Les clivages indépassés : gloire et déchéance d'Israël.

 

Depuis les attentats du 7 octobre 2023, un inexplicable glacis s'est cristallisé sur le Proche Orient comme s'il se trouvait figé dans un évènement à la fois fixe et dont tout paradoxalement découlerait. A la seconde où les membres de la branche armée du Hamas se sont précipités en dehors des murs de Gaza, frontières militaires établies au début du siècle par un pouvoir aux abois, pour commettre des actes d'une barbarie extraordinaire et dont la violence paroxystique interroge sincèrement sur le degré de déshumanisation à l'œuvre, l'histoire d'Israël se résume soudain, dans toute sa crudité, à une seule opposition : celle de l'affrontement entre les Juifs et les Arabes. Le plus tragique est que tous avaient tenté, d'un côté comme de l'autre, d'une manière ou d'une autre, de faire d'Israël autre chose que ce terrain où s'affronteraient le monde occidental juif et la civilisation arabo-musulmane. Il faut bien dire que depuis la fin de l'année 2023, il est difficile d'y voir autre chose. L'attaque du parti islamiste, ses soutiens au Liban et en Iran, les termes utilisés lors des crimes, les références religieuses et politiques : tout semble s'être déroulé comme si la cause palestinienne n'avait jamais été ni nationale ni démocratique, alors même qu'elle fut défendue par des grands humanistes et qu'elle fut soutenue - elle l'est encore - par de nombreuses forces progressistes et anticolonialistes à travers le monde. Comme son reflet en miroir, l'Israël de Netanyahou et du Likoud semble être le fruit du pire de la droite du pays, une brutalité intégriste et autoritaire, aux antipodes de ce qu'ont pu être certaines figures nationales, y compris certaines personnalités issues de l'armée. Le caractère absolument disproportionné, voire génocidaire, de la réaction étatique, ainsi même que certains de ses discours religieux et militaires, tendant à occulter les ébauches de construction d'un Etat démocratique, laïc et attaché aux droits fondamentaux, questionne fondamentalement la nature de ce qui se joue dans le pays qui semble s'être métamorphosé depuis 1948. Si certains dépeignent Israël comme la seule démocratie de la région, une sorte d'oasis développé dans un océan d'obscurantisme, bijou vert et technologique tout droit sorti du désert, les partisans du camp opposé y voient l'avant poste du colonialisme occidental, impérialiste, raciste et ségrégationniste. Quant à la Palestine, les premiers y voient un des avatars de l'islamisme mondial, déshumanisé et barbare, tandis que les autres l'arborent comme l'un des symboles de l'anticolonialisme le plus progressiste du monde. En réalité, d'où qu'on prenne le problème, tous ont raison d'un certain point de vue. Israël n'est certainement pas un modèle de démocratie et la Palestine non plus. Les attentats du 7 octobre ont tout figé : le point commun de cette "glaciation" des interprétations est qu'elle renvoie à une assignation identitaire les parties prenantes, comme si Israël n'était devenue que l'expression du judaïsme et la Palestine de l'islam. Néanmoins, l'étude de l'histoire de la région montre que ces éléments ne constituent qu'un des éléments de l'équation, qu'elle ne se résume certainement pas à ça, et qu'il ne faut ni éluder les questions nationales, coloniales ou internationales. De la même manière, depuis les attaques, il semblerait que soudain les deux entités se soient retrouvées à égalité, alors même que si Israël a pu être au début de son histoire le David Juif contre le Goliath arabe, la Palestine actuelle est largement infériorisée aussi bien d'un point de vue économique, démographique que militaire. Aussi, la fixation autour du 7 octobre 2023 fait oublier que l'histoire d'Israël ne commence pas à cette date, même pas en 1948, et qu'elle est le fruit d'une longue et douloureuse construction dont les Arabes ont été en partie les victimes. 

Source : Histoire d'Israël, Michel Abitbol.



L'IDEE D'ISRAEL AVANT ISRAEL : UNE LENTE CONSTRUCTION (1840 - 1914).


La vieille idée d'Israël.

Le territoire de l'actuel Israël est une région du monde marquée par une histoire complexe : théâtre millénaire de civilisations successives, de conquêtes, d'exodes et de retours. Tout cela mérite que l'on plonge profondément dans ses racines historiques pour comprendre comment s'est progressivement dessinée la réalité contemporaine d'Israël, bien au-delà des simplifications binaires qui opposeraient frontalement deux peuples, deux religions, deux civilisations. L'histoire d'Israël ne commence assurément pas avec les événements tragiques de notre époque, ni même avec la création formelle de l'État en 1948, mais s'inscrit dans une continuité historique dont les premières pages remontent aux temps bibliques, en tout cas si l'on se place du point de vue des sionistes.

L'histoire des Juifs en Terre Promise remonterait à des temps immémoriaux que seuls les récits sacrés nous permettraient d'appréhender. La tradition biblique, qui constitue tant un récit fondateur qu'un titre de propriété symbolique, situe l'arrivée d'Abraham, patriarche fondateur du peuple hébreu, aux alentours de l'an -4000. Ce nomade d'Ur en Chaldée, suivant l'injonction divine, entreprit ce long périple vers la terre de Canaan, scellant l'alliance primordiale entre son peuple et son Dieu, alliance qui s'incarnera dans une terre précise promise à sa descendance. Cette présence ancestrale connaîtra son apogée politique sous le règne du roi David puis de son fils Salomon, entre le XIe et le IXe siècle avant notre ère. Cette période glorieuse marque la consolidation d'un véritable royaume souverain, unifié et respecté, s'étendant "de Dan à Beersheba", avec pour capitale Jérusalem, arrachée aux Jébuséens. Le règne de Salomon, considéré comme l'âge d'or de la monarchie hébraïque, voit l'érection du Premier Temple sur le mont Moriah, symbole matériel et spirituel par excellence de l'alliance entre Yahvé et son peuple élu, monument grandiose érigé après l'épisode fondateur de l'exil en Égypte et la longue errance qui s'ensuivit sous la conduite de Moïse. Cette construction marque l'aboutissement d'une promesse divine après des siècles d'attente et d'épreuves.

L'histoire de ce peuple est ensuite rythmée par des cycles douloureux de destruction et de reconstruction, de présence et d'exil, qui façonneront profondément la conscience collective juive et son rapport au territoire. Là encore, c'est une construction nationale. Le Premier Temple fut détruit en -586 par Nabuchodonosor II, roi de Babylone, qui rasa la ville de Jérusalem et déporta l'élite de la population juive vers sa capitale mésopotamienne, événement traumatique connu sous le nom d'Exil babylonien. Soixante ans plus tard, dans un revirement inattendu de l'histoire, le roi perse Cyrus, après avoir vaincu l'empire babylonien, autorisa magnanimement les Juifs à retourner sur leur terre ancestrale et à reconstruire leur temple. Cette période de restauration, menée notamment par Esdras et Néhémie, marque un moment crucial de renaissance nationale et religieuse.

S'ensuivirent des périodes successives de domination étrangère qui mirent à l'épreuve l'identité et la foi du peuple juif: d'abord par les Ptolémée d'Égypte (de 301 à 200 avant notre ère) puis par les Séleucides de Syrie (de 200 à 167 avant notre ère), héritiers des conquêtes d'Alexandre le Grand, qui imposèrent progressivement leur culture hellénistique à la région. Le règne d'Antiochos IV Épiphane marque l'apogée de cette tentative d'hellénisation forcée, avec la profanation du Temple et l'interdiction des pratiques religieuses juives. La résistance s'organisa alors sous l'égide de la famille des Maccabées, donnant naissance à la dynastie hasmonéenne qui régna entre 140 et 63 avant notre ère, période d'indépendance relative couronnée par la reconquête et la purification du Temple, événement commémoré encore aujourd'hui par la fête de Hanouka. Cette parenthèse de souveraineté se referma lorsque Rome, puissance montante de la Méditerranée, étendit son ombre sur la région avec l'intervention de Pompée en 63 avant notre ère.

L'occupation romaine, d'abord indirecte sous le règne du client Hérode le Grand, puis directe sous l'administration des procurateurs, suscita d'importantes révoltes, notamment celle de l'an 66, qui conduisit à la destruction du Second Temple par Titus en l'an 70, événement catastrophique dans la conscience collective juive qui allait transformer profondément le judaïsme, le faisant passer d'une religion centrée sur le culte sacrificiel à une religion fondée sur l'étude et la prière. Une seconde insurrection majeure en 135, menée par Simon bar Kokhba, que le rabbin Akiva avait imprudemment proclamé Messie, fut écrasée dans le sang par l'empereur Hadrien, entraînant la destruction complète de Jérusalem et son remplacement par la cité païenne d'Aelia Capitolina, interdite aux Juifs. La province de Judée fut même rebaptisée "Syria Palaestina" pour effacer toute référence au peuple juif. Ces événements tragiques marquèrent le début d'une longue diaspora, d'un exil qui allait durer près de deux millénaires et façonner l'identité juive de manière indélébile.

Malgré cette dispersion aux quatre coins du monde connu, le lien entre le peuple juif et sa terre d'origine ne s'est jamais complètement rompu, se maintenant à travers les rituels quotidiens, les fêtes annuelles et les prières. Dans chaque synagogue à travers le monde, de l'Espagne à la Perse, du Yémen à la Pologne, les fidèles priaient quotidiennement en direction de Jérusalem, invoquant inlassablement la fin du Galout (l'exil) et le retour à Sion. La liturgie juive est profondément imprégnée de cette aspiration : à Pessah (la Pâque juive), lorsque les familles se rassemblent pour commémorer la libération de l'esclavage égyptien, on récite avec ferveur "Dieu, rebâtis Jérusalem, la ville sainte, rapidement et durant notre vie", liant ainsi les deux exils fondateurs de l'histoire juive. Les cérémonies de mariage elles-mêmes, moments de joie par excellence, incluent un rappel poignant de cette perte nationale : le nouvel époux brise un verre sous son pied pour évoquer la destruction du Temple, tandis que l'assemblée s'exclame "l'an prochain à Jérusalem". Ce désir de retour, ancré au plus profond de la tradition religieuse, restait néanmoins principalement eschatologique - relevant d'une espérance messianique lointaine plutôt que d'un projet politique concret et immédiat. L'idée que ce retour pourrait s'incarner dans une réalité politique contemporaine, que les Juifs pourraient reprendre leur destin en main sans attendre l'intervention divine, n'émergera véritablement qu'avec l'avènement de la modernité européenne et ses bouleversements profonds.

Le nationalisme juif, comme mouvement politique conscient et organisé, naît véritablement en Europe vers 1840, dans le sillage des multiples nationalismes qui éclosent sur le continent suite aux bouleversements considérables issus de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, pour s'épanouir pleinement lors du Printemps des Peuples de 1848, cette période effervescente où Polonais, Hongrois, Italiens et tant d'autres peuples revendiquent leur droit à l'autodétermination. Cette aspiration nationale juive émerge ainsi dans le contexte d'une Europe en pleine recomposition, où chaque peuple cherche à définir son identité propre et à retrouver ou conquérir sa souveraineté face aux empires multinationaux. Elle est également indissociable de la Haskala (les "Lumières juives"), ce mouvement intellectuel inspiré par la pensée de Baruch Spinoza et porté par des figures comme Moses Mendelssohn, qui prône une modernisation du judaïsme et son ouverture aux idées séculières, aux sciences et aux arts, tout en préservant une identité spécifique.

Paradoxalement, à l'origine, la Révolution française avait offert aux Juifs d'Europe occidentale une émancipation civique inédite, leur permettant théoriquement de s'intégrer pleinement dans leurs nations respectives en tant que citoyens à part entière, dissociant pour la première fois leur appartenance religieuse de leur identité civique. "Aux Juifs comme individus, tout ; aux Juifs comme nation, rien", selon la formule célèbre du comte de Clermont-Tonnerre à l'Assemblée constituante en 1789, résumant cette nouvelle conception de la citoyenneté qui promettait l'égalité au prix de l'effacement des particularismes communautaires dans l'espace public.

Progressivement cependant, certains intellectuels juifs, confrontés à la persistance tenace de l'antisémitisme malgré cette émancipation formelle, commencent à envisager une voie alternative à l'assimilation individuelle. Cette nouvelle vision propose de rompre avec l'isolement et la précarité du ghetto médiéval, non par la dissolution dans les cultures nationales européennes, mais par la création d'une nation juive renouvelée qui renouerait avec le travail manuel, notamment agricole, abandonné durant des siècles de restrictions professionnelles, et réhabiliterait l'hébreu comme langue vivante du quotidien, et non plus seulement comme langue sacrée des prières et des études rabbiniques. Toutefois, à ce stade embryonnaire du nationalisme juif, l'idée d'un retour physique et massif en Palestine demeure marginale, cantonnée à quelques figures isolées comme David Gordon de Lituanie, rédacteur passionné de l'hebdomadaire Ha-Maggid, son collègue Peretz Smolenskin de Russie, éditeur du périodique progressiste Ha-Shahar à Vienne, ainsi que des penseurs plus traditionalistes comme Zvi Hirsh Kalisher et Juda Alkalaï, qui interprètent ce retour dans une perspective messianiste mais néanmoins concrète, préfigurant le sionisme religieux. Ces voix pionnières demeurent alors largement confidentielles dans le monde juif, éclipsées par les tendances dominantes de l'assimilation ou de l'orthodoxie traditionnelle.

Les oppositions à ce projet naissant d'un foyer juif en Palestine sont nombreuses et proviennent de divers horizons, témoignant des profondes divisions au sein du judaïsme du XIXe siècle face à la modernité. Les Juifs émancipés et intégrés d'Europe occidentale, notamment en France, en Allemagne ou en Autriche, considèrent généralement l'idée d'un État juif séparé comme un retour en arrière par rapport aux acquis précieux de l'émancipation et une remise en question de leur loyauté envers leurs patries d'adoption. Certains, à l'instar de Léon Halévy en France, vont jusqu'à prôner la dissolution progressive du judaïsme dans la nation d'accueil, ne conservant qu'un monothéisme épuré comme héritage spirituel. Plus radicale encore est l'opposition des courants ultraorthodoxes, tels que les hassidim et les harédim, particulièrement puissants en Europe orientale, qui perçoivent toute tentative humaine de restaurer une souveraineté juive comme une usurpation téméraire de la volonté divine et une négation du caractère surnaturel de la rédemption promise.

Ces opposants religieux s'appuient notamment sur le "triple serment" évoqué dans le Talmud, qui enjoint aux Juifs de ne pas "monter sur les remparts" (interdisant une émigration massive et organisée en Terre sainte), de "ne pas précipiter la fin des temps" (proscrivant toute tentative de reconstruction politique du Royaume de David avant l'avènement du Messie), et de "ne pas susciter le courroux des nations" (évitant de provoquer les grands empires en restaurant une nation juive en Palestine). Pour ces observants stricts, les concepts religieux de Galout (Exil), Gueoula (Rédemption) et de Kibboutz Galouyot (Rassemblement des Exilés) relèvent uniquement du domaine eschatologique et ne sauraient faire l'objet d'initiatives humaines concrètes et immédiates sans blasphème.

Pourtant, malgré ces réticences multiples et cette opposition farouche des camps traditionalistes comme assimilationnistes, des initiatives concrètes commencent à voir le jour, portées par des individus visionnaires et déterminés. En été 1839, Moses Montefiore, riche banquier britannique et philanthrope infatigable, se rend personnellement en Palestine pour rencontrer Ibrahim Pacha, fils du puissant Méhémet Ali d'Égypte qui contrôlait alors temporairement la région au détriment du sultan ottoman. Son objectif est ambitieux : négocier l'octroi d'un bail de cinquante ans en Galilée pour y établir des dizaines de villages agricoles destinés à accueillir des réfugiés juifs d'Europe, victimes de discriminations et de persécutions. Bien que cette tentative audacieuse échoue avec la reconquête ottomane de la région en 1840, Montefiore parvient néanmoins, avec le soutien précieux d'Adolphe Crémieux, éminent juriste français, et de la puissante famille Rothschild, à réaliser un précieux recensement des communautés juives traditionnelles déjà présentes en Palestine, jetant ainsi les bases d'une connaissance précise du terrain pour les futurs projets de colonisation.

Dans la même veine, Georges Gawler, ancien gouverneur britannique d'Australie méridionale et proche de Montefiore, publie en 1845 un ouvrage remarquablement détaillé intitulé "Tranquillization of Syria and the East: Observations and Practical Suggestions", préconisant méthodiquement la colonisation agricole de la Terre Sainte par les Juifs. Son plan, d'une précision impressionnante, envisage les aspects pratiques, économiques et politiques d'une telle entreprise, mais se heurte toutefois au refus catégorique des autorités ottomanes d'autoriser l'achat de terres impériales par des étrangers, obstacle majeur qui persistera longtemps. Son fils, John Cox Gawler, développera plus tard la théorie controversée de l'anglo-israélisme, attribuant aux Anglais une origine israélite en tant que descendants présumés des "dix tribus perdues" du royaume d'Israël, dispersées par les Assyriens au VIIIe siècle avant notre ère. Le rabbin Kalisher, toujours à l'affût d'alliés potentiels pour la cause du retour, s'empara habilement de cette idéologie pour encourager Haïm Louria à fonder la "Société pour le peuplement d'Eretz Israël", organisation pionnière qui préfigure les futures structures sionistes.

En Palestine même, particulièrement à Jérusalem où existait depuis des siècles une communauté juive pieuse mais pauvre, la population subsistait principalement grâce au système de la halouqa, une forme d'aumône institutionnalisée provenant des communautés diasporiques et destinée à soutenir les savants se consacrant exclusivement à l'étude des textes sacrés. C'est dans ce contexte de dépendance économique que certains Juifs locaux, comme Joshua Stampfer et Joël Moïse Salomon, prirent la décision révolutionnaire de quitter leurs bancs d'études religieuses pour fonder en 1878 le village agricole de Petah Tikva ("porte de l'espoir"), à l'est de Jaffa. Malgré des débuts extrêmement difficiles marqués par des épidémies de malaria, des sols marécageux et l'inexpérience agricole des fondateurs, cette entreprise finit par porter ses fruits après des années d'efforts acharnés, au point que le village recevrait plus tard le titre honorifique de "em ha-moshavot", la mère des colonies agricoles. Cette initiative pionnière, bien que modeste, servira de modèle inspirant et de base arrière logistique pour les futures implantations organisées par les Amants de Sion, préfigurant le modèle des moshavot (colonies agricoles privées) qui caractérisera la première vague d'immigration sioniste.

La colonisation agricole juive en Palestine resta néanmoins relativement modeste à cette époque et se heurta à des obstacles considérables tant naturels qu'humains. La plupart des nouveaux arrivants, originaires des milieux urbains d'Europe orientale, méconnaissaient totalement les particularités climatiques et agronomiques du Levant, si différentes de celles de leurs régions d'origine, et manquaient cruellement d'expertise technique en matière d'agriculture méditerranéenne. De plus, l'hostilité des autorités ottomanes, méfiantes envers toute implantation étrangère susceptible de fragiliser leur contrôle sur ces provinces, compliquait considérablement l'acquisition de terres et la reconnaissance légale des établissements. Malgré le soutien financier d'intellectuels de la Haskala et de philanthropes comme les banquiers d'Europe occidentale, notamment le baron Edmond de Rothschild qui jouera un rôle crucial dans le financement de ces colonies naissantes, ces premiers colons, souvent rescapés traumatisés des pogroms sanglants de Russie et de Roumanie, ne représentaient qu'une infime fraction de l'émigration juive de l'époque.

La grande majorité des exilés d'Europe orientale choisissait en effet des destinations comme les États-Unis, l'Argentine, l'Afrique du Sud, l'Allemagne ou la France, terres perçues comme plus accueillantes et offrant des perspectives économiques bien plus prometteuses que les collines rocailleuses et les marécages fiévreux de Palestine. Cette préférence massive pour les terres occidentales plutôt que pour la Terre Promise ancestrale illustre bien le caractère encore marginal de l'idée nationale juive dans les années 1880, même parmi les populations les plus persécutées d'Europe orientale.

