. Globalement, les vieux bureaucrates et les cadres de l'armée demandèrent au pouvoir politique de revoir un peu sa politique de tolérance et de "resserrer les boulons". Il en était assez pour eux de la décadence intellectuelle et populaire, et pour leurs fers de lance, la critique de Staline et le rapport secret furent le début de la fin. Brejnev en a bien conscience et entend bien faire dégonfler la critique des actions passées de l'URSS. C'est à ce moment là qu'une très vaste et impressionnante offensive nationaliste se fit jour pour toucher les débats au sein du Parti. La revue nationale du Komsomol fit l'éloge d'un Etat national puissant et autoritaire capable de protéger les valeurs spirituelles de la vieille Russie, l'environnement, les monuments et les Eglises du pays slave. Au sein du Komsomol, on dit du bien des tsars et de Staline, le "sauveur de la Russie" et globalement, on soutient une politique très forte contre la consommation d'alcool qui participait à la dégénérescence du peuple. Même au sein de l'Union des Ecrivains, le nationalisme progresse. Tout en influençant la politique de Brejnev, l'offensive intellectuelle provoqua une politique de répression confiée au très progressiste Andropov. Sa doctrine n'est pas celle du nationalisme et il pourrait être considéré comme un soviétique de "gauche". Mais son action ne se borna pas à persécuter la droite mais également ceux de son propre camp, ruse suprême de Brejnev qui avait fort opportunément placer là celui qui refusa de dire du bien de Staline en son temps. La méthode d'Andropov n'est pas celle de la violence, des tortures et des exécutions. Entre 1966 et 1970, il n'y a que 700 condamnations politiques. Les internements psychiatriques sont une arme qui permet d'assimiler critique du régime à maladie mentale, ce qui était une forme de "progrès". Andropov usait surtout de l'intimidation et du chantage, menaçant les uns et les autres d'empêcher leurs enfants d'aller à l'université, de leur priver de leurs avantages ou de perdre des accès à certains lieux de pouvoir. 60 000 personnes en firent les frais. Cela conduisit à une situation paradoxale qui fut le sommet de l'hypocrisie de l'intelligentsia sous Brejnev qui existait et ne disait absolument pas ce qu'elle pensait, voire son contraire. Tout était faux et les intellectuels de l'URSS devenaient, parfois à leur corps défendant, la bouche du Comité Central. Force est de constater par ailleurs que l'image de l'URSS s'est dégradée et que les relations entre la Chine, qui effectuait sa Révolution culturelle, et les vieux brejnéviens, étaient catastrophiques. Dans les pays occidentaux, le vieux Parti Communiste est critiqué y compris par ses frères, et en dehors d'eux, la gauche inventait de nouveaux marxismes opposés à l'URSS. En France, le maoïsme était largement plus populaire que le communisme classique du PCF. La Guerre des Six Jours, qui vit la défaite des pays arabes, créa de l'amertume pour les alliés égyptien et syrien, et surtout relança l'antisémitisme en URSS qui répugnait à laisser partir ses Juifs en Israël. Les quotas sont stricts et seuls 1 500 Juifs, âgés, ont l'autorisation d'émigrer. Quant aux alliés polonais et roumains, l'antisémitisme devenait vraiment virulent. Quoiqu'il en ait été, Brejnev sut par son attitude dans la Guerre des Six Jours prolonger sa politique de détente avec les Etats-Unis, et chacun resta calmement dans son rôle. Cette entente prolongée inquiéta certains membres du Pacte de Varsovie qui craignaient que les deux grands s'entendent dans leur dos, c'était notamment la crainte de la RDA. Il faut dire que l'Europe restait très passive envers l'URSS et que le Chancelier de la RFA, Willy Brandt, lança sa fameuse Ostpolitik qui consistait à s'ouvrir à l'est "pour réparer les fautes du nazisme et prendre acte de ses fautes". Les voyages entre l'Europe de l'Ouest et de l'Est commencèrent à augmenter : 300 000 Hongrois et Tchécoslovaques visitent ainsi l'Occident en 1964 et en tirent d'amers constats. Toutefois, ces ouvertures et cette détente conduisirent à l'infiltration en URSS de la culture pop et surtout, l'ébullition de la jeunesse issue du Baby Boom partout en Occident fit des émules, y compris chez les jeunes urbains russes qui goutèrent aux joies du sexe libéré, de la drogue et de la musique. Néanmoins, il n'y eut aucun mouvement comparable à ce qui se produisit en Europe de l'Ouest et aux Etats-Unis.
En 1968, après la Pologne et la Hongrie en 1956, le point chaud se déplaça en Tchécoslovaquie. Contrairement aux deux premiers pays, la Tchécoslovaquie ne fut jamais vraiment un pays très marqué par le communisme et le plus à même d'adhérer au marxisme-léninisme : ancienne puissance industrielle ayant subi une forte influence protestante, sans doute le pays de l'Est le plus économiquement et culturellement développé dans l'Entre-Deux-Guerres, il avait maintenu l'existence d'un Front Populaire ouvert jusqu'en 1948 quand les communistes firent un coup d'Etat pendant le Blocus de Berlin. Sa proximité avec les pays occidentaux et l'ouverture des frontières conduisirent à l'ascension de Dubcek qui remplaça l'ancien Secrétaire Novotny. Au départ, Brejnev n'est pas hostile à Dubcek qu'il appréciait et qui avait vécu en URSS. Quand les premières réformes, qui ne remettaient pourtant en cause ni le Parti ni l'adhésion au Pacte de Varsovie, firent leur apparition en février et mars, l'inquiétude étreint Gomulka en Pologne et Ulbricht en RDA. Les deux hommes demandèrent l'intervention rapide de l'URSS en Tchécoslovaquie pour éviter que des troubles se propagent dans leurs frontières. Brejnev prit alors deux décisions qui augmentèrent soudain son prestige en Europe de l'est : il admit son erreur concernant Dubcek, et surtout choisit de gérer la crise collectivement, avec l'ensemble des communistes européens. L'épisode n'est pas neutre et angoisse tout le monde : c'est d'ailleurs à ce moment là que Brejnev commence un traitement par des tranquillisants. Ce qui était inquiétant, c'est que la Tchécoslovaquie prenait des mesures libérales : les écrits antisoviétiques n'étaient plus sanctionnés et toute censure levée. L'inquiétude en Europe de l'Est est justifiée tant la diffusion du rapport secret en 1956 a eu de graves conséquences en Pologne et surtout en Hongrie. Brejnev était conscient qu'il ne pouvait pas se permettre de perdre la Tchécoslovaquie et son réflexe fut de mettre la pression sur Dubcek tout en recherchant des "forces saines" au sein du pays pour prendre le relais. Néanmoins, il n'y en avait pas vraiment de fiable et les solutions les plus extrêmes furent envisagées rapidement, à savoir la prise du pays dans un contexte international de révolutions de jeunesse. Il ne faut pas oublier que l'épisode se déroule au mois de mai 1968. Petit à petit, l'invasion devint la seule option. En juillet 1968, les Etats-Unis firent comprendre qu'ils n'interviendraient pas au soutien du pays. La Pologne, la Hongrie et la RDA appuyaient lourdement pour la rapidité de l'invasion. Néanmoins, une dernière salve de négociation eut lieu avec le slovaque Husak et une déclaration conjointe fut tout de même signée. Le 17 août, constatant que Dubcek n'avait pas la même interprétation de la Conférence de Bratislava, le Bureau Politique fit le choix de l'invasion qui démarra le 20 août. Le succès militaire est évidemment écrasant mais les conséquences politiques de l'invasion furent lourdes, notamment dans la jeunesse occidentale, mais aussi parce que les Soviétiques furent contraints de libérer Dubcek en raison de l'impopularité d'Husak au pouvoir. Dans cet épisode, l'URSS se dote donc d'une doctrine claire, appelée la doctrine Brejnev : les pays socialistes ont le droit de choisir leurs voies de développement mais ne pourront jamais remettre en cause le Pacte de Varsovie, l'option socialiste et surtout ne jamais mettre en danger les autres pays socialistes. C'est le critère clef. Paradoxalement, la sévérité de Brejnev rassura les plus hostiles à la détente et comprirent que Brejnev ne jouait pas l'apaisement par lâcheté. Il put continue à accepter l'Ostpolitik allemande et surtout il améliora ses relations avec le Président Nixon qui accepta le traité de non prolifération nucléaire signé par Johnson, et qui voulait éviter la montée en puissance la Chine, de plus en plus agressive. Les tirs sur le fleuve Oussouri démontraient cette agressivité chinoise qui semblait ne plus avoir de limites.
