Les illusions de la Préhistoire : les raisons de la construction d'un faux passé.

 

Les archéologues ont longtemps cru que le premier Homo Sapiens connu venait du Kenya et qu'il était âgé de 195 000 ans. L'origine humaine kenyane est restée dans les esprits la réponse la plus communément tenue pour vraie concernant les origines de l'Humanité. Mais elle n'a absolument plus rien de véritable. Récemment, la dépouille d'un Homo Sapiens archaïque a été retrouvée au Maroc, sur le site de Jebel Irhoud, et la date de son ancienneté donne le vertige : 300 000 ans. Le plus incroyable est que le site de Jebel Irhoud était exploité depuis les années soixante et qu'il avait été extrêmement difficile de dater avec précision les dépouilles retrouvées dans le sable. Mais cela, c'était jusqu'en 2017, et grâce aux efforts d'une équipe scientifique franco-marocaine, il a été possible d'évaluer avec une précision étonnante l'ancienneté des crânes qui évoquaient très fortement Homo Sapiens dans une version encore un peu archaïque. La découverte met fin à la théorie du Jardin d'Eden kenyan que l'on a tant entendu et lu, et qui nous était devenue si familière. La découverte repousse surtout de 100 000 ans dans le passé l'histoire de notre espèce. Si l'on considère que l'on connaît plus ou moins bien, ce qui est déjà contestable, 3 000 ans de notre histoire, alors cela ne représenterait que 1 % de notre histoire générale. En d'autres termes, 99 % de notre passé nous est totalement inconnu. Quelque part, tout le problème est là, posé de manière claire : comment la raison humaine peut-elle appréhender une telle inconnue ? En philosophie rationnelle, que l'on appelle épistémologie, la question de la connaissance des choses dispose de deux réponses différentes. Quand il est possible de confirmer une théorie par l'expérience, c'est-à-dire par des observations directes, objectives et répétées, alors il est possible de connaître. Une expérience infirmante causerait alors la ruine de la théorie, et plus une théorie se verrait confirmée par des expériences diverses et reproduites massivement par des équipes de recherche différentes, plus sa solidité serait grande. Toute théorie doit donc passer le prisme du monde réel et des données perceptibles. Emmanuel Kant avait baptisé cette faculté de vérification par l'expérience l'entendement (Verstand). Néanmoins, il existe un deuxième cas de figure se résumant assez simplement : il est impossible de vérifier la validité d'une théorie par l'expérience. Dans ce cas là, le raisonnement devient métaphysique et, s'il est impossible de vérifier la validité d'une théorie, cette dernière n'a non seulement pas de vérité scientifique, mais aucun intérêt tout court. Il en va ainsi de certaines questions religieuses : ne pouvant être démontrées par l'expérience, la science n'a rien à y faire. C'est pareil pour tout ce qui n'est pas observable par l'œil humain : les confins de l'univers et les confins du temps. Essayer de produire de la connaissance avec les outils de la raison sans possibilité de vérifier la validité de ses théories par l'expérience, c'est partir à l'assaut de bateaux fantômes : l'entendement devient la raison pure (Vernunft). Soyons clairs : l'Histoire du début de l'épopée humaine n'est pas observable directement. Certains éléments, comme les peintures d'Altamira en Espagne, nous montrent qu'il a existé une histoire, un art, une société, bien différente de la notre. Néanmoins, sauf possibilité de voyage dans le temps, nous n'avons guère que de vagues théories sur la manière dont fonctionnaient ces sociétés. La seule ressource directe qui permet de prendre connaissance de cette préhistoire humaine est l'archéologie, c'est-à-dire l'études de traces laissées par les populations il y a des centaines de milliers d'années, qui sont souvent difficilement interprétables, et qui provoquent elles-mêmes de nouvelles théories peu vérifiables par l'expérience tant parfois, sur des siècles entiers, les chercheurs ne disposent que de trois ou quatre sites exploitables. L'étude de l'histoire humaine se situe donc au milieu d'un prisme entre ce qui est vérifiable et ce qui ne l'est pas, prisme dans lequel se glisse la très difficile question de l'interprétation et de la méthode. Les historiens ont donc tenté de trouver des manières d'échafauder des théories, toujours de manière indirecte, par l'étude de la linguistique ou encore des peuples "préservés" partout sur la planète, que l'on a considéré comme des portes ouvertes sur notre passé, alors même qu'il n'en a jamais vraiment été ainsi. L'anthropologie actuelle sait désormais très bien que ces sociétés sont tout à fait ancrées dans le présent et qu'elles ne sont pas des versions précoces de ce que nous sommes, simplement des versions alternatives de ce que nous aurions pu être. Néanmoins, le progrès de la science et des techniques permet d'étendre le champ de l'observation. Des télescopes permettent de plonger le regard plus loin qu'il n'a jamais pu aller et des microscopes défient les limites de l'infiniment petit. Concernant les débuts de l'Histoire humaine, des progrès aussi permettent d'apporter de nouvelles informations. Les traces archéologiques sont de plus en plus nombreuses et de mieux en mieux datées. Certaines zones blanches commencent à laisser paraitre des ruines passionnantes, à des endroits jamais explorés. Le progrès de la génétique permet de corroborer ou d'infirmer certaines théories issues de l'archéologie. Mais la réalité reste tragique : nous ne connaîtrons jamais l'Histoire totale de nos origines. Nous en percevrons sans doute des bribes, jamais la totalité. Ce demi savoir suscite évidemment d'interminables querelles scientifiques et de rares découvertes certaines, même si ces dernières se multiplient et qu'elles remettent sérieusement en cause les récits tenus pour authentiques. Les études actuelles démontrent surtout un glissement dangereux du débat scientifique vers le débat théologique et moral, deux champs de la philosophie qui n'ont pas vocation à entrer en collision. 


Les limites de la construction morale de l'Histoire : l'écueil de l'opposition entre Rousseau et Hobbes.

La connaissance absolue des sociétés du passé est donc impossible. Quand bien même nous pourrions interpréter de manière univoque certaines traces archéologiques, il manquerait de toute façon une écrasante majorité de preuves pour généraliser le propos. Néanmoins, l'opinion publique occidentale, depuis très longtemps, raffole des métarécits sur les origines de l'Humanité. Mais ces "histoires" n'ont jamais de finalité rationnelle, toujours une finalité morale ou théologique. En cela, la société occidentale ne diffère pas de toutes les autres civilisations qui ont inventé un nombre extravagant de mythes pour expliquer l'origine de l'Humanité. Dans la Chrétienté, c'est la Genèse qui a longtemps servi de modèle : un paradis originel perdu, une faute, et une déchéance. Il est frappant de constater que même aujourd'hui, alors que l'immense majorité des occidentaux ont arrêté de réellement croire en la validité historique de la Genèse, la recherche morale des origines reste si forte et se calque sur celle de la mythologie. Souvent, cela se cristallise par trois questions : la violence humaine est-elle fondamentale dans la nature humaine ? La liberté est-elle un bien naturel ou culturel ? Comment les inégalités sont apparues ? Quand les scientifiques ont commencé à découvrir, au XIXème siècle, que l'Histoire de l'Humanité est bien plus ancienne que prévu, qu'elle ne débute pas dans le pays de Canaan en -4800, il a fallu trouver un nouveau récit, une histoire de secours qui soit à peu près compatible avec les traces découvertes. Le discours scientifique s'est donc transformé en quelque chose d'autre que ce qu'il devait être : une forme de mythe reposant sur la science et se présentant d'une manière telle qu'elle permettait à la fois de satisfaire notre besoin de rationalité, mais aussi notre besoin d'un récit cohérent et systématique de notre histoire, quitte à raccourcir, généraliser et ignorer certaines découvertes. 

Le texte le plus emblématique, et qui a eu une portée beaucoup plus profonde qu'on ne le pense, est le Discours sur les inégalités de Jean-Jacques Rousseau de 1754. Dans ce texte ambigu, qui n'a rien d'historique selon les propos même de l'auteur, le jeune philosophe pose la question des origines des inégalités sociales qui sont structurantes dans la France de l'Ancien Régime. Il fait appel à une abstraction conceptuelle déjà très présente dans la littérature juridique qui est l'état de nature. Il tente d'ébaucher l'humanité dans son état originel, c'est-à-dire des petits groupes égalitaires, à l'image des peuplades découvertes un siècle plus tôt dans l'ensemble du monde et qui sont âprement décrites par tous les voyageurs de l'époque. L'invention de la propriété, dans des sociétés urbaines et étatiques, a créé une distinction artificielle entre les possédants et les non-possédants, source de tous les maux de la société. Le bilan de la charmante petite histoire est bien connue : l'homme a été perverti par l'essor de la civilisation. L'inégalité n'est pas naturelle mais construite. Dans une certaine mesure, le discours a été repris par les évolutionnistes anthropologues et la majorité des préhistoriens sur un mode plus scientifique. A l'origine, pour eux, les hommes vivaient dans des petits groupes de chasseurs cueilleurs nécessairement égalitaires, en raison même de la faiblesse de leurs effectifs, et ils connurent à l'orée du néolithique la "révolution agricole". Cette méthode de production alimentaire a conduit à la sédentarisation des populations dans des villes, et la sécurité alimentaire a alors participé à l'augmentation globale de la population. A côté de cela, la production d'un surplus alimentaire a conduit à la formation d'une classe sociale de commerçants et donc de riches. La complexité de l'économie et l'augmentation de la population ont participé à la formation, dans les villes, de dirigeants politiques autocratiques qui ont levé l'impôt, instauré une bureaucratie, un droit et donc ont formé un Etat au sens où on l'entend aujourd'hui. Toutefois, il semblerait que quelque chose ait été perdu avec cette cristallisation d'un ordre politique nouveau, à savoir la liberté et l'égalité. La sédentarisation urbaine a en outre apporté la malnutrition, la violence, la maladie et la guerre entre états. Cette vision pessimiste de l'Histoire, qu'on pourrait qualifier de gauche, est loin de s'être éteinte : Francis Fukuyama a ainsi indiqué en 2012 que la propriété privée ne pouvait pas exister avant l'agriculture, justement parce que les chimpanzés ne connaissaient pas un tel concept. Il donnait alors raison à Rousseau. Un autre ponte, Jared Diamond, écrivait quant à lui en 2013 que les conflits, dans les groupes de chasseurs cueilleurs, ne pouvaient que se résoudre pacifiquement en face à face, et que l'urbanisation et l'augmentation des populations ne pouvaient mener qu'à des guerres. En d'autres termes, Rousseau, Fukuyama et Diamond, ainsi qu'un nombre important de membres de la doctrine évolutionniste, établissent un lien de causalité très fort entre création des inégalités et de la violence avec l'établissement d'une véritable civilisation.

Une autre théorie s'est également installée dans le débat philosophique : elle est inversement symétrique à la première mais fonctionne à peu près de la même manière. Elle a été écrite un siècle plus tôt que le Discours sur les inégalités de Rousseau, en 1651, par Thomas Hobbes, dans Le Léviathan. Celui-ci fait également appel au concept fabuleux d'état de nature sauf que cette fois-ci, il n'en a pas une image paradisiaque. Pour Hobbes, l'homme est à l'état naturel un loup pour l'homme. En réalité, les premiers groupements humains devaient constituer un véritable enfer sur terre, une sorte de consécration de la loi du plus fort par laquelle le vol, le viol et le meurtre sont des horizons naturels de la vie en société. Cette prise de conscience collective a forcé tous les hommes à conclure un pacte social dans lequel chacun sacrifie sa liberté pour la confier à un Souverain chargé de protéger les droits naturels de chacun, et parmi ceux ci, le droit à la propriété privée. Le récit porte un regard différent sur la nature humaine mais ne remet pas en cause la toile de fond évolutionniste : il a bien existé un état de liberté primordial qu'un Etat est venu civiliser. Simplement, cette fois, cette interventionnisme sociétal est perçu positivement. Un penseur très en vogue à l'heure actuel, Steven Pinker, dans ses deux ouvrages La part d'ange en nous (2017)  et Le Triomphe des Lumières (2018) explique ainsi que l'Humanité n'a jamais vécu autant en paix et en harmonie qu'aujourd'hui, et que la violence a en réalité considérablement reflué selon toutes les données objectives. Il est difficile pour beaucoup de statistiques de lui donner tort. Norbert Elias avait d'ailleurs ébauché une partie de ce travail avec son concept de civilisation et de décivilisation. Pour Pinker, ce processus n'a pas commencé avec l'agriculture mais avec l'essor de la ville et donc de la possibilité du contrôle. Bien sûr, la méthodologie de Pinker laisse à désirer sur de nombreux points mais elle doit être prise au sérieux, justement parce qu'elle correspond à ce préjugé selon lequel nos sociétés héritées des Lumières sont plus sures que les tribus non contrôlées et non éduquées à la rationalité comme les nôtres. D'ailleurs, quand on objecte à Steven Pinker que les sociétés occidentales ont exporté leur modèle à d'autres peuples par la violence, la colonisation et l'esclavage, alors ce dernier indique qu'il s'agissait d'une ruse de l'Histoire, destinée à faire advenir le meilleur au final, comme d'ailleurs le pensait Hegel. Quant à la question de la violence extrême des sociétés primitives de chasseurs cueilleurs, elle est en fait due aux travaux de Napoléon Chagnon, un anthropologue américain controversé spécialiste du peuple des Yanomami et qui en avait fait, selon une méthodologie détestable, la figure de la violence primitive. La réalité est que ce peuple, qui vivait entre le Venezuela et le Brésil, qui cultivait la banane plantain et le manioc, ne présentait pas de statistiques plus élevées de violence que de nombreuses autres peuplades pourtant présentées comme plus pacifiques. D'ailleurs, l'idée d'un règne terrible de la loi du plus fort pendant le Pléistocène, c'est-à-dire la période où les chasseurs cueilleurs vivaient majoritairement en Europe, entre 40 000 et 10 000 avant notre ère, est également sujette à caution, notamment parce que des sépultures, comme Romito 2 en Calabre, y préservaient le cadavre d'individus faibles comme un adolescent atteint d'une maladie génétique rare de type nanisme. L'individu présentait une alimentation semblable à tous ses congénères. Les individus les plus fragiles, y compris les vieillards, pouvaient vivre une existence longue. Le nombre important de fuites d'Européens vers les sociétés indigènes dans les premiers temps du peuplement du continent américain jusqu'au début du XIXème siècle prouve également que ces sociétés avaient conservé quelque chose d'enviable, de libre et de perdu pour l'Occident. La vision de Thomas Hobbes semble donc largement réfutée ou tout du moins exagérée sous un certain nombre de points de vue. 

Même si la vision de Thomas Hobbes est sans doute la plus éloignée de la réalité historique, il ne faudrait pas croire que la perspective première n'est pas elle même parcourue de fausses idées : ainsi, les chasseurs cueilleurs n'ont aucune raison d'être toujours égalitaires, et il n'existe aucune preuve de cet égalitarisme général. Il semblerait qu'il n'ait pas existé de véritable révolution agricole, que les premières sociétés agricoles n'ont pas forcément vu l'essor des inégalités et que les premières villes ne connaissaient pas nécessairement de dirigeant. Cela ne veut pas dire que Rousseau et ses émules avaient fondamentalement tort mais que la simplification a été bien trop extrême. Les chasseurs cueilleurs, les premières sociétés agricoles et les premières villes ont en réalité connu un nombre de systèmes politiques très divers et la complexité des sociétés n'a jamais été synonyme de hiérarchie. L'ethnocentrisme européen est un problème au moins égal à celui de la généralisation de concepts modernes à des réalités du passé qui ne les connaissaient pas. David Graeber et David Wengrow prennent comme exemple la théorie d'Adam Smith qui présupposait que toute civilisation reposait sur des échanges dans le cadre de marchés, moyen optimal pour la Main Invisible d'un enrichissement collectif et de la concordance des intérêts individuels. Ainsi, quand les archéologues découvraient que des objets parcouraient de grandes distances au Pléistocène, ils imaginèrent immédiatement l'existence d'un commerce mercantile d'objets, première étape d'un processus étatique. En réalité, rien n'est moins sur. L'analyse de ces déplacements d'objets en dit en réalité plus long sur nos conceptions occidentales du commerce que sur les sociétés étudiées. En 1922, dans son texte fondateur nommé Les Argonautes du Pacifique Occidental, Malinowski étudiait un système d'échange d'objets qu'il avait identifié aux larges de la Papouasie Nouvelle Guinée. Il avait ainsi remarqué que des bracelets ou des colliers en coquillage, comportant des inscriptions avec les noms d'ancêtres, faisaient des voyages réguliers dans un sens ou dans un autre de l'archipel de l'aire Massim. La réalité est que ce n'était pas le commerce qui justifiait que des hommes entreprenaient des virées en pirogues, au risque de leurs vies, pour y déposer des bijoux comportant les noms de tous les anciens porteurs. Il s'agissait de ce que Malinowski avait décrit comme un système d'échanges symboliques à la gloire des ancêtres et des navigateurs. D'autres phénomènes rendent la lecture d'Adam Smith caduque : le déplacement d'objet chez les Peuples Iroquois au XVI et XVIIème siècle était parfois le fruit de voyages longues distances réalisés par des chamanes qui suivaient leurs rêves. Certains objets suivaient des guérisseurs ou d'autres encore étaient échangés lors de jeux de paris, comme ce fut le cas dans certaines sociétés d'Amérique du Nord. Bref, la réalité anthropologique montre qu'il faut parfois sortir de son récit et de son concept pour faire davantage preuve d'imagination. Il faut donc sortir d'urgence du récit moral et comprendre dans quel cadre il se situe. 