Un facteur souvent négligé mais néanmoins significatif dans l'émergence d'un intérêt occidental pour le retour des Juifs en Palestine fut le soutien de certains milieux protestants, notamment évangéliques, qui voyaient dans ce retour l'accomplissement des prophéties bibliques et l'accélération du temps messianique. Cette théologie particulière, développée principalement dans le monde anglo-saxon, se manifesta à travers l'action de personnalités comme James Finn, consul britannique à Jérusalem, qui fonda en 1849 l'église du Christ près de Jaffa dans le but explicite de favoriser la conversion des Juifs mais aussi leur retour physique en Terre sainte. D'autres figures importantes de ce millénarisme chrétien favorable à la restauration d'Israël incluent le Genevois Abraham Pétavel, le missionnaire britannique Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury, le lieutenant-colonel britannique Charles Henry Churchill (à ne pas confondre avec son célèbre homonyme), ou encore le consul américain Warder Cresson, converti au judaïsme sous le nom de Michael Boaz Israel. Ces chrétiens sionistes, bien que motivés par des considérations théologiques parfois éloignées des préoccupations juives, constituèrent néanmoins des alliés précieux pour la cause du retour, apportant soutien politique, financier et médiatique à une idée encore embryonnaire.

La France ne resta pas à l'écart de ce mouvement intellectuel. Ernest Laharanne, secrétaire personnel de l'empereur Napoléon III et partisan convaincu du principe des nationalités, publia en 1860 un ouvrage intitulé "La nouvelle question d'Orient : Reconstruction de la nationalité juive" dans lequel il proposait audacieusement la création d'un État juif s'étendant de Suez à Smyrne, vision grandiose qui dépassait largement les frontières de la Palestine historique. Plus concrètement, Charles Netter, juif français animé d'idéaux universalistes, fonda l'Alliance Israélite Universelle qui établit en 1870 une ferme-école baptisée "Mikveh Israel" (L'Espoir d'Israël) près de Jaffa, institution pionnière visant à former les Juifs aux techniques agricoles modernes adaptées au contexte levantin. Le président de l'Alliance, Adolphe Crémieux, célèbre pour avoir obtenu la naturalisation collective des Juifs d'Algérie en 1870 (le fameux "décret Crémieux"), milita activement pour le développement de ces fermes-écoles, y voyant un moyen de "régénération" du peuple juif par le retour à la terre, sans nécessairement y associer un projet national explicite.

Sur le plan théorique, l'ouvrage fondamental de Moses Hess, "Rome et Jérusalem, la dernière question nationale", publié en 1862, marque un tournant décisif dans la formulation d'un nationalisme juif cohérent. Ancien compagnon de route de Karl Marx et Friedrich Engels, dont il s'était progressivement éloigné, Hess développe dans ce texte visionnaire une conception originale de la nation juive en se fondant sur les travaux historiographiques novateurs de Heinrich Graetz. Il y suggère méthodiquement la reconstitution d'un État juif moderne comme solution à "la question juive" que l'émancipation civique n'avait pas résolue. Hess constate avec lucidité que la nation juive pourrait se manifester par l'attachement à trois fondements complémentaires : la Torah (dimension spirituelle et éthique), la vieille terre d'Israël (dimension territoriale et historique) et l'idée d'un peuple d'Israël (dimension collective et solidaire). Contrairement à certains de ses contemporains, il estime que cette création étatique permettrait paradoxalement de sortir de l'impasse de l'antisémitisme européen en normalisant la condition juive et permettrait aux Juifs de gagner l'estime des Nations, tout en leur offrant l'opportunité de retrouver une fierté identitaire et de ne plus avoir à éprouver de honte face à leur propre héritage. Cette vision dialectique, alliant tradition et modernité, particularisme juif et universalisme humaniste, annonce déjà les synthèses que tentera d'opérer le futur mouvement sioniste.

Cette idée novatrice d'une autodétermination juive réjouissait des personnalités humanistes comme Henri Dunant, fondateur suisse de la Croix Rouge Internationale, mais trouva son expression la plus percutante dans l'ouvrage "Auto-émancipation" publié en 1882 par Léon Pinsker, médecin respecté exerçant à Odessa. Partisan fervent de l'assimilation jusqu'au pogrom dévastateur qui frappa sa ville en 1871, Pinsker opéra alors un revirement radical dans sa pensée, concluant amèrement que les Juifs seraient toujours détestés et haïs en Europe, quels que soient leurs efforts d'intégration et leurs contributions aux sociétés d'accueil. Dans son manifeste incisif, il qualifie les Juifs de "peuple élu de la haine universelle", désignant la judéophobie comme une maladie psychologique incurable des sociétés gentilles, une "judéophobie" qu'il analyse comme une forme de psychose collective transmise de génération en génération. Face à ce diagnostic implacable, il exhorte ses coreligionnaires à cesser d'être passifs, à ne plus attendre vainement l'intervention divine ou la bienveillance illusoire des nations, et à prendre très rapidement leur destin en main par la création d'un foyer national, sans nécessairement préciser sa localisation exacte, la Palestine n'étant qu'une option parmi d'autres dans sa vision pragmatique.

Pour comprendre pleinement l'émergence de ces idées nationalistes, il est essentiel de rappeler la situation particulièrement précaire et tragique des Juifs de l'Empire russe à cette époque, principal vivier démographique du judaïsme mondial. L'antisémitisme institutionnel y avait des racines anciennes, symbolisées par l'instauration de la zone de résidence par l'Impératrice Catherine II à la fin du XVIIIe siècle, cette vaste région occidentale de l'Empire où les Juifs étaient contraints de résider, sans pouvoir s'établir dans les grandes villes impériales ou les campagnes. Après une brève période d'émancipation relative et d'espoir sous le règne réformateur d'Alexandre II, l'assassinat de ce dernier en 1881 (auquel participèrent quelques révolutionnaires d'origine juive) déclencha un retour terrifiant de l'antisémitisme d'État sous Alexandre III, déterminé à russifier son empire et à persécuter ses minorités. Les mesures discriminatoires se multiplièrent : quota drastique d'admission des Juifs dans les établissements d'enseignement supérieur (numerus clausus), exclusion quasi-totale de la fonction publique et de l'armée (sauf comme simples soldats), interdiction d'exercer dans les compagnies de navigation fluviale, et promulgation des infâmes "règlements provisoires" leur interdisant d'acheter des biens immobiliers hors des villes, même dans la zone de résidence.

Cette oppression systématique, accompagnée de violences populaires encouragées par les autorités, plaçait les Juifs russes face à un choix cornélien : devenir des militants révolutionnaires de gauche (voie souvent choisie par les intellectuels urbains), rejoindre les rangs du Bund, organisation socialiste juive prônant l'autonomie culturelle au sein d'un empire démocratisé, ou opter pour l'émigration massive vers des terres plus clémentes. Pour faciliter cette dernière option, diverses organisations occidentales se créèrent : l'Alliance Israélite Universelle en France, le Mansion House Fund en Grande-Bretagne, la Jewish Colonization Association fondée par le baron Maurice de Hirsch, ou encore The Hebrew Emigrant Aid Society de New York, toutes visant à canaliser et soutenir cette émigration principalement vers l'Amérique ou l'Europe occidentale, et très secondairement vers la Palestine.

Dans ce contexte tumultueux émergèrent également des courants autonomistes, disciples de l'historien Simon Doubnov, qui prônait une voie médiane : ni assimilation complète, ni séparatisme territorial, mais l'émergence d'une Russie véritablement multiculturelle où différentes communautés ethniques et religieuses vivraient en autarcie relative au sein des Grands Empires existants, sans nécessairement aspirer à la souveraineté territoriale. Cette vision, qui aura une influence considérable sur les mouvements juifs non-sionistes du XXe siècle, notamment le Folkisme et certaines branches du Bundisme, proposait de transformer le judaïsme en une nationalité culturelle et linguistique séculière, sans attache territoriale spécifique.

C'est dans ce climat d'oppression croissante que se formèrent les premières associations des Amants de Sion (Hovevei Tzion), sous l'impulsion intellectuelle de Léon Pinsker et avec le soutien financier crucial du baron Edmond de Rothschild, philanthrope français surnommé "HaNadiv HaYadoua" (le Bienfaiteur Connu) par les colons reconnaissants. Ces groupes, établis dans diverses villes de la zone de résidence russe, organisaient des campagnes de collecte de fonds et préparaient méthodiquement l'émigration de petits groupes vers la Palestine ottomane, posant les fondements organisationnels et idéologiques de ce qui deviendrait bientôt le mouvement sioniste structuré. Malgré ces efforts, la première émigration vers la Palestine resta très légère en nombre, ne représentant qu'une fraction minime de l'exode juif russe, principalement dirigé vers les États-Unis et l'Europe occidentale.

Dès cette période pionnière, certaines voix prophétiques s'élevèrent pour mettre en garde contre les implications éthiques et politiques de l'entreprise colonisatrice naissante. La plus éloquente fut celle d'Asher Ginzberg, connu sous le pseudonyme d'Ahad Ha'am ("Un du Peuple"), intellectuel pénétrant qui visita la Palestine en 1891 et publia ensuite des observations critiques qui résonnent étrangement avec nos préoccupations contemporaines. Pour lui, la situation matérielle des Juifs comptait moins que leur renouveau moral et spirituel ; il fallait édifier un centre culturel et intellectuel en Palestine, un foyer d'inspiration pour l'ensemble du peuple juif, mais surtout pas se précipiter dans la création de colonies agricoles dispersées sans vision d'ensemble. Avec une lucidité remarquable, il affirmait qu'il existait déjà un peuple arabe en Palestine, attaché à sa terre depuis des générations, et qu'une colonisation inconsidérée finirait inévitablement par le déposséder, semant les graines de conflits futurs. Cette vision, qui prônait un sionisme culturel plutôt que politique, un centre spirituel plutôt qu'un État souverain, resta minoritaire mais influente dans les débats qui allaient structurer le mouvement sioniste à ses débuts, préfigurant certaines des tensions idéologiques qui traversent encore aujourd'hui la société israélienne contemporaine.


La Palestine, entre 1840 et 1910.

La Palestine ottomane fut longtemps objet de convoitises pour les puissances occidentales, particulièrement durant son occupation temporaire par Mohamed Ali, vassal égyptien de la Sublime Porte, entre 1831 et 1839. Cette période marque un jalon crucial dans l'histoire de cette province, encore peu densément peuplée mais déjà chargée d'une symbolique considérable pour les trois grandes religions monothéistes. L'intérêt occidental pour la Terre Sainte s'inscrivait dans un contexte plus large de délitement progressif de l'Empire ottoman, ce "homme malade de l'Europe" comme le qualifieront plus tard les chancelleries européennes, dont les provinces périphériques suscitaient des appétits coloniaux grandissants.

En 1839, le jeune sultan Abdul Majid Ier parvint finalement à récupérer la province syrienne, incluant la Palestine, et promulgua le 3 novembre de la même année le célèbre rescrit impérial de Gülhane, pierre angulaire des réformes connues sous le nom de Tanzimat. Ce document fondamental, adopté sous la pression manifeste des puissances européennes et d'une élite réformatrice minoritaire au sein de l'appareil d'État ottoman, visait à moderniser l'empire tout en préservant intact sa structure non religieuse. Il instaurait notamment des principes plus égalitaires entre l'État central et les diverses minorités ethniques et confessionnelles, fondant ainsi les bases d'une citoyenneté ottomane transcendant les appartenances communautaires traditionnelles. Cette tentative de réforme, bien qu'ambitieuse dans ses principes, eut cependant des conséquences imprévues et parfois désastreuses, en permettant aux puissances occidentales de jouer un jeu subtil d'ingérence dans les affaires intérieures de l'Empire en se posant comme protectrices de telle ou telle minorité.

La France, fidèle à sa politique séculaire de protection des catholiques d'Orient, renforça son influence auprès des communautés maronites et melkites, tandis que la Grande-Bretagne privilégiait ses relations avec les Druzes, minorité ésotérique influente du Mont-Liban et du Hauran. Cette instrumentalisation des minorités contribua significativement à exacerber les tensions interconfessionnelles dans toute la province syrienne, aboutissant à de sanglants affrontements entre chrétiens et musulmans entre 1841 et 1849, puis aux massacres particulièrement meurtriers de 1860 qui firent des milliers de victimes dans les deux camps. Ces événements traumatiques marquèrent profondément la conscience collective des populations locales et contribuèrent à fragiliser durablement le tissu social pluriconfessionnel qui caractérisait jusqu'alors ces régions.

La guerre de Crimée (1853-1856) constitua un autre épisode majeur dans cette longue saga de rivalités entre grandes puissances pour l'influence en Terre Sainte. La Russie impériale, se posant en protectrice des chrétiens orthodoxes de Palestine, qui formaient alors la communauté chrétienne la plus nombreuse du pays, revendiqua des droits particuliers sur les Lieux Saints et tenta d'affirmer son hégémonie sur une communauté qui aspirait déjà à s'émanciper de la tutelle du Patriarcat grec d'Istanbul. Cette prétention russe, perçue comme une menace directe par les puissances occidentales, fut l'une des causes immédiates du conflit qui opposa l'alliance franco-britannique et ottomane à la Russie. La victoire des alliés en 1856 fut suivie par la promulgation à Istanbul d'un nouveau rescrit impérial, le Hatt-i Hümayun, proclamant solennellement l'égalité parfaite entre tous les citoyens de l'empire, musulmans et non-musulmans, malgré les résistances des milieux traditionalistes qui voyaient dans cette égalité civique une violation des préceptes de la charia qui conférait jusqu'alors un statut juridique distinct aux dhimmis, les "protégés" non-musulmans de l'empire.

Ces réformes, loin de consolider l'Empire, semblent paradoxalement avoir accéléré son démembrement, en particulier dans ses provinces européennes. Une vague irrésistible d'indépendances nationales déferla sur les Balkans, touchant successivement la Serbie, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine, la Roumanie et la Bulgarie. Des événements similaires agitèrent également Chypre, cette île stratégique de Méditerranée orientale où cohabitaient populations grecques et turques. Simultanément, à l'ouest de l'Empire, les puissances européennes poursuivaient leur grignotage territorial : la France, déjà maîtresse de l'Algérie depuis 1830, s'emparait de la Tunisie en 1881, établissant son protectorat sur ce territoire formellement ottoman.

La Palestine elle-même, bien que demeurant sous contrôle ottoman, connut une pénétration occidentale croissante. Des Templiers allemands, cette secte millénariste protestante originaire du Wurtemberg, s'installèrent dans les premières colonies agricoles modernes de Terre Sainte, comme Sarona près de Jaffa ou la Colonie allemande à Haïfa, introduisant des techniques agronomiques avancées et un mode de vie européen dans ces contrées levantines. Parallèlement, des centaines d'agents commerciaux, de consuls, de missionnaires, d'ingénieurs, d'architectes et d'agronomes français, anglais, russes, autrichiens, espagnols, américains et italiens vinrent s'établir dans les villes côtières et à Jérusalem, formant progressivement des enclaves occidentales dont l'influence matérielle et culturelle dépassait largement leur importance numérique.

Le début du XXe siècle apporta de nouveaux bouleversements à l'Empire ottoman, déjà considérablement affaibli. La révolution des Jeunes Turcs en 1908 tenta une dernière modernisation de l'État, mais ne parvint pas à enrayer le processus de désintégration territoriale. La même année, l'Autriche-Hongrie annexa formellement la Bosnie-Herzégovine, tandis que la Bulgarie proclamait son indépendance définitive et que la Grèce incorporait l'île de Crète à son territoire national. Les Albanais obtinrent leur indépendance en 1912, après plusieurs révoltes sanglantes. Au sein même des provinces restantes de l'Empire, divers mouvements nationalistes commencèrent à émerger, notamment parmi les Arméniens, les Arabes et les Kurdes, aspirant chacun à l'autodétermination selon le modèle des États-nations européens.

Paradoxalement, dans ce contexte d'effritement généralisé, la Palestine demeura l'une des provinces les mieux contrôlées par la Sublime Porte, notamment grâce à l'importance symbolique fondamentale de la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem, troisième lieu saint de l'Islam, dont la garde conférait une légitimité religieuse considérable au Sultan-Calife. Les Ottomans maintinrent donc une présence administrative et militaire solide dans cette région, distribuant honneurs et prébendes aux familles de notables locaux, comme les Husseini de Jérusalem, qui obtinrent les deux postes clés de mufti et de naqib al-ashraf, consolidant ainsi l'ordre social traditionnel et la loyauté des élites musulmanes envers Constantinople. À cette époque, les trois provinces qui constitueront plus tard la Palestine mandataire comptaient, au milieu des années 1870, moins de 400 000 habitants, dont environ 40 000 chrétiens de diverses confessions, 40 000 bédouins semi-nomades et 25 000 juifs, ces derniers concentrés principalement dans les quatre villes saintes du judaïsme : Jérusalem, Hébron, Tibériade et Safed.

L'attitude de la Sublime Porte face aux premières vagues d'immigration juive fut initialement empreinte d'une grande méfiance, voire d'hostilité déclarée. Les autorités ottomanes, qui cherchaient à préserver la stabilité démographique et confessionnelle de leurs provinces, regardaient d'un œil suspicieux ces nouveaux arrivants européens porteurs d'idées nationalistes potentiellement subversives.

On distinguait alors clairement, au sein de la communauté juive de Palestine ottomane, deux groupes aux caractéristiques et aux aspirations profondément différentes : le "vieux Yishouv" et le "nouveau Yishouv". Le vieux Yishouv était composé de Juifs séfarades et ashkénazes présents depuis des siècles, parfois des millénaires, dans le pays. Ces communautés traditionnelles, principalement urbaines, vivaient souvent de la Halouqa, système caritatif par lequel les communautés juives diasporiques soutenaient financièrement leurs coreligionnaires établis en Terre Sainte pour qu'ils puissent se consacrer à l'étude et à la prière dans les lieux saints. Ces Juifs autochtones avaient dans l'Empire ottoman le statut juridique de dhimmis, statut qui, bien qu'impliquant certaines restrictions et le paiement d'un impôt spécifique (la jizya), leur garantissait protection et liberté de culte sous l'autorité musulmane.

Leur présence très ancienne et leur profonde acculturation au milieu levantin avaient tissé des relations généralement harmonieuses avec la population musulmane majoritaire. Juifs et musulmans partageaient en effet de nombreux traits culturels et un mode de vie similaire : ils cohabitaient dans les mêmes ruelles étroites des vieilles villes, fréquentaient les mêmes hammams (bains publics) et les mêmes cafés, tandis que leurs enfants pratiquaient des jeux identiques. Les musulmans rendaient fréquemment des services gracieux à leurs voisins juifs pendant le Shabbat, allumant leurs feux ou accomplissant d'autres tâches interdites par la loi religieuse juive ce jour-là. Les femmes juives et musulmanes portaient des vêtements traditionnels semblables et se voilaient pareillement le visage lors de leurs déplacements en public. Des croyances populaires communes, comme la crainte du mauvais œil (ayin ha-ra en hébreu, ayn al-hasud en arabe), créaient également des passerelles culturelles entre les deux communautés. Il était courant que les deux groupes partagent les services des mêmes sages-femmes, fréquentent les boutiques des mêmes artisans, et entretiennent des relations amicales et parfois même amoureuses. Ces liaisons interconfessionnelles étaient extrêmement fréquentes, y compris parmi des familles qui deviendraient plus tard, sous l'effet des tensions politiques croissantes, d'ardents opposants à l'État d'Israël.

Le nouveau Yishouv présentait un profil radicalement différent. Composé essentiellement d'immigrants ashkénazes récemment arrivés d'Europe orientale, il se distinguait culturellement tant des juifs autochtones que des musulmans de l'Empire ottoman. Ces nouveaux arrivants, souvent imprégnés d'idéaux nationalistes ou socialistes européens, heurtaient fréquemment les sensibilités locales par leurs comportements, leurs habitudes vestimentaires et leurs conceptions idéologiques modernistes. En 1882, au lendemain des pogroms russes qui provoquèrent la première vague significative d'immigration juive vers la Palestine (connue sous le nom d'Aliyah), les autorités ottomanes, malgré l'interdiction théorique des discriminations religieuses stipulée par le Congrès de Berlin de 1878, décidèrent d'interdire formellement l'entrée en Palestine aux Juifs provenant de Russie, de Roumanie et de Bulgarie, ainsi que la vente de terres aux Juifs et aux Templiers allemands dans cette province sensible.