Le huitième plan quinquennal fut unanimement reconnu comme le meilleur de l'après-guerre. Il ne corrigeait néanmoins pas les problèmes structurels du pays et les dissimulait. Brejnev pensait pouvoir résoudre les problèmes en important massivement de la technologie occidentale et des ordinateurs. Il décida aussi de solliciter des crédits auprès des banques occidentales, ce qu'il estimait intelligent, dans la mesure où la détente pouvait permettre de telles rentrées d'argent. L'augmentation continuelle de la consommation tranquillisait les dirigeants soviétiques même si les salaires réels correspondaient à la moitié d'un salaire français et au tiers d'un salaire américain. Pour les salaires de la province, ils ne représentaient parfois que 10 % de ces salaires. Le principal problème économique était que l'URSS, en arrosant le système économique de liquidités, avait permis une thésaurisation de cet argent. Comme le système ne fonctionnait que par la récompense en argent pour susciter la productivité, plus l'argent restait dans les poches des gens, moins le ressort était efficace. Quand l'argent était dépensé, il créait donc des pénuries. Pour corriger cet effet pervers, les Occidentaux utilisent plusieurs moyens simples. D'abord, ils ont un réseau d'entreprises privées qui permettent de capter cet argent pour produire des biens privés, et créer un cercle vertueux selon le modèle keynésien, ce que l'URSS n'a toujours pas. Les Occidentaux peuvent également, dans ces cas là, susciter une politique de l'offre en laissant les entreprises produire pour que ces dernières captent l'argent dormant des consommateurs. En URSS, ça ne peut pas marcher. Les gens auront beau vouloir consommer, leur achat de voiture débouche sur une livraison quinze années plus tard. Pour freiner la consommation, l'Occident peut aussi réduire les taux d'intérêts afin de ralentir l'injection de liquidités dans le système, or, comme le principal émetteur de liquidités est l'Etat, et que cette diffusion est le seul moyen d'acheter la paix sociale, l'URSS ne pouvait pas se le permettre. Il y a une autre solution, que le marché libre occidental réalise seul en cas d'augmentation de la demande, c'est l'augmentation des prix. Pour récupérer le surplus monétaire soviétique, l'URSS devait augmenter administrativement les prix. C'était en tout cas la solution la plus sage et la plus rationnelle. La Pologne le fit en 1970 mais des manifestations éclatèrent, 300 personnes périrent et Gomulka fut chassé du pouvoir. L'URSS fut obligé d'autoriser la Pologne, pour calmer les choses, d'emprunter en Occident. Brejnev décida donc de bloquer tous les prix jusqu'en 1982. Cette erreur monumentale explique toute la catastrophe et la surchauffe de l'économie soviétique. La productivité dans les campagnes ne s'améliora pas et selon les récoltes, la demande intérieure était souvent supérieure à la production. De véritables marchés parallèles virent le jour pour étancher la soif de consommation et surtout, l'argent était parfois utilisé pour acheter de l'alcool qui conduisit à l'augmentation de tous les crimes violents. L'alcoolisme conduisait à l'augmentation de la mortalité infantile, des divorces et à une baisse de l'espérance de vie. Tout le système était hypocrite et chacun jouait sa partition clandestinement pour s'en sortir. Là encore, Brejnev résuma parfaitement la situation : "Vous ne connaissez pas la vie. Personne ne vit de son salaire. Je me souviens que, quand j'étais jeune, nous travaillions à décharger les camions. Et que faisions nous ? Trois sacs ou trois caisses, là à l'Etat, un à nous. Tout le monde vit comme ça dans ce pays". Admirable de justesse. Chez les intellectuels aussi, l'hypocrisie est à son comble. Rares sont ceux qui échappent aux fourches d'Andropov, sauf sans doute Soljenitsyne qui obtient le Prix Nobel en 1970 et Sakharov qui fonde en novembre 1971 le Comité pour les droits de l'Homme en URSS. Ces voix sont malheureusement bien rares face à l'autocensure de tous, au contrôle des unions artistiques et de la télévision.
Le déni est total. Au XXIVème Congrès de mars 1971, Brejnev évoque le "socialisme développé" qui n'a plus besoin d'aucune réforme pour fonctionner de manière optimale. Son essence est le "celostnost", c'est-à-dire la cohésion, le dépassement des déséquilibres créés par la stratégie de croissance stalinienne. Brejnev vante cette URSS où "on respire plus librement, on travaille bien, on vit tranquille". Il affirme la venue de cette "nouvelle communauté historique", un peuple soviétique résultat de la convergence de toutes les nationalités dans une russification douce, et dans laquelle les populations non slaves augmentaient. Sur ce point, l'hypocrisie de Brejnev est grande parce que, justement, l'augmentation démographique des populations non russes l'inquiétait. Il avait d'ailleurs limoger des hommes politiques un peu dérangeants et trop nationalistes à son goût, comme Chelest en Ukraine ou Mzhavanadze en Géorgie. Leur étaient reprochés leurs provincialismes, l'exaltation trop appuyée de leurs figures nationales et surtout leurs népotismes, pourtant largement encouragés par le régime de Brejnev. Brejnev s'en prit également au nationalisme russe qui fut mis en accusation, notamment via Soljenitsyne. Iakovlev publia un réquisitoire contre le mythe de l'Etat Russe, l'idéalisation de la société paysanne, l'antisémitisme et le nationalisme local, et ce avec les citations d'usage de Marx et de Lénine. La répression des dissidents est constante et elle brise les opposants. Andropov, le très efficace patron du KGB, est nommé en 1973 au poste de membre titulaire du Bureau Politique. S'il se vante d'avoir fait baisser les condamnation pour agitation et propagande antisoviétique, il faut aussi dire qu'il profite d'abord de nombreuses expulsions, comme celle de Soljenitsyne en 1974 et de la division de la dissidence entre la gauche de Sakharov et la droite nationaliste. Leur incapacité à s'unir est l'assurance vie du régime soviétique. Le Congrès fut aussi une occasion pour Brejnev de faire acter officiellement sa politique de détente. Celle-ci est permise par la personnalité du Président Républicain Nixon qui avait une politique réaliste, quitte d'ailleurs à agacer un certain nombre de membres du Congrès hostiles à l'URSS dont les démocrates sont une large part. La visite de Pékin par Nixon en 1971 instaura alors un jeu à trois, entre la Chine, l'URSS et les Etats-Unis, dont les derniers sortaient gagnants en se faisant paradoxalement le conciliateur. Brejnev invite Nixon en mai 1972 et le Traité Salt 1 (Strategic arms limitation treaty) est discuté afin de discuter d'un seuil maximum d'armes, permettant par ailleurs à l'URSS de rattraper son retard. En juillet 1972, Brejnev achète en masse du blé américain et, pour complaire à Nixon, il permet d'augmenter le nombre de Juifs pouvant émigrer en Israël qui atteignirent le nombre de 250 000 Juifs (mais aussi 64 000 citoyens d'origine allemande). Néanmoins, les traités commerciaux signés avec les Américains furent un temps bloqués en mars 1973 par la clause Jackson-Vanik qui conditionnait l'application des traités à la liberté d'émigration, clause imposée par le Congrès dominé par les Démocrates. Quelques années auparavant, la tension s'était également calmée du côté allemand puisque la RFA avait accepté de renoncer à tout usage de la forme et avait reconnu les frontières de 1945. En 1972, RFA et RDA nouaient des liens diplomatiques et siégeaient à l'ONU. Même si la droite européenne le reprochait, l'Ostpolitik aurait de très bonnes conséquences pour l'ouest en réorientant l'économie des pays de l'est vers l'Occident. Elle participa à faire passer à l'est de la culture occidentale ce qui rendait fou Andropov qui battait des records d'absurdité : la purge de la presse, des instituts, la surveillance des machines à écrire et des photocopieuses, tout était une bonne occasion de traquer les dissidents. La répression toucha des Juifs, des intellectuels, des étudiants et même des nationalités dangereuses, rappelant les pires heures du stalinisme. Il n'empêche qu'en 1973, Moscou est au sommet de sa puissance internationale et Brejnev estime, non sans raison, que rien ne peut impacter son pouvoir. La Guerre de Kippour et les chocs pétroliers, et donc l'augmentation soudaine importante du prix du pétrole, explosent au visage de l'Occident mais sont une aubaine pour l'URSS qui est devenue une vraie puissance pétrolière. Non seulement Brejnev encaisse des millions de dollars mais les puissances arabes, elles aussi les gagnantes de la période, achètent des tonnes d'armes à l'Union Soviétique. Avec cette manne d'argent, l'URSS peut importer énormément de nourriture, quatre fois plus de biens capitaux et technologiques, ce qui compense ses fragilités. Tandis que l'URSS vend son pétrole à l'Occident cher, il le vend à perte aux pays du Pacte de Varsovie pour leur être agréable et augmenter leur dépendance. L'URSS en profita pour augmenter sa production d'ogive et put permettre aux kolkhoziens d'obtenir un passeport intérieur, après quarante années de discrimination.