Le contexte d'un métarécit : une Europe des Lumières sous influence indigène. 

David Graeber et David Wengrow ont d'emblée relevé un élément extrêmement pertinent : l'auteur d'une œuvre qui compte en philosophie est à tort perçu comme une sorte de génie qui déboule dans l'Histoire comme un éclair de lumière. En réalité, Karl Marx n'a jamais que synthétisé avec talent une pensée qui avait été travaillée pendant longtemps dans les universités allemandes dans le giron des écrits d'Hegel. En 1754, Jean-Jacques Rousseau n'a rien inventé : si son texte est resté si célèbre, il est loin, très loin, d'être l'avatar d'une pensée originale. Il est le produit parfait de la pensée de son temps et il n'est même pas le plus intéressant. Le plus drôle est que le Discours de Rousseau est une dissertation écrite dans le cadre d'un concours ouvert par l'Académie des Beaux-Arts de Dijon. Le jeune Rousseau est alors un écrivain prometteur qui avait déjà remporté une précédente édition trois ans plus tôt. Le thème de la dissertation est alors la suivante : "Les origines de l'inégalité dans l'Histoire de l'Homme". Ce qui est assez surprenant est que cette dissertation est proposée dans une société extrêmement stratifiée qui est la France de Louis XV. C'est en partie le concept d'égalité qui sera un des moteurs de la Révolution Française qui balaiera le pays trente ans plus tard. Il faut voir le paradoxe : la structure sociétale est justifiée par un droit divin dans lequel chaque individu dispose d'un rôle différent selon son appartenance à un ordre, dans l'inégalité la plus totale. L'idée que cette inégalité n'est donc pas éternelle mais qu'elle a une origine historique est donc profondément bouleversante, et le fait qu'une institution publique puisse ouvrir un concours de dissertation sur ce sujet est d'autant plus surprenant. La société des Lumières, avec cette classe sociale étrange de bourgeois et d'aristocrates lettrés qui se fréquentent dans les salons, les parcs, les loges et les cafés, est en pleine ébullition. Cela faisait quelques siècles que le monde intellectuel s'était transformé depuis la Renaissance, la Réforme et l'invention de l'imprimerie. Pourtant, la notion d'égalité était restée assez invisible, en tout cas jamais elle n'avait été abordée de manière aussi abstraite. Les deux auteurs de l'essai ici commenté estiment que l'irruption aussi brutale du concept d'égalité dans le débat public et intellectuel est lié à la prise de contact intervenue entre l'Europe et le Nouveau Monde. Cela est peut être vrai. En tout cas, une part du débat part indéniablement de ce contact. 

Contrairement à ce que l'on dit beaucoup, il n'y avait pas de volonté politique ou religieuse de conquête du Nouveau Monde. A l'origine, il s'agissait d'ouvrir une nouvelle route commerciale et éventuellement d'installer des comptoirs commerciaux. Les conquistadores espagnols ont pour la plupart agi de leur plein gré et la conquête de l'Amérique du Sud par Cortes et Pizarro n'étaient pas perçus avec bienveillance sur le Vieux Continent. Cela allait même plus loin dans le cadre des débats théologiques de l'Université de Salamanque. Les récits venus d'Amérique faisaient état de sociétés alternatives qui ne connaissaient pas le message chrétien et disposaient de leurs propres rites. Les conquistadores s'étaient adjoints les services de missionnaires qui convertissaient de force les amérindiens en se contentant de lire en latin des pages de la Bible avant d'attaquer. Cela n'a jamais convaincu les intellectuels chrétiens qui répugnaient à l'usage de la force pour convertir les populations. Surtout, ils ne considéraient pas ces peuplades comme hérétiques : comme ils n'avaient jamais eu connaissance du message christique, comment leur reprocher de ne pas y adhérer ? Outre que l'existence de peuples aux rites inconnus pouvait perturber fondamentalement les intellectuels, la question éthique de leur traitement était également prégnante. Ce qui est assez frappant est que les Amérindiens n'étaient pas qualifiés d'animaux ou de sous humains, et les rapports des jésuites rapportaient l'existence d'institutions, de droits et de religions précis qui impressionnaient sous un certain point de vue les universitaires. Un débat juridique s'est donc instauré : ces individus indéniablement humains ont-ils des droits ? Et si ce droit ne peut pas être fondé sur l'appartenance à la Chrétienté, alors faut-il en conclure qu'il existe un droit naturel attaché à chaque être humain uniquement parce qu'il est humain ? Cette évolution juridique a eu également un impact sur le sort réservé aux "hérétiques", surtout que l'Europe sortait de guerres de religions atroces ayant mené à des massacres jamais vus comme à Magdebourg. Les travaux de Grotius puis des philosophes du droit naturel comme John Locke ou Thomas Hobbes ont donc commencé à élaborer un nouveau droit qui s'opposait aux canons anciens. Voila donc la première influence fondamentale de la découverte du Nouveau Monde qui a donc participé à l'élaboration d'une philosophie juridique fondée sur les droits humains qui connaîtra jusqu'à nos jours un développement exponentiel. 

Les contacts rapportés par les missionnaires jésuites, les premiers à écrire sur les peuplades présentes en Amérique du Nord, sont extrêmement intéressants et surtout troublants. Les jésuites expriment une certaine répugnance dans leurs correspondances tout en appuyant très fortement sur les différences entre les sociétés, et surtout sur ce que pensent les indigènes des Européens. Il est même clair que les Jésuites ont pu avoir des attitudes changeantes avec les sociétés alternatives, en ne remettant naturellement jamais vraiment en cause leur foi. Les Français ont pris principalement contact, en Amérique du Nord, avec les Wendats qui appartenaient à la culture iroquoise. Sur les côtes, ces peuples vivaient de la chasse, de la pêche et de la cueillette, tandis que des femmes pratiquaient une forme d'agriculture à l'intérieur des terres. Le premier théologien à prendre contact avec eux en 1608 est Pierre Biard et il est particulièrement surpris par la condamnation des Wendats de vices moraux pour les Européens : ils seraient cupides, ne partageraient jamais entre eux leurs richesses et seraient dénués d'empathie les uns avec les autres. Pierre Biard était notamment heurté par le fait que les Wendats se sentaient supérieurs moralement aux Européens. Vingt ans plus tard, le moine récollet Gabriel Sagard rapporte lui aussi avoir d'abord été écœuré par les mœurs indigènes, et notamment la liberté des femmes dont il avait l'impression qu'elles souhaitaient coucher avec lui. Petit à petit, il se prend de sympathie pour les Wendats et notamment pour leur manière pacifique de régler les conflits au sein de leur société. Il était frappé par la tenue de leurs débats publics, très construit rationnellement : chacun s'écoute respectueusement, personne ne se coupe la parole et les décisions sont prises à la suite de ces débats selon la règle de l'unanimité. Dans son ouvrage Le Grand voyage au pays des Hurons, le moine raconte tout et les Européens se passionnent pour ses relations, ainsi que de toutes relations des jésuites publiées en masse entre 1633 et 1673. Tous rapportaient la liberté indéniable des peuples rencontrés mais tous la condamnaient. Dans l'Europe du XVIIème siècle, la liberté n'est pas considérée comme une vertu mais bien comme un vice grave, ce qui nous parait surprenant et nous permet de nous identifier paradoxalement plus aux Wendats qu'à nos ancêtres. Et pour cause, nous ressemblons aujourd'hui bien plus aux Wendats qu'aux Jésuites. Le Père Lallement évoque la "liberté blâmable" des sauvages : il constate que les indigènes répugnent à obéir, que l'autorité des pères et des dirigeants n'a aucune faculté de contrainte et qu'il n'existe aucune peine pénale dans les sociétés indigènes. Cela le choque particulièrement : un auteur de meurtre ne subissait aucune conséquence pénale même si toute sa lignée était tenue d'indemniser et de s'occuper de la lignée de la victime, ce qui à terme était efficace pour prévenir les atteintes de ce genre. Il existait donc une liberté de ne pas obéir aux ordres et chacun pouvait choisir de désobéir sans conséquence sur lui même. Il relève également l'absence de grandes inégalités sociales fondées sur la richesse, et surtout la marque de la richesse, quand elle existait, ne conférait aucun pouvoir à celui qui en était un peu doté. Aucune personne n'était jamais laissée de côté et les Wendats étaient heurtés par l'idée que les Européens puissent tolérer la mendicité ou la famine dans leurs sociétés. 

Le livre le plus impressionnant sur la question fut celui de Louis-Armand de Lom d'Arce, Baron de la Hontan, bientôt surnommé Lahontan. A 17 ans, parce que sa famille est complètement ruinée, il embarque pour le Canada. Pendant dix ans, il participe à des expéditions et noue de nombreux contacts avec les Wendats, et fut même promis à devenir Gouverneur Général de la Région pour le compte de Louis XIV. Il rencontra notamment le chef de la Confédération wendate qui regroupait plusieurs peuples de langues iroquoiennes et qui était connu pour monter d'incroyables stratégies politiques afin de créer des conflits entre les Anglais et les Français. Surnommé le Rat par les Français, son nom était Kondiaronk. Ce dernier eut des conversations passionnantes avec Lahontan. Néanmoins, alors qu'il s'était fâché avec son commandement, qu'il était condamné par coutumace à l'exil, Lahontan est contraint de fuir à Amsterdam où il vécut longtemps comme un vagabond fauché. Il y publie dans une certaine indifférence trois ouvrages sur ses aventures au Canada et notamment des dialogues avec Kondiaronk qu'il nomme Adario. A la fin de sa vie, ses ouvrages connurent un succès phénoménal et furent publiés dans toute l'Europe. Lahontan se lia d'amitié avec Leibniz et mourut en 1715. Malgré ce triomphe littéraire, personne ne prenait vraiment au sérieux le caractère historique du personnage indigène. Tous étaient persuadés que Kondiaronk n'avait jamais vraiment dit ce qu'il avait dit, et qu'il s'agissait de Lahontan qui, habilement, avec placé dans la bouche de son interlocuteur ses propres critiques de la société de l'époque pour éviter une condamnation. Néanmoins, rien n'est moins sur. Le personnage de Kondiaronk a bel et bien existé et il est fort probable qu'il a même été invité à la Cour de Louis XIV comme Ambassadeur des Wendats en 1691. Que les propos de l'indigène ait été réécrits, cela ne fait aucun doute, mais ses propos sont assez cohérents avec les autres observations des Jésuites sur les critiques indigènes. Kondiaronk dénonçait le poids écrasant de la richesse dans la société de l'Ancien Régime, la soumission aveugle des Européens à l'autorité, la rigueur atroce du droit pénal européen et surtout l'absurdité du message chrétien. Tous les grands philosophes avaient lu l'ouvrage de Lahontan, aussi bien Montesquieu qui avait écrit un dialogue avec un persan, Diderot avec un tahitien, Chateaubriand avec un Natchez. Tous s'étaient inspirés de Lahontan. Mais à l'époque, le plus célèbre des plagiaires fut une femme, Madame de Graffigny, qui avait écrit Lettres d'une péruvienne, publié en 1747. Elle y faisait parler un membre de la civilisation Inca, que l'aristocrate ne comprenait d'ailleurs pas tant la civilisation d'inca n'avait rien d'égalitaire, et lui prête des propos qu'un Wendat aurait pu tenir : la fausse indigène suggère alors que le Roi de France puisse redistribuer sa richesse au petit peuple. 

Le livre fit scandale et Madame de Graffigny eut l'honneur de recevoir une véritable critique de sa thèse par Turgot, 23 ans, qui deviendra un grand réformateur de l'Ancien Régime sous le règne de Louis XVI. Celui-ci défend l'idée que si les populations indigènes américaines étaient si égalitaires, c'est précisément parce qu'elles étaient pauvres. Pour Turgot, la clef de la croissance économique est le développement de la technologie, et pour que cette dernière fonctionne, il faut initier une spécialisation économique et donc la formation d'inégalités entre les statuts individuels. Ces inégalités permettent la prospérité collective et sont donc vertueuses. Cette théorie prit le nom de "développement social" et inspirera tous les philosophes libéraux à l'image d'Adam Smith. Turgot, sans le savoir, va mettre fin à l'idée que les sociétés indigènes sont des alternatives à notre société, mais bien une sorte de stade retardataire ou primitif. La déculpabilisation est totale : si ces sociétés avaient connu notre développement économique, elles auraient évolué de manière mécanique vers notre modèle civilisationnel. C'est précisément à ce moment là que Rousseau perd son concours de dissertation et reprend l'argument de Turgot, tout en la dépeignant négativement : c'est bien l'invention de la propriété privée qui corrompt l'Humanité. Néanmoins, en concédant cela, Rousseau admet que les sociétés indigènes sont archaïques. Le récit est désormais bien ficelé et constitue une forme de prison pour la pensée : ces sociétés sont peut-être très séduisantes mais tout évolution technologique finira par faire advenir une société à l'occidentale. Tout cela est déplaisant mais obligatoire. La pensée de Rousseau sera critiquée sans jamais être remise fondamentalement en question. En 1913, Gilbert Chinard lui reprochera néanmoins d'avoir inventé le mythe du bon sauvage et les Jésuites d'avoir apporté des éléments dangereux dans le débat public européen : pour lui, les indigènes étaient des sauvages primitifs. Il faudra attendre les années 1960 pour la théorie évolutionniste soit un peu battue en brèche, notamment par Pierre Clastres qui avancera, le premier, que les Indigènes avaient volontairement éliminé la possibilité de la mise en place d'un pouvoir autoritaire, comme un choix conscient. Néanmoins, le ver est dans le fruit et le métarécit transmis avec trop de force. Aujourd'hui, les chercheurs sont encore en partie coincés dans cette structure d'esprit. Il faut tout réexaminer.


Les mythes du Pléistocène. 

Nous savions que l'être humain venait d'Afrique. Plusieurs éléments le laissaient penser et ont été confirmés aussi bien par l'archéologie que par la génétique. Non seulement la diversité génétique des populations africaines actuelles y est plus riche qu'ailleurs, mais en plus elles ont été moins touchées par des métissages intervenus postérieurement au Moyen Orient avec les Neandertal et en Asie avec les Dénisoviens. Néanmoins, là où le premier mythe doit être déconstruit, c'est qu'il n'existe pas un foyer unique de naissance d'Homo Sapiens : ce dernier ne provient pas d'un Eden historique, qui serait le Kenya, et surtout l'être humain était bien en Afrique 100 000 ans avant ce que les spécialistes pensaient. Il semblerait qu'il ait existé plusieurs foyers de peuplement originels, aux quatre coins du continent africain, avec des homo sapiens archaïques qui ne se ressemblaient d'ailleurs à l'époque absolument pas. Ces quatre foyers ont connu des développements distincts et se rencontraient par intermittence, entre de longues périodes d'isolement naturel, en traversant des déserts ou des forêts humides, pour se métisser. Les deux auteurs estiment que le monde de l'époque devait ressembler à un univers étrange dans lequel les caractéristiques physiques variaient tellement qu'elles devaient heurter la vision : des géants, des nains ou des hobbits, pour parler avec humour. Affirmer que des populations aussi disparates puissent avoir une sorte de modèle social et politique comparable est donc un peu audacieux. C'est d'autant plus fort que notre espèce obtiendra une uniformité génétique que plus tard dans l'Histoire Humaine, à peu près il y a 300 000 ans. Il n'existe donc pas un Adam et une Eve humaine qui seraient la source unique de toute notre espèce mais bien une pluralité complexe d'humanités complexes. 