Cependant, sous la pression constante des consulats occidentaux, qui intervenaient fréquemment en faveur des immigrants juifs détenteurs de passeports européens, cette politique restrictive s'assouplit progressivement. Il convient de noter que les Juifs autochtones eux-mêmes ne voyaient pas nécessairement d'un bon œil ces nouveaux venus, craignant que leur activisme politique et leurs manières européennes ne perturbent l'équilibre délicat des relations judéo-musulmanes établi au fil des siècles. Les premiers immigrants, organisés au sein du mouvement des Amants de Sion, ne possédaient alors que 7% des terres du pays et ne constituaient pas plus de 3% de la population rurale de Palestine. Une proportion significative d'entre eux, confrontés aux difficultés considérables de l'entreprise agricole dans un environnement aride et inhospitalier, abandonnèrent d'ailleurs rapidement les colonies rurales pour se réfugier dans les villes côtières de Jaffa et Haïfa, ou à Jérusalem, rejoignant ainsi les communautés juives traditionnelles urbaines.

Il est particulièrement révélateur de constater qu'à cette époque, de nombreux Juifs autochtones, notamment des Séfarades qui avaient particulièrement réussi économiquement et s'étaient parfaitement intégrés dans le tissu social et économique local, adhéraient avec enthousiasme aux idéaux du nationalisme arabe naissant. Certains d'entre eux participèrent activement au Congrès arabe de Paris en 1913 et au Congrès syrien de Damas en 1919, illustrant ainsi la fluidité des identités communautaires avant que le conflit national ne se cristallise dans sa forme moderne.

Un facteur souvent négligé dans l'évolution démographique de la Palestine fut la politique délibérée du sultan Abdulhamid II, qui consista à développer les infrastructures de la province par la construction de routes et de chemins de fer, notamment la ligne du Hedjaz reliant Damas à Médine en passant par la Palestine. Ces améliorations infrastructurelles et l'attention particulière portée par le sultan à cette province stratégique provoquèrent une immigration musulmane significative vers la Palestine, accroissant sensiblement la population arabe de la région. Dans ce contexte démographique dynamique, les nouveaux immigrants juifs, malgré leur importance symbolique et l'attention disproportionnée qu'ils suscitaient dans les chancelleries européennes, demeuraient une minorité relativement peu nombreuse, à la fois peu appréciée par les autorités ottomanes méfiantes et peu représentative de la population globale de la zone.

Ainsi, à la veille de la Première Guerre mondiale, la Palestine ottomane présentait un tableau complexe de coexistence intercommunautaire, traversé par des courants contradictoires d'hostilité et d'accommodement, sur fond de modernisation hésitante et d'influence occidentale croissante. Les graines du conflit futur étaient déjà semées, mais la catastrophe de la Grande Guerre et l'effondrement définitif de l'Empire ottoman allaient radicalement transformer le paysage politique de la région, ouvrant la voie à une nouvelle ère marquée par les mandats européens, l'intensification de l'immigration juive et l'éveil définitif du nationalisme arabe palestinien. Cette phase tumultueuse de transition, entre un empire pluriséculaire en déclin et un Moyen-Orient redessiné par les puissances coloniales, mérite d'être étudiée attentivement pour comprendre les racines profondes des antagonismes qui déchirent encore aujourd'hui cette terre trois fois sainte.


Les moshavot du Baron de Rothschild. 

La figure d'Edmond de Rothschild, déjà évoquée pour son rôle crucial de mécène dans le financement des colonies naissantes, mérite qu'on s'y attarde davantage tant son influence fut déterminante dans la structuration concrète des implantations juives en Palestine. Contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, ce membre éminent de la célèbre dynastie bancaire n'était initialement guère impliqué dans les affaires communautaires juives, cultivant plutôt une passion prononcée pour l'art, l'archéologie et les sciences. Son engagement dans la cause du retour juif en Palestine constitue donc un tournant personnel significatif, qui tranche avec ses préoccupations antérieures et avec les positions de certains membres de sa famille, pourtant déjà actifs dans les institutions juives françaises. Ses frères, Alphonse et Gustave, occupaient en effet des postes éminents au sein du judaïsme institutionnel français, le premier présidant le Consistoire central et le second le Consistoire de Paris, organisations représentatives officielles créées sous Napoléon Ier pour administrer le culte israélite dans le cadre du système concordataire.

Ce furent les terribles pogroms qui ravagèrent l'Empire tsariste après l'assassinat d'Alexandre II qui émurent profondément le baron, l'incitant à créer le "Comité de bienfaisance en faveur des victimes des pogromes de Russie", première manifestation concrète de son implication dans la cause juive. Dans cette entreprise humanitaire, il s'entoura de conseillers qui allaient jouer un rôle déterminant dans ses futures initiatives palestiniennes, notamment son précepteur en matière religieuse Albert Cohn, ainsi que le grand rabbin Zadoc Kahn, figure éminente du judaïsme français. Edmond de Rothschild tenait également en haute estime Charles Netter et sa ferme-école de Mikveh Israël, institution pionnière qui allait servir de modèle embryonnaire pour ses propres ambitions agricoles en Terre sainte.

L'implication du baron dans le financement des implantations juives en Palestine ne fut pas immédiate mais progressive, résultant initialement de sollicitations externes plutôt que d'une stratégie délibérée. La première intervention significative eut lieu lorsqu'il fut approché pour sauver de la faillite la colonie de Rishon LeZion ("Premier à Sion"), village agricole fondé par des pionniers mais confronté à d'insurmontables difficultés financières et agronomiques. Cette opération de sauvetage ponctuelle allait ouvrir la voie à un engagement de plus en plus systématique dans le financement et la gestion des moshavot, ces colonies agricoles qui constituaient l'avant-garde concrète du retour juif sur la terre ancestrale.

La vision du baron pour ces implantations s'inspirait d'un modèle spécifique qu'il souhaitait reproduire : celui de villages peuplés de "vrais paysans juifs", à la fois proches de la terre et attachés aux traditions religieuses. Dans sa conception idéalisée, ces colonies devaient incarner une régénération du peuple juif par le travail agricole, rompant avec des siècles de confinement urbain et de spécialisation dans le commerce et l'artisanat auxquels les discriminations européennes avaient condamné les communautés juives. En pratique, les colons provenaient majoritairement de Lituanie et de Pologne, formant des groupes relativement restreints de quelques centaines d'individus, hommes et femmes d'âge mûr, souvent issus de milieux urbains et sans expérience agricole préalable - réalité bien éloignée de l'idéal bucolique initialement imaginé par le baron.

Le premier contingent significatif de colons placés sous le patronage direct du baron s'établit en 1884 à Ekron (aujourd'hui Mazkeret Batya), ouvrant la voie à une série d'implantations similaires. Le modèle économique et social imaginé par Rothschild présentait une remarquable cohérence interne : chaque famille se voyait attribuer un lopin de terre de dimensions généreuses, entre dix et vingt hectares, une habitation construite selon des normes européennes, ainsi qu'un pécule mensuel couvrant la première année d'installation, période nécessaire pour que les cultures commencent à produire des revenus. Cette générosité matérielle s'accompagnait cependant d'un contrôle rigoureux sur tous les aspects de la vie coloniale.

L'administration de chaque village était en effet confiée à un représentant direct du baron, généralement issu de son cercle de proches collaborateurs, qui exerçait une autorité quasi absolue sur l'organisation de la colonie. Ce mandataire déterminait souverainement les choix agricoles - quelles cultures privilégier, quelles techniques employer, quels marchés viser - et supervisait également l'ensemble des services communautaires essentiels : l'école, l'infirmerie, la synagogue et le bain rituel (mikveh), éléments fondamentaux de la vie sociale et religieuse juive traditionnelle. Les décisions de ces administrateurs étaient irrévocables, et les colons devaient s'engager formellement, avant même leur admission, à se soumettre entièrement aux directives du baron et de ses agents dans tous les domaines, qu'ils soient sociaux, culturels ou religieux.

Cette mise sous tutelle des villages juifs par le mécène français incarnait un modèle de développement profondément ambivalent. On y discerne simultanément un authentique souci philanthropique - assurer la survie et la prospérité d'une entreprise coloniale extrêmement fragile dans ses débuts - et une vision paternaliste, autoritaire et conservatrice qui laissait peu de place à l'initiative individuelle et à l'autonomie communautaire. Ce mode de fonctionnement suscita d'ailleurs de vives critiques, particulièrement dans les cercles juifs progressistes et socialistes, qui y voyaient une reproduction des hiérarchies sociales oppressives dont ils cherchaient précisément à s'émanciper.

L'existence d'une moshava au profil sensiblement différent, établie à Guedera, illustre bien cette tension idéologique. Cette colonie comptait parmi ses membres des militants appartenant au mouvement Bilou, acronyme hébreu tiré d'un verset d'Isaïe signifiant "Maison de Jacob, venez et marchons". Ces jeunes pionniers représentaient une élite d'avant-garde, imprégnée d'idéaux socialistes et libre-penseurs, profondément laïque et collectiviste, dont les aspirations contrastaient radicalement avec l'approche verticale et traditionaliste privilégiée par le baron. Leurs positions idéologiques tranchaient nettement avec celles de la majorité des habitants des autres colonies, généralement plus attachés aux traditions religieuses et dépourvus d'orientation politique clairement définie.

L'expansion du réseau de colonies placées sous le patronage du baron s'effectua dans la plus grande discrétion, reflétant tant la prudence nécessaire vis-à-vis des autorités ottomanes, méfiantes envers toute entreprise étrangère susceptible de fragiliser leur souveraineté, que la volonté personnelle d'Edmond de Rothschild de ne pas faire étalage public de sa générosité. Les documents officiels le désignaient par des périphrases telles que "le philanthrope bien connu" ou "le bienfaiteur anonyme", et cette discrétion devint emblématique de son approche, au point qu'il reçut en hébreu le surnom respectueux de "HaNadiv HaYadoua" (le Bienfaiteur Connu).

Cette générosité princière s'accompagnait toutefois d'un contrôle rigoureux : en échange de l'acquisition des terres et de la promesse d'un soutien financier pluriannuel, les colons devaient souvent céder leurs droits de propriété effectifs et accepter de se soumettre aux directives des agents du baron, notamment aux choix agronomiques dictés par le chef horticulteur, Justin Dugourd, personnage emblématique de cette administration coloniale. Cette prise en charge était véritablement totale, englobant non seulement l'acquisition initiale des terrains mais également la construction des habitations, le forage des puits, l'irrigation des champs, l'assainissement des zones marécageuses, et la mise en place de l'ensemble des infrastructures communautaires indispensables.

Le volet éducatif revêtait une importance particulière dans cette entreprise colonisatrice. Les agriculteurs, souvent novices dans ce domaine, bénéficiaient d'une formation technique approfondie. Des soins médicaux étaient prodigués gratuitement par un personnel qualifié. Le système scolaire, pierre angulaire du développement communautaire, s'appuyait sur des enseignants spécialement recrutés et sur des programmes pédagogiques méticuleusement élaborés. Faisant preuve d'une remarquable modernité pour l'époque, ces écoles accueillaient tant les garçons que les filles, leur dispensant non seulement un enseignement classique mais également des cours pratiques comme l'apprentissage de la langue arabe - reconnaissance implicite de la nécessité d'interactions avec la population locale - et du français, langue de l'administration coloniale. Des stages d'apprentissage complétaient cette formation académique, préparant la jeunesse à une insertion professionnelle efficace.

Parallèlement à cette ouverture pédagogique, l'attachement du baron aux traditions religieuses se manifestait par son insistance pour que chaque village dispose de sa propre synagogue, d'un bain rituel (mikveh), d'un rabbin, d'un sacrificateur rituel (shohet) et d'un maître d'hébreu (melamed). Cette préservation des structures traditionnelles du judaïsme, associée à l'innovation technique et économique, témoigne d'une vision synthétique cherchant à concilier modernité et fidélité aux racines ancestrales.

La gestion quotidienne de ces colonies par les agents de Rothschild ne fut cependant pas exempte de tensions et de conflits. Les administrateurs, généralement français et souvent peu familiers avec les réalités culturelles des immigrants d'Europe orientale, adoptaient fréquemment une attitude condescendante, voire tyrannique, envers les colons. Cette relation verticale et autoritaire reproduisait en de nombreux aspects le modèle colonial français alors en vigueur en Algérie, avec son cortège de brutalités administratives et de mépris culturel, transposant en contexte juif des rapports de domination similaires à ceux qui existaient entre colonisateurs européens et populations indigènes dans d'autres entreprises coloniales contemporaines.

Sur le plan économique, les choix agricoles imposés par l'administration Rothschild marquèrent une rupture radicale avec les traditions d'auto-subsistance qui avaient prévalu dans les tentatives pionnières antérieures. Les cultures vivrières, destinées à nourrir directement les communautés locales, furent progressivement abandonnées au profit d'une monoculture intensive orientée vers l'exportation. La viticulture occupa initialement une place prépondérante, suivie par l'oléiculture, la culture de l'amandier, du mûrier pour la sériciculture, des fleurs pour la parfumerie, et des agrumes, particulièrement les pamplemousses et les oranges qui allaient devenir emblématiques de l'agriculture israélienne. Cette spécialisation dans des produits à haute valeur ajoutée destinés aux marchés européens correspondait à une vision économique coloniale classique : fournir des matières premières et des produits semi-transformés aux métropoles industrielles sans développer sur place une infrastructure industrielle complète qui aurait pu concurrencer les économies européennes.

Cette orientation économique favorisa l'émergence d'une petite classe de notables juifs francophones, sorte de bourgeoisie coloniale locale étroitement dépendante des structures de financement et de commercialisation européennes. Cette évolution sociologique suscita non seulement l'irritation des communautés juives autochtones, établies depuis des générations en Palestine et généralement plus traditionalistes et orthodoxes, mais également les critiques acerbes d'intellectuels comme Asher Ginzberg, connu sous le pseudonyme d'Ahad Ha'am ("Un du Peuple").

Ce dernier, après une visite d'inspection en Palestine en 1891, publia un réquisitoire virulent contre les émigrés de la première Aliya (vague d'immigration) en général et les villages patronnés par le baron en particulier. Sa critique portait tant sur l'artificialité économique de ces implantations que sur l'arrogance culturelle de leurs habitants. Avec une lucidité prophétique particulièrement remarquable pour l'époque, il rappelait à ses coreligionnaires une réalité fondamentale trop souvent occultée : la Palestine n'était pas une "terre sans peuple pour un peuple sans terre", selon la formule qui deviendrait plus tard un slogan sioniste, mais bien un pays déjà habité par un peuple arabe profondément attaché à cette terre depuis des générations. Pour Ahad Ha'am, l'oubli de cette réalité démographique et l'aveuglement volontaire quant aux droits et aux aspirations de la population autochtone portaient en germe les conflits futurs qui allaient effectivement éclater avec une violence croissante au fil des décennies suivantes.

L'aventure coloniale directement pilotée par le baron prit fin en 1899, lorsqu'après un voyage d'inspection en Palestine, Edmond de Rothschild prit la décision de prendre du recul et de confier la gestion de ses colonies à la Jewish Colonization Association (JCA), organisation philanthropique initialement fondée par le baron Maurice de Hirsch pour faciliter l'émigration juive vers l'Argentine, et qui allait désormais étendre ses activités à la Palestine. Ce désengagement relatif ne signifiait pas un abandon total mais plutôt une restructuration administrative et une professionnalisation de la gestion de ces implantations, reflétant peut-être la reconnaissance des limites d'une approche excessivement personnalisée et centralisée.

Malgré toutes les critiques légitimes qu'on peut adresser à ce modèle colonial paternaliste et ses angles morts culturels et politiques, force est de reconnaître que l'entreprise du baron produisit également des résultats tangibles. Les caves viticoles de Rishon LeZion, par exemple, élaboraient un "Bordeaux palestinien" qui commençait à se faire une réputation sur les marchés européens. Plus significativement encore sur le plan culturel, ces moshavot constituèrent de véritables incubateurs pour la renaissance de la langue hébraïque comme idiome du quotidien et non plus seulement comme langue liturgique ou savante. Cette révolution linguistique, portée notamment par des pionniers comme Eliezer Ben-Yehuda, allait devenir l'un des piliers identitaires fondamentaux du futur État d'Israël, illustrant comment des initiatives initialement conçues dans une optique principalement économique et agricole pouvaient engendrer des transformations culturelles profondes aux implications politiques considérables.

La période comprise entre 1882 et 1903, correspondant approximativement à la première Aliya, vit l'arrivée en Palestine de trente à quarante mille Juifs originaires principalement d'Europe orientale, auxquels s'ajoutèrent plusieurs milliers d'immigrants venus du Yémen, d'Afrique du Nord, des Balkans et du Caucase, témoignant de la diversité géographique et culturelle du monde juif de l'époque. Cette immigration, bien que numériquement modeste comparée aux vagues ultérieures et aux flux migratoires contemporains vers l'Amérique, constitua néanmoins le noyau initial autour duquel allait progressivement se structurer la communauté juive moderne de Palestine, le Yishouv, préfiguration sociologique et institutionnelle du futur État d'Israël.

Les tensions internes à cette communauté juive en formation ne tardèrent pas à se manifester, particulièrement entre les Juifs autochtones du "vieux Yishouv", souvent ultra-orthodoxes et culturellement proches des populations arabes locales après des siècles de coexistence, et les nouveaux arrivants imprégnés de culture européenne et porteurs d'idéologies modernistes. Les premiers, vêtus traditionnellement et observant rigoureusement les préceptes religieux, regardaient avec méfiance ces coreligionnaires habillés à l'européenne et dont les femmes jouissaient d'une liberté scandaleuse à leurs yeux. Cette fracture culturelle et idéologique, qui traverse encore aujourd'hui la société israélienne contemporaine, s'inscrivit également dans l'espace géographique : Jérusalem et Jaffa demeurèrent les centres du judaïsme traditionnel autochtone, tandis que les nouveaux immigrants jetèrent les bases de ce qui allait devenir Tel Aviv, symbole de la modernité juive sécularisée.

Cette nouvelle agglomération, officiellement fondée en 1909 comme banlieue de Jaffa mais destinée à la surpasser rapidement en importance, devint le centre névralgique d'une vie économique et culturelle spécifiquement juive et résolument moderne. On y voyait fleurir des infrastructures caractéristiques d'une société urbaine européenne : centres hospitaliers, compagnies d'assurance, agences de voyage, banques, imprimeries, journaux, librairies, blanchisseries, ateliers de couture, hôtels, cafés, restaurants et bains publics, formant un tissu économique et social complet et autonome. Cette ville accueillit également les bureaux des organisations sionistes comme les Amants de Sion, la Jewish Colonization Association et, ultérieurement, le Front national juif qui allait jouer un rôle crucial dans la construction des institutions proto-étatiques de la communauté juive palestinienne.

Tel Aviv incarnait ainsi une vision de la modernité juive distincte à la fois de l'orthodoxie traditionnelle et des modèles d'assimilation individuelle proposés par les démocraties occidentales : non pas la dissolution du particularisme juif dans des cultures nationales préexistantes, ni le maintien d'une identité exclusivement religieuse et communautaire, mais la création d'une nouvelle culture nationale juive, séculière dans ses manifestations quotidiennes tout en puisant dans l'héritage traditionnel, et s'exprimant dans une langue ancienne miraculeusement ressuscitée et adaptée aux réalités contemporaines.


Le sionisme moderne de Théodore Herzl. 

Le nationalisme juif, qui avait progressivement émergé comme une expression intellectuelle à travers les écrits pionniers de Moses Hess et Léon Pinsker, allait trouver son incarnation politique définitive et son architecte le plus emblématique en la personne de Theodor Herzl. Né le 2 mai 1860 à Budapest, dans une Hongrie alors sous tutelle habsbourgeoise, ce fils de famille juive aisée et assimilée connut un parcours intellectuel qui illustre parfaitement les tensions et contradictions qui traversaient la judéité européenne à l'aube du XXe siècle. Installé à Vienne avec ses parents à l'âge de dix-huit ans, il y poursuivit brillamment des études de droit, mais son cœur battait déjà pour la littérature et le journalisme plutôt que pour les austères codes juridiques. Cette Vienne fin-de-siècle qu'il découvrait alors constituait un creuset intellectuel extraordinaire où s'épanouissaient de nombreux talents juifs qui marqueraient profondément la modernité européenne : le socialiste Victor Adler, l'écrivain Stefan Zweig, le compositeur Gustav Mahler, le peintre Gustav Klimt, et bien sûr Sigmund Freud, père de la psychanalyse, tous contribuant à cette effervescence créatrice où l'identité juive se fondait dans l'universalisme de la culture allemande.