A partir de 1974, c'est l'ivresse du succès. Nixon, qui avait orchestré un coup d'Etat au Chili contre le Président socialiste Salvador Allende en 1973, est contraint de démissionner de son mandat à cause de l'affaire du Watergate. Il est remplacé par le Président Ford, son vice-président. Celui-ci maintient la politique de détente et évoque la possibilité de signer un second traité Salt II. En avril 1974, le régime portugais d'extrême droite chute et un vaste mouvement de décolonisation touche l'Afrique Portugaise. L'espoir souffle donc sur le Tiers-Monde d'autant plus qu'en septembre 1974, le marxisme-léninisme est installé en Ethiopie. Le désastre de Saïgon met un coup d'arrêt définitif aux efforts américains au Vietnam. Surtout, Ford accepte de signer à Helsinki les fameux accords permettant de pérenniser les frontières de l'Europe, ce qui est une victoire écrasante pour Brejnev. Un an plus tard, en mars 1976, des millions de Cubains débarquent en Angola, avec des subsides soviétiques, et installent le MPLA communiste au pouvoir. Au XXVème Congrès, Brejnev annonce les lignes de sa politique internationale, qui parait paradoxale : aider le Tiers-Monde à atteindre le socialisme tout en maintenant une politique d'amitié avec les Etats Unis. Le beurre et l'argent du beurre. Pour maintenir l'hypocrisie, il crée un Département International du Comité Central, concurrent au Ministère des Affaires Etrangères, pour mener une politique parallèle en Angola, au Mozambique, en Ethiopie, dans le Yémen du Sud, au Nicaragua, à Grenade et en Afghanistan. Les dépenses militaires furent revues à la hausse et représentaient officieusement 15 à 20 % du PIB. Néanmoins, les accords d'Helsinki revitalisèrent les dissidences, aussi bien en Europe de l'Est que dans le pays. La Tchécoslovaquie et la Pologne en parlèrent beaucoup et se sentirent protégées des velléités de l'URSS. L'élection du Président démocrate Jimmy Carter en 1976, apôtre baptiste des droits humains, complexifia un peu la situation. Celui-ci refusait la politique soviétique dans le Tiers-Monde et, au Parti Républicain, des figures très libérales et très hostiles au communisme, comme le Gouverneur Reagan, commençaient à émerger. Il faut aussi noter que la santé de Brejnev déclinait sérieusement et que son addiction aux somnifères le rendait amorphe. Autour de lui, Andropov, Suslov, Ostinov et Gromyko, et bientôt le vieux Tchernenko, dirigeaient en son nom. Ce fut le moment du triomphe des réseaux parallèles (magasins, hôpitaux, sanatorium, etc) et de la nomenklatura, avec toute sa corruption et son système féodal. Certaines voix, pourtant liées au pouvoir de Brejnev, comme celle d'un Gorbatchev ou d'un Eltsine, exprimaient à bas bruit leur frustration. Aussi, la santé économique du pays, malgré la rente pétrolière, déclinait sans cesse. La production ne démarrait pas et on comptait toujours 1 voiture pour 46 habitants en URSS, alors que c'est 1 pour 9 en Tchécoslovaquie, et 1 pour 12 en Hongrie. Le gel des prix a complètement paralysé le pays et l'arriération technologique soviétique se renforce, en raison de mauvaises spécialisations, notamment dans un secteur de l'industrie trop grossier. Surtout, la manne pétrolière perdait son rendement exceptionnel en raison du choix du décalage vers l'est des usines d'extraction, ce qui accentuait le coût du transport. L'espérance de vie masculine est désormais descendue à 61 ans et les empoisonnements par alcool représentent 20 morts pour 100 000 habitants, soit soixante fois plus qu'en Occident. La criminalité atteint des taux records : l'alcool est la cause de la moitié des crimes, 75 % des meurtres et des viols et 80 % du banditisme. Néanmoins, l'Etat refuse de toucher à la manne de l'alcool, seul produit pour lequel la hausse des prix s'applique, et qui rapporte 25 milliards de taxe. Le régime est soutenu par les plus âgés et la jeunesse est globalement hostile à l'URSS. En Occident, les Partis Communistes Espagnol, Français et Italien se réunissent dans l'Eurocommunisme et rompent définitivement avec l'URSS. Evidemment, il existe des idéalistes réformateurs. En novembre 1978, Mikhaïl Gorbatchev est nommé secrétaire du Comité Central pour l'agriculture. Cet homme, diplômé en droit de l'Université de Moscou, époux d'une professeure d'université du marxisme-léninisme, ayant eu de nombreux contacts en Europe et dans les pays de l'Est, est désigné pour réformer les kolkhozes. Il y découvrira la scrupuleuse nécessité de réformer une machine terrible avec laquelle il parvenait à prendre du recul, sans pour autant remettre fondamentalement en cause le communisme.