Le deuxième mythe déconstruit est celui de la Révolution Paléolithique, ou Pléistocène, qui commence en -40 000. A cette date, les scientifiques avaient mis au jour la naissance d'une "Révolution de la connaissance" dans lequel ont commencé à apparaitre des traces culturelles témoignant d'une capacité réflexive complexe. Néanmoins, si notre espèce a connu une stabilité génétique 220 000 ans plus tôt, pourquoi la révolution intervient elle à ce moment là ? Pourquoi pas avant ? Faut-il considérer qu'il a existé une mutation génétique permettant au cerveau humain tout à coup de réfléchir ? Or, la taille du cerveau humain n'a pas changé et la cuisson des aliments n'y est pas corrélé. Il n'existait donc pas de raison logique que la civilisation humaine n'existe qu'à partir de cette date. Il se trouve que la date de -40 000 est celle du début du peuplement de l'Europe par Homo Sapiens (le continent était déjà peuplé de Néandertal). Or, force est de constater que les pays européens ont fait partie des premiers pays à entreprendre des fouilles archéologiques, à fonder des établissements destinés au développement de la science et à créer des universités dédiées à ces études. Forcément, en cherchant, ils ont trouvé davantage de traces archéologiques en Europe qu'ailleurs, ce qui explique la focalisation sur la date de -40 000 et un même un certain nombre de théories infondées sur la naissance de l'être humain en Europe. Aujourd'hui, le développement de la science dans les pays étrangers commence à laisser apparaître des traces archéologiques somptueuses, plus anciennes que le peuplement de l'Europe, et qui n'ont rien à envier à la civilisation européenne, si tant est qu'évoquer l'Europe comme un concept valide aussi loin dans le temps soit pertinent. Il faut donc dire les choses clairement : la société humaine n'est pas née en Europe en -40 000, elle est sans doute consubstantielle à l'humanité et son histoire est dépendante des fouilles archéologiques, qui elles mêmes sont liées à des facteurs économiques, culturels et historiques. Bref, l'Histoire est plus complexe qu'il n'y parait. 

Souvenons nous du métarécit établi pendant les Lumières : à l'origine, pour Hobbes et pour Rousseau, les hommes vivaient dans des petits groupes égalitaires de chasseurs cueilleurs. Christopher Boehm, qui avait brillamment réfuté l'opposition artificielle entre les deux philosophes, était pourtant parti exactement du même présupposé. Il avait mis au jour une faculté des groupes humains d'empêcher l'émergence d'un pouvoir politique fort et des dominations par le biais de l'intelligence actuarielle. Il remarque ainsi que la caractéristique de notre espèce, en groupe, notamment petit, est la faculté de moquerie, d'humiliation et d'abaissement, précisément à destination de ceux qui réussissent le plus, qui chassent le mieux et qui ont des compétences plus avancées. Cette volonté humaine permet de casser les leaderships et d'imposer des procédés de redistribution des richesses et de préserver la dignité de tous. Cela est vrai anthropologiquement et rappelle certaines réflexions des Wendats. Néanmoins, Boehm part également du principe erroné que les groupes humains initiaux étaient forcément égalitaires. Or, il n'en sait rien et même, certaines découvertes archéologiques récentes montrent que cela est faux. 

En fait, les spécialistes ont longtemps cru que cette théorie égalitaire était confirmée par la faiblesse des traces de tombes somptueuses pendant le Pléistocène ou de centres de pouvoir matériels. En réalité, il faut dire que les traces de cette période, comprise en -40 000 et -10 000, sont par nature très rares. Récemment, de nouvelles découvertes montrent qu'il a existé des bugs dans le système. Par exemple, dans deux structures du Pléistocène situées à Sunghir dans le Nord de la Russie ou à Dolni Vestonice dans le bassin morave, on trouve des sépultures fastueuses de jeunes hommes, parfois d'enfants, recouvertes de pierres précieuses taillées qui représentent des tonnes d'heures de travail. On y trouve également des costumes somptueux à base de peau de mammouths. Ainsi, non seulement il a existé des tombes luxueuses à une époque où on n'enterrait que très peu les morts, et surtout des enfants y sont inhumés, ce qui laisse supposer une forme de pouvoir héréditaire. Des tombes similaires ont pu être retrouvées en Europe par intermittence. L'un des sites les plus célèbres, découvert en Turquie dans les années 90 par des archéologues allemands, est celui de Gobëkli Tepe : on y trouve d'impressionnantes structures mégalithiques, des enclos surplombés de sculptures d'animaux extrêmement élaborées, qui ont été érigées par des chasseurs cueilleurs à l'époque où la sédentarité commençait à apparaitre dans la région. Cela montrait que ces populations étaient capables, malgré leur soi disant faible effectif, et leur structure égalitaire, d'ériger des incroyables chantiers nécessitant des travaux publics coordonnés, bien avant l'essor urbain. Des sites, datés d'entre -25 000 et -12 000, dans le bassin de Cracovie, manifestent des anciennes vastes maisons circulaires, très grandes pour l'époque, reposant sur des restes de mammouths, notamment des défenses et de la peau. Le soin apporté à ces structures laisse supposer une forme de domination sociale. Néanmoins, il ne faut pas reproduire les erreurs passées. S'il a existé ce genre de structures, elles ne sont pas présentes en un nombre suffisant pour considérer qu'elles ont représenté une norme. On ne peut pas considérer non plus, en raison de leur datation, qu'elles ont été un embryon de quelque chose d'autre. C'est à ce moment là que les études anthropologiques sont intéressantes. 

L'étude des groupes actuels de chasseurs cueilleurs est passionnante. Un anthropologue américain, Paul Radin, a écrit en 1927 un ouvrage intitulé Primitive Man As Philosopher. Sa vie est assez extraordinaire car, alors qu'il était chargé d'un cycle de cours à l'Université de Chicago, il s'est volontairement jeté sous un bus afin de pouvoir lire au chaud dans sa chambre d'hôpital. Son obsession a toujours été de déterminer la manière dont les différentes sociétés traitaient la marginalité, ce que l'on appelle en sociologie la déviance des normes majoritaires de la société. A notre époque, dévier de manière trop importante de la norme peut amener en prison ou dans un hôpital psychiatre. Lui qui était par ailleurs très exubérant avait des raisons de s'intéresser sincèrement à cette question. A ce titre, il a étudié les Winnebagos d'Amérique du Nord. Il rapportait qu'il n'était pas rare du tout que certains individus refusaient de sacrifier au culte ou même blasphémaient. Cela provoquait une réelle indignation sociale et donc de la moquerie. Néanmoins, jamais aucune peine ou sanction n'était appliquée, même de manière légère, pour de tels faits, et aucune discrimination ne leur était faite subir. Un autre peuple va même bien plus loin sur cette question : il a été étudié par Thomas Beidelman et ce sont les Nuers, un peuple nilotique du sud du Soudan. Ces derniers refusaient par principe toute forme de gouvernement. Dans ces sociétés, il existait trois types de fonctions : la première était celle des politiciens, les taureaux du village, appelés par les autres les magouilleurs et à qui personne n'obéissait vraiment. La deuxième catégorie était celle des prêtres qui arbitraient des conflits locaux et n'étaient jamais issus de la localité dans laquelle ils exerçaient. La troisième catégorie est pour le coup très surprenante : il s'agit des prophètes. Tous étaient considérés comme de véritables marginaux et surjouaient même cela. Ils parlaient des langues inconnues, mangeaient leurs déjections ou bavaient dans le vide. Beaucoup entraient dans des transes ou jeûnaient, étaient frappés par des difformités physiques, se travestissaient et étaient adeptes de pratiques sexuelles peu conventionnelles. Tous, dans ce peuple, les regardaient comme des malades frappés par la grâce. Lors des temps sombres, les Nuers choisissaient parmi cette catégorie un leader charismatique chargé de les guider dans la tempête, notamment en cas de famine, d'épidémie ou d'invasion étrangère. Qu'en est-il du Pléistocène ? On remarque que dans de nombreuses tombes somptueuses de l'époque, les personnes enterrées étaient touchées par des anomalies congénitales marquée avec des procédés parfois destinés à s'assurer que le corps ne puisse ressurgir de terre. Il est possible d'émettre l'hypothèse que la marginalité conférait un statut particulier même si cela reste évidemment totalement sujet à caution. 

De la même manière, les auteurs de l'essai pointent un autre phénomène très particulier qui est celui de la saisonnalité, et qui peut expliquer le caractère flexible de la société du Pléistocène, et notamment la coexistence de sites fastueux et de sites plus archaïques. Claude Lévi-Strauss, anthropologue français célébrissime, a particulièrement marqué sa discipline par sa grande ouverture d'esprit et son absence de jugement des groupes étudiés, qu'il a toujours considéré comme des fenêtres non du passé mais d'une société alternative. Il a été le premier à dénoncer le phénomène d'ethnocentrisme occidental. Un de ses articles est passé assez inaperçu en 1944 concernant le peuple des Nambikwaras vivant au Brésil dans le nord-ouest du Mato Grosso. Il remarque dans son étude que ce peuple est très égalitaire, assez simple et qu'il disposait pourtant de chefs politiques assez similaires aux nôtres, car ils étaient attirés par les fonctions de prestige. Néanmoins, la structure de la société changeait en fonction de la saison. Les Nambikwaras vivaient pendant six mois comme des agriculteurs dans de vastes demeures dans lesquelles les chefs politiques n'avaient que très peu de pouvoir. Le reste du temps, ils s'éparpillaient en petits groupes et les chefs devaient alors commander et se faire un nom dans l'organisation de la chasse et de la cueillette. Les chefs étaient jugés sur leurs faits et ne pouvaient pas être reconduits dans leurs fonctions s'ils s'étaient mal comportés dans les périodes nomades. Cette vision semble s'appliquer aux ruines de Gobëkli Tepe car elles semblaient être occupées pendant les périodes où le gibier descendait dans les alentours. Un autre anthropologue, Marcel Mauss, a été le premier à parler de saisonnalité en 1903, avec un article écrit en collaboration avec Henri Beuchat, concernant les Eskimos. En été, ils se dispersaient en petits groupes de vingt à trente personnes placés sous l'autorité d'un aîné qui disposait d'un pouvoir quasiment tyrannique sur les siens. Néanmoins, en hiver, ils se réunissaient dans des grandes demeures en bois, les kashims, dans lesquelles les Eskimos vivaient les uns sur les autres dans un luxe de richesse, d'anarchisme et d'orgies sexuelles. L'ethnologue allemand Franz Boas a constaté le même phénomène chez les Kwakiutls pour lesquels ce phénomène était inversé, prenant des formes spectaculaires. Ils vivaient sur la côte nord ouest du Canada. Des nobles héréditaires régnaient sur leurs compatriotes répartis entre roturiers et esclaves, menaient grand train et organisaient de vastes banquets de pouvoir. En été, leurs pouvoirs disparaissaient et de petites formations égalitaires apparaissaient. A chaque saison, on pouvait changer de prénom en devenant quasiment une autre personne. Le même phénomène est constaté chez les Cheyennes et les Lakotas d'Amérique du Nord : dans certaines périodes circonscrites dans le temps, une police était formée pour assurer la préparation des rituels et de la chasse au piston. Elle disposait d'un pouvoir coercitif assez total, pouvait condamner à des peines de fouet ou à des graves amendes, voire à une incarcération. Les Indiens des Plaines connaissaient donc un pouvoir étatique autoritaire uniquement dans certaines périodes de l'année. Ils gardaient notamment l'idée que le pouvoir hiérarchique passait de mains en mains, et que les rôles s'inversaient une année sur l'autre. En d'autres termes, les sociétés étaient bien plus souples que les nôtres, ce qui peut nous éclairer sur les sociétés du Pléistocène avec un regard nouveau. Quand on y réfléchit bien, notre civilisation très standardisée temporellement a conservé une forme de saisonnalité, dans les phénomènes de jours fériés, de vacances ou de carnavals. Néanmoins, généraliser ces observations au Pléistocène reste toujours un peu dangereux. 

Pourquoi les sociétés humaines ont-elles perdu en liberté et en souplesse dès le Mésolithique ? 

A partir de - 12 000, en Europe, un changement culturel est apparu : sont sorties "de terre" des aires culturelles distinctes et des particularités géographiques dans les styles ou dans les restes de nourriture. Ces grands espaces sont considérablement plus larges que les aires apparues au Néolithique, et des géants par rapport à nos Nations actuelles. Pourtant, le principe est le même : il y a un moment où les êtres humains ont commencé à se différencier les uns des autres et à s'enfermer dans des groupes circonscrits. Avant cette date, le Pléistocène connaissait une uniformité culturelle générale des Alpes Suisses à la Mongolie. Les outils, les instruments de musique, les statuettes féminines, les objets décoratifs et même les traditions funéraires se dissociaient peu. Cela ne s'est pas accompagné forcément de grands brassages génétiques mais visiblement il existait des phénomènes d'échanges rendus possible par le voyage longue distance. Le mouvement ne se bornait pas à "suivre" le gibier même si cet objectif restait important. Néanmoins, des personnes, ou des catégories de personnes, parcouraient de très longues distances et cheminaient à travers de vastes zones. Néanmoins, pourquoi voyager ainsi et surtout comment était ce matériellement possible ? On imagine bien que le voyage devait être pénible et surtout dangereux, aussi bien face à la nature qu'aux autres groupes humains. Peut-être que la question est posée de manière trop biaisée et qu'il existait d'autres cadres conceptuels tellement étrangers à nos consciences nationales que nous avons difficulté à les imaginer. Chez les Aborigènes d'Australie, alors que le grand pays était constellé de peuples disparates avec des langues en quantité, toutes les sociétés étaient structurées par un système de "moitié" : ainsi, toute personne devait hospitalité, gîte et couverts aux voyageurs longue distance faisant partie de sa "moitié". On ne pouvait avoir de relations sexuelles et conjugales dans sa moitié, mais il était également impossible d'y faire preuve de violence. En revanche, concernant l'autre "moitié", il était possible d'y trouver un partenaire de vie et de faire la guerre. Le système des totems en Amérique du Nord est totalement similaire : chaque clan, réuni sous le signe d'un animal, se devait, malgré les différences ethniques et linguistiques, de se loger les uns les autres tout en observant des interdits rituels liés à leur animal d'apparentement. Il est tout à fait possible de considérer qu'un tel système, plus ou moins similaire, ait permis le voyage longue distance au Pléistocène. En tout état de cause, il a disparu à partir de -12 000. Pourquoi ? 

La question est intéressante parce qu'elle est liée à celle de la liberté. Si l'on n'a plus la liberté de voyager, c'est-à-dire de fuir les siens, et que l'on est tenu de vivre à un endroit en particulier, il devient difficile de ne plus obéir aux chefs politiques de sa communauté. On s'en souvient, la théorie officielle suppose que tout change à partir du moment où les petits groupes égalitaires cessent de l'être, principalement grâce à l'agriculture. Or, le Mésolithique est loin d'avoir encore connu l'agriculture. Jean-Jacques Rousseau estimait quant à lui qu'il s'agissait de l'avènement de la propriété privée qui avait tout transformé. En cela, l'étude des groupes de chasseurs cueilleurs égalitaires est capitale, même si définir l'égalité est toujours complexe car cela suppose de d'abord réussir à déterminer les critères qui comptent dans une société, leurs valeurs cardinales face auxquelles il y aurait un intérêt d'être égal, et de quantifier cet égalitarisme. Prenons la définition marxiste de l'égalité, à savoir l'égal accès aux ressources. James Woodburn fut un des premiers à s'intéresser à une de ces tribus considérées comme archaïques, les Hadzas de Tanzanie, qui ressemblent aux Bushmen d'Australie, aux pygmées Mbuti ou aux Pandarams d'Inde du Sud ainsi qu'aux Bateks de Malaisie. Ces peuples sont à peu près égalitaires à tout point de vue. La principale caractéristique de ce peuple est que leur économie est dite à rendement immédiat, c'est-à-dire que tout ce qui est produit, ou chassé, ou cueilli, est consommé immédiatement sans possibilité de stockage. A partir du moment où le stockage devient possible, certains peuvent s'arroger les stocks. C'est ici un parfait exemple d'intelligence actuarielle. Plutôt que de parler d'égalité, l'anthropologue féministe Eleanor Leacock préfère utiliser le terme d'autonomie, la volonté de ces groupes étant surtout de ne pas être enchaîné aux autres. Au-delà du formel, ces groupes souhaitent l'existence de libertés dites concrètes ce qui se retrouve chez les fameux Nuers, mieux étudiés par Edward Evans-Pritchard, qui certes disposaient d'aristocrates, mais sans aucun pouvoir d'imposer leurs vues. 