Le jeune Herzl semblait parfaitement incarner cet idéal d'assimilation réussie qui animait la bourgeoisie juive occidentale depuis l'émancipation. Passionné de littérature et de théâtre germaniques, il n'éprouvait initialement aucun intérêt particulier pour la culture juive traditionnelle, malgré la piété de son grand-père paternel. Cette distance vis-à-vis du judaïsme était telle qu'en 1875, alors qu'il étudiait dans un établissement protestant de Budapest, il fonda avec quelques camarades un club littéraire voué à l'apprentissage et à la maîtrise raffinée de "la langue de Goethe". Plus révélateur encore de cette volonté d'intégration sans réserve, il rejoignit en 1881 la corporation estudiantine viennoise Albia, connue pourtant pour ses sympathies pangermanistes et ses accointances avec le parti antisémite de Georg von Schönerer. Ce choix paradoxal témoigne éloquemment de sa conviction profonde que l'antisémitisme n'était qu'un vestige archaïque voué à disparaître avec le progrès de la civilisation et des Lumières, et que les Juifs pouvaient et devaient s'intégrer pleinement dans leurs sociétés d'adoption, quitte à faire fi des manifestations occasionnelles d'hostilité à leur égard.

Cette foi naïve dans les vertus de l'assimilation se heurta cependant progressivement à la réalité montante d'un antisémitisme nouveau, racialisé et pseudo-scientifique, bien plus virulent et systématique que les anciennes formes de judéophobie religieuse. La lecture du pamphlet de Karl Eugen Dühring, "Le problème juif en tant que question raciale, morale et culturelle", constitua pour lui un premier choc intellectuel, bientôt suivi d'une prise de conscience plus concrète lorsque, au lendemain de la mort de Richard Wagner (dont l'antisémitisme était notoire), des manifestations antijuives éclatèrent à Vienne, poussant finalement Herzl à démissionner en 1883 de la corporation Albia en signe de protestation. Cette évolution intérieure demeurait néanmoins encore limitée, et s'il acheva en 1884 ses études de droit, ce fut sans enthousiasme pour la carrière d'avocat, préférant se consacrer à la littérature et au journalisme, voyageant à travers l'Europe et publiant pièces de théâtre, critiques et articles de presse. Son talent d'écriture lui valut d'être engagé par le prestigieux journal libéral viennois Neue Freie Presse, qui lui offrit en octobre 1891 le poste convoité de correspondant à Paris, qu'il occupa jusqu'en juillet 1895.

Ce séjour parisien allait s'avérer décisif dans sa transformation intellectuelle et politique. Pendant près de quatre ans, il observa minutieusement la vie politique française, découvrant avec stupéfaction que la patrie des droits de l'homme, cette France qu'il imaginait immunisée contre le poison antisémite, en était au contraire profondément imprégnée. Il constata que le mal qu'il avait identifié en Autriche-Hongrie avec Schönerer et Karl Lueger, le maire antisémite de Vienne, s'y manifestait avec une virulence comparable. Dans cette Troisième République vacillante, secouée par des procès à grand spectacle et des scandales retentissants, il observa le succès phénoménal d'ouvrages comme "La France juive" d'Édouard Drumont, pavé antisémite de 1200 pages vendu à plus de 70.000 exemplaires, et la prolifération d'organes de presse d'extrême-droite tels que "La Libre Parole". Mais ce fut surtout l'Affaire Dreyfus, éclatant en 1894 avec la condamnation pour trahison du capitaine Alfred Dreyfus, officier français d'origine juive alsacienne, qui cristallisa sa nouvelle conscience politique.

Témoin direct de la dégradation publique de Dreyfus, de son procès inique et des manifestations antisémites qui l'accompagnèrent, Herzl vécut un véritable traumatisme qui ébranla ses dernières illusions sur la possibilité d'une intégration pleine et entière des Juifs dans les sociétés européennes. Il avait déjà perçu l'ampleur du phénomène antisémite français dès 1892, rédigeant pour son journal un article ironique sur le caractère prétendument "cultivé" de l'antisémitisme hexagonal, à l'occasion de l'affaire du marquis de Morès. Cette prise de conscience le conduisit à s'éloigner progressivement des associations de défense contre l'antisémitisme qui persistaient dans leur logique assimilationniste, désormais perçue par lui comme illusoire. Il envisagea même brièvement un projet fantaisiste de mettre fin à la "question juive" en négociant avec le Saint-Siège l'arrêt de l'antisémitisme en échange du baptême volontaire de la jeunesse juive viennoise, signe de ses tâtonnements intellectuels dans la recherche d'une solution à ce qu'il percevait désormais comme un problème insoluble dans le cadre existant.

La maturation de sa pensée le conduisit finalement à une conclusion radicale : l'émancipation civique des Juifs, cette conquête chèrement acquise au cours du XIXe siècle, s'était révélée incapable de résoudre définitivement leur situation précaire en Europe. Pour Herzl, il devenait évident que seule la création d'un État juif souverain, susceptible d'accueillir les Juifs indésirables dans leurs pays de résidence, pourrait apporter une solution durable à leur détresse. Il est crucial de comprendre que cette idée ne relevait pas, dans son esprit, d'une vision messianique ou même d'une fin en soi, mais constituait plutôt une solution fonctionnelle et pragmatique, destinée à éradiquer l'antisémitisme et à assainir les rapports entre Juifs et non-Juifs à l'échelle mondiale. Le futur État juif qu'il imaginait incarnerait les idéaux humanistes les plus élevés de la civilisation européenne : moderne et laïque, fondé sur la justice sociale, l'esprit d'entreprise et le développement scientifique et industriel, il se rapprocherait davantage d'une "république aristocratique" à l'européenne, dans la tradition vénitienne, que d'un royaume biblique restauré.

Durant l'été 1895, Herzl consigna frénétiquement ses réflexions dans un journal intime qui constituerait la matrice de son œuvre majeure, "Der Judenstaat" (L'État des Juifs), publié en février 1896. Ce manifeste fondateur du sionisme politique présentait une analyse lucide de la situation des Juifs en Europe et proposait une solution audacieuse et structurée. Ignorant que l'hébreu connaissait déjà une renaissance remarquable en Palestine chez les premiers colons juifs, il concentra son attention sur les aspects politiques, diplomatiques et organisationnels du projet. Il préconisa la création de deux organismes distincts chargés de sa mise à exécution : une "Society of Jews", habilitée à négocier au nom du peuple juif avec les puissances internationales, et la "Jewish Company", chargée de l'organisation concrète de l'émigration, de l'achat des terres, de leur mise en valeur et de l'ensemble de l'activité économique du futur État.

Quant à la localisation géographique de cet État, Herzl fit preuve d'un pragmatisme remarquable, envisageant initialement l'Argentine, alors l'un des pays les plus riches du monde, dotée d'une faible densité de population et d'un climat modéré. Ce n'est que dans un second temps qu'il privilégia la Palestine, reconnaissant qu'elle demeurait "la patrie historique inoubliable" des Juifs et qu'elle exercerait un pouvoir d'attraction incomparable sur les masses juives dispersées. Mais son opportunisme politique le conduisit également à considérer d'autres territoires potentiels comme Chypre, le nord de la péninsule du Sinaï en Égypte, ou encore l'Ouganda en Afrique orientale, témoignant de sa volonté de résoudre avant tout un problème social et politique urgent, plutôt que de satisfaire des aspirations religieuses ou sentimentales.

La publication de "Der Judenstaat" suscita des réactions contrastées : incompréhension et railleries dans son propre milieu viennois et parmi les Juifs occidentaux largement assimilés, mais enthousiasme fervent au sein des masses juives des ghettos d'Europe orientale, en Galicie, en Pologne, en Russie et en Roumanie, qui subissaient quotidiennement les affres de la discrimination et des pogroms. Fort de ces soutiens populaires et déterminé à transformer son projet théorique en mouvement politique concret, Herzl convoqua, entre le 29 et le 31 août 1897, au Casino municipal de Bâle en Suisse, le premier Congrès sioniste. Cet événement historique rassembla environ deux cents délégués venus de quinze pays, notamment d'Algérie, d'Allemagne, d'Angleterre, des États-Unis, de France, de Palestine et de Russie.

Dans son discours d'ouverture, Herzl exposa avec clarté et conviction l'objectif fondamental du Congrès : bâtir les fondations du foyer qui abriterait un jour la nation juive restaurée. Le "Programme de Bâle", adopté à l'issue des délibérations, définissait officiellement le sionisme comme "un mouvement politique visant à établir en Palestine une patrie de droits publics destinée au peuple juif et reconnue à l'échelle mondiale". Cette formulation soigneusement pesée soulignait la nature essentiellement politique et non plus philanthropique de l'entreprise, marquant une rupture décisive avec les initiatives antérieures des Amants de Sion (Hovevei Tzion). Le Congrès établit également les structures organisationnelles du mouvement naissant : des fédérations sionistes nationales et régionales, un comité exécutif permanent dirigé par un président et deux vice-présidents élus, une cotisation obligatoire pour tous les adhérents acceptant le programme. Le mouvement sioniste se dota rapidement des attributs symboliques d'une nation en devenir : un hymne, la "Hatikvah" (L'Espoir), un journal officiel, "Die Welt" (Le Monde), et un drapeau arborant une étoile de David sur fond blanc parcouru de deux bandes de couleur azur.

Dès cette fondation, cependant, apparurent au sein du mouvement des tensions idéologiques qui présageaient des fractures futures. Une fraction démocratique, véritable aile gauche du sionisme, émergea sous la conduite de personnalités comme Leo Motzkin, Chaim Weizmann, Victor Jacobson et Martin Buber. Ces intellectuels critiquaient la vision essentiellement politique et diplomatique de Herzl, estimant qu'il accordait trop d'importance aux négociations avec les grandes puissances et négligeait la dimension culturelle et spirituelle du renouveau national juif. Ces divergences, qui s'exprimeraient plus vigoureusement après la disparition de Herzl, reflétaient les différentes conceptions du judaïsme et de l'identité juive coexistant au sein d'un mouvement de plus en plus diversifié.

Insensible à ces critiques internes, Herzl se lança dans une activité diplomatique frénétique, multipliant les voyages entre Vienne, Jérusalem, Constantinople, La Haye, Londres, Paris et Francfort pour promouvoir son projet auprès des chancelleries européennes et des autorités ottomanes. Parallèlement à ces efforts diplomatiques, il publia en 1902 un essai utopique intitulé "Altneuland" (Le Pays ancien-nouveau), dans lequel il dépeignait sa vision idéalisée du futur État juif : une république de culture européenne, interconfessionnelle, libérale et démocratique, animée par un esprit fraternel et universaliste, économiquement développée et intégrée au capitalisme mondial. Dans cette utopie, les tensions entre Juifs et Arabes étaient miraculeusement absentes, reflétant son optimisme quant à la coexistence harmonieuse des deux peuples.

Cette vision pacifique explique en partie pourquoi Herzl ne perçut jamais la possibilité d'un affrontement entre nationalisme arabe et nationalisme juif, convaincu que les bénéfices matériels et technologiques apportés par les colons juifs finiraient par gagner le cœur et l'esprit des populations arabes locales. Il fut d'ailleurs reçu par les plus hauts dignitaires ottomans, dont il espérait obtenir l'aval pour la constitution d'une compagnie à charte juive en Palestine, sans jamais parvenir à ses fins, le sultan Abdülhamid II ayant lancé une politique panislamique qui excluait toute concession à un mouvement nationaliste juif. Ces échecs diplomatiques ne découragèrent pourtant pas Herzl, persuadé que les Arabes finiraient par apprécier la présence juive grâce aux avantages qu'elle leur apporterait en termes de savoir-faire et de connaissances technologiques. Même la question épineuse des lieux saints ne lui semblait pas insurmontable, estimant qu'ils ne devaient appartenir à personne en particulier et deviendraient le patrimoine commun de tous les croyants.

Sur le plan pratique, Herzl envisageait un processus d'immigration en deux phases : d'abord l'installation des communautés pauvres et surpeuplées d'Europe centrale et orientale, puis, mécaniquement, l'arrivée d'une immigration plus qualifiée d'ingénieurs, de juristes, de commerçants et de cadres supérieurs, attirés par les opportunités économiques du nouvel État. Cette vision à la fois pragmatique et idéaliste se heurta cependant à une première crise majeure au sein du mouvement sioniste durant l'été 1903, avec ce que l'histoire retiendrait sous le nom d'"affaire de l'Ouganda". Joseph Chamberlain, secrétaire britannique aux Colonies, avait proposé à Herzl d'octroyer aux Juifs un territoire dans l'actuel Kenya (alors partie de l'Afrique orientale britannique) pour y établir un État autonome. Fidèle à son pragmatisme, Herzl se montra favorable à cette proposition et une mission fut envoyée pour en vérifier la faisabilité.

Cette initiative provoqua une tempête au sein du mouvement sioniste, particulièrement lors du sixième Congrès tenu en 1903. Les débats furent extrêmement houleux, les opposants les plus virulents étant paradoxalement les délégués russes, pourtant issus des communautés les plus persécutées et qui auraient pu, en théorie, bénéficier le plus immédiatement d'un refuge territorial, quel qu'il soit. Ces représentants, profondément attachés à la dimension historique et spirituelle de la Palestine, reprochèrent à Herzl non seulement cette diversion territoriale mais aussi ses contacts avec le ministre de l'Intérieur russe, considéré comme responsable des sanglants pogroms de Kichinev survenus en avril 1903. Cette controverse illustrait la tension fondamentale qui traversait le sionisme naissant entre pragmatisme politique et attachement spirituel à la Terre promise.

Épuisé par ces luttes internes et par son activité incessante, Theodor Herzl s'éteignit prématurément le 3 juillet 1904 des suites d'une pneumonie, dans sa résidence d'Edlach en Autriche. Il n'avait que quarante-quatre ans. Sa disparition précoce priva le mouvement sioniste de son architecte principal et de sa force unificatrice au moment même où il entrait dans une phase critique, déchiré entre les "territorialistes" prêts à accepter un État juif où qu'il se trouve et les "palestinophiles" déterminés à ne s'établir qu'en Terre sainte. Ces divisions internes étaient d'autant plus préoccupantes que la situation des Juifs en Europe orientale se détériorait dramatiquement avec une nouvelle vague de pogroms particulièrement violents en Russie.

La mort de Herzl marque ainsi la fin de la période fondatrice du sionisme politique et le début d'une nouvelle ère, plus complexe et conflictuelle, où le mouvement devrait affronter simultanément les défis de sa cohésion interne, des relations avec les puissances internationales et de la situation concrète en Palestine. L'héritage de Herzl demeure cependant immense et ambivalent : visionnaire politique qui sut transformer une aspiration millénaire en projet concret, diplomate infatigable qui plaça la question juive sur l'échiquier international, mais aussi utopiste dont l'optimisme confiant quant à la coexistence judéo-arabe s'avérerait tragiquement démenti par l'histoire. Son nom reste indissociablement lié à la création de l'État d'Israël, réalisée quarante-quatre ans après sa mort, comme l'accomplissement posthume de sa prophétie audacieuse consignée dans son journal après le premier Congrès de Bâle : "À Bâle, j'ai fondé l'État juif. Si je le disais aujourd'hui à haute voix, je susciterais un rire universel. Mais peut-être dans cinq ans, et certainement dans cinquante ans, tout le monde le verra."


Le temps des pionniers.

Au tournant du XXe siècle, le mouvement sioniste connut une profonde mutation, passant de l'abstraction théorique à une réalité concrète sur le sol palestinien. L'échec définitif du projet ougandais, entériné lors du septième congrès sioniste de 1905, suite aux conclusions négatives de la commission d'experts et aux protestations véhémentes des colons britanniques déjà installés au Kenya, marqua un tournant décisif dans l'histoire du mouvement. Cet abandon forcé d'une solution territoriale alternative consacra définitivement la Palestine comme unique destination légitime aux yeux des partisans du renouveau national juif, renforçant paradoxalement leur détermination à s'y établir malgré les obstacles considérables qui subsistaient.

Entre 1904 et 1914, la seconde vague d'immigration juive en Palestine ottomane, connue sous le nom de "deuxième Aliya", achemina vers ces rivages entre 35 000 et 40 000 personnes, principalement des déserteurs de l'armée tsariste fuyant la conscription après le déclenchement de la guerre russo-japonaise de 1905. Ces nouveaux arrivants présentaient, à première vue, des similitudes frappantes avec ceux de la première Aliya : en majorité d'origine citadine, ils étaient artisans, colporteurs, travailleurs besogneux appartenant aux couches les plus pauvres de la société russe et, comme leurs prédécesseurs des années 1880, ils arrivaient souvent en famille. Le taux d'abandon restait considérable, une petite partie seulement d'entre eux s'enracinant durablement en Palestine, tandis que les autres préféraient retourner en Europe ou tenter leur chance en Amérique, terre d'opportunités économiques bien plus prometteuses que les collines arides de Judée.

Toutefois, cette seconde Aliya se distinguait par la présence en son sein d'une avant-garde remarquable d'environ 3 000 à 4 000 jeunes pionniers idéalistes, que l'on nomma les "haloutzim". Ces jeunes gens des deux sexes, généralement groupés en bandes originaires d'une même ville ou d'un même shtetl — ces villages ou quartiers juifs caractéristiques d'Europe orientale —, portaient en eux une idéologie novatrice qui synthétisait audacieusement leur adhésion aux idéaux de la révolution socialiste et leur attachement viscéral à l'idéal sioniste. Pour ces jeunes révolutionnaires, la migration vers la Palestine représentait bien plus qu'un simple déplacement géographique : elle constituait une véritable "ascension" (aliyah), dans le sens quasi mystique du terme, et leur offrait l'opportunité historique d'y créer un authentique prolétariat juif, fondement indispensable d'une société socialiste juste et égalitaire. Ces pionniers, tous profondément sionistes, voyaient dans le peuplement organisé de la Palestine le commencement d'une expérience révolutionnaire sans précédent, la possibilité de bâtir ex nihilo une société nouvelle, libérée des tares du capitalisme comme des archaïsmes religieux.

Cette vision radicale ne manqua pas de susciter des frictions : ces jeunes idéalistes furent souvent rejetés tant par les premiers colons établis, attachés à une vision plus traditionnelle et bourgeoise de la colonisation, que par les représentants officiels de l'Organisation sioniste mondiale, généralement issus des classes moyennes et supérieures occidentales, qui regardaient avec méfiance leurs idées gauchistes. Parmi ces hommes au destin exceptionnel, on trouvait déjà deux figures qui allaient marquer profondément l'histoire du futur État d'Israël : David Ben Gourion et Itzhak Ben Zvi. Tous ces jeunes gens partageaient une désillusion profonde suite à l'échec de l'éphémère révolution démocratique russe de 1905, rapidement écrasée dans le sang par les forces tsaristes, mais surtout, ils étaient hantés par le souvenir traumatique des pogroms dévastateurs de Kichinev, Jitomir, Kiev et Odessa, qui avaient démontré de manière tragique la précarité de l'existence juive en Europe orientale. C'est d'ailleurs souvent l'expérience directe de ces violences antijuives qui les avait poussés à s'enfuir et, pour certains, à prendre les armes afin de défendre leurs ghettos et leurs familles avant leur départ.