En 1978, l'URSS connaît un épisode de série noire sur sa politique internationale. La politique soviétique en Ethiopie radicalise Jimmy Carter qui entend revoir toute sa politique à l'égard de l'URSS. La détente se tend. Les accords de Camp David entre les Etats-Unis, Israël et l'Egypte qui a rompu avec l'URSS sont un camouflet pour la politique soviétique au Moyen-Orient. L'élection du Pape Jean-Paul II, un polonais du nom de Karol Wojtyla, figure de l'opposition à l'URSS en Pologne, est également une mauvaise nouvelle pour la cohésion du Pacte de Varsovie. Le monde communiste se fracture : le terrible régime des Khmers Rouges du Cambodge est attaqué par le Vietminh communiste pour des raisons ethniques. Fin 1978, Deng Xiaoping proclame les quatre modernisations, enclenche des vraies relations diplomatiques avec les Américains et commencent à apparaître l'ombre des tigres asiatiques. Les Ceausescu, en Roumanie, rompent également avec les Soviétiques. L'année 1979 est pire encore. En janvier, le Shah d'Iran est renversé par le puissant Parti Communiste Iranien, le Tudeh, et les partisans islamistes chiites de Khomeiny. L'URSS exulte car les Américains sont humiliés. Toutefois, les islamistes massacrent les communistes, leurs anciens alliés, la presse laïque et libérale est fermée et un régime islamiste traditionnaliste est installé. Cela créa un grand bouleversement dans la région et les Iraniens soutinrent bientôt des milices chiites en Afghanistan pour déstabiliser le régime. L'arrivée au pouvoir, en mai 1979, de Margareth Thatcher au Royaume-Uni ne rassure pas plus les Soviétiques sur l'avenir de la détente. L'URSS inventa toute une série de théories du complot pour diaboliser les Etats-Unis, soi disant responsables de manipuler les "forces obscures" contre l'URSS. Malgré son soutien au traité Salt II, Carter décida de soutenir les rebelles afghans et surtout, avec le soutien des Allemands et des Italiens, d'installer des euromissiles en Europe pour défendre l'Ouest, à savoir des missiles Pershing II et Tomahawks pouvant atteindre le territoire de l'URSS, et ce avant 1983. La situation en Afghanistan est sans doute la plus catastrophique. Les insurgés chiites parvinrent à prendre des villes importantes ce qui coûta la vie de 5 000 victimes dont 50 conseillers soviétiques. Le Bureau Politique de mars 1979, avec à sa tête Andropov et Kossyguine, décida qu'il était impossible de perdre l'Afghanistan et envoyèrent alors un corps de forces spéciales. L'arrivée au pouvoir d'Amin en automne, dont la loyauté n'était pas sure, angoissa encore l'URSS. A la mi-décembre 1979, des unités spéciales franchissent la frontière puis le 25, c'est l'armée soviétique qui entre en Afghanistan, assassine Amin et place Babrak Karmal au pouvoir. En janvier 1980, 50 000 soldats soviétiques occupent le pays. Néanmoins, la politique soviétique contre les mosquées et les familles bourgeoises facilita le recrutement de militants de la contre-révolution, financée par l'Iran et les Etats-Unis, ce qui fit que la période fut surnommée "la petite guerre froide". Le guêpier afghan sera sans doute l'une des tombes de l'URSS qui y mettra de l'argent et des innombrables troupes, jusqu'à 100 000 hommes. La "petite guerre froide" n'empêche pas la tenue des Jeux Olympiques de Moscou, que boycottèrent l'Allemagne, les Etats-Unis et la Chine. Néanmoins, l'élection de Ronald Reagan d'autonome 80, le Républicain, rebat les cartes.
Contrairement à ce qui était souvent dit, Reagan, qui fut violemment anti communiste pendant sa campagne, saura calmer le jeu une fois au pouvoir et ne remettra par exemple jamais en cause le traité Salt II dont il ira jusqu'à appliquer les clauses non ratifiées. Il ne fut pas le principal problème de l'URSS. En 1980, la Pologne est traversée par le mouvement Solidarnosc, fondé par le syndicaliste ouvrier Lech Walesa, qui capta bientôt un tiers des encartés du Parti Communiste Polonais. L'installation au pouvoir du pro-soviétique Jaruzelski se termine par un coup d'état en décembre 1981 et le mouvement est renvoyé dans la clandestinité, ce qui soulage d'ailleurs aussi bien les Soviétiques, occupés en Afghanistan, que les Occidentaux. Néanmoins, la question des euromissiles faillit conduire au désastre parce que les Soviétiques, mal informés, guettaient un éventuel "premier coup" américain. Pour pacifier la situation, Reagan nomme comme Secrétaire d'Etat George Schultz, très contesté dans son camp, mais qui était partisan d'une politique de détente nouvelle avec l'URSS. Néanmoins, l'Europe de l'Est devient intenable : la Hongrie, ruinée, demande l'admission au Fonds Monétaire International, suivi par la Pologne qui ne le fera qu'en 1986. L'URSS a renoncé à aider ses anciens alliés et coupe même leur approvisionnement en pétrole. En Afghanistan, les Soviétiques sont harcelés par la guérilla et bientôt, sur les 600 000 soldats, 14 000 sont morts, 40 000 sont blessés et la moitié tomba malade. Israël ira même jusqu'à désactiver les systèmes antiaériens soviétiques installés en Syrie. Bref, la situation est cataclysmique et se ressent en URSS. Brejnev avait écarté Kossyguine et avait placé Andropov au Secrétariat du Parti contre Tchernenko. Alors que les relations avec l'ensemble du monde étaient au plus bas, Brejnev décède le 10 novembre 1982. Une période de flottement s'ouvre mais le groupe majoritaire des dirigeants, mené par Andropov, souhaitait instaurer une politique économique nouvelle et renouveler le traitement des problèmes nationaux. Bref, il fallait sortir de l'ornière de la stagnation. Il faut dire que le système économique fait peine à voir et que l'URSS commence à souffrir de son décalage avec l'Occident, en termes d'absence de marchés de capitaux, de chéquiers, de carte de crédit, de système fiscal, d'établissements de crédit, d'hypothèque et même de publicité. Le temps de réforme devait arriver. Peut-être arriva-t-il trop tard.
L'INTERREGNE D'ANDROPOV ET TCHERNENKO (1982-1986).
L'arrivée au pouvoir de Iouri Andropov suscita l'espoir parmi les milieux scientifiques et intellectuels proches de Sakharov qui reconnaissaient en lui un proche idéologique. Il est vrai qu'Andropov représenta, depuis toujours, l'aile progressiste de l'URSS. Mais, par intelligence, Brejnev lui avait confié le KGB et l'avait chargé d'une politique terrible contre les dissidents, qu'ils furent de droite comme de gauche. Si Andropov ne tua pas beaucoup, sa politique se reposait principalement sur l'intimidation, le chantage, l'internement et la surveillance permanente, ce qui conduisit à une hypocrisie énorme des intellectuels et des opposants. S'il suscite donc l'espoir à gauche, il provoque aussi chez les anciens du pouvoir, comme Molotov, une espérance d'un retour à l'ordre. Seuls eux seront dans un premier temps satisfaits. La principale priorité d'Andropov fut de nettoyer l'ensemble des élites locales corrompues à tous les niveaux, aussi bien chez les slaves que chez Caucasiens, ce qui fut à long terme extrêmement positif. La politique de Brejnev avait été celle du maintien de réseaux féodaux de la nomenklatura qui se partageait les beaux postes et les avantages. Avec Andropov, la politique du népotisme est terminée. Dans certains pays, l'ensemble des cadres locaux sont liquidés, comme en Ouzbékistan, qui avait placé à sa tête des trafiquants de drogue et à des affairistes clandestins. Rasidov, un vieil ami de Brejnev, fut contraint de se suicider et tous les postes furent repris par des Russes. La lutte contre la corruption, contre la mafia, contre le petit milieu commercial moscovite fut soutenu par tous les tenants d'une "purge moralisatrice". De nombreux hommes du pouvoir, comme Ligatchev, Iakovlev, Gorbatchev et Ryzkhov eurent des fonctions importantes en raison de leurs valeurs éthiques, les deux derniers étant chargés de réformer le domaine économique. En avril 1983, Tatiana Zaslovskaïa publia un rapport pour demander la refonte globale de l'économie du pays rongé par la passivité des travailleurs et les ravages de l'alcoolisme. Andropov réfléchit sérieusement à la hausse des prix et organisa une traque des travailleurs, avec des descentes dans les restaurants ou les cinéma pour des contrôles d'identité et des rappels à l'ordre sur les différents emplois du temps. Des boîtes aux lettres à dénonciation sont installées dans chaque immeuble. En URSS, cette politique de moralisation est très mal perçue quand elle frappe ceux d'en bas. Sur la question d'internationale, la détente est réduite à néant et Andropov haït Reagan qui a qualifié l'URSS d'Empire du mal. Reagan avance même l'idée fantaisiste de la mise en place d'un parapluie antimissile satellitaire, et Andropov réagit par l'augmentation immédiate des dépenses militaires. L'épisode du Kal 007, de la prise de Grenade, du financement des Afghans par les Américains et des manœuvres Able Archer conduisirent le monde aux portes de la guerre nucléaire. Le choix de l'Arabie Saoudite de baisser les prix du pétrole aggravèrent également la situation économique de l'URSS qui ne fut jamais aussi mauvaise, et qu'Andropov ne put endiguer en raison de sa santé. La mort d'Andropov le 9 février 1984 en raison de graves problèmes rénaux ne permit pas la fin des réformes, même si ses nombreuses nominations auront un véritable impact pour la suite des évènements.