Pour expliquer le changement du Mésolithique, la pensée anthropologique dominante est donc claire : les populations s'agrandissent, se sédentarisent, les forces de production gagnent en puissance et les excédents matériels s'accumulent ce qui permet à des individus de gagner en pouvoir sur autrui. Mais est ce que tout cela est vrai ? Cette explication est la copie presque parfaite de la pensée des penseurs physiocrates des Lumières. Il faut dire aussi que le monde de l'anthropologie avait été révolutionné en son temps par l'article de Marshall Sahlins en 1968. Ce dernier luttait contre la vision de l'ère victorienne selon laquelle la technologie, et l'industrialisation, permettaient aux individus de s'affranchir du travail. Il quantifie en réalité le fait que la Révolution Industrielle impose aux ouvriers une cadence horaire de près de quinze heures par jour. Or, il constate que les sociétés de chasseurs cueilleurs égalitaires ne travaillaient que quatre à cinq heures par jour, et que même au Moyen-Âge, les serfs travaillaient bien moins que nous. Son article est épatant et il est tout à fait juste concernant les sociétés égalitaires. Il renforce parfaitement la croyance en l'enchaînement par le travail installé à partir du moment où la technologie s'est améliorée au sortir du Néolithique. On comprend pourquoi l'invention de l'agriculture est perçue par beaucoup comme une "malédiction" car elle demandait bien plus de travail. Néanmoins, là ou le bât blesse, c'est que Sahlins commet une erreur : il suppose que nos ancêtres vivaient comme des chasseurs cueilleurs égalitaires. Or, nous n'en avons aucune preuve. Pour preuve, l'étude des pêcheurs cueilleurs du nord-ouest du Canada, les Kwakiutl notamment, montrait que certains pouvaient passer des heures à raffiner des objets pour les vendre, et ce au service d'autrui. Ils travaillaient énormément. A la question de savoir si nos ancêtres du Pléistocène vivaient plutôt comme des Hadzas de Tanzanie ou à des Kwakiutls du Canada, la réponse est un long soupir d'ignorance. 

Les auteurs insistent sur une découverte tout à fait stupéfiante en Louisiane : le site de Poverty Point. Ce que l'on peut considérer comme une très grande ville de l'époque est assez comparable à une ville orientale du Néolithique tant par sa taille que par le nombre de personnes qui pouvaient s'y réunir. Un grand silence a été conservé sur cette découverte parce qu'elle avait une forte particularité, celle d'être parcourue par des chasseurs cueilleurs. Ces derniers ne pratiquaient pas l'agriculture, profitaient de la surabondance des ressources naturelles offertes par le bassin inférieur du Mississipi, et amenaient en d'impressionnantes quantités des outils et des objets richement décorés. Plus impressionnant encore, il semblerait qu'il ait existé un style régional géométrique dans la conception des habitations qui se soit propagé jusqu'au Pérou. Si l'écriture n'existait pas, les savoirs, eux, visiblement, pouvaient se propager, en dehors de toute bureaucratie étatique. Dans la mesure où le site datait de la période dite archaïque et précolombienne, qui dura 7 000 ans, entre - 8 000 et - 1 000, le site semblait être une incongruité, comme incompatible avec le récit dominant. Pourtant, ce genre de sites commencent à être découverts, dans ces époques dites archaïques ou d'introduction, y compris au Japon dans la période dite Jômon entre -14 000 et - 300. Certains sites d'Europe montrent également cela, notamment sur le site finnois de Jatinkirkko, les "églises de géants", qui sont des remparts immenses en pierre pouvant atteindre jusque six mètres de hauteur, sur les rives de la mer de Botnie, et qui ont été construites par des chasseurs cueilleurs et pas des agriculteurs. L'idole de Shigir, une statue totémique de cinq mètres de haut, a également été érigée dans le centre de l'Oural par des chasseurs cueilleurs. En d'autres termes, il pouvait exister des sociétés de chasseurs cueilleurs inégalitaires et urbaines centrées sur des religions. Le siècle des Lumières était passé par là : il nous semblait impossible que les chasseurs cueilleurs puissent travailler, car ils ne cultivaient pas la terre, ce qui nous était pour les physiocrates le seul travail susceptible de créer de la richesse. L'époque était celle de John Locke et de la sacralisation de la propriété privée. L'argument agricole était d'autant plus fallacieux que les indigènes avaient laissé leur empreinte sur la terre par du désherbage, du recépage, de la fertilisation et de l'aménagement de parcelle. C'est un peu comme si l'on pensait que les campagnes françaises étaient naturelles, et pas le fruit de siècles de travaux agricoles. 

Les spécialistes ont également fait l'impasse sur des rapports datant des Grandes Découvertes et qui démontrent qu'il a existé des chasseurs cueilleurs loin d'être égalitaires. Les premiers explorateurs sont notamment entrés en contact au XVIème siècle avec les Calusas qui vivaient entre la baie de la Tampa et l'archipel des Keys. Ils appelaient leur royaume "Calos". Ce peuple est connu grâce aux récits de Juan Ponce de Leon qui les rencontre en 1513. Les Calusas se nourrissaient de poissons, de crustacés et d'une poignée d'animaux marins, et chassaient parfois. Ils disposaient d'une flotte de canoës de guerre et attaquaient régulièrement leurs voisins pour leur voler leurs aliments et faire des esclaves. Loin d'être égalitaires, les Calusas disposaient d'un souverain, un Roi, qui régnait juché sur son trône en bois, le front couronné d'un diadème en or et les jambes ornées de perles. Ses pouvoirs étaient absolus : il pouvait condamner à mort toute personne et chacun était tenu de faire des génuflexions à son passage. Lorsqu'un dirigeant ou son épouse mourrait, un certain pourcentage d'enfants de la population était mis à mort. En cela, une monarchie de droit divin existait alors même que l'agriculture n'avait pas été découverte et qu'aucun Etat n'existait à proprement parler. Tout cela peut causer un trouble et une raison scientifique a été avancée : si cela est arrivé, c'est parce que les chasseurs cueilleurs vivaient dans un endroit où les ressources étaient naturellement abondantes. Ce n'est qu'à cette cause qu'un tel système politique pouvait naître. Néanmoins, le fait que des chasseurs cueilleurs puissent vivre dans des milieux d'abondance n'est absolument pas rare, et s'ils sont aujourd'hui relégués dans des endroits complexes, c'est parce qu'ils cherchaient à se mettre à l'abri de la conquête et du mode de vie agricole. En d'autres termes : il est impossible de dire quel modèle pouvait dominer au Pléistocène, puis au Mésolithique, l'égalité ou l'inégalité. 

Nous ne connaissons pas non plus le rapport de ces peuples à la propriété privée. Les groupes étudiés par James Woodburn se centraient sur une économie de rendement immédiat dans lequel toute accumulation était rendue impossible. Néanmoins, chez les Hadzas de Tanzanie, une forme de propriété rituelle, dans le cadre religieux, pouvait exister, notamment des trompettes sacrées dissimulées dans la nature et interdites aux femmes et aux enfants. Tout homme qui cherchait à connaître leurs emplacements pouvaient être battus ou violés. Ce genre de pratiques existaient également en Papouasie Nouvelle Guinée et en Amazonie. Dans ces groupes, la propriété privée laïque n'existait pas. Emile Durkheim avait bien identifié le critère important du sacré en anthropologie comme un élément mis à part du fonctionnement normal de la société en parlant notamment du concept polynésien du "tabou". Les objets sacrés, à proprement parler, étaient la propriété d'esprits et de divinités dont les êtres humains étaient les gardiens. Être propriétaire, c'est donc prendre soin de ce que les divinités confiaient à notre bon soin. En réalité, cette forme de propriété est très éloignée de celle élaborée par l'Empire Romain dans le triptyque "usus, abusus, fructus", c'est-à-dire le droit d'user, de jouir des fruits mais également d'abuser d'une chose en la détruisant. Cette particularité philosophique est complètement décalée par rapport au reste du monde qui répugnait à détruire ce dont on avait la "garde". Ainsi, la naissance de la propriété aurait pu passer par le religieux, à l'image de ce qui se produisait chez les Arandas d'Australie qui avait instauré une inégalité religieuse alors que le fonctionnement "laïque" de sa société était complètement inégalitaire. Le concept pourrait être creusé à l'avenir : l'idéologie pourrait être, en dehors d'un critère matériel, la source de l'inégalité. 

La schismogenèse comme clef de compréhension de la naissance des aires culturelles. 

Avant les frémissements de l'agriculture, le monde n'était donc pas seulement parcouru par des groupes errants égalitaires mais bien par des sociétés diverses de chasseurs cueilleurs qui pouvaient évoluer dans des grandes villes, entrer dans des sanctuaires monumentaux ou même accumuler des richesses. Tout cela a été ignoré ou atténué par les chercheurs qui ne voyaient dans ces traces archéologiques étranges que des anomalies correspondant à des groupes de chasseurs cueilleurs dits "complexes". Aujourd'hui, plus personne n'est vraiment sur de rien. L'un des exemples les plus clairs de cette anomalie est le nord-ouest de l'Amérique du Nord qui a longtemps recelé d'importantes sociétés de chasseurs cueilleurs loin d'être comparables au modèle des Hadzas de Tanzanie. Ces sociétés connaissaient l'abondance, travaillaient beaucoup ainsi que des formes d'inégalité sociale. Là où cette zone est intéressante est qu'elle a conservé son modèle après l'introduction de l'agriculture dans le continent. Dès - 4000, l'agriculture s'est installée partout sauf dans cette zone qui comprend la Californie et le Canada occidental actuel. Les spécialistes savent que cette zone, qui comprenait peut être un million d'habitants, connaissait la technique agricole, puisque le tabac y était cultivé pour des raisons rituelles, mais elle s'est refusée à généraliser la pratique, sans doute volontairement. Pour justifier cette incongruité, les chercheurs ont avancé traditionnellement l'argument environnemental : il serait plus profitable pour ces groupes de ramasser du pignon de pin, des gland, de pécher que de cultiver. Néanmoins, la théorie reste fragile et il ne peut pas être exclu que ces populations rejetaient le modèle agricole pour des raisons idéologiques. 

La question des aires culturelles est donc importante à comprendre. Comment expliquer que des similitudes culturelles apparaissent et se cristallisent dans un espace particulier ? La réponse est loin d'être évidente. Traditionnellement, l'anthropologie a évoqué l'existence de groupes ethnolinguistiques correspondant à une dissémination culturelle assez similaire à celle des langues, notamment en rapport aux travaux du britannique Sir William Jones qui avait découvert des traits communs entre le grec, le latin et le sanskrit en identifiant une langue originelle, l'indo-européen, thèse d'ailleurs confirmée aujourd'hui. Certains sont allés loin en avançant la thèse spéculative d'une langue originelle à toutes celles qui existent parlée lors du Pléistocène, le nostrique, mais l'hypothèse n'a jamais été validée. Afin de comprendre comment les langues se sont développées, avec des familles communes, par des phénomènes de rapprochement et de scission, la discipline de la glottochronologie est apparue. Selon cette théorie dite de la dérive, les cultures ont suivi la linguistique et se sont lentement différenciées les unes des autres, un peu par hasard, en suivant des courants géographiques logiques. Appliquée à l'exemple du Nord-Ouest américain, la mosaïque de langues et de cultures s'expliquerait ainsi, sauf que cela ne fonctionne pas toujours : certains groupes parlant le même type de langues sont parfois plus éloignés que des groupes aux langages différents. La théorie n'est pas injustifiée mais elle n'explique pas tout : d'autres critères semblent entrer en considération. La méthode de classification des musées initiée par Franz Boas puis continuée par son élève Clark Wissler, classant les artefacts par aire culturelle, a renforcé cet aveuglement. 

La contribution de Marcel Mauss a pourtant été très éclairante. Celui ci avait rédigé des articles sur le nationalisme et la civilisation entre 1910 et 1930. Pour lui, la notion de diffusion culturelle reposait en partie sur une prémisse inexacte : l'idée selon laquelle les personnes, les technologies et les concepts ne voyageaient que de manière exceptionnelle. L'exemple de Poverty Point prouve le contraire. Pour Mauss, nos ancêtres voyageaient beaucoup, plutôt bien plus qu'aujourd'hui, et il existait donc un certain nombre d'emprunts culturels. Néanmoins, qui dit emprunt culturel dit également refus d'emprunt culturel. Ce processus de refus d'emprunt était conscient et s'expliquait pour des motifs culturels et idéologiques, et parfois même des sociétés se construisaient en franche opposition à d'autres : c'est le processus de schismogenèse. Cela peut donc expliquer ces phénomènes paradoxaux de dissociation. Ce processus peut être donc appliqué au refus de l'agriculture du Nord-Ouest. Mais il faut s'intéresser davantage à ce littoral pacifique. Toutes les peuplades s'y trouvant sont décrites comme des chasseurs cueilleurs complexes ne pratiquant pas l'agriculture. Néanmoins, on distingue deux aires dans l'aire : la Californie et le Canada, la frontière retenue étant celle entre l'Oregon et la Californie actuelle. Au nord, les populations vivaient principalement de la pêche, notamment du saumon et de poisson chandelle, et se réunissaient des villages côtiers étendues et se livraient à des grandes cérémonies pour s'éparpiller au printemps et en été en petites unités sociales. Ces populations étaient expertes dans le travail du bois, notamment le sapin, l'épicéa, le séquoia, l'if et le cèdre, et avaient développé une culture matérielle époustouflante comprenant des masques gravés peints, des poteaux totémiques ou encore des maisons et des canoës richement décorés. Au sud, rien de tout cela. Les sociétés refusaient de pécher et se consacraient plutôt aux ressources terrestres, les fruits à coque ou les glands, avec des techniques comme le brûlis, le défrichage et l'élagage, et pratiquaient un art très différent simple et dépouillé, sans masques ni sculptures monumentales. 

La différence politique est plus importante encore. Au nord, les sociétés étaient dominées par des aristocrates guerriers qui attaquaient régulièrement d'autres groupes et pratiquaient l'esclavage, ce qui n'existait absolument pas au sud. Ces populations du sud ont été étudiées par un célèbre anthropologue américain fantaisiste nommé Walter Goldschmidt. Les Yuroks étudiés ont été comparés à des "protestants" allemands par l'anthropologue en raison de leur attachement à une monnaie sous forme de coquillage, ce qui est un peu caricatural, mais surtout par leur éthique du travail zélé ainsi qu'une forme de puritanisme moral qui répugnait aux excès de nourriture, de sexualité et de fêtes, jusqu'à l'art même. L'idée de l'effort, d'autodétermination et de disciplines étaient centrales. Tous cherchaient à être autonomes les uns des autres, l'argent ayant une valeur sacrée et indifférenciée, avec un rapport à la religieux et à la moralité proche de l'impératif catégorique. Surtout, la société est totalement égalitaire. Au nord, la monnaie existe aussi mais il n'y avait aucun égalitarisme. Chez les Kwakiutls notamment, les aristocraties héréditaires organisaient des banquets orgiaques afin de s'attirer les grâces des individus libres avec luxe de débauche, voire une certaine propension à l'obésité. Comment expliquer une telle différence entre ces deux aires culturelles ? Doit on y voir des différences structurelles ou culturelles ? On pourrait considérer, comme Mauss, que ces sociétés se sont construites en opposition les une aux autres. Le cas de l'esclavage est passionnant : cette institution est plutôt rare en Amérique du Nord. Néanmoins, les sociétés du Canada occidental avaient une part de la population asservie comparable à celle d'Athènes, de l'Empire Romain ou des Etats du sud cotonnier des Etats-Unis. Comment l'esclavage a-t-il pu apparaitre dans la zone ? De - 1850 à - 200, dans le Pacifique Moyen, on estime que l'esclavage existait déjà en raison de la hiérarchie des sépultures que l'on retrouve aussi bien au Canada qu'en Californie. L'esclavage était donc généralisé dans tout le Nord-Ouest. Les différences culturelles entre les deux zones étaient faibles. L'esclavage semble avoir été pratiqué en raison de la pêche qui était exercée absolument partout. En d'autres termes, la société californienne est une relative nouveauté dans la région : elle est venue en remplacement d'une culture précédente. 