L'idéologie de ces pionniers, loin d'être monolithique, se divisait en une myriade de chapelles politiques qui reflétaient la diversité des mouvements révolutionnaires ayant vu le jour en Russie au début du XXe siècle. Dès 1905, deux partis principaux structuraient cette effervescence politique : le Hapo'el Hatza'ïr (le Jeune Travailleur), d'inspiration socialiste modérée, et le Po'alei Zion (les Travailleurs de Sion), plus radicalement marxiste. Ces jeunes militants, généralement dotés d'une solide culture intellectuelle, se distinguaient par leur excellente maîtrise de l'hébreu moderne — langue qu'ils contribuaient à revivifier comme idiome quotidien et non plus seulement liturgique — ainsi que par un talent oratoire remarquable qui leur permettait de diffuser efficacement leurs idées. Ils affichaient ostensiblement leur mépris pour tout signe de confort personnel et leur détestation viscérale de la bourgeoisie, notamment celle des moshavot (colonies agricoles privées) issue du paternalisme du baron Edmond de Rothschild, qu'ils jugeaient moralement corrompue par la recherche du profit et l'exploitation de la main-d'œuvre indigène.

Cette attitude iconoclaste s'étendait également au domaine religieux : leur comportement souvent cavalier à l'égard des traditions et pratiques du judaïsme leur attirait l'hostilité des juifs orthodoxes. Certains rabbins antisionistes, comme Reines et Kook, rappelaient inlassablement qu'il ne pouvait y avoir, selon la tradition juive, de rédemption véritable sans l'avènement messianique, et que conformément aux enseignements ancestraux, cette fin des temps devait nécessairement être d'inspiration divine et non humaine. Pourtant, ces mêmes penseurs religieux estimaient, non sans une certaine ambivalence théologique, que le peuplement de la Palestine et la reconstruction de ses villes historiques pouvaient néanmoins "paver la voie" à la venue du Messie, se distinguant ainsi des ultra-orthodoxes les plus intransigeants. Ils allaient même jusqu'à considérer que la résidence en Terre sainte pouvait constituer une obligation religieuse sanctifiée par la Torah, préfigurant ainsi le courant du sionisme religieux qui se développerait considérablement par la suite.

Pendant cette période cruciale, la Jewish Colonization Association, qui avait progressivement pris le relais du baron de Rothschild à partir de 1905, entreprit de transformer en profondeur l'économie du pays en assainissant rigoureusement le budget des villages agricoles, en réduisant leur administration pléthorique et le nombre de leurs habitants improductifs. Soucieuse d'efficacité économique, elle encouragea vigoureusement les villages à s'autogérer et à ne plus compter exclusivement sur les subventions extérieures pour leur développement. Les outils de travail furent modernisés et, dans une logique d'optimisation des coûts qui n'était pas sans soulever des questions éthiques, on fit massivement appel à une main-d'œuvre salariée arabe, moins coûteuse que les travailleurs juifs. Cette rationalisation économique porta ses fruits : la croissance fut rapidement au rendez-vous. Les villages, désormais libres dans le choix de leurs cultures et dans la direction de leurs affaires, que l'on qualifiait parfois de "petites républiques hébraïques", connurent une période d'expansion économique remarquable, accompagnée cependant d'un vif contraste social entre riches propriétaires fonciers de vignobles et de plantations d'agrumes d'une part, et métayers juifs sans terre et ouvriers agricoles arabes et yéménites d'autre part.

Ces derniers, relégués au bas de l'échelle sociale, étaient fréquemment victimes de traitements que l'on qualifierait aujourd'hui d'inhumains, démontrant tristement que la religion juive n'était pas toujours, dans ce contexte colonial naissant, un gage de solidarité ni de fraternité aux yeux des employeurs ashkénazes, qui considéraient souvent ces travailleurs comme des étrangers à part entière, ne partageant ni leur langue (le yiddish), ni leurs prières, ni leurs codes vestimentaires. Les pionniers idéalistes de la seconde Aliya n'étaient d'ailleurs pas toujours les bienvenus dans ces villages agricoles déjà établis, tant en raison de leurs idées révolutionnaires jugées subversives que de leur irrespect manifeste envers les traditions religieuses.

Ils soulevèrent notamment, avec une acuité particulière, la question épineuse du "travail arabe", en voulant contraindre les moshavot à engager en toutes circonstances des travailleurs juifs à la place de leurs ouvriers arabes, moins coûteux mais extérieurs à la communauté nationale en formation. Cette position, qui relevait autant de considérations idéologiques que pratiques, n'était pas exempte de contradictions internes : certains membres les plus à gauche du parti Po'alei Zion, comme Rachel Yanait Ben-Zvi, considéraient même que les Juifs yéménites, pourtant leurs coreligionnaires, "rabaissaient la condition ouvrière" par leur acceptation de bas salaires et de conditions de travail dégradées. David Ben Gourion, qui appartenait pourtant à ce même parti, se montrait révolté par ces préjugés à caractère racial et prônait l'instauration de nouvelles valeurs sociales fondées sur la vérité et la justice humaine universelle, dans une tension permanente entre idéal universaliste et nécessité nationale qui caractériserait toute sa carrière politique ultérieure.

Les théoriciens et disciples de Ber Borochov, figure intellectuelle majeure du sionisme socialiste, cherchaient à concilier théoriquement marxisme et sionisme, deux idéologies apparemment antagonistes. Pour eux, la question sociale du travail arabe se doublait d'un écueil idéologique supplémentaire : le risque de tomber dans un modèle colonial classique d'exploitation de la main-d'œuvre indigène, en contradiction flagrante avec leurs principes socialistes. Leur solution théorique consistait à doter le nouveau Yishouv (communauté juive de Palestine) d'un système économique autosuffisant qui permettrait, au nom de la solidarité prolétarienne transcendant les clivages nationaux et religieux, de faire profiter également la population arabe des bienfaits du progrès apportés par les Juifs. Cette vision généreuse se heurtait cependant à une réalité bien plus complexe : si la solidarité prolétarienne internationale et la solidarité juive spécifique s'avéraient antinomiques dans la pratique, ou si la majorité arabe refusait de prendre part aux luttes de classe initiées par les Juifs, alors le choix ne faisait aucun doute pour tous ces militants – c'est la solidarité nationale juive qui devait primer.

Le parti de gauche Po'alei Zion eut l'occasion d'affiner sa vision idéologique au cours de son premier congrès, tenu en octobre 1906 à Ramleh. Parmi ses figures de proue se détachait déjà David Ben Gourion, né en 1886 à Plonsk (Pologne), jeune homme issu d'une fratrie de trois frères et deux sœurs, orphelin de mère à l'âge de onze ans, et ayant cessé toute pratique religieuse très tôt. Précoce dans son engagement politique, il avait fondé à quatorze ans sa première organisation sioniste nommée Ezra. Décrit par ses contemporains comme un jeune homme rabelaisien mais de constitution plutôt fragile, il s'était fait remarquer en 1903 lorsque, au nom de ses camarades, il avait adressé au sixième Congrès sioniste de Bâle une pétition dans laquelle il dénonçait vivement le projet ougandais, se positionnant résolument en faveur d'une colonisation exclusive de la Palestine. Homme d'action plus que de théorie, il se montrait plus admiratif de figures concrètes comme Adolphe Crémieux ou Charles Netter que de Théodore Herzl, fondateur charismatique mais selon lui trop diplomatique du mouvement sioniste.

Ben Gourion émigra en 1906 en Palestine en compagnie de quelques camarades de son mouvement des Po'alei Zion. Il s'installa initialement dans une ferme-école pour y pratiquer l'agriculture, activité qu'il abandonna rapidement, se révélant particulièrement maladroit dans le métier d'agriculteur, bien loin de l'idéal du "nouveau Juif" robuste et enraciné dans la terre qu'il prônait pourtant avec ardeur. Lors du congrès de Ramleh, il imprima un premier virage idéologique significatif à son parti en corrigeant audacieusement le Manifeste communiste : il posa en effet comme une évidence que l'histoire de l'humanité n'était pas seulement celle de la lutte des classes, comme l'affirmait Marx, mais aussi celle des nations. Cette inflexion marqua le début conceptuel du "sionisme pratique" et de la mise entre parenthèses temporaire du sionisme politique pur théorisé par Herzl, jugé trop dépendant du bon vouloir des grandes puissances.

Même l'Organisation sioniste mondiale, dirigée par des éléments plus conservateurs, s'attacha désormais à la recherche systématique de terres disponibles et au lancement de nouvelles expériences de colonisation agricole. À côté des moshavot traditionnelles, fondées sur la propriété privée, se créèrent progressivement les premiers kibboutzim, ces villages communautaires intégraux où la propriété collective des moyens de production et l'égalité radicale entre membres constituaient les principes fondateurs, laboratoires sociaux révolutionnaires qui allaient profondément marquer l'imaginaire sioniste et international.

Un tournant majeur dans l'organisation de la colonisation juive fut l'établissement du Bureau palestinien, installé à Jaffa en 1908 et dirigé par Arthur Ruppin, figure intellectuelle de premier plan. Sociologue, économiste, juriste et auteur en 1904 d'un ouvrage influent intitulé "Les Juifs d'aujourd'hui", Ruppin estimait que la réalisation des ambitions politiques du sionisme passait nécessairement par la mise en place d'une nouvelle réalité juive tangible en Palestine. Il s'agissait, selon sa vision pragmatique, de faire du Yishouv non seulement un lieu de refuge pour les Juifs persécutés à travers le monde, mais aussi et surtout un foyer de créativité culturelle, économique et sociale qui rayonnerait sur l'ensemble du judaïsme mondial.

À partir de 1911, Ruppin fut énergiquement soutenu par le nouveau président de l'Organisation sioniste mondiale, Otto Warburg, qui accentua résolument l'orientation "palestinocentriste" du mouvement sioniste, préférant les réalisations concrètes sur le terrain aux négociations diplomatiques incertaines. Ruppin choisit stratégiquement de concentrer la colonisation nationale en Judée et en Galilée, dans des zones déjà partiellement peuplées de Juifs et relativement éloignées des villages arabes, afin de minimiser les frictions intercommunautaires. Visionnaire ambitieux mais réaliste, il espérait voir la population juive atteindre le chiffre considérable de 500 000 habitants dans un délai de vingt ans, tandis que les terres en sa possession couvriraient une superficie totale de 15 000 km², acquises méthodiquement par le Fonds national juif, instrument financier créé spécifiquement pour l'achat et la mise en valeur collective des terres en Palestine.

Dans cette perspective de développement qualitatif plus que quantitatif, Ruppin estimait qu'il ne fallait pas encourager indistinctement une émigration massive de toutes les communautés juives en détresse, mais plutôt attirer sélectivement ce qu'il appelait, dans le langage technocratique de l'époque, du "matériel humain" de qualité. Cette approche élitiste l'amenait à préconiser l'exclusion systématique des "déshérités" et des ressortissants de communautés considérées comme "sous-développées", à l'exemple des Juifs du Yémen, du Caucase, du Maroc ou de Libye, jugés insuffisamment préparés à l'entreprise pionnière envisagée. Conformément à cette vision sélective, aucun appel général à l'immigration massive en Palestine ne fut lancé à l'adresse des Juifs du monde entier. On recherchait prioritairement des candidats financièrement indépendants ou des membres de professions libérales comme des instituteurs, des médecins, des employés de bureau, capables d'apporter immédiatement une contribution substantielle à l'édification de la nouvelle société.

L'exception notable à cette politique restrictive concerna, en 1911, l'accueil de plusieurs centaines de Juifs yéménites. Habitués à vivre dans un climat chaud aux côtés des populations arabes, endurcis au travail physique et se contentant de peu pour leur subsistance quotidienne, les Juifs yéménites semblaient particulièrement aptes à remplacer les ouvriers arabes dans les villages agricoles juifs, répondant ainsi à la préoccupation croissante d'assurer un "travail juif" dans les implantations. Cette instrumentalisation manifeste de l'immigration yéménite révélait les contradictions internes d'un mouvement tiraillé entre son idéal universaliste proclamé et des considérations pratiques parfois peu conformes à ses principes affichés.

À cette même époque, le Yishouv fut le théâtre d'une vive effervescence intellectuelle et culturelle autour de la question cruciale de la place de l'hébreu en tant que langue vernaculaire de la Palestine juive. Traditionnellement, la plupart des élèves juifs fréquentaient des écoles religieuses où l'enseignement se déroulait principalement en yiddish, en judéo-espagnol ou en judéo-arabe, l'hébreu n'étant utilisé que pour l'étude des textes sacrés. Progressivement cependant, portés par une vague de nationalisme culturel, l'ensemble des établissements modernes adoptèrent l'hébreu comme langue officielle d'enseignement, concrétisant ainsi le rêve d'Eliezer Ben Yehuda, pionnier infatigable de la renaissance de l'hébreu comme langue vivante.

Lorsque la Hilfsverein der deutschen Juden (Société d'aide des Juifs allemands), organisation philanthropique qui finançait de nombreuses écoles modernes en Palestine, ordonna en 1911 à ses établissements de réduire significativement l'enseignement de l'hébreu au profit de l'allemand, une réaction indignée des élèves et du corps enseignant fut immédiate. Fermement soutenus par les pionniers de la seconde Aliya, profondément attachés à la renaissance culturelle hébraïque, les mouvements de protestation prirent rapidement l'ampleur d'une véritable "guerre des langues" qui s'acheva triomphalement en 1913 par la consécration définitive de l'hébreu comme langue d'enseignement et de culture des Juifs de Palestine. Ce succès remarquable se traduisit par des statistiques éloquentes : en 1914, environ 40% des 90 000 Juifs du pays utilisaient déjà l'hébreu comme langue parlée principale, cette proportion étant encore plus élevée parmi les jeunes générations scolarisées dans le nouveau système éducatif hébraïque.

Cette révolution linguistique accompagnait et nourrissait l'émergence progressive d'une nouvelle identité juive, distincte tant de la culture traditionnelle religieuse que de celle du "Juif diasporique" assimilé. Une presse dynamique en langue hébraïque vit le jour, avec la publication régulière de nombreux hebdomadaires, tandis qu'une véritable "république des lettres" hébraïque préparait la naissance d'une culture nationale juive originale, synthèse audacieuse entre les traditions ancestrales et la modernité occidentale. Cette effervescence intellectuelle et artistique, concentrée principalement dans les nouvelles implantations urbaines comme Tel-Aviv, fondée en 1909 comme premier quartier juif moderne aux portes de Jaffa, témoignait de la vitalité extraordinaire d'un projet national qui, malgré sa modestie numérique et les obstacles considérables qu'il rencontrait, parvenait déjà à forger les contours d'une identité collective renouvelée sur une terre ancestrale reconquise avec obstination.


Les premiers accrocs entre Juifs et Arabes.

Le projet sioniste, dans sa mise en œuvre concrète, ne pouvait manquer de susciter des réactions parmi les populations déjà présentes sur ce territoire leventin. Dès les premières arrivées des Juifs, et notamment des pionniers des Amants de Sion en 1882, s'esquissent les contours d'une relation complexe avec la population locale arabe qui allait, au fil des décennies, façonner l'histoire tourmentée de cette région. L'accueil réservé à ces nouveaux arrivants fut d'emblée empreint d'une certaine méfiance : les policiers et douaniers ottomans qui les attendaient sur les débarcadères de Jaffa ne cachaient guère leur suspicion à l'égard de ces étrangers venus d'Europe orientale. Ce premier contact, sous le signe de la défiance administrative, préfigurait déjà les incompréhensions futures.

La question foncière cristallisa rapidement les tensions naissantes. Lorsque ces immigrants juifs s'apprêtaient à prendre possession des lopins de terre qu'ils avaient légalement acquis, souvent alors qu'ils étaient encore en Europe, ils ignoraient généralement que ces parcelles avaient appartenu depuis plusieurs générations à des fellahs palestiniens – ces paysans arabes qui continuaient parfois à les cultiver après en avoir été légalement dépossédés pour cause d'endettement par des effendis, notables locaux souvent absentéistes. Cette situation créait d'emblée un terrain propice aux malentendus et aux ressentiments, les nouveaux propriétaires se heurtant à l'incompréhension de familles estimant avoir des droits ancestraux sur ces terres, indépendamment des transactions légales dont elles avaient fait l'objet. Ces tensions foncières ne se limitaient d'ailleurs pas aux seules relations judéo-arabes, mais s'étendaient également aux interactions avec d'autres communautés autochtones, comme les Druzes ou certains chrétiens locaux.

Au-delà de ces litiges territoriaux, c'est tout un choc culturel qui se manifestait entre ces deux populations que rien, ou presque, ne préparait à une cohabitation harmonieuse. Les manières et les modes de vie de ces émigrants juifs, leur accoutrement souvent encore marqué par les traditions vestimentaires d'Europe orientale, la liberté relative des mœurs de leurs femmes – qui pouvaient parfois travailler aux champs aux côtés des hommes, pratique inhabituelle dans la société musulmane traditionnelle –, ainsi que leur ignorance presque totale de la langue arabe et leur méconnaissance des us et coutumes locales, constituaient autant d'éléments qui heurtaient la sensibilité des Arabes et ne facilitaient guère les contacts entre les deux communautés. On assistait à la rencontre, souvent abrupte, de deux univers culturels profondément différents, porteurs chacun de leurs propres codes sociaux et de leurs propres représentations du monde.

Les pratiques agraires elles-mêmes devinrent source de malentendus et de conflits. Les villageois musulmans étaient traditionnellement habitués à pouvoir faire paître librement leur bétail sur les terres en jachère après les récoltes, et à utiliser l'eau des étangs et des puits creusés par leurs voisins selon un système complexe de droits coutumiers partagés. Or, ces paysans européens récemment installés n'avaient pas la même conception de la propriété privée et des droits d'usage collectifs : imprégnés des notions juridiques occidentales d'exclusivité du droit de propriété, ils considéraient naturellement que leur titre foncier leur conférait un usage exclusif et permanent de leurs terres et de leurs ressources hydrauliques. Ce malentendu fondamental sur la nature même des droits attachés à la terre engendra de multiples conflits qui parfois dégénéraient en altercations violentes : des bagarres éclataient, faisant occasionnellement des morts, comme ce fut le cas notamment en 1886 à Petah Tikva, "la porte de l'espoir", pourtant censée incarner les promesses de cette nouvelle implantation juive.

Pourtant, en dépit de ces frictions, des formes de coopération économique s'établirent progressivement. Beaucoup d'Arabes furent engagés comme ouvriers agricoles par les nouveaux propriétaires juifs, notamment dans les colonies financées par le baron de Rothschild, puis par la Jewish Colonization Association (JCA). Ces relations de travail, bien qu'asymétriques, créèrent des liens économiques entre les deux communautés et permirent l'établissement de certains contacts quotidiens qui transcendaient les préjugés mutuels. Cette cohabitation, malgré ses aspérités, resta relativement cantonnée à la sphère des relations interpersonnelles et économiques jusqu'à la révolution des Jeunes-Turcs de 1908, événement qui marqua un tournant dans l'Empire ottoman et qui donna aux tensions locales une coloration beaucoup plus politique.

Bien avant cette date néanmoins, certaines élites arabes avaient commencé à s'inquiéter de l'afflux croissant d'immigrants juifs et des ambitions qu'ils leur prêtaient. Dès 1891, plusieurs dizaines de notables et de commerçants musulmans de Jérusalem avaient adressé un télégramme au Grand Vizir, premier ministre de l'Empire ottoman, pour demander formellement l'interdiction de l'entrée en Palestine aux Juifs russes qui fuyaient alors les pogroms. Cette question ne cessa dès lors de susciter de vifs débats au sein des instances locales, comme en témoignent les discussions animées qui se tinrent au Conseil municipal de Jérusalem. En 1899, l'ancien maire de la Ville Sainte, Yusuf Diya al-Khalidi, personnalité respectée et ouverte, exprima toutes les inquiétudes que lui inspirait ce mouvement migratoire dans une lettre adressée au Grand Rabbin de France, Zadoc Kahn, espérant sans doute que ce dernier pourrait influencer ses coreligionnaires dans un sens plus modéré.

C'est toutefois dans la presse chrétienne du Liban que la critique du sionisme se fit d'abord la plus acerbe. Ces publications, souvent rédigées par des intellectuels formés aux écoles occidentales et imprégnés des idées nationalistes européennes, n'hésitaient pas à faire usage de thèmes antijuifs glanés dans la presse européenne de l'époque, opérant ainsi un syncrétisme idéologique entre l'antijudaïsme traditionnel d'inspiration chrétienne et les nouvelles formes d'antisémitisme politique qui se développaient alors en Europe. L'un des représentants les plus radicaux de ce courant était le maronite Najib Azoury qui publia en 1905 un ouvrage au titre éloquent : "Le réveil de la nation arabe ou le péril juif", dans lequel il prophétisait en termes apocalyptiques : "Du résultat final de cette lutte entre ces deux peuples représentant deux principes contraires dépendra le sort du monde entier". Cette vision manichéenne, qui faisait du conflit entre Juifs et Arabes l'axe central de la géopolitique mondiale, préfigurait déjà certaines des interprétations messianiques ou eschatologiques qui émailleraient plus tard les discours sur le conflit israélo-palestinien.