Le 9 février 1984, deux hommes s'affrontèrent pour exercer le pouvoir. Il y a d'abord Mikhaïl Gorbatchev, réformateur, qui veut continuer et approfondir le mouvement initié par Andropov. De l'autre, soutenu par l'ancien appareil d'Etat de Brejnev, rêvant de revenir à une certaine tranquillité d'esprit et de confort, Konstantin Tchernenko. Ce dernier est nommé grâce aux manœuvres d'Ustinov. Le moins que l'on puisse dire est que Tchernenko est absolument consternant. Sans éducation, malade, incompétent aussi bien en économie, en technologie, en science et en culture, il met toutes les réformes en pause. Toutes les pires habitudes de l'ère Brejnev sont réinstaurées : la distribution de décorations, l'importation de tonnes de blé, la réintégration dans le Parti de Molotov, Malenkov et Kaganovic. Ces francs admirateurs de Staline mirent toutes les questions importantes en dehors de l'ordre du jour. Gorbatchev, lui, était dans le viseur malgré son excellente place mais ne fut pas purgé. Les réformateurs tentèrent de faire passer de nombreuses réformes, et celles qui purent être mises en place sont celles liées à l'alcoolisme portées par Ligatchev. Chacun étudiait ce qui se produisait en Hongrie, en Bulgarie et dans les coopératives italiennes et suédoises. Mais la liberté d'expression de ces hommes, elle, fut inexistante. Gorbatchev fut ainsi privé de parole au plénum annulé à la dernière minute. Ne se laissant pas faire, il organise alors une conférence publique mais Tchernenko et les siens mettent sous le tapis l'évènement. En revanche, Gorbatchev put soigner son image à l'international ce qui lui donnait un poids au sein de l'URSS. Ainsi, il impressionna en participant aux funérailles, à Rome, du communiste Berlinguer. Il laissa entendre que le socialisme qu'il préférait était celui de Prague et qu'il était nécessaire d'engager des réformes profondes au sein du socialisme soviétique. Sa rencontre avec Margareth Thatcher suscita la surprise de cette dernière qui déclara qu'avec Gorbatchev, il était possible de parler. Il réussit également à séduire la diplomatie parallèle de Reagan composée de Schultz et de Nancy Reagan. Quand Tchernenko meurt le 10 mars 1956, Gorbatchev est largement adoubé par le Comité Central, aussi bien les réformateurs que les partisans de l'ordre brejnévien. Il fut surtout puissamment soutenu par les dirigeants locaux placés là par Andropov qui avaient confiance en l'un des leurs. Surtout, Gromyko, qui visait la Présidence du Soviet Suprême, fut décisif dans son soutien. Gorbatchev aurait désormais les clefs du pouvoir.
LES ANNEES GORBATCHEV (1986-1991).
Il est très important de ne pas faire l'erreur de penser que Mikhaïl Gorbatchev voulut sortir du socialisme. D'abord, il ne cessa jamais d'être très attaché à celui-ci, sa femme étant une véritable doctrinaire communiste, et puis Gorbatchev resta persuadé que toutes les réformes eussent été possibles à faire au sein du socialisme. Gorbatchev est un pur produit du système soviétique, il faut bien le dire, et il n'avait aucune raison de dissoudre ce en quoi il croyait profondément. Il resterait toujours en lui des grands tabous liés à la propriété privée ou au marché qui ne furent jamais vraiment remis en question. En réalité, Gorbatchev, par sa volonté de réforme, provoquera à son corps défendant un effet "rapport secret de 1956" bien plus puissant que Khrouchtchev le subit, et se verra emporté dans la vague qu'il avait lui même suscité, les choses allant trop loin et trop vite, portant sur lui les détestations d'un système qu'il avait pourtant combattu. Le décalage actuel immense entre le mythe Gorbatchev porté par l'étranger qui l'adule et la haine profonde de l'ancien homme soviétique pour celui qui fut le fossoyeur de leur idéal, non pas tant que parce que son action mena à la chute de l'URSS mais bien parce qu'il avait mentalement ruiné l'idée que les dernières décennies vécues dans la souffrance aient eu un sens porteur, est très grand. En réalité, en 1986, les réformes interviennent trop tardivement. L'URSS va se dissoudre par l'acide de ses propres contradictions trop longtemps laissées à l'air libre, aussi bien du point de vue économique que national. Tout craque : l'Europe de l'est se sent méprisée par l'URSS et se tend considérablement. Depuis l'intervention en Afghanistan, le Tiers-Monde s'est éloigné de l'idéal socialiste. Les relations avec l'Occident sont paradoxales, à la fois tendues et complaisantes, comme si la figure de Gorbatchev ressuscita à l'Ouest une forme d'espoir d'un monde socialiste à visage humain, qui n'était en fait rien d'autre qu'un dernier mirage. A l'origine, Gorbatchev n'est pas si ambitieux et veut simplement prolonger l'action d'Andropov. Ses solutions ne sont pas révolutionnaires du tout : il fallait importer massivement de la technologie occidentale, améliorer la discipline du travail, lutter contre la corruption, améliorer le système monétaire et adoucir la répression. Là est d'ailleurs sans doute la vraie différence avec Andropov : Gorbatchev veut redonner la parole à tous et mettre fin au règne du "rien dire". Le fait que Gorbatchev, à rebours des vieux dirigeants de l'URSS, sut capter l'attention des Soviétiques par des grands discours suscita un certain enthousiasme. Il en était fini du "socialisme développé", il s'agissait maintenant du "socialisme à développer". Gorbatchev avait comme objectif final une croissance intensive et endogène fondée sur la science et la technologie. Néanmoins, le nouveau Secrétaire Général estimait que ce développement économique et social, cette "perestroïka", ne pouvait pas aller sans un renouveau politique, la "glasnost", c'est-à-dire la transparence et l'arrêt des politiques répressives. Il ne s'agissait évidemment pas d'instaurer la démocratie et le pluralisme mais de tolérer des voix clairement dissidentes dont la société avait besoin pour réformer et faire de l'URSS une hyper puissance économique. Gorbatchev n'allait pas jusqu'à reconnaître la famine, la terreur et surtout idolâtrait toujours Lénine, le fondateur de son pays. Gorbatchev n'est donc pas un démocrate, en tout cas pas au début, et certainement pas de conviction.