En 1873, le géographe Alexander Chase a rapporté une histoire absolument révélatrice qu'il aurait entendu d'une tribu d'Amérindiens vivant dans l'Oregon, les Chetcos. Chase cherchait à comprendre pourquoi les Européens étaient qualifiés de "wogies" par la tribu. Cette dernière se racontait un mythe ancestral selon lequel, dans un temps très reculé, les Chetcos seraient arrivés par canoë sur les rives de l'Oregon. Ils éradiquèrent un groupe guerrier et réduisirent en esclavage les Wogies, connus pour être dociles et pour maîtriser l'art de la chasse et de la cueillette. Ces derniers, grâce à leurs savoirs, participèrent à nourrir la population. Les Wogies étaient caractérisés par leur peau blanche et leur douceur. Un jour, les Wogies, fâchés d'être maltraités, s'évanouirent dans la nature et les Chetcos durent se nourrir eux mêmes. Quand les Européens intervinrent dans la région, les Chetcos crurent que les Wogies étaient de retour pour les punir de leur ancien esclavage. L'histoire est fascinante et surtout veut tout dire d'une certaine forme de rejet moral de l'esclavage qui explique l'égalitarisme des peuples de Californie. Evidemment, c'est très difficile de fonder une théorie sur un simple mythe. La théorie majoritaire, chez les anthropologues, est la théorie dite de la cause environnementaliste de l'esclavage qui rappelle la corrélation entre apparition de la pêche et de la pratique d'asservissement. Le poisson est une ressource nutritive, abondante mais demande de la main d'œuvre, ce qui justifierait l'esclavage. Néanmoins, cette théorie souffre d'un problème : les expéditions sont coûteuses, bien plus chères que de se contenter de travailler. En réalité, il semblerait que ce soit le caractère paradoxalement libertaire des populations, qui jouaient la concurrence entre les aristocraties guerrières qui tentaient par des guerriers, et qui préféraient l'artisanat à la pêche, qui rendit "indispensable" l'exploitation de la main d'œuvre servile. Tout cela est passionnant, mais pourquoi la Californie a-t-elle arrêté l'esclavage ? Ces populations proviennent de la même aire culturelle et avaient la même structure politique. La théorie est la plus probable est la schismogenèse, c'est-à-dire un refus conscient, idéologique de rompre avec les traditions anciennes. L'obsession du travail des Yuroks s'explique donc également par le refus de tomber dans la même oisiveté qui a rendu possible l'esclavage. Cela ne veut pas dire que l'hypothèse du déterminisme économique est fausse, mais elle n'est peut être pas la seule juste. Il y a donc une part d'autodétermination possible (même s'il est impossible de dire que le libre arbitre existait. Peut-on tirer des conséquences de tout cela sur le Mésolithique ? Difficile à dire même s'il existe des similitudes timides entre la situation du Pacifique moyen et les côtes basques et bretonnes. Tout cela est quand même très instructif. 

Le mythe de la révolution agricole. 

Il faut bien en venir au sujet de l'agriculture parce qu'il est perçu, sans doute à raison d'ailleurs, comme un point de bascule fondamental des sociétés, et comme une étape cruciale dans ce métarécit anthropologique. Le néolithique est la période de l'apparition de l'agriculture. Le problème est d'emblée celui de la définition de l'agriculture qui est tout de même aujourd'hui une très lourde industrie de masse demandant des heures de travail sur des espèces domestiquées. Il existe des formes intermédiaires d'agriculture, qu'on pourrait qualifier de "jardinage" ou de "botanique". Les auteurs font référence aux Jardins d'Adonis sur les toits d'Athènes, cultivés par les femmes en hommage à cette figure mythologique en provenance de Mésopotamie, un jeune Dieu mort dans la fleur de l'âge, et qui avaient la particularité de mettre en valeur des espèces qui ne duraient que très peu de temps sans ne donner autre chose que quelques fleurs. Il est fort à parier que les premières cultures à proprement parler étaient similaires à ces jardins, c'est-à-dire de court terme, pour des motifs de rituel, de décoration ou simplement d'amusement. Si l'agriculture est bien née au Moyen Orient, ce qui est très probable, l'un des premiers sites archéologiques dans lequel ont été retrouvées des traces de céréales se trouve en Turquie à Catal Hoyuk en Anatolie Centrale. Son peuplement a commencé en - 7400 et a duré à peu près 1 500 ans. Le site est marqué par de très importantes dimensions, à peu près 13 hectares, et devait contenir 5 000 habitants. Les archéologues n'y ont pas découvert de centre apparent, d'équipements collectifs et ont mis au jour de nombreux bâtiments centrés sur de la décoration intérieure à base de crânes et de cornes de bœuf ainsi que de peintures vives et de moulages figuratives. Cette première cité agricole était garnie de statuettes féminines assises. Les premières explications ont été que la cité devait vénérer des divinités féminines ainsi qu'avoir des bovins domestiqués. A partir des années 1990 néanmoins, on comprend que ces crânes n'appartiennent pas du tout à des bêtes domestiques mais à des bêtes sauvages qu'étaient les aurochs. Les bovins et les porcs n'y étaient pas élevés du tout comme s'il y avait une réticence culturelle qu'on ne trouve pas dans d'autres zones antérieures d'élevage en Anatolie. De la même façon, la façon dont étaient traitées les statuettes féminines, qui ont toujours été celles de femmes d'un certain âge, montre que ces figures n'étaient pas divines. En tout état de cause, très longtemps, les Britanniques de l'ère victorienne estimaient que les premières sociétés agricoles de l'époque néolithique étaient matriarcales, idolâtraient des divinités féminines avant que ces femmes ne soient renvoyées à une position subalterne à partir de l'âge du bronze. Il semble que cela ne soit pas faux à Catal Hoyuk. 

La question du matriarcat du néolithique a vraiment été une tarte à la crème de l'anthropologie ancienne. La thèse est encore la bête noire des chercheurs actuels. La militante féministe américaine Matilda Joslyn Gage voyait dans la société matriarcale des Haudenosaunees une survivance des sociétés néolithiques. Dans son livre Woman, Church and State en date de 1893, elle postulait que la société primitive universelle était un gouvernement des mères. L'autrichien Otto Gross, qui avait suivi les cours de Freud en même temps que Carl Jung, avait également développé sa théorie bien moins connue que son compère sur l'inconscient collectif. Il pensait qu'il existait un inconscient collectif matriarcal et bienveillant qui provenait du Néolithique. Evidemment, c'est l'anthropologue lituano-américaine Marija Gimbutas qui a été la principale promotrice de cette théorie dans The Goddesses and Gods of Old Europe de 1982 mais également dans ses premières recherches des années 1960-1970. Aujourd'hui, la chercheuse est devenue la risée de la recherche parce qu'elle avait commis de nombreuses erreurs méthodologiques, qu'elle avait vulgarisé de manière assez spectaculaire ses études et surtout parce qu'elle a été reprise par des groupes féministes new age ou des sectes ésotériques d'une manière peu intelligente. Sa thèse est la suivante : la vieille Europe, entre - 7500 et - 3500, connaissait un statut égalitaire entre les hommes et les femmes. Toutes ces sociétés vivaient dans la paix jusqu'à ce que des peuplades venues des Balkans, à l'âge du Bronze, et qui provenaient à l'origine de la steppe pontique de la Mer Noire, instaurent la violence, le patriarcat et une hiérarchie sociale importante : c'est l'hypothèse kourgane. Le pire est qu'elle n'avait pas totalement tort, nous savons aujourd'hui par la génétique que l'Europe a connu trois vagues de peuplement, chacune ayant fait hériter les populations européennes actuelles d'un tiers de leur génome. La première eut lieu en - 40 000, la deuxième en - 10 000 en provenance d'Anatolie et la troisième en - 3000 par la population dite Yamnaya qui, en effet, a forcément instauré une hiérarchie sociale, une forme de culture nouvelle et a instauré un chromosome Y quasiment monopolistique ce qui laisse supposer à une forme de polygamie particulière. Néanmoins, les études de Gimbutas restent douteuses, surtout sur le volet féminin. Le site de Catal Hoyuk peut laisser penser que la thèse n'est pas idiote, parce que les femmes âgées représentées sur les statuettes pourraient être des matriarches, qu'il n'est pas impossible qu'un système matrilinéaire ait existé à cette époque. Malgré tout, force est de constater que d'autres fresques représentent des rites initiatiques essentiellement masculins, notamment par le biais de la chasse, sur les bovins. La corrélation entre pouvoir féminin et agriculture reste hautement fragile. 

Il est difficile de parler de révolution agricole et de ne pas évoquer le concept de croissant fertile qui traverserait l'ensemble du Moyen Orient, en se centrant notamment sur deux fleuves que sont le Tigre et l'Euphrate. Entre ces deux fleuves, la Mésopotamie, étymologiquement, est la terre entre les deux grandes sources d'eau dans laquelle l'agriculture serait née. Le terme de croissant fertile, inventé au XIXème siècle, s'étend des rives orientales de la Méditerranée, en Palestine, au Liban jusqu'aux contreforts des monts Zagros entre l'Iran et l'Irak. En réalité, il a existé deux croissants fertiles plus ou moins indépendants : un croissant fertile des hauts plateaux au nord et un croissant fertile des plaines au sud. Entre 10 000 et 8 000 ans avant notre ère, les tribus de chasseurs cueilleurs connaissent des évolutions diverges et complexes en panachant la pratique de la cueillette et une forme de culture. Sur les hauts plateaux, les tribus de chasseurs cueilleurs sédentarisés ont opté pour un virage radical vers la hiérarchie sociale ce qui n'était pas le cas au centre, dans lequel l'agriculture s'est développée en même temps que des routes commerciales. Il est difficile de dire si la première agriculture était motivée par l'alimentaire ou le rituel. En fait, ce qui est assez frappant, c'est que l'on considère qu'une espèce végétale est domestiquée à partir du moment où elle perd ses attributs lui permettant de se reproduire seule, dans la nature notamment, par la dissémination de ses graines. Le blé a par exemple été domestiqué quand son rachis, qui connecte les piliers à la tige, ne se brise plus seul à la suite d'une mutation génétique désactivant le processus de dispersion spontanée des graines. Cette mutation est provoquée directement par l'homme auquel le blé s'est retrouvé enchainé pour sa propre subsistance. On trouve encore au Moyen Orient du blé et de l'orge à l'état sauvage et des études ont tenté d'estimer la durée à partir de laquelle cette domestication se produit, et les résultats sont clairs : vingt à trente ans au minimum, et deux cent ans au maximum avec l'usage de méthodes basiques comme le moissonnage à l'aide d'une faucille en silex et le déracinement manuel. Néanmoins, les scientifiques adeptes de l'archéobotanisme constatent qu'il a fallu 3 000 ans pour que cette domestication se produise. Il y a donc un problème. Cela signifie que les populations qui pratiquaient la culture ne le faisaient que de manière très occasionnelle et surtout que la localisation des champs variait beaucoup rendant impossible une domestication rapide. Ce phénomène est appelé la culture de pré domestication. A partir de quand peut-on vraiment parler de culture ? Cela implique de défricher et de labourer les sols afin de préparer la terre à accueillir les graines, et les terres sont alors parsemées d'adventices comme le trèfle, le fenugrec ou le grémil. Si cela a pris 3 000 ans, il est difficile de parler de révolution agricole. Comment cela fonctionnait il alors ? 

La méthode dominante dans le Croissant fertile est en fait l'agriculture dite de décrue. Sur le site de Catal Hoyuk, les habitants vivaient à proximité des marais et laissaient les fleuves labourer occasionnellement la terre à la place de l'être humain, ce qui avait la praticité d'épargner du travail humain. Elle empêche également la formation de la propriété privée pour une raison très simple : les terres disparaissent chaque année et la culture disparaissait, ainsi donc que les graines issues de ces cultures, ce qui explique très bien l'extrême lenteur de la domestication. Ce phénomène se retrouve massivement tout au long du corridor levantin, et les graines sauvages utilisées étaient fournies par les populations des hauts plateaux par le biais du commerce vers les plaines. En fait, l'agriculture devait rester accessoire à côté de la chasse, la cueillette, la pêche et du commerce. C'est pour cela que le terme même d'agriculture est en fait problématique et que le terme de botanique est plus approprié. Plutôt que de maintenir des champs permanents, les hommes du Néolithique exploitaient les sols alluviaux bordant les lacs, les sources et les fleuves. Pendant trois millénaires, la population a augmenté ce qui a permis à des groupes importants d'hommes de se fixer dans des villes proches d'environnements boueux, avec de l'argile et de la terre, ce qui a permis la fondation d'habitations permanentes. On ne parle donc pas de révolution mais bien de transition. Le plus passionnant est que ce phénomène agricole coexistait avec des sociétés de chasseurs cueilleurs inégalitaires et hiérarchisés comme à Gobëkli Tepe. Ces groupes appréciaient la figure d'animaux sauvages comme les prédateurs, les charognards et vénéraient des nombreuses figures de pénis ainsi que de têtes décapitées. Dans un site comparable nommé Cayonu Tepesi, les archéologues ont découvert une maison des crânes comportant les restes de près de 450 personnes avec des têtes décapitées à un moment proche de la mort. Ces boites crâniennes appartiennent à des individus dans la force de l'âge, surtout des jeunes adultes et des enfants, ce qui montre qu'il y a donc un phénomène de trophée ce qui laisse supposer l'existence de sacrifices humains. Dans un phénomène de schismogenèse, l'art des plaines "agricoles" était plus doux, plus féminin et préférait des crânes moulés, donc artificiels, à celui de vrais crânes, ce qui montre une construction lente en opposition, en partie idéologique. 

Les succès variables de l'exploitation agricole. 

Les chercheurs savent donc désormais que non seulement l'invention de l'agriculture n'a pas été du tout une révolution, qu'elle n'a pas été à proprement parler porteuse d'inégalités, c'est même plutôt l'inverse au Moyen Orient, mais en plus elle n'a pas été non plus forcément le point de départ de la "propriété privée". L'agriculture de décrue rendait impossible son émergence mais beaucoup de communautés agricoles ont souvent mis en œuvre des procédés d'intelligence actuarielle visant à empêcher tout accaparement des terres par la redistribution, l'évaluation des besoins des familles et la volonté que chacun puisse cultiver une année au moins les meilleures terres. Là où la recherche a formidablement évolué en outre, c'est qu'on a cru, faussement, qu'il n'avait existé que peu de foyers de naissance de l'agriculture. Le premier était bien entendu le Moyen Orient avec la culture du blé, de l'orge, et l'élevage des bovins, des chèvres et des porcs. Le deuxième était la Chine avec le riz, le soja et une autre espèce de porc. Le troisième se trouvait dans les Andes avec le lama, la pomme de terre et le quinoa. Le quatrième constituait la Mésoamérique avec le maïs, l'avocat et le piment. Néanmoins, les recherches archéologiques ont démontré qu'il existait en réalité entre quinze et vingt centres de domestication indépendants dont beaucoup, et même la majorité, n'ont pas été suivis de formes étatiques ce qui explique qu'on les a moins bien connus. Cela a été le cas du sous-continent indien avec la culture du millet, du haricot mungo et de quelques légumineuses ainsi qu'en Afrique de l'Ouest, en Amérique du Nord ou en Nouvelle Guinée. Notre vision est également faussée par l'uniformisation actuelle des espèces végétales et animales due à une histoire de la colonisation européenne partout dans le monde. Au Néolithique, la concurrence entre les espèces était rude, âpre et la dispersion de ces dernières était naturellement plus difficile. Toutefois, l'uniformisation a été plus rapide à travers l'Eurasie qu'ailleurs pour deux raisons : d'abord parce que l'uniformité climatique était plus grande, sur une même latitude, et aussi parce que les voies géographiques de propagation des populations et des cultures étaient plus simples. A côté, l'Afrique et l'Amérique n'ont pas pu connaître une telle diffusion en raison de leurs latitudes. Très vite donc, les espèces cultivées et élevées au Moyen Orient se retrouvées en Irlande et au Japon, alors que le maïs et la courge n'ont pas franchi rapidement les tropiques. 

Un autre phénomène doit être également mis en perspective, grâce aux travaux du géographe Alfred Crosby dans les années 1970-1980. Celui ci a cherché à comprendre comment l'écologie avait façonné le monde. Il est le premier à avoir attiré l'attention sur le phénomène dit de l'échange colombien, c'est-à-dire un cassé croisé étonnant des espèces non humaines entre l'Europe et l'Amérique à partir de 1492. Cet échange bouleversa la configuration mondiale. Ainsi, le tabac, le piment, la pomme de terre et la dinde furent introduits en Eurasie, le maïs, le caoutchouc et le poulet en Afrique. En Amérique sont apparus le cheval, l'âne, les agrumes, le café et les animaux d'élevage européen. Crosby a parlé à ce titre d'un impérialisme écologique qui a mené à créer des nouvelles Europe, particulièrement en Amérique du Nord et en Océanie. Tout cela a eu de graves conséquences : comme les parasites et maladies européennes qui se sont développés en raison de millénaires de cultures n'étaient pas présents en Amérique, les cultures européennes ont éradiqué quasiment toutes les autres. Tous les écosystèmes locaux ont été chamboulés face à cette reproduction d'une vitesse colossale, et les maladies infectieuses dues aux zoonoses ont conduit à la mort de près de 90 % des populations indigènes américaines. A partir du XVIème siècle, le monde a donc totalement changé et une agriculture mondiale s'est installée, réduisant à néant et renvoyant dans l'oubli les précédentes agricultures. Le monde américain s'est donc complètement reboisé et les traces des anciennes cultures a disparu. A cause de cet état de fait, notre vision des choses a également été biaisée. 