Il convient toutefois de noter que, dans ses débuts, la critique musulmane du sionisme restait relativement mesurée et se concentrait essentiellement sur la question foncière et sur les difficultés diplomatiques que ne manquerait pas de poser à l'Empire ottoman – déjà empêtré dans les questions kurde, arménienne ou bulgare – l'émergence d'une nouvelle "question juive" en Palestine. Le ton se durcit néanmoins sensiblement après la révolution des Jeunes-Turcs de 1908, qui permit l'élection au nouveau Parlement d'Istanbul de trois députés palestiniens appartenant aux familles les plus respectées de Jérusalem, et dont le discours ouvertement antisioniste fut largement relayé en Palestine. Cette période vit la création des premières associations explicitement antisionistes, réclamant l'arrêt pur et simple de l'émigration juive, à Jérusalem, à Jaffa, à Naplouse, mais aussi au Caire, à Beyrouth et à Constantinople, signe que cette question commençait à mobiliser au-delà des frontières de la Palestine même.

Face à cette montée des critiques, la direction de l'Organisation sioniste mondiale, soucieuse de ménager les autorités ottomanes dont dépendait encore le sort de la Palestine, adopta une attitude conciliante. Des figures importantes du mouvement sioniste comme Max Nordau ou Nahum Sokolov allèrent jusqu'à proclamer publiquement que l'idée d'un État juif indépendant avait fait son temps et qu'il fallait désormais privilégier la loyauté à l'égard de l'Empire ottoman. Même les représentants de l'aile gauche du mouvement, comme David Ben Gourion, se rallièrent temporairement à cette ligne accommodante. Les élites juives autochtones de Turquie, quant à elles, soucieuses de préserver leur statut et leurs relations avec le pouvoir ottoman, se montraient franchement antisionistes, craignant que les ambitions politiques de leurs coreligionnaires européens ne compromettent leur propre position.

Progressivement, le ton de la campagne antisioniste se fit plus virulent, avec des accents explicitement antijuifs très prononcés, en premier lieu parmi les intellectuels chrétiens, fer de lance du nationalisme arabe puis palestinien qui prenait corps au fur et à mesure de l'affaiblissement du sentiment pro-ottoman dans la région. Pour Khalil Sakakini, intellectuel nationaliste grec-orthodoxe palestinien influent, le nationalisme juif allait forcément se réaliser aux dépens de la nation arabe, dans une logique de jeu à somme nulle où le gain de l'un signifiait nécessairement la perte de l'autre. Le grand réformiste syro-égyptien Rashid Rida, figure majeure du réformisme musulman moderne, s'attaqua quant à lui au fondement théologique même du sionisme pour expliquer le danger qu'il faisait courir aux musulmans. Selon son interprétation des textes sacrés, la Terre Sainte n'avait pas été promise aux seuls Juifs, descendants d'Isaac, mais à toute la descendance d'Abraham, incluant donc également les Arabes, descendants d'Ismaël, son premier-né. Cette relecture théologique visait directement à contester la légitimité religieuse que le sionisme cherchait à tirer des textes bibliques.

À ces arguments politiques et théologiques vinrent progressivement s'ajouter des préjugés antisémites importés d'Europe et adaptés au contexte local. Des stéréotypes négatifs virent le jour, tels que l'image des Juifs dépeints comme des usuriers, des roublards, des jouisseurs, des efféminés et des marchands de mort. Par contraste, l'Arabe était décrit comme travailleur, noble, dévoué, prude, mais aussi naïf – cette dernière caractéristique servant à expliquer comment il avait pu se laisser déposséder de ses terres par les nouveaux arrivants. Au Moyen-Orient, une nouvelle vision du Juif était en train de s'imposer graduellement à l'opinion arabe : loin des catégories musulmanes traditionnelles de l'altérité, qui accordaient aux "gens du Livre" un statut certes inférieur mais néanmoins protégé, cette nouvelle représentation faisait appel à des stéréotypes véhiculés depuis le Moyen Âge par l'antijudaïsme chrétien, puis repris et laïcisés par l'antisémitisme européen du XIXe et du début du XXe siècle.

Dans l'ensemble cependant, cette importation précoce de l'antisémitisme européen n'eut qu'un faible impact sur l'opinion musulmane générale. Plusieurs facteurs expliquent cette réception limitée : en dehors du niveau très bas d'alphabétisation qui restreignait forcément le nombre de lecteurs potentiels de cette littérature polémique, l'une des causes principales du rejet des idées antisémites fut sans aucun doute la pérennité des schémas traditionnels de pensée inspirant la vision courante du Juif dans le monde musulman. Les réformistes musulmans, s'ils condamnaient l'antisémitisme européen qu'ils percevaient comme une forme d'obscurantisme occidental, conservaient néanmoins les critiques traditionnelles de l'islam vis-à-vis des Juifs, fondées principalement sur des épisodes coraniques comme celui des Banu Qurayza. Un mouvement significatif dans la critique rationaliste musulmane consista même à vouloir effacer de la littérature religieuse les "Isra'iliyyat", ces récits d'origine juive qui avaient pourtant servi pendant des lustres de source d'inspiration inépuisable à des générations d'exégètes. Rashid Rida, par exemple, fulminait contre la perfide influence des convertis juifs et persans qui, par leurs récits légendaires, auraient selon lui dénaturé la tradition musulmane authentique. Il en voulait pour preuve les comptes fabuleux sur la vie des prophètes bibliques qui émaillaient certains commentaires coraniques traditionnels et qu'il jugeait incompatibles avec une interprétation rationnelle et moderne de l'islam.

Du côté des Juifs de Palestine, l'image des Arabes ne différait pas véritablement selon qu'il s'agissait des émigrés de la première Alyah (1882-1903) ou de ceux de la seconde (1904-1914). Les représentations qui dominaient alors n'étaient pas sans rappeler les stéréotypes développés par les voyageurs européens à la fin du XIXe siècle : l'impression prévalait d'une société sans véritable conscience nationale, profondément divisée entre des citadins perçus comme oisifs et profiteurs, des fellahs (paysans) réputés travailleurs mais aussi voleurs et violents, et enfin des Bédouins nomades dont on admirait paradoxalement le courage physique, la beauté, l'esprit, l'hospitalité et la noblesse d'âme – dans une vision romantique et orientaliste typique de l'époque. Cette forme d'orientalisme, particulièrement répandue chez certains Juifs cultivés, s'accompagnait souvent de la conviction que la Palestine était une "terre sans peuple", selon la formule célèbre attribuée à l'écrivain israélien britannique Israel Zangwill en 1905. Ce mythe d'une Palestine vide et désolée, prête à accueillir "un peuple sans terre", avait pourtant été vigoureusement critiqué par des observateurs lucides comme Ahad Ha'am, qui avait souligné dès 1891, après une visite en Palestine, que le pays était loin d'être dépeuplé et que les nouveaux arrivants faisaient preuve d'une arrogance injustifiée envers la population locale.

D'autres voix dissidentes s'élevèrent pour remettre en question cette omission du facteur arabe dans le projet sioniste. Le pédagogue Yitzhak Epstein publia ainsi en 1907 un article retentissant intitulé "La Question oubliée", dans lequel il condamnait le "silence embarrassé" des dirigeants sionistes sur la place qu'ils réservaient aux Arabes dans leurs plans d'avenir. Cet article suscita pendant longtemps de très vives controverses dans les cénacles sionistes, Epstein proposant audacieusement la transformation de l'entreprise sioniste en une sorte de condominium judéo-arabe, vision qui parut à ses détracteurs remettre en question jusqu'au fondement même de l'idéologie sioniste. Ses idées, jugées trop accommodantes, furent largement écartées du débat dominant. Un autre penseur aux conceptions similaires, Yosef Luria, qui serait d'ailleurs plus tard responsable du département de l'éducation à l'exécutif sioniste, développa des idées qui n'étaient pas éloignées de celles de son prédécesseur. Il reprochait aux sionistes d'avoir négligé la présence arabe et plaidait pour une prise en compte plus réaliste de cette dimension du problème.

Quant aux sionistes socialistes du Poalei Zion, ils ne se souciaient guère initialement de savoir si les Arabes palestiniens constituaient ou non une entité nationale distincte. Imprégnés d'un certain déterminisme économique d'inspiration marxiste, ils étaient persuadés que les forces de production juives seraient en mesure d'intégrer l'élément arabe local dans une nouvelle société autonome juive en formation, dans une sorte de synthèse dialectique qui transcenderait les antagonismes nationaux. Cette vision optimiste fut néanmoins mise à rude épreuve par la montée des tensions entre les deux communautés après la révolution des Jeunes-Turcs. Des leaders comme David Ben Gourion et Yitzhak Ben-Zvi, confrontés à la réalité du terrain, durent se rendre à l'évidence qu'il existait une opposition arabe de nature nationale à leur projet. Ils en tirèrent cependant une conclusion paradoxale pour des socialistes prétendument internationalistes : à leurs yeux, l'élargissement de la colonisation juive constituait la meilleure réponse au refus arabe, dans une logique de rapport de force qui s'éloignait sensiblement des principes de fraternité entre les peuples qu'ils proclamaient par ailleurs. Ces pionniers, d'une certaine manière, s'accommodèrent du problème d'une façon fort peu marxiste, privilégiant dans les faits la solidarité nationale juive sur la solidarité de classe internationale qu'ils continuaient pourtant à professer théoriquement.

Certains intellectuels allèrent plus loin encore dans leur perception négative des relations judéo-arabes. Yosef Haim Brenner, écrivain majeur de cette période pionnière, développa par exemple une véritable peur physique des Arabes qu'il décrivait dans ses œuvres comme une menace permanente et inquiétante. Il estimait que l'insécurité inhérente à la vie juive en Palestine – manifestée notamment par des meurtres ou des attaques de voyageurs isolés – ainsi que les problèmes matériels rencontrés par les émigrés, comme la malaria, le trachome, le chômage et la misère, devaient inévitablement conduire des milliers d'entre eux à quitter le pays. L'œuvre de cet écrivain est imprégnée de ce sentiment sourd d'inquiétude qu'accentuait l'impression d'être étranger, sentiment accompagnant la vie de ses personnages qui détonnaient tant par leurs vêtements que par leur physionomie et leurs manières dans ce paysage oriental. Brenner déplorait avec amertume que si l'on avait transplantée en Palestine l'architecture des villes de Pologne et d'Allemagne, on eût oublié d'apprendre chez les Arabes comment bâtir des maisons fraîches et spacieuses, adaptées au climat et à la nature du pays – rare reconnaissance de la valeur pratique des savoirs locaux. Il ne croyait cependant pas en une entente possible entre Juifs et Arabes, estimant que ces derniers n'accepteraient jamais l'établissement d'une entité nationale juive en Palestine. Il critiquait sévèrement ses contemporains "panarabiques" qui recommandaient une plus grande intégration culturelle et estimait que les Arabes, en tant que peuple, ne pouvaient développer de fraternité ou d'amour envers les Juifs. Il parlait même de "cauchemar arabe" et affirmait que ce danger était aussi grave que la haine antijuive d'Europe de l'Est, représentant à ses yeux un "retour à soi", une "régression intolérable" pour des Juifs qui cherchaient précisément à s'émanciper des contraintes de leur existence diasporique.

Face à ces tensions croissantes et à ce sentiment d'insécurité, des réponses concrètes commencèrent à émerger au sein de la communauté juive. Progressivement, des militants du Poalei Zion fondèrent en 1907 l'organisation d'autodéfense Bar Giora, suivie deux ans plus tard par celle de Hashomer (Le Gardien). Un nouveau type de héros fit alors son apparition dans l'imaginaire sioniste : celui du combattant armé sans peur et sans reproche, mélange de cosaque et de Bédouin, incarnant un idéal de virilité active qui tranchait radicalement avec l'image traditionnelle du Juif diasporique, perçu comme passif et vulnérable. Ces deux organisations résultaient du croisement de plusieurs sources d'inspiration, à commencer par les sans-culottes de la Révolution française, mais aussi les combattants pour la liberté italiens, tchèques, hongrois et grecs de la seconde moitié du XIXe siècle, figures héroïques des mouvements d'émancipation nationale européens qui servaient de modèles au jeune nationalisme juif.

Ces gardiens, bien qu'imprégnés de la phraséologie révolutionnaire prolétarienne, ressemblaient en pratique davantage à des chevaliers nationaux dont la mission sacrée consistait à protéger les toutes nouvelles colonies agricoles des incursions et des vols. Ils avaient élaboré des codes secrets, des slogans mobilisateurs, et adoptaient des manières délibérément viriles qui contrastaient avec les stéréotypes de la féminité attribuée au Juif de la diaspora. Connaissant sur le bout des doigts le passé biblique des régions de Galilée et de Judée qu'ils sillonnaient sans cesse à pied ou à cheval, ils s'évertuaient à parler uniquement en hébreu, langue sacrée certes, mais qu'ils exorcisaient de tout son habillage religieux traditionnel pour en faire le véhicule d'une nouvelle identité nationale séculière. Paradoxalement, dans leur quête d'enracinement dans ce territoire, ils prirent même l'habitude de se coiffer avec un couvre-chef bédouin, le keffieh – qui deviendrait ironiquement, des décennies plus tard, le symbole par excellence de la résistance palestinienne – et de truffer leur vocabulaire de mots arabes d'usage courant, témoignant ainsi d'une forme d'hybridation culturelle involontaire avec cet "autre" qu'ils percevaient pourtant comme menaçant.

À la veille de la Première Guerre mondiale, la communauté juive comptait environ 85 000 personnes, soit approximativement 11 % de la population totale du pays qui oscillait alors entre 700 000 et 750 000 habitants. Cette communauté était elle-même profondément divisée sur le plan idéologique : les ultra-orthodoxes ashkénazes de Jérusalem, regroupés dans le Yishouv Hayashan (l'ancienne implantation), combattaient ouvertement toute idée de nationalisme juif, qu'ils considéraient comme une hérésie sacrilège anticipant l'œuvre divine de rédemption. D'autres groupes, comme les notables séfarades de Jaffa, plus intégrés dans le tissu social local, ne cachaient pas leur embarras face au comportement et aux ambitions politiques des immigrés de la première et de la seconde Alyah, craignant que ces nouveaux venus ne compromettent les relations relativement harmonieuses qu'ils avaient établies avec leurs voisins arabes au fil des siècles.

Les uns comme les autres voyaient émerger autour d'eux les contours d'une société juive d'un type entièrement nouveau, caractérisée par l'usage de la langue hébraïque modernisée comme véhicule de communication quotidienne, et par la valorisation de l'agriculture comme principale marque de fabrique identitaire – deux éléments qui rompaient radicalement avec les modes de vie traditionnels des communautés juives diasporiques, généralement urbaines et commerciales. Cet idéal révolutionnaire, en rupture totale avec la vie en diaspora, était principalement incarné par les deux mouvements sionistes socialistes concurrents : le Poalei Zion, d'inspiration marxiste, et le Hapoel Hatzair, plus proche des conceptions de l'anarchiste russe Kropotkine et du philosophe idéaliste allemand Gustav Landauer. Ces deux organisations, malgré leurs différences doctrinales, partageaient une même vision de la "conquête du travail" et de la "conquête de la terre" comme voies principales de la rédemption nationale juive, posant ainsi les bases idéologiques de ce qui allait devenir, après la Première Guerre mondiale, le socle dominant de la société du Yishouv, puis de l'État d'Israël.


LE MANDAT BRITANNIQUE EN PALESTINE (1914-1948)


Le double jeu anglais : l'erreur de la Déclaration Balfour.

L'histoire de la Palestine va complètement changer avec la Première Guerre mondiale. Pour les habitants arabes, elle allait signifier la fin de douze siècles de règne musulman, dont quatre sous l'égide de l'Empire ottoman, tandis que pour les Juifs, elle annonçait la reconnaissance de leurs droits historiques sur ce qui avait été jadis leur patrie ancestrale. Pourtant, cette évolution n'avait rien d'inéluctable, et le sort de la région fut longtemps suspendu aux intrigues diplomatiques des grandes puissances européennes, dans un contexte de guerre mondiale où chaque protagoniste jouait sa propre partition, souvent contradictoire.

Au début du conflit, l'exécutif sioniste, dispersé entre plusieurs capitales européennes, choisit prudemment de se déclarer neutre en décembre 1914. Cette position prudente s'expliquait aisément : de nombreux dirigeants sionistes entretenaient des affinités culturelles et intellectuelles avec l'Allemagne ou l'Empire austro-hongrois, soit par hostilité envers la Russie tsariste notoirement antisémite, soit par crainte de représailles turques sur la fragile communauté juive de Palestine, alors sous domination ottomane. L'Empire ottoman, allié des puissances centrales contre la Triple-Entente (France, Grande-Bretagne et Russie), pouvait en effet à tout moment décider d'éradiquer le Yishouv, cette communauté juive embryonnaire qui s'était reconstituée en Palestine depuis la fin du XIXe siècle. Dans ce contexte périlleux, seul Vladimir Ze'ev Jabotinsky, fondateur du mouvement sioniste révisionniste, militait activement pour un ralliement des Juifs à la Triple-Entente, allant jusqu'à proposer la création d'une légion de volontaires juifs combattant aux côtés des Alliés. Cette position, alors minoritaire, allait pourtant s'avérer décisive pour l'avenir du projet sioniste.

En Palestine même, l'entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l'Allemagne entraîna des conséquences dramatiques pour la communauté juive locale. L'abolition simultanée des capitulations – ces privilèges juridiques et fiscaux accordés aux ressortissants étrangers – précipita des milliers de Juifs, principalement originaires d'Europe orientale, dans un statut d'apatrides ou, pire encore, de ressortissants de pays ennemis. Entre 1915 et 1917, près de 40% de la population juive fut expulsée ou quitta le pays de son plein gré, par crainte de persécutions. Ces craintes n'étaient nullement infondées. Le souvenir du génocide arménien perpétré en mai 1915 par les Turcs planait comme une ombre menaçante. Djemal Pacha, l'un des responsables directs de ce massacre et commandant militaire de Syrie et de Palestine, nourrissait une hostilité manifeste envers les Juifs. En 1917, il ordonna l'évacuation forcée de tous les habitants juifs de Jaffa et de Tel-Aviv. Puis, après la découverte d'un réseau d'espionnage constitué par des activistes juifs travaillant pour les Britanniques – le célèbre réseau NILI – Djemal envisagea sérieusement d'expulser l'ensemble des habitants des villages agricoles juifs, projet heureusement contrecarré par l'intervention des diplomates allemands et autrichiens en poste à Istanbul et Jérusalem.

Progressivement dépouillé de ses fonctions militaires au profit du général allemand von Falkenhayn, Djemal Pacha tenta une dernière manœuvre répressive après le franchissement de la frontière égyptienne par les troupes britanniques du général Allenby : il ordonna la dissolution de toutes les associations sionistes et l'expulsion de nombreux dirigeants, y compris David Ben Gourion qui avait pourtant choisi d'adopter la nationalité ottomane. Cependant, l'hostilité de Djemal, surnommé "le boucher", visait tout autant les nationalistes arabes, et nombreux furent les Arabes choqués par la vague d'arrestations et de pendaisons qu'il orchestra.