Gorbatchev souhaitait mettre fin à une politique internationale dont le seul objectif était de soutenir la lutte des classes dans le monde. En cela, sa politique fut d'abord centrée sur la baisse drastique de la course aux armements et sur la négociation de la fin de la Guerre Froide, ni plus ni moins. Gorbatchev imaginait la fin d'un monde du bloc et prévoyait celui de l'avènement d'une civilisation multipolaire, ce qui mena à la rencontre à Genève entre Reagan et Gorbatchev. Néanmoins, Gorbatchev ne fit rien d'audacieux et l'année 1986 fut frappée d'abord par la prise de conscience de la profondeur des problèmes de l'URSS par le chef. Même lucide, il ne s'était pas imaginé un tel chantier. Un voyage sur la Volga lui jeta au visage la misère noire des paysans et il développa une vraie colère contre ses propres fonctionnaires, dont il avait l'impression qu'ils n'appliquaient pas correctement ses réformes. La grande catastrophe de Tchernobyl le 26 avril 1986 fut sans doute l'un des exemples les plus terribles de l'inanité de la bureaucratie soviétique, de l'obsolescence profonde de sa technologie et du danger que faisait courir cette incompétence. Pendant deux mois, de manière admirable, les Soviétiques se mobilisèrent et parvinrent à endiguer la catastrophe qui aurait pu avoir des conséquences très difficiles à calculer, et laissa tout de même derrière elle près de 56 morts directs, 9 000 morts indirects et 340 000 évacués. Le choc fut mondial et démontra au monde le problème profond des sites nucléaires soviétiques et étrangers, les deuxièmes étant tout de même globalement plus sûrs. Pendant ce temps, l'économie continuait à s'écrouler : la croissance économique était certes remontée à 1,5 % mais la baisse du prix du pétrole, l'augmentation de la dette extérieure, le refus de la baisse des salaires et de l'augmentation des prix ainsi que le mauvais traitement des pays de l'est eurent pour conséquence d'aggraver tous les problèmes. Le KGB alertait également Gorbatchev de la situation dans les marges en raison de la compétition entre les Russes et les anciennes élites corrompues qui donnèrent l'impression d'une restriction profonde de leurs droits. Voilà sans doute un des plus grands malentendus de la période : Gorbatchev parlait d'un peuple soviétique, où les nationalités se confondaient, mais partout, les nationalistes refusaient cette idée. Le Kazakhstan de Kunuev et Nazarbaïev se rebellait ainsi, et en Russie elle-même, des réformateurs audacieux, comme Eltsine, montaient en puissance dans les institutions nationales, faisant entendre une voix forte. Gorbatchev n'eut jamais de posture décoloniale et continua à combattre les nomenklaturas étrangères comme celle de son pays, provoquant sans le savoir un retour de bâton nationaliste terrible. La perestroïka mena tout de même au remplacement, entre 1985 et 1990, de 85 % du Comité Central, de 90 % des secrétaires régionaux et de 82 % des secrétaires des villes et districts. Gorbatchev purgeait donc sec et voulait éviter toutes les résistances passives à ces réformes.
En réalité, le problème ne venait plus de la passivité des fonctionnaires et des résistances dans l'administration. C'est la nature même des réformes qui n'apportaient pas de solution correcte aux problèmes économiques. Les solutions étaient ainsi toutes portées par l'administration elle-même : par exemple, l'exigence d'une augmentation des normes de qualité, contrôlées par les fonctionnaires, conduisirent à décourager les ouvriers. Alors que des usines tournaient à plein et vendaient à perte, Gorbatchev n'osait pas décréter des fermetures, paniqué à l'idée de placer des milliers d'ouvriers au chômage, ce qui était bien sur louable moralement mais catastrophique sur le long terme pour la rationalisation de l'économie. En fait, dans les premiers temps, l'URSS usa, malgré des voix dissidentes, d'une certaine tempérance dans les réformes. Gorbatchev ordonna ainsi l'élection des dirigeants d'entreprise, ce qui n'avait aucun sens dans la période, puisque furent élus les plus démagogues qui promettaient des augmentations de salaire, ce qui provoquait l'éternel problème du surplus monétaire. La politique de "glasnost", en outre, provoquait la colère des ouvriers et des étudiants qui apprenaient des informations insensées par la presse et en tenaient pour responsable la direction actuelle. Cette colère se mêlait à celles des nationalités, notamment des Lettons qui manifestaient en mémoire des déportés de 1941, ou encore des Tatars de Crimée qui campèrent pendant trois jours fin juillet 1987 sur la Place Rouge. En Arménie et en Tchétchénie, les choses commençaient également à s'infecter. Le 6 mai, une immense manifestation "Pamjat" (Mémoire), mouvement pour la perestroïka, défila à Moscou. Mais, dans cette manifestation, la droite nationaliste et antisémite était très présente et se trouvait naturellement hostile à Gorbatchev, trop "soviétique". La société était en ébullition : la pression tirait de nombreux titres, des ouvriers réclamaient la réunion de soviets, des graffitis apparaissaient sur les murs des villes et de nombreuses réunions eurent lieu partout, sans contrôle. Au sein de l'appareil dirigeant, des tendances s'affrontaient : celle d'un Iakovlev, plutôt soviétique et progressiste, un peu comme un Sakharov, celle d'un Ligatchev, plutôt nationaliste et communiste et celle d'un Eltsine, très démocrate mais affichant des positions de plus libérale. Cela conduisit d'ailleurs à la lettre ouverte signée par Ligatchev du 13 mars 1987 "Je ne peux pas renier mes principes" et qui critiquait la volonté réformatrice de Gorbatchev. Celui-ci parvint néanmoins à bloquer l'initiative de ses opposants. Dès 1988, Gorbatchev mit en place des coopératives, seuls succès réel de sa politique, pour permettre d'accorder des crédits aux particuliers, ce qui heurta les nationaux communistes, qui ne se confondaient pas avec les nationalistes anticommunistes. Bref, un nouveau paysage politique se formait et il était très clairement clivé, même si la politique internationale de Gorbatchev fut objectivement bonne, aussi bien dans les relations avec l'Amérique qu'avec la décision prise de se retirer de l'Afghanistan.
La réforme la plus impressionnante fut celle de transférer le pouvoir du Parti vers l'Etat en instaurant un Congrès des Députés du Peuple. Dans un contexte où le ministre de la santé annonça que la moitié des hôpitaux n'avait pas accès à l'eau chaude, et qu'un quart d'eux entre eux n'étaient pas reliés au tout à l'égout, cette réforme institutionnelle paraissait un peu décalée. Mais elle fut capitale pour comprendre en quoi le problème devenait double : d'abord, Gorbatchev prenait le risque de se mettre en minorité, surtout depuis ses fâcheries avec Eltsine qui disposait d'un fort soutien populaire et qui s'éloignait de plus en plus du communisme. Surtout, il aggravait encore plus la fracture avec les marches de l'Empire qui voulaient également reprendre leurs compétences. Les économistes réclamaient des politiques de rigueur, ce qui fut fait notamment en taillant dans les effectifs de la bureaucratie, mais là encore, sans revenir sur les véritables problèmes monétaires. Bref, la situation économique continuait tout de même à s'aggraver et les économistes s'écharpaient. L'arrêt du prohibitionnisme contre l'alcool, pour récupérer des recettes, fut un grand coup pour les nationalistes anticommunistes qui estimaient que la politique ancienne était bonne (ce qui était vrai, les suicides diminuèrent drastiquement d'un tiers ainsi que les morts violentes de moitié). Les nationalistes, avec leurs figures de proue littéraire comme Soljenitsyne, combattaient de plus en plus férocement les communistes de tout type. A l'international, à l'inverse, le prestige de Gorbatchev fut à son maximum lors de son discours ovationné du 7 décembre 1988 aux Nations Unies : Gorbatchev exalta l'instrument de paix international qu'était l'ONU, fit l'autocritique de son régime, s'engagea à réduire les dépenses publiques notamment militaires. Ce discours politique humaniste rendit furieux la RDA, la Chine et la Corée du Nord. Néanmoins, cet effort couronne la signature d'un traité sur la limitation des armes à moyenne portée et de l'arsenal nucléaire. Au Bureau Politique de 1989, le seul point positif clairement établi fut bien la question internationale très bien portée par Gorbatchev. Néanmoins, ce point de vue n'était pas partagé du tout par les citoyens de l'URSS. Le retrait d'Afghanistan de 1989 coïncida avec l'entrée en fonction de George Bush qui n'était pas un fan absolu de l'URSS. Les choses pouvaient donc se dégrader.