Il faut tenter de comprendre, pour retourner au Néolithique, pour quelles raisons l'agriculture ne s'est pas développée plus tôt. La terre n'a connu, au long de l'histoire humaine, que deux périodes prolongées de climat chaud qui permettaient la mise en place d'une telle agriculture. La première a débuté il y a 130 000 ans environ pendant la période interglaciaire dite de l'Eemien. La température s'était stabilisée à un niveau légèrement supérieur au nôtre. Les forêts boréales s'étendaient jusqu'en Alaska et en Finlande, et les hippopotames barbotaient dans la Tamise ou dans le Rhin. A cette époque, l'humanité vivait dans des zones trop restreintes, en Afrique, pour en profiter. La deuxième période est l'Holocène et elle s'est arrêtée il y a deux cent ans pour laisser place à l'Anthropocène, période à partir de laquelle les êtres humains ont commencé à être la cause du changement climatique, si tant est qu'on ne puisse pas considérer que le Petit Âge Glaciaire n'ait pas été en partie causé par le reboisement de l'Amérique suite à la mort des indigènes. L'Holocène a été une page blanche extraordinaire. Les glaciers ont reculé, la faune et la flore se sont déployées dans de nouveaux environnements. Sur les littoraux, des plateaux submergés ont refait surface et d'autres ont sombré sous le niveau de la mer. Les habitats côtiers se sont révélés être des véritables cornes d'abondance abritant des poissons d'eau de mer, des oiseaux marins, des baleines, des dauphins, des phoques, des loutres, des crabes, des crevettes, des huîtres, des bigorneaux et bien d'autres espèces encore. Tout cela a également eu des conséquences sur les rivières d'eau douce, les lagons gonflés par les glaciers fondus, des estuaires autour desquels, avec une grande facilité, des peuples pouvaient s'installer et se nourrir à leur faim. A côté de cela, les vastes steppes et toundras sont devenues des forêts, avec luxe d'arbres fruitiers et à coque, permettant encore davantage une bonne cueillette. Au lieu de grandes chasses saisonnières coordonnées centrées sur les mammouths, on vit se déployer des petites chasses sur mammifères de petite taille comme l'élan, le cerf, le sanglier et les bovins sauvages. Dans ce contexte, l'agriculture naît mais elle a eu des trajectoires très différentes selon le lieu. 

Il semblerait qu'il a existé une expérience catastrophique de l'agriculture, en Europe Centrale, connue pour ses sites néolithiques de Kilianstadten, Talheim, Scheltz, Herxheim. En - 5500, des villages relativement proches les uns des autres se sont installés en Europe Centrale et partageaient tous une même tradition céramique : la culture rubanée. Ils étaient les premiers agriculteurs d'Europe et leur fin fut très mouvementée comme en témoignent les nombreux charniers retrouvés qui laissent supposer un génocide ou des massacres de masse. On y trouve de nombreux restes d'humains adultes, d'enfants, des deux sexes, dont on s'est débarrassé comme des gravats et qui portent des marques révélatrices de torture, de mutilation, de morts violentes, particulièrement des membres brisés, du cuirs chevelus arrachés et un certain dépeçage post mortem. Dans certains sites, on ne trouvait pas de femmes. L'agriculture européenne centrale avait été apportée depuis l'Anatolie et les nouveaux arrivants, à l'origine, vivaient apparemment dans des sociétés libres. Peu de différences de statuts étaient visibles et les archéologues ont retrouvé les restes de longues maisons de bois constitués d'unités familiales. A partir de - 5 000, une différenciation progressive des maisons et des sépultures se fait jour, ainsi que de nombreux restes de flèches, de lames et de restes humains. L'abondance de ces éléments et la possibilité de les dater avec précision ont permis aux chercheurs de comprendre l'évolution démographique de la région, dont la population a fortement grandi à partir de - 5 000 pour s'effondrer à partir de - 4 500 dans un grand désastre. Les effectifs restants se sont ensuite métissés avec les populations de chasseurs cueilleurs présentes depuis des millénaires et qui ont repris alors une forme d'avantage. Ces populations restaient proches es littoraux, leurs sépultures sont magnifiques et dans les régions de la Baltique et de l'Espagne, on trouve dans les tombes de grandes quantités d'ambre. Certains corps reposent dans des postures étonnantes, parfois assis ou inclinés, voire la tête en bas, ce qui trahit l'existence de codes hiérarchiques complexes. Au nord de l'Europe et jusqu'en Asie, une culture du bois, avec une représentation régulières de traineaux, de skis ou d'élan, qui rappellent des représentations rupestres du Pléistocène, s'est développée. Comment ont-ils perçu l'installation des apprentis agriculteurs ? Ce qui est sur, c'est que les agriculteurs se sont installés dans des terres non peuplées par les chasseurs cueilleurs en Europe Centrale, et il y a eu une longue coexistence sans métissage. Néanmoins, il n'y a jamais eu de traces de guerres. Par la suite, à partir de - 4500, ce sont les femmes cultivatrices qui ont massivement rejoins les hommes cueilleurs. 

En Afrique, la tradition agricole se répand en même temps que la culture rubanée et s'est centrée autour du Nil. Néanmoins, les populations locales ont comme oublié la pratique de l'agriculture des céréales pour privilégier l'élevage des moutons, des chèvres et des bovins. En Océanie, l'agriculture néolithique s'est répandue à partir des foyers asiatiques allant jusqu'à Taïwan et dans les Philippines, notamment le riz et le millet, en provenance de la Chine. A partir de - 1600, une énorme dispersion de groupes d'agriculteurs se dirige vers l'est de la Polynésie en même temps, sans doute, que les langues austronésiennes. Cette civilisation dite Lapita provient du nom d'un site archéologique de Nouvelle Calédonie où ont été retrouvées des poteries peintes décorées. On retrouve ces poteries partout en Polynésie. On doit à cette civilisation l'invention des canoës à balancier capables de naviguer en haute mer ainsi que l'abandon du riz et du millet mal adaptés aux climats tropicaux au profit d'un ensemble de tubercules, de fruits ainsi que l'élevage du porc, du rat, du chien et du poulet. Cette population a débarqué à Fidji, à Tonga et à Samoa pour y prendre racine. Elle s'est tenue à très bonne distance, sans conflit particulier, des populations nombreuses de chasseurs cueilleurs d'Australie et des agriculteurs de Papouasie Nouvelle Guinée. Leurs maisons en pilotis se situaient surtout sur les îles vierges de Polynésie pour s'enrichir de ressources halieutiques ainsi que des crustacés. Les trois variations d'un même phénomène, en Europe, en Afrique et en Océanie n'ont rien en commun à première vue mais se ressemblent sur leur volonté de ne pas se métisser avec les autres types de populations vivant de la chasse et de la cueillette. Une autre expérience originale est celle de l'Amazonie dans laquelle l'agriculture s'est développée en intermittence sans jamais s'installer durablement et où les animaux étaient plutôt de compagnie. La saisonnalité y est extrêmement importante et les populations, qui disposaient des compétences techniques, n'ont jamais franchi le pas. Quand les Chrétiens découvrent la zone, ils découvrent des villes, des cultures en terrasse, des monuments, des routes, autant au Pérou que dans les Caraïbes. On a longtemps pensé qu'il s'agissait d'une révolution agricole passée inaperçue dans la région. Pourtant, la culture du manioc, du maïs, de la courge ainsi que la culture en zone humide ont toujours été de faible intensité pour grandir progressivement. Tout cela, en Amérique et en Chine, a été le fruit d'une transition très longue. En tout état de cause, on sait aujourd'hui que l'agriculture n'est pas le fruit de l'augmentation de la population, cette dernière l'ayant précédée, mais elle a indéniablement permis l'intensification de l'augmentation démographique. Sauf en Europe Centrale. La bas, les espèces cultivées ont perdu en diversité génétique. Le blé est devenue la seule et unique source de richesse. Les attaques extérieures, la pénurie de main d'œuvre, l'épuisement des sols, les maladies, la perte des récoltes ont du avoir raison de l'expérience. 

Les villes ne sont pas inégalitaires. 

Le plus grand préjugé est que les villes, par leurs dimensions, ne pouvaient pas être égalitaires. Pour gérer un tel amas d'êtres humains, il fallait forcément des chefs, dans notre esprit, pour les prendre en charge. Cela rejoint le métarécit rousseauiste et l'idée que si les chasseurs cueilleurs sont forcément égalitaires, c'est parce qu'ils sont peu. Comme cela a été démontré, c'est complètement faux et c'est aussi fallacieux quand il s'agit des villes. La vision des anciens était que les villes ont été les premières formes étatiques en Egypte, en Mésopotamie, en Chine et en Amérique Centrale, parce qu'elles ont été les incubatrices de l'écriture, de l'administration, des équipements de stockage, de redistribution, d'ateliers et donc des classes sociales. Les découvertes des quarante et cinquante dernières années ne suggèrent rien de tel. Certaines villes ne connaissent aucun pouvoir centralisé ou alors uniquement de manière intermittente ce qui va à l'encontre de la théorie de Robin Dunbar qui postule qu'à partir d'un effectif supérieur à 150 dans un groupe, alors l'organisation spontanée est impossible. Il y a ici dans cette vision un préjugé familiariste qui ne comprend pas les groupes de chasseurs cueilleurs qui n'étaient pas liés par la famille. Mais alors, que sont les villes exactement et que peut-on dire du phénomène urbain ? La réalité est que si, à partir de - 6 000, ces centres urbains partagent des effectifs de plusieurs dizaines de milliers d'habitants, elles n'ont rien en commun, ne disposent pas d'un même type de gouvernement ou d'organisation, de religion, d'économie ou d'écologie. Il semblerait néanmoins qu'elles partagent deux points communs : une certaine forme d'unicité architecturale et un esprit civique particulier qui, au delà des différences ethniques et culturelles, unit des populations cosmopolites autour d'une identité urbaine commune, au travers de laquelle tous se reconnaissent comme des frères et des sœurs. La ville de Teotihuacan a notamment réuni en son sein, massivement, des populations du Yucatan comme de la côte du Golfe. La plupart des villes antiques hébergeaient des populations disparates dans des quartiers différents qui ressemblent de manière troublante aux nôtres. En revanche, malgré ces points communs, la technique n'est pas non plus vraiment à l'origine du phénomène urbain. Qu'on y songe, les villes d'Amérique sont les plus peuplées qui soient et ne connaissent ni la roue, ni les bêtes de trait, ni la bureaucratie écrite, ni le travail du métal. 

Pourquoi les villes apparaissent elles au début de l'Holocène à partir de - 7 000 et particulièrement à partir de - 6 000 ? Avant cette époque, les fleuves se révélaient sauvages et imprévisibles. Les régimes de cru ont commencé à se modifier et des cycles plus fixes, plus prévisibles, sont apparus avec le réchauffement climatique. Des plaines alluviales absolument immenses et incroyablement fécondes se sont créées le long du fleuve Jaune, de l'Indus, du Tigre et d'autres cours d'eau qui sont associés aux premières civilisations urbaines. Cette stabilisation est due à la fonte glaciaire polaire ralentie et donc à une égalisation du niveau de la mer sans précédent. Les cours d'eau qui se jettent dans l'océan ont déposé alors de manière plus intense un limon fertile sur les deltas, particulièrement autour de l'Euphrate, du Nil ou du Mississipi. Ces environnements deltaïques et leur sol abondamment irrigué ont attiré de nombreux humains qui voyaient dans ces habitats côtiers un paradis terrestre leur permettant d'avoir accès à une faune et à une flore diversifiée à portée de main. En réalité, ce qui est assez frappant, c'est que le développement économique des villes arrive après que ces dernières n'existent, et à l'origine, les agriculteurs et les éleveurs n'avaient pas plus d'importance dans les villes que les pécheurs, les chasseurs, les cueilleurs ou les oiseleurs. L'un des exemples les plus oubliés de cette réalité est la découverte régulière de mégasites européens, notamment en Ukraine et en Moldavie,  que l'on a mal étudié en raison de l'ère dite des kourganes de l'Âge du Bronze, connue aussi bien dans les textes anciens que dans les sites archéologiques, pour ses demeures princières dorées, la domestication du cheval, l'esclavage sur la Mer Noire. En réalité, dans les années 70, ont été découvertes des monuments anciens datés du troisième millénaire, donc bien antérieurs, et qui correspondent à des villes anciennes aussi peuplées que certaines cités de Mésopotamie, notamment autour de Taljanky, Maidenetske ou Nebevlika. Ces sites ont d'abord été nommés "villages surdimensionnés" par les occidentaux qui ne souhaitaient pas que les Soviétiques tirent trop de gloire de sites monumentaux de cette nature. Ces mégasites ont été occupés entre - 4 100 et - 3 300 et recouvraient une large zone fertile qui fera de l'Ukraine le grenier à graines de l'Europe. La forte unité du style culturelle, notamment les statuettes féminines et la cuisine, a permis d'identifier cette culture comme "Cucunetti-Trypillia" ou "Tripolye". Taljanky, notamment, couvre une zone de 300 hectares, donc plus qu'Uruk. On n'y trouve aucun équipement collectif, administration, bâtiment gouvernemental, aucune fortification ou construction monumentale. Les traces de disparités sociales sont absentes. En revanche, il y avait la bas de très nombreuses habitations de forme rectangulaire d'environ cinq mètres de large sur une dizaine de long en clayage et en torchis avec une charpente en bois et des fondations en pierre. Les habitations sont disposés en cercle concentrique sans pour autant qu'il y ait quoique ce soit au centre. Peut-être y avait il des évènements, des réunions publiques, des cérémonies ou des enclos publics. La répartition des maisons est étrange, il y a une relative proximité et une proximité de l'arrière pays pour y chasser ou y pécher. Ces sites pouvaient contenir des dizaines de milliers d'habitants. La thèse la plus probable est que ce site devait fonctionner sur les règles de l'ethnomathématique sur le modèle basque, à savoir une organisation fondée sur des principes de géométrie, de réciprocité et de remplacements. 

En Mésopotamie, la question de la ville est évidemment très forte dans nos esprits parce que les références à ses cités sont inscrites dans les textes bibliques et que des générations d'archéologues européens, surtout britanniques, français et allemands, ont cherché à découvrir l'antique Babylone, puis Ninive, Ur et Uruk. La presse européenne en avait des gorges chaudes. Des véritables poncifs sont apparus sur les tombes archaïques et on pense à toutes les sépultures royales, aux fresques de combats, à l'épopée de Gilgamesh ou au Code d'Hammourabi. La découverte de la civilisation sumérienne, très ancienne et à l'écriture quasiment indéchiffrable, a fini d'inscrire dans le marbre la place antique de la région dans notre inconscient collectif. En tout état de cause, les villes apparaissent au nord de la Mésopotamie à partir de - 4 000, et dans l'ensemble de la région cinq cent ans plus tard. Néanmoins, ce n'est qu'à partir de - 1 800 que les traces d'autoritarisme et de monarchie sont découvertes. Auparavant, les villes de Mésopotamie semblaient être relativement égalitaires et le système de corvée obligatoire (dubsig)  concernait absolument tout le monde y compris les personnes considérées comme les plus importantes avant que ces dernières ne puissent y échapper en payant. Même après l'arrivée des Rois dans la région qui se faisaient concurrence en se volant des cités, les institutions de gestion municipale, présentes dans tous les quartiers, continuaient à gérer le quotidien, voire à juger des affaires de crimes et de délits. Régulièrement, les populations se soulevaient contre leurs souverains ou leurs représentants, ce qui montre la supériorité de l'identité civique sur les monarques. L'étude de la ville d'Uruk, qui couvrait 200 hectares, est éclairante parce qu'elle contenait entre 20 000 et 50 000 habitants. L'écriture cunéiforme y a sans doute été inventée en - 3 300 et servait probablement à tenir des comptes. A cette période, une acropole dominait la ville, la Maison du Paradis, l'Eanna, destinée à la déesse Inanna. Les premiers bâtiments publics semblaient accueillir des assemblées de citoyen à l'image d'Athènes. Néanmoins, à partir de - 3 200, les édifices publics sont rasés et des ziggourats, ainsi que des palais, les remplacent. Vers - 2 900, la ville est dotée d'un mur de fortification de près de neuf kilomètres après une bataille entre rois. En d'autres termes, les villes mésopotamiennes ont d'abord été égalitaires puis s'y est superposé un pouvoir royal autoritaire. Là où ces villes sont intéressantes est qu'elles ont connu l'essor d'une forme de bureaucratie par l'intermédiaire des scribes qui servaient à gérer des bâtiments publics destinés à être des entrepôts, voire des petites industries, pour disséminer des marchandises dans les arrières pays. Par un phénomène que l'on retrouve dans de nombreuses villes antiques, comme Rome, il semblerait qu'un phénomène de schismogenèse ait conduit, autour des cités, à des chefferies de devenir, en opposition avec les villes, des systèmes princiers inégalitaires, autoritaires et fondés sur le rapt et le pillage. Ces groupes exerceront par ailleurs des pressions, voire donneront des nouveaux souverains, dont le système politique s'apposera aux systèmes de gouvernance autogérés et égalitaires de la ville. En d'autres termes, la cité des rois et des temps de la Mésopotamie n'est pas une donnée initiale mais le fruit d'une évolution complexe. 