Ben Gourion et Ben Zvi furent expulsés vers Alexandrie puis vers les États-Unis, tandis que les autres dirigeants sionistes poursuivaient leur activité diplomatique en Europe. C'est notamment à Londres qu'un éminent membre du mouvement sioniste, Chaim Weizmann, allait jouer un rôle déterminant dans l'évolution de la politique britannique vis-à-vis de la Palestine. Né en 1874 en Biélorussie et sioniste de la première heure, Weizmann avait commencé une brillante carrière scientifique à l'Université de Genève, poursuivi ses études de chimie en Allemagne, avant de venir enseigner en 1904 à l'Université de Manchester. Ses travaux de recherche sur la fermentation bactérienne et surtout sa mise au point d'un procédé de fabrication d'acétone en grande quantité, composé essentiel à l'effort de guerre britannique, lui valurent l'estime des dirigeants britanniques. Naturalisé britannique en 1910, il avait tissé un précieux réseau de relations parmi les hommes politiques anglais les plus influents, dont Arthur Balfour, David Lloyd George, Winston Churchill, Herbert Samuel ou encore Mark Sykes.

Sa rencontre initiale avec Lord Balfour, alors Premier ministre, remontait à 1903, lors de la controverse sur le "projet ougandais" qui proposait d'établir un foyer juif temporaire dans cette colonie africaine. Weizmann avait alors défendu avec passion l'attachement indéfectible du peuple juif à sa terre ancestrale, la Palestine, faisant forte impression sur Balfour. Cette relation précoce allait s'avérer cruciale pour l'avenir du sionisme.

Pendant ce temps, l'avenir du Proche-Orient faisait l'objet d'intenses tractations entre les grandes puissances. Avant guerre, il était généralement admis que la Syrie devait relever de l'influence française : en 1912, Londres avait officiellement reconnu les intérêts français dans la région, suivie par l'Allemagne en février 1914. La Turquie elle-même avait accordé à la France des concessions portuaires à Haïfa et à Jaffa, ainsi que l'extension du réseau ferroviaire syrien. Cette configuration fut bouleversée par l'entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l'Allemagne. Les Britanniques, soucieux de garantir la route des Indes et de protéger les champs pétrolifères du Golfe Persique, révisèrent alors discrètement leur position. Lorsque les Turcs tentèrent de s'emparer du canal de Suez en janvier 1915, la Grande-Bretagne, qui venait de subir un revers cuisant à Gallipoli, considéra désormais comme indispensable l'élargissement de son contrôle sur le Proche-Orient.

Entre octobre 1914 et octobre 1915, Lord Kitchener puis Henry McMahon, Haut-Commissaire britannique en Égypte, engagèrent des négociations secrètes avec le chérif hachémite Hussein de La Mecque, principal gardien des lieux saints de l'islam. Thomas Edward Lawrence, plus tard célèbre sous le nom de "Lawrence d'Arabie", joua un rôle d'intermédiaire dans ces pourparlers. Ces négociations aboutirent en 1916 à un accord par lequel l'Angleterre s'engageait à reconnaître l'indépendance de l'Arabie et des lieux saints musulmans, ainsi que la création d'un vaste royaume arabe englobant la majeure partie des provinces arabes de l'Empire ottoman, à l'exception de la Syrie. Mais les ambitions impériales ne s'arrêtaient pas là : la Russie réclamait sa mainmise sur les Détroits et Constantinople, tandis que la France entendait inclure la Palestine dans sa sphère d'influence syrienne. Des négociations parallèles entre Paris et Londres allaient aboutir aux célèbres accords Sykes-Picot, qui dessineraient dans le plus grand secret un découpage du Proche-Orient en zones d'influence française et britannique.

C'est dans ce contexte d'intrigues diplomatiques que le ministre de l'Intérieur britannique Herbert Samuel, juif pratiquant issu d'une famille apparentée aux Rothschild et aux Montefiore, commença à s'intéresser de près à la cause sioniste, sous l'influence grandissante de Weizmann. Le 25 janvier 1915, Samuel rédigea un mémorandum soutenant la cause sioniste et prônant l'annexion de la Palestine par l'Angleterre, document qu'il transmit au Premier ministre Lord Asquith. Ce dernier réagit avec froideur, manifestant même une certaine hostilité antisémite.

En revanche, David Lloyd George, baptiste gallois imprégné d'évangélisme, nourrissait depuis longtemps une sympathie pour le sionisme – moins par amour des Juifs que par refus de voir les lieux saints chrétiens tomber aux mains de la France agnostique. Bien que l'initiative de Samuel fût initialement écartée, Mark Sykes, l'un des négociateurs britanniques, prit en compte le "facteur juif" dans ses tractations sur l'avenir de la Palestine.

L'accord secret de mai 1916 (Sykes-Picot) attribua à la Russie une partie de l'Anatolie et le détroit des Dardanelles ; la France obtint le Levant et le nord de la Palestine, tandis que la Grande-Bretagne s'assurait la bande côtière palestinienne. Les Hachémites se voyaient octroyer le Hedjaz, la Transjordanie et le Néguev, avec un contrôle international sur les provinces de Jérusalem et de Naplouse. Cependant, après la signature de l'accord, les Britanniques commencèrent à regretter leur générosité, convoitant notamment Mossoul pour ses ressources pétrolières. Puis, après la Révolution russe de 1917, ils décidèrent unilatéralement de renier leurs concessions à la Russie.

La révolte arabe, conduite par l'émir Fayçal, l'un des fils du chérif Hussein, connut un succès significatif en paralysant l'armée ottomane sur son front méridional. Hussein se fit proclamer "roi des Arabes", victoire symbolique du nationalisme arabe qui incita les dirigeants sionistes à présenter sans tarder leurs revendications aux Britanniques et aux Français. Les demandes sionistes étaient ambitieuses : reconnaissance de la Palestine comme patrie nationale des Juifs, liberté totale d'immigration juive, création d'une compagnie à charte chargée de la colonisation et du développement du pays, autonomie juridique, religieuse, administrative et culturelle, adoption de l'hébreu comme langue nationale, et internationalisation des lieux saints. Avec l'arrivée de Lloyd George au poste de Premier ministre en 1916, et la nomination de Lord Balfour comme secrétaire au Foreign Office, les sionistes commencèrent à nourrir de réels espoirs. Toutefois, Balfour, malgré son antipathie envers la France, ne souhaitait pas immédiatement établir un protectorat britannique exclusif sur la Palestine, préférant envisager un condominium franco-britannique.

Pendant ce temps, alors que les forces britanniques et françaises se trouvaient dans une impasse sur le front occidental, les Alliés étaient impatients d'attirer les États-Unis dans le conflit. Considérant comme acquise l'influence supposée des Juifs américains sur la Maison-Blanche et le Congrès – mythe antisémite persistant à l'époque – Français comme Britanniques cherchèrent à mobiliser l'opinion juive américaine en leur faveur. La tâche n'était pas aisée : les Juifs américains, majoritairement d'origine allemande ou austro-hongroise, refusaient tout soutien à la Triple Entente en raison de la présence de la Russie tsariste, symbole de l'antisémitisme d'État le plus virulent. Leur sympathie penchait naturellement vers les Puissances centrales, dont étaient originaires la plupart des dirigeants du judaïsme américain. Ils se montraient d'ailleurs reconnaissants envers l'Allemagne et l'Autriche pour leurs multiples interventions en faveur des Juifs de Palestine.

Consciente de cette réalité, la France envoya en mission de propagande aux États-Unis et au Canada des sympathisants notoires du mouvement sioniste. Contre toute attente, ce fut la France qui prit les devants sur la question palestinienne, en reconnaissant aux Juifs le droit de créer leur État sur une partie de ce territoire. Lors d'une visite à Paris de Nahum Sokolov, l'un des dirigeants sionistes, en avril 1917, et après que le gouvernement provisoire de Kerenski eut pris le pouvoir en Russie (événement qui suscita en Occident des fantasmes sur l'influence juive dans la révolution), les Français décidèrent, après consultation du président du Conseil italien et du pape Benoît XV, de prendre position. Le 25 mai 1917, le ministre des Affaires étrangères Alexandre Ribot remit, par l'intermédiaire du secrétaire général du Quai d'Orsay, une déclaration officielle dans laquelle la France s'engageait à aider à "la renaissance, par la protection des Puissances alliées, de la nationalité juive sur cette terre d'où le peuple d'Israël a été chassé il y a tant de siècles" – promesse inattendue de la part de la diplomatie française traditionnellement pro-arabe.

C'est cette initiative française qui incita Lord Balfour à formuler sa propre déclaration quelques mois plus tard, le 2 novembre 1917 : "Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l'établissement en Palestine d'un foyer national pour le peuple juif". Cette formulation délibérément vague suscita néanmoins un immense espoir dans le monde juif. Les motivations de Balfour étaient complexes : faire concurrence à la France, s'attirer les bonnes grâces des Russes révolutionnaires et surtout des Américains, récemment entrés en guerre. Paradoxalement, ces considérations reposaient en partie sur des préjugés antisémites, notamment le mythe de la "puissance occulte" des Juifs et de la "banque juive" dans la vie politique américaine. Rendue publique le 9 novembre 1917, la Déclaration Balfour provoqua une vague d'enthousiasme sans précédent dans le monde juif, où on la compara à la proclamation de Cyrus qui, vingt-cinq siècles plus tôt, avait autorisé les Juifs de Babylone à retourner en Judée.

Lorsque le général Edmund Allenby fit son entrée victorieuse dans Jérusalem le 9 décembre 1917 à la tête d'une puissante armée, les Juifs de la ville y virent un nouveau miracle. Le Foreign Office avait demandé à Allenby d'éviter toute manifestation triomphaliste et toute référence à la conquête de Jérusalem par les croisés, soucieux de ne pas heurter les sensibilités musulmanes. Pourtant, l'euphorie des Juifs fut de courte durée, car les militaires britanniques sur place se montrèrent largement hostiles à la Déclaration Balfour. Ils avaient néanmoins accepté, non sans réticence, qu'une légion juive intègre l'armée britannique, initiative qui avait comblé Jabotinsky. David Ben Gourion lui-même s'y porta volontaire, ainsi que des dizaines de lycéens de Tel-Aviv. Au total, cinq mille recrues rejoignirent cette formation, constituant trois "bataillons judéens" arborant un insigne spécifique : un chandelier à sept branches.

Cependant, à partir de 1919, on confia à ces unités des missions peu glorieuses, comme la répression des manifestations anti britanniques au Caire et à Alexandrie. Les soldats juifs s'y refusèrent souvent. En mai 1921, ils intervinrent de leur propre initiative pour protéger les quartiers juifs de Jaffa contre les émeutiers arabes, initiative qui précipita la dissolution de cette légion. Les relations devenaient de plus en plus tendues entre l'armée britannique et cette nouvelle formation militaire juive.

Weizmann et sa commission furent reçus le 20 mars 1918 à Alexandrie par le Haut-Commissaire britannique Reginald Wingate. Ce dernier fit état des remous provoqués par la Déclaration Balfour au sein de l'opinion arabe. Weizmann se montra rassurant, assurant que la Commission sioniste n'avait nullement l'intention d'établir un gouvernement juif après la guerre, ni de placer sous son contrôle les lieux saints chrétiens et musulmans de Palestine. Il tint le même discours apaisant à l'émir Fayçal, lui faisant miroiter l'aide de ses "amis américains". Une rencontre avec le président Wilson aboutit à la signature, le 3 janvier 1919, d'un accord reconnaissant les droits respectifs des peuples arabes et juifs sur le "royaume arabe de Palestine".

Weizmann ne se souciait guère des Arabes palestiniens, considérant qu'il fallait avant tout s'entendre avec les dirigeants des pays voisins. Il estimait que le mouvement national palestinien n'était qu'une "excroissance négligeable" du panarabisme syrien, voire une "fabrication artificielle" de l'impérialisme français et de ses soutiens chrétiens, dont le seul but serait de nuire à la Grande-Bretagne pour récupérer la Syrie. Dans sa vision optimiste, il y avait place pour les deux peuples, juif et arabe, qui finiraient par trouver leur compte dans la cohabitation, les Juifs devenant progressivement majoritaires dans le pays. Pourtant, Weizmann dut rapidement déchanter face à la réalité du terrain. Il constata l'hostilité à la Déclaration Balfour et aux Juifs qui régnait dans l'entourage du général Allenby. Les militaires britanniques refusaient d'assouplir les règlements restrictifs relatifs à l'achat des terres et à l'immigration juive hérités de l'administration ottomane.

Malgré ces difficultés, quelques moments de joie marquèrent cette période, comme la pose de la première pierre de l'Université hébraïque de Jérusalem le 24 juillet 1918. Weizmann parvint tout de même à obtenir des Britanniques la reconnaissance de l'hébreu en tant que langue officielle aux côtés de l'anglais et de l'arabe, du moins dans les localités où plus de 20% de la population était juive. Mais la population arabe palestinienne, galvanisée par la victoire contre les Turcs, commençait à protester vigoureusement contre l'établissement du foyer national juif. Les Arabes pensaient pouvoir convaincre les officiers britanniques de leur bon droit. Dans un geste d'apaisement, le 7 novembre 1918, la France et la Grande-Bretagne publièrent une déclaration commune affirmant que leur objectif était "l'affranchissement complet et définitif des peuples d'Orient" et l'établissement en Syrie et en Mésopotamie de "gouvernements nationaux". Les Palestiniens manifestèrent alors leur solidarité avec le mouvement national syrien.

Des comités islamo-chrétiens commencèrent à se former à Jaffa, à Jérusalem et dans les principales villes du pays. Le gouverneur militaire de Jérusalem, Ronald Storrs, leur réserva un excellent accueil, allant jusqu'à conseiller à leurs délégués d'organiser des manifestations de rue contre le sionisme. Comblant le vide laissé par la chute de l'Empire ottoman et l'affaiblissement des notables qui lui étaient attachés, ces comités rassemblaient des personnalités religieuses musulmanes de premier plan et les principaux dignitaires des églises chrétiennes.

Réunis en congrès le 1er février 1919 à Jérusalem, ces comités formulèrent les arguments centraux du rejet arabe du sionisme : selon eux, la Palestine n'était pas le "berceau des Juifs", qui n'y vécurent que pendant une brève période ; les Juifs ne possédaient pas en Palestine de lieux saints comparables à ceux des musulmans et des chrétiens ; les Juifs ne formaient pas un peuple mais seulement une religion ayant des adeptes disséminés dans le monde entier ; enfin, compte tenu de leur nombre, les sionistes ne représentaient qu'une infime minorité de la population palestinienne. Le congrès se déclara favorable à l'unité syrienne et palestinienne, position qui satisfaisait la diplomatie française. Les Britanniques réagirent en interdisant au comité islamo-chrétien de se rendre à Paris pour y plaider sa cause.

Les divisions au sein de la société palestinienne apparurent rapidement : alors que les musulmans réclamaient la reconnaissance de l'indépendance de la Palestine en tant que "partie inséparable de la Syrie", les Grecs orthodoxes de Jérusalem souhaitaient un protectorat britannique, tandis que les catholiques préféraient un protectorat français. Toutes les composantes de la société convergèrent néanmoins sur un point : l'opposition résolue au sionisme. Un puissant processus d'arabisation culturelle et politique était en marche, y compris au sein des communautés chrétiennes comme les Grecs orthodoxes.

La tension atteignit son paroxysme en mars 1920, après la proclamation par le Congrès nationaliste syrien de l'émir Fayçal comme roi de Syrie. Peu auparavant, un grave incident entre Juifs et musulmans avait eu lieu le 1er mars dans le village de Tel Haï, en Haute-Galilée, au cours duquel Joseph Trumpeldor, héros de guerre russe devenu figure emblématique du sionisme militant, trouva la mort. Du 4 au 6 mars 1920 éclatèrent les émeutes de Nabi Moussa. Une immense manifestation se déroula devant la mairie de Jérusalem, rassemblant près de 70 000 personnes venues de toutes les villes du pays. Des portraits de l'émir Fayçal furent brandis par le jeune Amin al-Husseini, qui deviendrait plus tard grand mufti de Jérusalem. La foule scandait "Indépendance ! Indépendance ! La Palestine est notre terre, les Juifs sont nos chiens !". Les discours incendiaires du maire Moussa Kassem al-Husseini exacerbèrent les tensions. Les Britanniques firent preuve d'une passivité surprenante, et les policiers arabes n'intervinrent pas.

Les anciens soldats de la Légion juive, organisés en groupes d'autodéfense sous la direction de Jabotinsky, se rendirent chez Ronald Storrs pour demander de l'aide, mais le gouverneur refusa catégoriquement et les contraignit même à rendre leurs armes. Les émeutes furent particulièrement violentes : maisons incendiées, magasins pillés, synagogues attaquées, jeunes filles violées. Le bilan fut lourd : cinq morts et plus de deux cents blessés du côté juif, quatre morts et vingt-trois blessés chez les Arabes. Certains observateurs soupçonnèrent Storrs de semer intentionnellement la discorde entre Juifs et Arabes pour mieux contrôler le pays.

Dans la répression qui suivit, Jabotinsky fut arrêté ainsi que deux cents autres personnes, dont trente-trois Juifs. Il fut condamné à quinze ans de prison pour port illégal d'armes, avant de voir sa peine réduite à un an. Le maire de Jérusalem fut révoqué et remplacé par un membre de la famille rivale des Nashashibi. Amin al-Husseini fut également jugé et condamné à dix ans de prison, peine qu'il ne purgea jamais car il s'évada avant son incarcération.

Pendant ce temps, Weizmann, de tempérament modéré, était dépassé par les événements. Il considérait que depuis 1917, le sionisme était tombé entre les mains de "révolutionnaires bolcheviks". Il devait également faire face à l'hostilité persistante de l'Alliance israélite universelle, qui continuait à s'opposer à l'établissement du foyer national juif.

En avril 1920, tandis que Juifs et Arabes de Jérusalem pansaient leurs blessures, la conférence de San Remo finit par confier officiellement le mandat sur la Palestine à la Grande-Bretagne, et celui sur la Syrie à la France. Contre toute attente, la conférence recommanda à la puissance britannique de prendre les dispositions nécessaires à l'application de la Déclaration Balfour. L'administration militaire en Palestine fut abolie et l'ancien ministre Herbert Samuel, juif britannique qui avait tant œuvré pour la cause sioniste, fut nommé premier Haut-Commissaire à Jérusalem. Les Juifs et les sionistes accueillirent cette nouvelle avec soulagement.

Deux ans plus tard, le mandat britannique fut formellement ratifié par la Société des Nations, et une Agence juive fut créée, chargée de collaborer avec la puissance mandataire pour mettre en place les conditions politiques, administratives et économiques nécessaires à l'établissement du foyer national juif. Le monde arabe en sortait profondément déçu et humilié. Fayçal, chassé de Syrie par les Français, fut "consolé" avec le trône d'Irak. La Transjordanie fut séparée de la Palestine et offerte par Winston Churchill, en 1921, au frère de Fayçal, l'émir Abdallah. Les Hachémites perdirent en outre leur influence en Arabie face à Ibn Saoud, chef du mouvement wahhabite, qui s'empara sans coup férir en octobre 1924 de l'Arabie tout entière. Le monde arabe apparaissait comme le grand perdant de ce long et confus épisode diplomatique.

La Palestine se trouvait désormais officiellement placée sous mandat britannique, avec pour mission explicite de favoriser l'établissement d'un foyer national juif. Cette configuration, loin de résoudre les tensions entre communautés, allait au contraire les cristalliser, préfigurant les violents affrontements qui jalonneraient l'histoire de la région jusqu'à nos jours. Le gouvernement britannique se trouvait dans la position inconfortable du tiers qui avait fait des promesses contradictoires à deux parties en conflit – aux Juifs par la Déclaration Balfour, aux Arabes par la correspondance Hussein-McMahon – tentant vainement de concilier l'inconciliable. Cette politique de duplicité, dictée par des considérations impériales à court terme, allait semer les germes d'un conflit qui perdure encore aujourd'hui et qui illustre tragiquement les conséquences à long terme des jeux diplomatiques hasardeux des puissances coloniales européennes.


Les grandes désillusions (1920-1929).

L'arrivée d'Herbert Samuel à la gare de Jérusalem le 30 juin 1920 marqua pour les sionistes un moment d'espoir exceptionnel, car il s'agissait sans conteste de l'un des plus fervents partisans du foyer national juif au sein de l'establishment britannique. Cependant, cette nomination fut perçue par les Arabes comme une provocation grave et délibérée, alimentant leurs craintes quant aux véritables intentions des autorités mandataires. Cette perception antagoniste illustre parfaitement les contradictions fondamentales qui allaient caractériser toute cette période, où les promesses britanniques, par leur caractère intrinsèquement incompatible, ne pouvaient que susciter d'amères désillusions dans les deux camps.