Les élections du Congrès furent riches de surprises. Il y eut d'abord deux grands perdants : la ligne de Ligatchev, national communiste étrillant réforme, sexualité et homosexualité, ne fit pas recette. Néanmoins, les nationaux anticommunistes ne parvinrent pas non plus à réellement s'imposer. Le grand gagnant fut sans doute le mouvement démocrate de Boris Eltsine qui avait su capter l'ensemble des voix dissidentes, aussi bien les nationalistes que les démocrates et libéraux. Dans les marches, les nationalistes locaux, en revanche, avaient triomphé en Transcaucasie et dans les Pays Baltes. Sakharov et Eltsine furent les deux figures des travaux de l'Assemblée diffusés en direct. Gorbatchev ne sembla pas en tirer tout de suite les conséquences, étant une figure du réformisme, et fut accueilli à Pékin par les ovations des occupants de la place Tien An Men. Début juin 1990, le mouvement Solidarnosc remporte haut la main les élections en Pologne dans la lignée de ce grand mouvement. La montée des démocrates força tout de même Gorbatchev à se rapprocher de Ligatchev et des moins radicaux des réformistes pour tenter de calmer la situation. En fait, la situation économique devenait vraiment critique. Dans les villes, les régions et les usines, l'approvisionnement devint compliqué et le troc se développait. Des centaines de milliers de personnes débarquaient chaque jour dans les grandes villes où les conditions étaient un peu meilleures. Les mineurs se mirent en grève et réclamaient la réunion des soviets, des des augmentations de salaires, ainsi que le démantèlement de l'Etat dont ils dépendaient pourtant, influencés par ce qu'ils entendaient à la télévision. En juillet 1990, l'agitation frappa le Kouzbass, le Donbass, et l'ensemble des bassins miniers. Par un drôle de hasard, Boris Eltsine, qui n'était pas un partisan de l'aide aux plus pauvres, se fit leur porte parole des grévistes afin de critiquer le Parti et d'exiger des élections directes. Très vite, en Ukraine, le mouvement "Ruh" se forme et annonce vouloir atteindre l'indépendance, et dans les Pays Baltes, les manifestations se radicalisèrent également. Le pays était vraiment en surchauffe. L'atmosphère insurrectionnelle se propage rapidement et, le 11 septembre 1990, la Hongrie décide d'ouvrir ses frontières avec l'Autriche, faille immense dans le Rideau de Fer. De nombreux Allemands de l'est en profitèrent pour passer à l'ouest et la RDA se mit au pied de guerre et mobilisa ses très nombreux garde-frontières. Néanmoins, l'attentisme de Gorbatchev et la volonté de ne pas faire couler le sang convainquirent Honecker de laisser le mur chuter le 9 novembre. En Tchécoslovaquie, la Révolution de velours met fin à la dictature communiste et le 25 décembre, les Ceausescu sont exécutés en Roumanie. Le Kremlin n'intervient pas pour sauver ses régimes frères ce qui fit comprendre aux nationalités soviétiques que tout était permis. Le processus était donc définitivement lancé. Gorbatchev commençait à être sérieusement inquiet et se rapprocha de Ligatchev et de la branche conservatrice pour tenter de discréditer Eltsine. Désormais, Gorbatchev se proclamait social démocrate et admit l'intégration d'un marché, à condition que les prix soient contrôlés, que le plan soit conservé et que la propriété privée ne soit jamais rétablie. Soutenu par les Etats-Unis, Gorbatchev ne fut pas le plus hostile au choix de la RDA de vouloir une réunification de l'Allemagne, à condition d'une neutralisation. Néanmoins, les Anglais, les Français et les Italiens freinèrent des quatre fers parce qu'ils ne voulaient pas, dans un premier temps, de la réunification.
Le revenu national s'est brutalement effondré, l'inflation est à 10 %, les investissements se sont écroulées et la balance commerciale de l'URSS est en déficit. Les réserves d'or sont presque épuisées et la dette publique s'élève à 400 milliards de roubles. Seuls 11 % des biens de consommation sont disponibles et on ne trouve plus, dans les magasins soviétiques, des réfrigérateurs, des postes de télévision, des meubles, des crayons, des cahiers et du tabac. Les citoyens soviétiques ont complètement perdu confiance en leurs dirigeants. C'est encore pire dans les Républiques : les conflits interethniques dus à la faillite de l'Etat font en 1989 222 morts en Azerbaïdjan, en Ouzbékistan et en Géorgie. 500 000 personnes sont en exil, principalement des Arméniens. En Russie, ce sont les démocrates qui continuent à creuser l'écart et le Parti Russie Démocratique est fondé. Boris Eltsine tient le haut du pavé. Pour concurrencer le parti libéral, les communistes fondent en Russie un Parti Communiste Russe. Au plan fédéral, Gorbatchev est élu largement Président de l'URSS. Il plaide ainsi pour un projet de nouvel Etat fédéral, accepte d'abolir l'article 6 qui fait du Parti le guide la Nation et surtout permet l'élection des Présidents régionaux au suffrage universel. Face à ce nouvel ordre, les vieux communistes nationalistes fulminent, au premier rang desquels Ligatchev qui tentent même de se rapprocher d'anciens conservateurs brejnéviens. Les élections de la République fédérée russe, elle, consacrent l'écrasante victoire de Boris Eltsine. Les deux pouvoirs, très différents dans leur idéologie et leur légitimité, rentrent donc en concurrence. Gorbatchev est très inquiet et durcit encore sa politique : il défend publiquement Lénine, met la pression sur les pays baltes, menace les pays de l'est d'un blocus énergétique et finit par condamner la réunification allemande. Néanmoins, malgré tout, Gorbatchev assume le double discours et continue de dialoguer pacifiquement avec Washington pour faire avancer les grands chantiers internationaux liés à la réduction des armes stratégiques. Il travaille également à l'émergence de deux projets économiques concurrents, un jusqu'au boutiste porté par Sataline et Javlinski, et un autre plus modéré, porté par Abalkine. Toutes prévoient à un degré ou à un autre des privatisations massives. Le 29 mai 1990, Boris Eltsine est officiellement désigné Président par le Parlement Russe. Le 12 juin, le Parlement Russe diffuse une déclaration de souveraineté, ce qui est une vraie offense à l'Union Soviétique, et est bientôt suivi par les Estoniens, les Lituaniens, les Ouzbeks, les Moldaves, les Ukrainiens, les Biélorusses et les Géorgiens. Gorbatchev est affligé et comprend que son projet de nouvel Etat fédéral peut très mal tourner et au contraire être un prétexte pour les nationalités de reprendre leur pouvoir, voire déclarer leurs indépendances. Même des communistes russes s'y mettent et évoquent l'idée de la consécration d'un communisme spécifiquement russe, qui inclut la slavophilie et la puissance russe. Au XXVIIIème Congrès, Gorbatchev s'affirme et défend sa politique de perestroïka, accepte d'alléger la sanction de la propriété privée et de rompre avec le bolchevisme "totalitaire". Il déclara alors sa fidélité à la démocratie, à l'humanisme et à la liberté. Néanmoins, le ver était dans le fruit. Boris Eltsine fut attaqué et cela scandalisa de nombreux membres du Comité Central : il décida de quitter le Congrès et fuit suivi dans sa voie par nombre de démocrates. Pour Gorbatchev, il fallait sévir et attribuer des pouvoirs spéciaux au Parlement Soviétique ainsi que faire entrer des hommes d'ordre au Gouvernement. Son objectif était d'imposer logiquement un traité fédéral rapide, imposer la langue russe, établir la suprématie des lois fédérales sur les lois des Républiques fédérées et surtout interdire le droit de sécession.