Les auteurs évoquent un autre exemple de développement urbain absolument fascinant qui se trouve dans l'Indus. Il s'agit de la ville de Mohenjo-daro située dans le Sindh, au cœur du Pakistan actuel, datée de - 2 600, symbole de la civilisation de l'Indus ou harappéenne en référence à une autre ville, la seule à pouvoir à peu près rivaliser, Harappa. Cette zone va du nord de l'Inde jusqu'au nord de l'Afghanistan. Son écriture, composée d'épigrammes poinçonnés ou incisés sur des pots de conserve ou des outils en cuivre, n'a jamais été déchiffrée et de nombreuses amulettes en pierre illustrées par des figures d'animaux miniatures exécutés avec une précision et un réalisme impressionnants, pouvaient servir de laisser passer, des sceaux ou des identifiants personnels. Mohenjo-daro est considérée comme l'une des villes les mieux conservées de l'Âge du Bronze et surtout sidérante par sa modernité. On ne sait pas bien quelle était sa taille exacte ni l'ampleur précis de sa population, sans doute à peu près 40 000 personnes. Elle est divisée en deux secteurs : la partie basse et la partie haute. La première est composée de maisons en brique, d'un quadrillage de rues et de grands boulevards, le tout sur un réseau très complexe de drainage et d'assainissement, ce qui signifie que la ville était dotée de toilettes et de salles de bain. Elle était le centre économique du quartier et concentrait toutes les richesses. Dans la partie haute, une citadelle, appelée le Grand Bain, est juchée sur des fondations artificielles qui permettaient de l'élever au dessus de la plainte inondable, encerclée par un mur de briques cuites, comme une sorte de digue. Le grand bain est un vaste bassin encaissé d'environ douze mètres de long et de deux mètres de profondeur recouvert d'un briquetage étanchéifié à l'aide de plâtre et de bitume sans pour autant qu'y sont trouvés une sculpture royale et de représentations monumentales. Les spécialistes ont à ce titre parlé de civilisation sans village. Cela veut dire que la cité n'était ni centrée autour d'un palais ou d'un temps mais d'un lieu public de purification du corps. En Inde, le système de varnas, que l'on appelle à tort "castes" qui sont des composantes des varnas, n'apparaitra qu'en - 1200 et se composera en ordre décroissant les Brahmanes, corps sacrés, les Kshatriyas, les guerriers, les Vaishiyas, les marchands, les Shudras puis les Intouchables. Néanmoins, la partie haute laisse supposer la domination de sages religieux dont la doctrine reposait sur la purification ce qui rappelle bien sur l'hindouisme dans lequel la richesse matérielle reste inférieure à la fonction spirituelle, en tout cas en théorie. Néanmoins, cela est donc un peu paradoxal : il n'y a pas d'inégalité de pouvoir visible alors même qu'un système de castes serait justement inégalitaire. En réalité, cela n'est pas si paradoxal : certaines sociétés connaissent des statuts fondamentales inégalitaires, avec des fonctions distinctes, et pourtant faisaient régner une égalité parfaite dans la gestion courante de la société, précisément parce que tous les rôles étaient considérés comme indispensables. Sur l'île de Bali, qui a adopté l'hindouisme dès le Moyen Âge, chacun devait contribuer aux prises de décision par consensus concernant la politique générale sous peine d'amende, et toutes les voix se valaient parfaitement. Dans l'île, alors que l'on pensait que les systèmes d'irrigation complexes nécessitaient un pouvoir autoritaire, les royaumes n'ont jamais joué aucun rôle dans leur gestion au contraire des assemblées de gestion. Mohenjo-daro aurait donc pu être dans cette situation. 

Concernant les villes, néanmoins, il existe aussi un contre-exemple, c'est-à-dire une ville par nature inégalitaire, et ce dès le départ. Cette dernière se trouve en Chine et ne répond pas au caractère strictement égalitaire des mégasites ukrainiens, des statuts paradoxaux inégalitaires de l'Indus ou égalitaires par l'identité civique commune en Mésopotamie. Au tout début du XXème siècle, les historiens ont daté le commencement de la politique chinoise à l'avènement de la dynastie Shang en - 1 200. Avant cela, ils supposaient qu'il ne s'était rien passé de notable si ce n'est l'existence de communautés néolithiques à peu près classiques. Pourtant, lors de période du néolithique tardif appelée Longshan en - 2 600, on trouve le long du fleuve Jaune des établissements sédentaires de plus de 300 hectares dont certains étaient fortifiés et renfermaient des nécropoles individuelles avec du jade en quantité. L'histoire politique de la Chine commence donc bien plus tôt qu'on ne le pensait. Les poussées néolithiques urbaines les plus poussées  se situaient au nord de la Chine aux abords de la Mongolie alors même que certains historiens avaient estimé que ces régions étaient les moins évoluées. A cette zone, une ville de 4 000 ans d'âge disposait d'un palais en pierre gigantesque et d'une pyramide à degré : le site de Shimao ou bord de la rivière Tuwei. La ville est parsemée de traces de techniques artisanales perfectionnées et surtout de conflits armés menant à des massacres et à l'enterrement de prisonniers dans des fosses communes aux alentours de - 2 000. Dans les tombes, des corps décapités d'ennemis capturés et des milliers de hache de jade sont retrouvés. Un autre site, celui de Taosi, entre - 2 300 et - 1 800, raconte une autre histoire, encore plus intéressante et inversée par rapport aux exemples précédents. La ville a connu trois étapes d'expansion successive : la première est caractérisée par une forteresse de 60 hectares qui s'étend sur 300 hectares ensuite. Dans ces deux premières phases, on relève des signes de stratification sociale avec des murs d'enceinte massifs, un réseau routier et des vases de stockage. Une ségrégation spatiale stricte entre quartiers pauvres et riches se manifestait d'autant plus qu'un véritable palais se dressait vers - 2 000 dans la ville. Finalement, la troisième phase est celle d'un désordre social étonnant dans lequel des personnes issues des quartiers pauvres se font inhumer avec les riches, avec des traces de tortures, de mutilations et de profanations excessives sur certains corps comme si une révolution sociale s'était manifestée. En d'autres termes, cette ville la est passée de l'inégalité à l'égalité. 

La ville la plus égalitaire de l'Histoire : Teotihuacan. 

A peu près autour de l'année 1150, un peuple, nommé les Mexicas, quitte l'île d'Aztlan dont personne ne connait encore la localisation exacte. Ils émigrent dans la vallée de l'actuelle Mexico et qui porte le nom de cette population ancienne. Ce peuple a bâti un Empire nommé la Triple Alliance Aztèque et s'est dotée d'une capitale nommée Tenochtitlan. Ils découvrirent, dans une vallée adjacente, les ruines d'une très ancienne cité abandonnée qu'ils ont nommé Teotihuacan, "la cité des Dieux". Plus personne n'y vivait depuis des siècles et les deux pyramides colossales qui surplombaient les ruines fascinaient les Aztèques. C'est par leur regard que l'on connait cette ville et par leur langue, le nahuatl, que l'on décrit sa composition : la pyramide du Soleil, la pyramide de la Lune, le Temple du Serpent ou l'Allée des Morts. Ils ont bâti une légende sur cette ville magnifique et terrifiante à savoir qu'il y a des temps immémoriaux, la ville était un pays entier constellé de lacs d'altitude et de vides originels. Ce monde était habité par les Dieux, puis par une mystérieuse espèce d'hommes poissons, tous détruits pour laisser place à l'être humain. La ville devenait le symbole de ces univers passés. En réalité, la ville avait connu son apogée très humaine huit siècles avant l'arrivée des Aztèques : elle a été fondée en - 100 et s'est éteinte en 600. Cette ville a sans doute le record de population des villes primordiales ayant sans doute contenu à peu près une centaine de milliers d'habitants, soit cinq fois plus que la moyenne des autres villes du monde. La vallée de Mexico et ses terres environnantes devaient abriter un million de personnes et il semble qu'elle n'a pas été gouvernée de manière autoritaire, ce qui n'était évidemment pas le cas du modèle aztèque bien postérieur. 

Dans la région, il existait trois foyers de civilisation bien identifiés par les archéologues : les Olmèques, les Zapotèques et les Mayas. Ces derniers ont connu une période de faste entre 150 et 900 et sont très connus pour leurs dynasties royales situées dans la péninsule du Yucatan en Amérique Centrale. Cette civilisation est marquée par l'usage du jeu de balle, une imagerie guerrière violente, une très forte monarchie et des pratiques humiliantes institutionnalisées sur les prisonniers de guerres. A Teotihuacan, il n'y a rien de semblable. Cette ville est absolument cosmopolite, regroupait de très nombreux peuples divers et un nombre importants de langues. Rien n'est comparable dans tout le continent américain. Les artefacts retrouvés sur les ruines sont des statuts monumentales, des petites figurines en terre cuite et des fresques magnifiques aux couleurs vives. La figure du chef sanguinaire, du Roi ou du noble n'existe pas dans l'art figuratif de la cité. Sous la ville, les sépultures sont totalement absentes et laissent la place à des temples labyrinthiques en totale opposition aux ruines alentours. Pour Esther Paztory, historienne de l'art, il s'agit d'une inversion culturelle totalement volontaire entre civilisations urbaines, une nouvelle tradition civique "révolutionnaire" qui manifeste sa différence avec l'ensemble des autres cultures de la Mésoamérique. Le culte semble totalement collectif. Les archéologues estiment qu'il devait exister un gouvernement autoritaire jusque l'année 300 avant que ne lui soit substituée une gouvernance collective, non par la transition mais bien par une révolution de nature sociale. Le mystère de cet art de Teotihuacan est son rapport avec les ruines des royaume Maya contemporaines qui représentent énormément d'images gravées de personnages de rois habillés des vêtements typiques de Teotihuacan, à Tikal. Alors que Teotihuacan est égalitaire, ces figures royales autoritaires en dehors de la ville ont l'air d'être, dans la culture des Mayas, des tyrans. Cela est d'autant plus extraordinaire que ces figures se situent à 1 000 kilomètres de la cité et qu'il est donc difficilement soutenable qu'il y ait eu une politique coloniale. Il semblerait que ce phénomène soit l'illustration de la théorie du roi étranger, une sorte de leitmotiv de l'Histoire selon lequel des marchands, des bandits ou des missionnaires parviennent dans des cultures totalement étrangères à s'ériger comme des Rois, à l'image des Barbares en Europe ou des Européens en Amérique Centrale à partir de 1492. Il est fort probable que des individus issus de la ville, partis pour du commerce, aient pu prendre le pouvoir chez les Mayas. 

Teotihuacan connait son premier essor de population en 50 après l'arrivée de populations en fuite en provenance de tout le continent à la suite de l'éruption du volcan Popocatepetl. La ville va devenir la pompe aspirante de tous les habitants des alentours et de nombreux villages ou hameaux seront abandonnés à son profit. Tous ces réfugiés apportent avec eux les caractéristiques culturelles de leurs foyers d'origine et il est fort probable que la ville ait ressemblé à l'origine à un vaste bidonville. Au départ, des monuments importants furent érigés avec le travail de milliers d'ouvriers et ces derniers réussirent à détourner le cours de deux fleuves, le Rio San Juan et le Rio San Lorenzo dans un réseau sanitaire. Les pyramides et les temples sont construits à ce moment là et de nombreux massacres rituels assez typiques de la région ont alors lieu, en témoignent les fosses communes retrouvées. Des squelettes d'enfant ont aussi été découverts. En 200, la ville est semblable à toutes les civilisations alentours avant de complètement se transformer. A partir de 300, une profanation systématique des temples est accomplie, des statuts sont défigurés et des offrandes sont pillées. Plus jamais aucun sacrifice humain ne sera réalisé, l'architecture ne produira plus de temples, de palais ou de pyramides et surtout vont fleurir de très nombreux logements "sociaux" pour l'ensemble de la population avec un confort important, notamment un raccordement à un système d'eaux usées. Chaque famille disposait d'un certain nombre de pièces décorées avec une répartition égalitaire des produits et de l'alimentation. Les défavorisés paraissaient être rares et la violence restait relativement rare malgré le caractère multiethnique de la population de la ville. Comment expliquer un tel revirement assez spectaculaire ? Les traces écrites manquent et l'autorité était vraisemblablement partagée entre plusieurs assemblées locales, peut-être responsables devant un conseil gouvernemental. Vingt associations communautaires sont dénombrées et il semblerait qu'il ait existé une forme de décentralisation dans la gestion quotidienne au profit de conseils de quartier. L'art de la ville est coloré, égalitaire et son agencement psychédélique évoque l'usage régulier de la drogue. L'identité culturelle des quartiers est très marqué, comme le quartier de Teopancazco habité par des peuples violents de la côte du Golfe. La population de Teotihuacan changeait beaucoup et à partir de 550, le tissu social commencera à s'effilocher doucement pour s'effondrer progressivement à la suite d'un cycle assez typique de la région qui oscille entre regroupement de population et dispersion. Toutefois, son fonctionnement reste absolument passionnant. 

La naissance de l'Etat ou du problème du concept anachronique. 

Le problème fondamental du concept de l'Etat est qu'il est dans toutes les bouches de historiens, des anthropologues et des archéologues alors même qu'il s'agit d'un concept moderne, terme inventé par le jurisconsulte Jean Bodin qui décrivait l'Etat comme un bateau éternel dont les composants étaient régulièrement changés sans que pourtant sa forme ne varie. En d'autres termes, l'Etat est une invention juridique dans lequel s'exercerait une souveraineté selon un corps de règles particuliers. Les hommes passent mais les institutions, elles, restent. Rudolf von Jhering le définissait plus précisément au XIXème siècle comme toute institution prétendant au monopole de l'usage légitime de la force physique sur un périmètre donné, notamment la possibilité de mettre à mort, de violenter, d'amputer et d'emprisonner le corps. Ce critère sera notamment repris par Max Weber quand il parlait du monopole de la violence légitime. Les juristes aujourd'hui définissent l'Etat par trois critères particuliers : un territoire, une population disposant de la citoyenneté et des institutions. Néanmoins, les historiens ont du mal avec cette définition car elle ne permet d'inclure Babylone, Athènes ou l'Angleterre de Guillaume le Conquérant. Les marxistes vont réussir bien plus efficacement à définir l'Etat en la rendant plus souple : les Etats apparaissent pour protéger les intérêts et le pouvoir d'une classe dirigeante émergente qui exploite systématiquement le travail d'un autre groupe et met en place un dispositif de contrôle des droits de propriété. Le métarécit déjà exposé tend donc à prouver que l'Etat apparait après un processus particulier de constitution d'une force sociale dominante liée par la complexification de la société qui exige des structures de coordination, notamment le contrôle de la bureaucratie. En d'autres termes, toute société complexe nécessiterait l'existence d'un "Etat", ce qui n'est pas forcément vrai dans certaines villes, et alors même que des groupes dits simples appréciaient également parfois l'autorité. En réalité, les auteurs tentent de définir l'Etat comme la réunion de trois principes qui doivent coexister, à l'image de ce qui peut exister pour garantir un droit de propriété privée, à savoir la faculté d'user de la force, la souveraineté, l'accès à l'information, la bureaucratie et la création d'un champ concurrentiel du pouvoir qui repose sur des légitimités différentes (la tradition, le charisme, le vote, …). Ce troisième élément permet de déterminer si un Etat est totalitaire, autoritaire ou démocratique mais repose pour autant sur le même fondement concurrentiel de type aristocratique. En réalité, les trois éléments coexistent rarement : ce n'est peut-être même plus tout à fait le cas aujourd'hui tant la bureaucratie semble être devenue plus large que l'espace de souveraineté et du champ concurrentiel. Prenons le cas des villes mésopotamiennes : elles étaient fortement bureaucratiques sans pour autant subir une souveraineté. A l'inverse, certains pouvoirs souverains ne disposaient que d'un champ d'action très court par manque de bureaucratie, comme les Natchez ou les Shilluks nilotiques. L'ordre d'apparition de ces éléments est variable et dépend beaucoup des circonstances historiques. 