Boris Eltsine contre attaqua immédiatement et conclut des traités avec la République ukrainienne et le Kazakhstan. Les pays signèrent une reconnaissance de souveraineté mutuelle, l'inviolabilité des frontières, la protection des citoyens et la coopération entre Etats, faisant comme si l'Union Soviétique n'existait déjà plus. Beaucoup d'anciens soutiens de Gorbatchev, qui voyaient le vent tourner, se mirent donc au service du fringant libéral. Gorbatchev est donc contraint de clairement s'allier avec les nationaux communistes et les conservateurs. En novembre 1990, le Bureau Politique décida d'imposer un plan d'action par la verticale et de réunir un Conseil de sécurité pour remplacer le conseil présidentiel. En janvier 1991, à la demande du Parti Communiste, l'URSS intervient en Lituanie afin d'imposer le respect des lois soviétiques. Les choses sont confuses et d'autres villes furent prises par l'armée ce qui laissa penser aux Baltes qu'une invasion avait été soigneusement préparée. Eltsine se saisit de l'occasion pour se rendre lui-même dans la foulée dans les Pays Baltes et signer un accord de souveraineté. A ce moment là, les Etats-Unis commencèrent à se détourner de Gorbatchev et à soutenir Eltsine dans le contexte de la guerre du Golfe. En février et mars 1991, les trois pays baltes répondent largement par l'affirmative aux référendums d'indépendance. Au même moment, et contre l'avis de ses proches qui réclamaient la mise en place de l'état d'urgence, Gorbatchev organise son propre référendum dont la question est la suivante : "Considérez vous nécessaire de préserver l'URSS comme une fédération rénovée de Républiques souveraines et égales dans laquelle les droits humains et la liberté des habitants soient pleinement garantis ?". La question n'est pas très subtile et le scrutin fut boycotté dans les Pays Baltes, en Géorgie, en Arménie et en Moldavie. Le oui l'emporta largement, à 76% mais tombait à 50 % à Moscou et Léningrad, le cœur des démocrates. Toutes les parties avaient donc leurs propres légitimités, aussi bien la fédération de l'URSS que toutes les républiques fédérées. Estimant avoir une légitimité après le référendum, Gorbatchev se rapprocha d'Eltsine et de Nazarbaïev au grand dam de ses proches. Tous conclurent le pacte de Nogo-Ogaryovo, à savoir la nécessité d'un nouveau traité fédéral permettant de remettre toutes les règles à plat. Si Gorbatchev voulait conserver une URSS forte, Eltsine voulait renforcer le pouvoir des Républiques et établir une forme de Confédération souple. Le 29 juillet 1991, les trois hommes se réunirent de nouveau sans savoir qu'ils étaient sous écoute, et fixèrent la date de signature du traité fédéral au 20 août. De cette union, Gorbatchev resterait le Président et Nazarbaïev deviendrait le Premier Ministre. Eltsine, puissant Président Russe, pourrait conserver sa prééminence. C'en est trop pour l'union des nationaux communistes et des conservateurs : Jazov, Khrioutchkov, Pugo et Janaev étaient cités par les trois puissants pour être purgés. Gorbatchev l'ignore mais il mange son pain blanc et la rencontre avec Bush à Moscou le 30 juillet 1991 est son dernier sommet. Alors qu'il part en vacances, un groupe de conservateurs, de nationaux communistes et d'anciens soutiens de Gorbatchev se réunissent et décident, le 4 août 1991, d'orchestrer un coup d'Etat. Varrenikov et Makasof furent les militaires qui organisèrent la manoeuvre. Le 17 août, le Comité d'Etat pour l'Etat d'Urgence fut instaurer et fut principalement dirigé par le chef du KGB, Khrioutchkov. Le coup d'Etat et l'arrestation de Gorbatchev provoquèrent des réactions surprenantes : le Comité Central du Parti Communiste de l'Union Soviétique exulta, toutes les instances du parti, y compris les plus locales, semblaient approuver et même les dirigeants d'Europe de l'Ouest eurent une attitude ambiguë. Les colonnes blindées dans Moscou impressionnèrent néanmoins beaucoup les habitants dont les sympathies démocrates étaient connues.
Néanmoins, le coup d'état fut mal préparé et aucune arrestation préventive n'eut lieu, si bien que Boris Eltsine monta lui-même sur un char d'assaut et en appela aux citoyens de Russie en dénonçant l'illégalité du Comité d'Etat. Eltsine était clair : tous les militaires devaient désobéir aux ordres illégaux. A Moscou, les manifestants se joignirent aux cortèges des démocrates et tous les drapeaux des nombreuses nationalités défilèrent dans la capitale. Très vite, Jazov ordonne d'interdire tout assaut sur le siège du Gouvernement Russe car il était hors de question de faire couler le sang et Eltsine fut reconnu implicitement comme le nouveau leader. Plus jamais il ne fut remis en question. La libération de Gorbatchev de Faros, et la foule d'anciens traîtres venant lui demande pardon, créèrent un drôle de climat. En revenant à Moscou, Gorbatchev découvre une ville changée, totalement anticommuniste. La mort dans l'âme, le Président Gorbatchev démissionne de son poste de Secrétaire Général du Parti Communiste et affirma de nouveau appartenir à la social-démocratie. Il voulait mener son mandat de Président de l'URSS jusqu'au bout et de rénover l'Union. Le 23 août 1991, Eltsine convoque Gorbatchev au Parlement Russe et le force à lire, de manière humiliante et en public, les compte rendus des anciens putschistes. Dans la foulée, Boris Eltsine dissout le Parti Communiste en Russie et, partout, Gorbatchev dut demander la dissolution des antennes du KGB. Toutes les Républiques, qui n'attendaient que ça, firent alors sécession : l'Ukraine le 24 août, la Biélorussie et la Moldavie le 27 août, l'Azerbaïdjan le 30 août, l'Ouzbékistan et le Kirghizistan le 31 août, l'Arménie, le Tadjikistan et le Turkménistan en septembre puis le Kazakhstan en décembre. La Russie réussit à rapidement rapatrier en son sein les différentes armes nucléaires. A ce stade, le coup d'Etat avait mis un coup de plomb dans l'aile d'une nouvelle fédération : fallait-il sauver l'URSS ? Gorbatchev y croyait encore. Force est de constater qu'il était alors le seul. A Moscou, le Congrès des Députés du Peuple, assemblée législative de l'URSS, décide de s'auto-dissoudre après avoir déclaré l'avènement des droits de l'Homme, avoir effectué la reconnaissance des Etats Baltes et accepter l'idée d'un nouveau traité. Néanmoins, dans une URSS économiquement très affaiblie, sans blé, sans or et sans argent, l'idée même d'une Confédération ne prit qu'à peine. Le 8 décembre 1991, l'URSS est officiellement dissoute dans la forêt de Biavoline pour la fin de l'année. Une "Communauté des Etats Indépendants" sans pouvoir est instaurée à sa place. Le 25 décembre 1991, Gorbatchev quitte officiellement la scène par un bref discours à la télévision avec des vœux de liberté, de démocratie et de bonheur. Le drapeau rouge soviétique est remplacé par le drapeau tricolore russe à Moscou. Gorbatchev retournera alors à l'oubli et Eltsine prendra la lumière désormais sur le devant de la scène. L'URSS est morte et il ne reste alors plus rien de cette grande illusion que fut cet étrange Empire. C'est surtout en 1991 la "fin de l'Homme Rouge". Certains parlèrent même de "fin de l'Histoire". Mais le monde russe est plein de surprises : dix ans plus tard, un ancien du KGB, Vladimir Poutine, deviendra Président de la Russie. C'est une autre histoire.
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