Les historiens identifient deux Etats dans l'Amérique précolombienne : les Aztèques et les Incas. Les premiers disposaient d'un Roi, nommé Moctezuma pour le dernier en date, et les hommes étaient destinés à occuper des fonctions guerrière, notamment par l'usage de la violence sexuelle. Les femmes disposaient d'une forme de liberté dégradée chez les Aztèques.  La société était assez violente, imposait un certain nombre de règles dans le domaine du vêtement et de la sexualité, puis entretenait un système de terreur rituelle par le sacrifice humain régulier des prisonniers de guerre. Un corps de fonctionnaires occupait le rôle d'administration fiscale et la capitale, Tenochtitlan, se trouvait au centre d'un réseau complexe de fidélité dans lequel le Roi était en théorie élu par les nobles. L'Empire Inca est plus radical encore car les nobles n'avaient pas de pouvoir à proprement parler. Il se situe dans le royaume de Tahuantinsuyu, nom quechua de l'Empire qui signifie "quatre en un" en référence aux quatre grandes entités administratives qui composent l'Empire : les suyus. La capitale, Cuzco, composait le domaine du Sapa Inca, l'Inca Unique, l'Empereur. Les quelques millions d'habitants qui habitent dans cette vaste région entre Quito et Santiago, 80 provinces peuplées de multiples groupes ethniques variés, sont soumis à la mit'a, un système de corvée complexe organisé en pratique par les autorités locales qui s'autogéraient largement loin de la capitale. Ces communités villageoises locales sont nommées les ayllus. L'Empereur, le soleil incarné, se mariait avec sa soeur, vivait avec une cour de fonctionnaires, de prêtres et de guerriers chargés de sa protection. Le corps des Empereurs subissait la momification et était honoré par un véritable culture funéraire. Difficile à déléguer, le pouvoir impérial disposait de hauts fonctionnaires qui arboraient localement les mêmes parures que le Roi dont le déplacement restait complexe. Les Andes furent équipées de larges routes et de sanctuaires, les huacas. La violence sexuelle était également une pratique régulière du pouvoir, notamment le rapt de femmes placées à la cour, et qui disposaient dans le système familial inca d'une possibilité de s'élever par le mariage. En effet, les hommes prenaient leurs femmes dans des groupes sociaux moins favorisés. Le système administratif, très intéressait, reposait sur un système de cordelettes, les khippus. Ces deux Empires ont facilement été détruits par les Espagnols : il s'agissait de tuer Moctezuma et Atahualpa puis de se saisir de leurs institutions. Il n'en allait pas de même du tout d'autres peuples. Après l'année 900 et la chute des villes du Petén, les groupes mayas ont arrêté d'ériger des royaumes concurrents comme Tikal et Calakmul pour se centrer sur des pratiques de gouvernance non autoritaires qui resteront. 

Il est évident que notre mémoire est biaisée par nature. Nous avons tendance à respecter et honorer des groupes étatiques, aux dépens des périodes de pouvoir moins autoritaire. Tout le monde pense ainsi que les Mayas se sont effondrés après l'année 900, justement parce qu'ils ne disposaient plus de Rois. Les historiens ont longtemps construit les chronologies en référence à des périodes de pouvoir fastes en éliminant les périodes "faibles". Ainsi, entre - 754 et - 525, le pouvoir était exercé en Egypte par cinq prêtresses d'origine nubienne, non mariées, sans enfant : personne ne s'intéressait à cette période pourtant originale et relativement égalitaire. Les égyptologues allemands, comme Adolf Erman, ont partagé la chronologie entre "Empires" et "périodes intermédiaires". Le Moyen Empire, par exemple, qui se situait entre - 2 055 et - 1 650, est censée être la sortie par le haut d'une première période intermédiaire terrible : pourtant, elle fut celle de violentes querelles dynastiques, avec une charge fiscale lourde sur la population, l'apparition d'une forme d'esclavage et une violence grave. On ne peut donc pas parler de "période faste". Certains cas complexes doivent donc être évoqués. Prenons le cas des Olmèques : cette civilisation est considérée comme la culture mère de toutes les civilisations mésoaméricaines ultérieures. Elle a été la pépinière d'un certain nombre de spécificités locales comme les systèmes calendaires, les critères glyphiques et même le jeu de balle. Ils sont particulièrement connus pour leurs sculptures anthropomorphiques massives en pierre et ont commencé à apparaître dès - 1 500 dans une région englobant le Guatemala, le Honduras et une grande partie du Mexique méridional. On ne sait pas très bien qui ils sont : des missionnaires itinérants ? Des empires commerciaux ? Les découvertes récentes suggèrent un centre originel autour des villes de San Lorenzo et La Venta au milieu des marais de l'Etat du Veracruz près des côtes du Golfe du Mexique. La ville retrouvée est difficile à comprendre et semblait s'organiser autour d'un quartier cérémonial incluant des formes pyramidales encerclées par des faubourgs. Il semblait donc exister une élite qui faisait ériger des sculptures en basalte à la gloire des chefs et surtout le jeu de balle permettait la mise en concurrence des différentes aristocraties. Pour autant, les Olmèques ne disposaient pas d'un système de domination à l'échelle régionale mais ont eu une influence disons "bureaucratique" sur le culte qui s'est disséminé dans toute la région au delà de leur stricte zone d'habitation. On peut considérer qu'il s'agissait là d'une des premières manifestations des "Etats théâtraux" de Clifford Geertz selon lequel le pouvoir ne prend que des formes sporadiques à travers des spectacles grandioses éphémères. On retrouve le même type de fonctionnement avec la civilisation Chavin qui prenait place dans les Andes avant la civilisation Inca et qui s'est développée entre - 1 000 et - 200. Elle éclate ensuite en trois zones distinctes : un régime politique militaire nommé Huari au centre du massif montagneux, la civilisation urbaine Tiwanaku sur les rives du lac Titicaca, la civilisation "féminine" Moche dans le nord du Pérou. La civilisation Chavin reposait sur une forme de "bureaucratie" rituelle reposant sur un art non figuratif d'entrelacs et d'hybrides. Un entrainement mental est nécessaire pour déchiffrer cet art complexe et psychédélique qui reposait sur l'usage des drogues, notamment de mescaline par l'intermédiaire du wachuma, ou même de feuilles de vilca, ce qui a été confirmé par la découverte de mortiers ou de pipes en os. Au delà de cet art, on ne trouve pas de fortification militaire ou de paysage monumental. Il est fort a parier que cette civilisation reposait sur du rituel et notamment des épreuves, des initiations et des quêtes, à l'image du site El Lanzon, colonne de granit de quatre mètres. Les civilisations olmèque et chavin ne sont pas des Empires comparables aux Aztèques ou aux Incas. On voit bien qu'elles ne disposent pas de toutes les caractéristiques étatiques. Pour autant, ces organisations politiques existent. Elles ne sont pas anecdotiques. 

Parfois, certains groupes ne connaissent qu'une forme de souveraineté sans bureaucratie. C'est le cas des Natchez décrits par le jésuite Mathurin le Petit. Les Français ont été un peu surpris car ce groupe tranchait avec le système égalitaire et presque démocratique qui avait court au Canada. Le centre du pouvoir se trouvait dans un Grand Village disposant d'une place qui séparait en deux la localité. Dans un côté, une flamme éternelle brûlait dans un temple afin de rendre hommage au fondateur de la dynastie. Le Roi des Natchez est absolument inviolable, le respect qui lui est du est infini et tous les hommes devaient réaliser des courbettes complexes devant lui avec luxe de courbettes et geignements. Le frère du Roi s'appelait le Tatoué et sa soeur la Femme Blanche, dont les enfants seront appelés au trône. La famille royale devait rester recluse dans le Grand Village sauf en période de guerre ou lors de cérémonies rituelles.  Les Jésuites comparèrent rapidement ce Roi absolu à Louis XIV car les courtisans avaient également l'honneur d'assister au dîner du Roi. Ce qui frappa l'intention des observateurs tournait autour des exécutions arbitraires ordonnées par le pouvoir et les nombreux sacrifices d'accompagnement volontaires à la mort d'un des membres de la famille royale. Une garde rapprochée chargée de prodiguer des soins et de satisfaire les besoins physiques du Roi, y compris les épouses, restait en permanence dans le village. Le Roi était à l'origine de lois divines et son représentant, ce qui peut paraitre paradoxal tant le Roi pouvait s'en affranchir : ce n'est peut être pas aussi contradictoire tant ces figures quasi divines se caractérisent justement par leur possibilité, en tant que source du droit, de ne pas y être soumis, comme s'ils constituaient des exceptions naturelles. Le Roi des Natchez vit donc par delà le bien et le mal. En dehors du grand village, les populations restaient à l'abri de l'autorité du Roi et ne le craignaient pas particulièrement, justement parce qu'elle ne s'appuyait pas sur une bureaucratie forte. Chez les Shilluks du Nil, qui constituaient à l'origine un seul et même peuple avec les Nuers, qui pratiquaient plutôt l'agriculture à l'élevage, un roi disposait du même type de pouvoir absolu et était perçu comme l'incarnation de la volonté divine. Si le Roi pouvait être parfois évincé, son pouvoir est absolu mais là encore assez circonscrit localement. Comment qualifier les Olmèques, les Chavin, les Natchez et les Shilluks ? On peut considérer qu'elles sont des sociétés de première ordre, ne disposant qu'une des trois caractéristiques de l'Etat. 

Intéressons nous à l'Egypte Antique qui est perçue comme un des premiers Etats du Monde. Elle présente d'emblée une caractéristique retrouvée chez tous les Royaumes récents, notamment à Ur, au royaume du Kerma en Nubie ou sous la dynastie Shang en Chine, voire au Japon, en Corée, au Tibet et dans la steppe russe. En - 3 000, on retrouve donc la trace de sacrifices d'accompagnement à la mort des Rois, ce qui est une des manifestations tragiques les plus fiables de la fondation d'une forme étatique, car elle manifeste une continuité symbolique de la figure souveraine et un important respect funéraire. En d'autres termes, le pouvoir du roi ne disparaissait pas à sa mort et continuait à s'exercer sur ses courtisans et son peuple post mortem. Certaines de ces cérémonies devaient prendre des allures de spectacle. A quoi cela rimait il ? La théorie la plus forte est celle de l'aide dans l'au delà : les serviteurs, les épouses et amis exécutés devaient pouvoir continuer à servir leurs souverains dans le royaume des morts, ce qui est à la fois une ultime manifestation d'amour et aussi une marque de possession des autres. Il s'agit de la patrimonialisation du Roi envers sa Cour qui va ensuite se transformer : les suicides d'accompagnement finiront par être arrêtés pour se transformer en une très importante ingénierie de la mort qui prend sa forme dans des monumentales sépultures égyptiennes, notamment les fameuses pyramides de Gizeh. Il faut en conclure que la construction étatique égyptienne est née d'un principe de souveraineté assez proche de celui des Natchez qui s'est transformé, à sa mort, en bureaucratie du funéraire. Comment en est-on arrivé là exactement ? Entre - 4 000 et - 3 100, la première dynastie égyptienne a été précédée par une période prédynastique qui a vu l'accession de ce premier roi. Lors de la période néolithique, les migrants provenant du Moyen Orient ont apporté principalement la pratique de l'élevage, notamment des bovins, davantage que la céréaliculture. De la même manière, ces populations mettent l'accent sur les toilettes et les vêtements plutôt que sur des décorations d'intérieur. On peut considérer que certains d'entre eux disposaient de roitelets à l'image des Shilluks qui se sont battus ce qui se manifeste par la découverte dans la vallée du Nil, dès - 3 500, de sépultures particulières pour ces petits souverains. Certaines de ces tombes étaient particulièrement fastueuses. A la même de - 3 500, des pots contenant des bières et du levain sont découverts dans les sépultures comme pour nourrir les défunts. La corrélation entre développement des complexes funéraires et d'une bureaucratie d'approvisionnement agricole est parfaite aussi bien en quantité qu'en qualité, comme si le retournement agricole était centré sur l'idéologie funéraire. Tout cela se retrouve particulièrement chez les Incas, aussi bien dans les sépultures, le soin fait aux corps et le phénomène de l'accompagnement. Il faut bien noter que toutes ces évolutions étatiques sont variables : en Mésopotamie, la gouvernance autonome locale s'est hybridée avec le principe aristocratique à la suite de conquêtes. En Chine, à l'inverse, si l'autorité royale devait d'abord, pour ratifier ses décisions, obtenir l'accord des oracles, elle s'en affranchira petit à petit. Petit à petit, les principes de souveraineté et de bureaucratie se sont enchevêtrés pour devenir indissociables : ils ne se sont pourtant jamais déclarés en même temps. Dans certains cas, c'est la bureaucratie qui précède la souveraineté, comme en Mésopotamie, et comme en témoignent les sites de Tell Sabi Abyad daté en - 6 500 ou de Tell Obeïd. Cela peut rappeler par ailleurs le système des ayllus incas qui précédaient largement la période impériale et qui a été instrumentalisé par la suite à son profit. Les auteurs témoignent par ailleurs de l'évolution de la civilisation minoeienne, sans doute assez féminine et égalitaire qui disparait ensuite sous la civilisation mycénienne au profit d'un patriarcat inégalitaire ce qui montre la richesse des possibles. 

James C Scott, politologue, avait écrit dans Homo Domesticus que, pour lui, les sociétés avaient commencé avec des agricultures de décrue qui permettaient la redistribution et qui ne demandaient pas tellement d'efforts. Néanmoins, les populations locales ont grandi en nombre et se concentrées dans les deltas et près des fleuves au Moyen Orient. Si l'agriculture a permis l'émergence d'une forme d'économie qui pourra déboucher bien plus tard sur une forme de capitalisme, c'est parce que la céréaliculture fournit une sorte d'unité de base facilement quantifiable, échangeable, transportable, divisible sur laquelle il est également facile d'imposer un impôt. Si l'agriculture n'a pas crée l'Etat, elle a en revanche largement permis la création de l'idée de contribution fiscale. Néanmoins, elle a aussi ses faces sombres, notamment l'enchaînement de certains êtres humains à une terre en proximité avec des agents infectieux. Plus que l'histoire de l'Etat, ce qui semble important est aussi l'histoire de la dette. Scott a également mis au jour un autre phénomène intéressant car il s'est intéressé à ce rapport entre centres urbains et périphéries "barbares" qui ont joué jusqu'au XVIème siècle une sorte de danse éternelle d'opposition dialectique, participant d'un même système. Ces systèmes barbares de taille intermédiaire, qui vivaient entre les villes, jouissaient d'une forme de liberté violente et profitaient à plein régime des avantages de la prospérité bureaucratique sans en avoir les inconvénients, construisant des modèles politiques contraires. Certains habitants des villes fuyaient parfois dans ces systèmes de relative liberté. Les anthropologues ont donc construit, à la suite de Turgot et de Lewis, une classification néo-évolutionniste classant les sociétés en clans, tribus, chefferies puis Etats. Tout cela était néanmoins très flou et ne résistait pas toujours à l'épreuve des faits. Beaucoup utilisent encore ces concepts branlants sans se remettre en question. Il faut boucler la boucle : il n'existe pas de modèle de développement naturel et uniforme dans l'histoire de l'Humanité. L'Amérique du Nord a notamment été un de ses exemples de modèle assoupli et démocratisé qui est très différent du notre en étant semblable, et qui s'était bâti sur des concepts fondamentalement différents des nôtres. Un métarécit est donc inutile, l'illusion également : il faut parler de tous les récits et ils sont pluriels et distanciés. Un exemple que l'histoire du monde est bien plus complexe qu'on ne l'imaginait jusqu'à présent. 

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