Les comités islamochrétiens palestiniens, déjà profondément déçus par l'échec du rêve de la Grande Syrie, avaient décidé lors de leur congrès de Haïfa en décembre 1920 d'imprimer désormais une orientation exclusivement palestinienne à leur activité politique. Cette décision traduisait un changement profond dans la stratégie nationaliste arabe, abandonnant progressivement les aspirations panarabe au profit d'une focalisation sur le territoire palestinien lui-même. Dans cette optique, ils avaient créé un Haut Comité musulman présidé par Moussa Al-Husseini, structure fédératrice rassemblant toutes les classes sociales et sensibilités religieuses, avec pour seul et unique objectif d'obtenir l'abrogation de la Déclaration Balfour et de lutter par tous les moyens contre l'immigration juive, considérée comme une menace existentielle pour leur avenir.

Herbert Samuel, imprégné de l'idéal libéral britannique de réconciliation et de progrès partagé, entreprit sa mission par un geste d'apaisement significatif en graciant les principaux responsables des émeutes de Nabi Moussa, notamment Vladimir Jabotinsky, figure de proue du sionisme révisionniste, mais également Al-Hajj Amin al-Husseini, jeune homme issu d'une grande famille hiérosolymitaine. Samuel, dans sa volonté d'établir un dialogue institutionnel avec la communauté musulmane, crut bon de fonder un Haut Conseil musulman en 1921 et d'y nommer précisément ce même Al-Hajj Amin. Les Al-Husseini appartenaient, avec les Nashashibi et les Khalidi, aux trois principales familles les plus respectées de Jérusalem, véritables dynasties locales dont l'influence s'étendait bien au-delà de la ville sainte. Sans le savoir, Samuel avait ainsi donné à ce jeune héritier des mouftis, qui avait étudié à l'université islamique Al-Azhar ainsi qu'au Département de littérature de l'université d'Égypte du Caire et qui était proche des cercles réformistes, un poste qui lui permettrait ultimement de devenir l'une des figures de proue les plus charismatiques et intransigeantes de la résistance palestinienne. Pour Samuel, il s'agissait simplement, en confiant à ce jeune homme des compétences religieuses officielles, de tenter d'en faire un allié modéré, mais surtout d'apaiser une situation explosive pour permettre l'établissement d'un mandat serein et paisible, conformément aux idéaux de la Société des Nations.

Herbert Samuel prit cependant rapidement conscience de l'importance capitale du facteur arabe dans l'équation palestinienne, d'autant plus que le contexte international avait considérablement évolué depuis les premières promesses faites aux sionistes. La France se trouvait désormais définitivement écartée de la scène palestinienne, la dynastie hachémite avait été convenablement rétribuée par l'attribution des trônes de Bagdad et d'Amman, mais surtout, le mouvement sioniste traversait une grave crise financière qui entravait sérieusement ses ambitions territoriales et démographiques. Cette situation décevait profondément les Britanniques qui avaient initialement espéré que les ressources propres du mouvement sioniste et plus généralement les capitaux juifs internationaux pourraient contribuer substantiellement au redressement économique de la Palestine, allégeant ainsi le fardeau financier du Trésor britannique. Chaim Weizmann lui-même dénonça avec véhémence l'inaction des Juifs américains, mais force était de constater que l'Exécutif sioniste ne pouvait prendre à sa charge financière qu'à peine un millier d'immigrants. Finalement, seules 11 000 personnes purent effectivement entrer dans le pays jusqu'en mai 1921, car la grande majorité des candidats à l'immigration ne remplissait aucun des critères sélectifs établis par l'administration mandataire, qu'il s'agisse de l'âge, de la condition financière ou de la qualification professionnelle.

Contrairement aux fantasmes et aux craintes des nationalistes palestiniens, la Palestine ne croula nullement sous le poids de l'argent juif et ne fut pas inondée d'immigrants. Il fallut d'ailleurs attendre 1922 pour que la population juive retrouve simplement son niveau d'avant-guerre, loin des projections optimistes des théoriciens sionistes. Cette situation contrariait profondément les autorités britanniques qui, confrontées à d'importantes difficultés budgétaires après les sacrifices financiers de la Grande Guerre, avaient pris la décision radicale de ne plus financer la moindre dépense pour le maintien dans l'Empire de ce territoire jugé inutile et sans valeur stratégique véritable. Winston Churchill lui-même, alors secrétaire d'État aux Colonies en 1921, n'aurait pas rechigné à abandonner la Palestine aux États-Unis tant ce mandat lui semblait coûteux et problématique. Il se montrait particulièrement agacé par les difficultés financières du foyer national qui n'avait pas réussi à attirer tous les capitaux juifs escomptés. Il estimait même, non sans une certaine exagération idéologique, qu'il s'agissait potentiellement d'un dangereux bastion bolchevique en gestation. Aux Juifs qui lui réservèrent pourtant un accueil chaleureux à Tel-Aviv en mars 1921, le ministre laissa entendre sans ambages que l'avenir du foyer national juif dépendait autant de la politique du gouvernement britannique que de leur propre capacité à mobiliser les ressources financières nécessaires à son édification.

La politique britannique avait donc radicalement évolué : certes, il convenait de maintenir un engagement minimal envers la Déclaration Balfour pour préserver l'honneur diplomatique de la Couronne, mais désormais, la priorité consistait à préserver les intérêts légitimes de la population arabe qui restait largement majoritaire démographiquement. Il n'était plus question de transformer le vague concept de "foyer national juif" en un État souverain, et encore moins de permettre une immigration juive sans restrictions ni contrôles. Dans cette optique, les candidats à l'immigration furent divisés en deux catégories distinctes : ceux considérés comme "non dépendants", principalement des individus possédant des qualifications professionnelles recherchées ou des capitaux, qui pouvaient entrer plus facilement, et une seconde catégorie beaucoup plus réglementée incluant les personnes dites "dépendantes" ou sans profession spécifique. Le Haut-Commissariat britannique déterminait tous les six mois le nombre de visas disponibles, et force est de constater que l'administration ne faisait pas preuve d'une générosité excessive dans l'attribution de ces précieux sésames.

Herbert Samuel, malgré les critiques croissantes émanant des cercles sionistes, restait sincèrement persuadé de pouvoir rapprocher progressivement Juifs et Arabes grâce à une politique équilibrée de justice et de développement économique censée servir les intérêts des deux communautés. Pour lui, il suffisait temporairement de modérer l'immigration juive pour que les tensions intercommunautaires s'apaisent naturellement, permettant alors une reprise ultérieure plus harmonieuse du projet sioniste. Chaim Weizmann fut profondément écœuré par ce qu'il percevait comme une trahison des engagements initiaux, même si Samuel avait par ailleurs régularisé le statut urbain de Tel-Aviv et favorisé son élargissement territorial. Sous son administration, un ambitieux réseau routier reliant Jérusalem, Jéricho, Hébron et Jaffa, ainsi qu'entre Haïfa et Nazareth, mais également entre Tibériade et Rosh Pina, fut progressivement mis en place, témoignant d'une volonté de modernisation des infrastructures. Des projets hydroélectriques grandioses, notamment conçus par l'ingénieur Pinhas Rutenberg, originaire de Russie et figure emblématique de l'expertise technique que les immigrants juifs apportaient en Palestine, furent également approuvés par l'administration mandataire. En 1923, une première concession lui fut accordée par les autorités britanniques pour l'électrification de la région de Jaffa et de Tel-Aviv, et il fut notamment autorisé à construire une centrale génératrice de grande envergure, préfigurant l'industrialisation progressive du pays.

Face à ces évolutions politiques nuancées, les dirigeants du Yishouv (la communauté juive de Palestine) réalisèrent progressivement que la concrétisation du projet sioniste ne se ferait pas instantanément mais nécessiterait une stratégie patiente d'avancées progressives, position qui les opposait frontalement à Vladimir Jabotinsky et à ses partisans révisionnistes, tenants d'une approche beaucoup plus volontariste et intransigeante. Parallèlement à ces débats stratégiques, d'importantes institutions communautaires furent néanmoins mises en place au sein du Yishouv, témoignant d'une structuration interne remarquablement démocratique et pluraliste. Une assemblée représentative, la Knesset, fut constituée, intégrant toutes les composantes de la société juive - ashkénazes et séfarades, sionistes laïques de gauche ou de droite, sionistes religieux du Mizrahi ou ultra-orthodoxes antisionistes d'Agoudat Israël - dans un exercice inclusif de démocratie communautaire.

Cette assemblée avait notamment le pouvoir de nommer un conseil rabbinique dirigé par deux grands rabbins, séfarade et ashkénaze, seule instance habilitée à prononcer les mariages et les divorces, conformément à la tradition juridique ottomane des millets qui confiait aux communautés religieuses la gestion de leur statut personnel. Entre 1920 et 1944, les partis ouvriers dominèrent largement leurs concurrents, recueillant entre 37 et 59% des voix, généralement en position majoritaire. Les formations du centre et de la droite, dominées progressivement par les partisans de Jabotinsky, obtenaient entre 19 et 21% des suffrages, tandis que les religieux représentaient une force politique stable oscillant entre 16 et 20%.

Les formations ouvrières connurent d'importantes transformations organisationnelles durant cette période, notamment avec la fondation en 1919, sous l'impulsion de David Ben Gourion, du parti Ahdout Avoda, puis la création de la puissante confédération syndicale Histadrout, et enfin en 1930, l'établissement du parti Mapaï, dont les membres prirent largement le contrôle des institutions communautaires du Yishouv. Si Ahdout Avoda se présentait initialement comme un parti affilié à l'Internationale socialiste et comme une organisation professionnelle plutôt qu'un parti politique traditionnel, il s'avéra finalement très proche de la mission primordiale d'édification d'un futur État. Cette formation était particulièrement attentive au bien-être économique et social de ses adhérents et avait mis en place une caisse d'assurance maladie, une coopérative d'achat de biens de consommation, une agence de travaux publics et même une banque coopérative. Le parti disposait également d'un "bataillon du travail" formé de jeunes pionniers idéalistes, prêts à s'engager dans les travaux les plus difficiles pour faire avancer concrètement le projet national juif.

Cette période fut également marquée par l'expansion du modèle des kibboutzim, ces petites communes agricoles où chaque membre était rétribué de façon strictement égalitaire, indépendamment de la quantité et de la qualité du travail fourni, incarnation physique des idéaux socialistes portés par une large frange du mouvement sioniste. Néanmoins, le mouvement HeHaloutz qui composait majoritairement ces structures collectives finira par s'affaiblir considérablement à la suite de sa liquidation en Union soviétique en 1925 et sa dissolution formelle en 1926. Malgré ces difficultés, environ 70 villages agricoles, totalisant une population de quelque 15 000 personnes, furent créés à l'époque de la troisième Aliyah (vague d'immigration, 1919-1923) en Samarie et le long du littoral méditerranéen, sur les terres acquises légalement par le Fonds national juif.

Quant à la quatrième Aliyah (1924-1932), elle présenta un profil sociologique radicalement différent, étant composée aux deux tiers de familles relativement aisées originaires principalement de Pologne, qui avaient quitté leur pays natal principalement pour des raisons économiques et fiscales. Cette immigration contribua à la formation d'une petite classe bourgeoise au sein du Yishouv, apportant une diversification sociologique bienvenue à une communauté jusqu'alors dominée par l'éthos pionnier et ouvrier. Ces nouveaux arrivants furent parfois critiqués avec une certaine condescendance par les vétérans pour leur mode de vie jugé trop occidentalisé et privilégié - on leur reprochait notamment de s'habiller de tissu anglais, de se nourrir de chocolat allemand, de légumes arabes, de beurre australien et de farine roumaine - mais leur présence contribua indéniablement à enrichir le tissu social et économique de la communauté juive palestinienne.

Sans conteste, la réalisation sioniste la plus remarquable de cette période fut la création et le développement de la Confédération générale du travail, la Histadrout. Fondée en 1920 à Haïfa, cette organisation allait rapidement devenir la plus importante institution économique et sociale du Yishouv, véritable État dans l'État, qui influencerait profondément la structure de la future société israélienne. Dirigée dès ses débuts par David Ben Gourion, elle comptait initialement près de 4 500 adhérents sur une population juive totale de 65 000 personnes. Une décennie plus tard, le nombre de ses membres fut multiplié par sept, atteignant près de 30 000 personnes, témoignant de son influence croissante et de son attractivité. La Confédération exerçait un contrôle direct ou indirect sur la plupart des principales activités politiques, culturelles et sociales du pays, depuis la commercialisation des produits laitiers jusqu'à la promotion active de la langue hébraïque, en passant par le développement des mouvements de jeunesse, celui de l'enseignement professionnel et le financement des villages coopératifs dont le nombre ne cessait d'augmenter. Particulièrement progressiste pour l'époque, la Histadrout s'employa également à intégrer les femmes dans la vie économique du pays et se dota même d'un quotidien influent, Davar, fondé en 1925.

Néanmoins, malgré ces développements institutionnels impressionnants, les tensions intercommunautaires n'avaient pas disparu ; elles couvaient sous les braises, prêtes à s'embraser à la moindre étincelle. De graves incidents éclatèrent ainsi le 1er mai 1921 à Jaffa, en marge du défilé de la Fête du travail organisé à Tel-Aviv. Un petit groupe de militants juifs communistes, arborant drapeaux rouges et portraits de Marx et de Lénine, se replia vers le quartier mixte de Neveh Shalom où ils furent violemment accueillis à coups de pierres et de matraques par les habitants arabes et certains policiers britanniques. Les manifestants avaient préalablement collé des affiches rédigées en hébreu et en arabe, appelant au départ des Britanniques et à l'instauration d'un régime soviétique en Palestine, provocation que les autorités n'avaient pas jugée nécessaire de réprimer immédiatement. La violence s'intensifia et se concentra tout particulièrement contre un centre d'accueil pour immigrants qui abritait une centaine de jeunes pensionnaires, dont les mœurs jugées trop libérales et les positions politiques radicales suscitaient l'hostilité de la population locale. C'est dans ce contexte chaotique que l'écrivain de renom Yosef Haim Brenner fut assassiné, symbolisant tragiquement la vulnérabilité des intellectuels juifs face à la violence intercommunautaire. Au total, 48 Arabes et 47 Juifs perdirent la vie au cours de ces six journées sanglantes, les émeutes s'étant rapidement propagées dans toute la région environnante.

Herbert Samuel fut contraint de décréter l'état d'urgence et interdit l'entrée en rade de Jaffa aux navires transportant des immigrants juifs, les obligeant à rebrousser chemin vers Istanbul. Plus radicalement encore, le 14 mai, il prit la décision controversée de suspendre jusqu'à nouvel ordre toute immigration juive vers la Palestine, suscitant un sentiment de trahison profond parmi les dirigeants sionistes. Nahum Sokolov, Yitzhak Ben Zvi et Arthur Ruppin vinrent personnellement se plaindre auprès du Haut-Commissaire, qualifiant sans ambages ces événements de véritable "pogrom". Cette décision fut d'autant plus mal perçue par la communauté juive qu'Herbert Samuel venait tout juste d'autoriser l'installation de milliers de Bédouins dans la région, soulevant des questions sur l'équité de sa politique migratoire.

En réaction à ces violences et à ce qu'ils percevaient comme une protection insuffisante de la part des autorités britanniques, une organisation paramilitaire clandestine nommée Haganah (signifiant "défense" en hébreu) fut créée, placée sous l'autorité discrète de la Histadrout et composée principalement d'anciens membres du Hashomer, groupe d'autodéfense des premiers établissements agricoles juifs. Chaim Weizmann, en sa qualité de président de l'Organisation sioniste mondiale, n'hésita pas à critiquer sévèrement la politique britannique devant ses anciens amis, Churchill, Lloyd George et Balfour, soulignant ce qu'il considérait comme un revirement inacceptable. Il constata avec amertume que dans tous les ministères britanniques, aussi bien aux Affaires étrangères qu'aux Colonies, et même au sein du Haut-Commissariat à Jérusalem, l'hostilité envers la Déclaration Balfour devenait manifeste, alors qu'elle avait été relativement inexistante jusqu'alors. Même les grands périodiques britanniques comme le Times ou le Daily Mail commencèrent à publier des articles critiques envers les sionistes, les accusant parfois de maltraiter et de ruiner les métayers palestiniens, reflétant un changement sensible dans l'opinion publique métropolitaine.

Herbert Samuel, fidèle à ses convictions libérales et démocratiques, ne s'avoua pas vaincu et envisagea la création d'un conseil législatif composé de 25 membres, dont une dizaine de délégués arabes et juifs élus à la proportionnelle par leurs populations respectives. Cette initiative, qui visait à donner un cadre institutionnel au dialogue intercommunautaire, fut cependant vivement critiquée tant par Weizmann que par Lloyd George, qui y voyaient une dilution inacceptable des engagements britanniques envers le projet sioniste. Plus catégoriquement encore, elle fut sommairement rejetée par Moussa Al-Husseini et les membres du Haut Comité musulman lors de leur visite à Londres en août 1921. Pour ces derniers, seule l'abrogation pure et simple de la Déclaration Balfour pouvait constituer une base acceptable de discussion. Le projet d'Herbert Samuel fut donc rapidement abandonné, tout comme son idée complémentaire de créer une "Agence arabe" parallèle à l'Agence juive. Plus significativement encore, les représentants arabes refusèrent systématiquement de siéger sur un pied d'égalité avec les délégués juifs au sein du comité consultatif mis en place par Samuel pour discuter des questions d'intérêt général comme l'éducation, le développement du réseau routier ou l'approvisionnement en eau potable, illustrant l'impasse politique fondamentale du mandat britannique.

En 1922, les Juifs ne représentaient que 13% de la population totale du pays. Sur les 83 000 Juifs recensés, 55 000 pouvaient être considérés comme "autochtones" (présents avant le début du mandat) et seulement 38 000 étaient des immigrants récents, chiffres qui relativisent considérablement l'ampleur réelle de l'immigration sioniste à cette époque. Cette population se concentrait principalement à Jérusalem (33 000 habitants juifs) et à Tel-Aviv (20 000), cette dernière ayant obtenu son autonomie municipale en 1921. La jeune ville hébraïque, véritable vitrine du projet sioniste, tirait une fierté particulière de ses jardins publics, de ses grandes artères bien tracées, de son casino mondain, de sa grande synagogue, de sa bibliothèque municipale, de sa station météorologique, ainsi que de ses infrastructures modernes (eau courante, électricité) et de ses nombreux établissements commerciaux et industriels. À Jérusalem en revanche, les instances dirigeantes du Yishouv préféraient s'établir à proximité immédiate des bureaux du gouvernement mandataire, illustrant la différence de positionnement entre ces deux pôles urbains majeurs.

Un événement symbolique majeur survint le 1er avril 1925 avec l'inauguration à Jérusalem de la première université du pays, l'Université hébraïque, en présence de Lord Balfour lui-même, dont la venue déclencha dans toute la Palestine la première grande grève générale arabe, manifestation spectaculaire du rejet persistant de la Déclaration qui portait son nom. Dans la réalité quotidienne, Juifs et Arabes menaient des existences largement séparées, et chacune des deux communautés se trouvait également isolée de la société coloniale britannique qui n'ouvrait que rarement ses portes et ses clubs, sauf en de rares occasions protocolaires. Tandis que les Juifs finançaient par leurs propres moyens leur système éducatif autonome, les Britanniques mirent un point d'honneur à doter chaque village arabe d'une école primaire où les élèves étaient admis dès l'âge de sept ans, politique qui reflétait leur préoccupation croissante pour les aspirations de la majorité arabe. Fait révélateur des dynamiques sociales complexes de l'époque, la population coloniale britannique entretenait généralement des relations plus cordiales avec les familles arabes, jugées plus hospitalières et courtoises selon les standards britanniques, qu'avec les Juifs de Palestine, souvent perçus comme trop occidentalisés ou idéologiquement orientés.

De 1921 à 1928, la Palestine connut une période relativement calme sur le plan sécuritaire, même si ces années furent marquées par d'intenses débats internes au sein de la communauté juive concernant l'avenir du projet sioniste et ses modalités de réalisation. Au-delà de leurs divergences idéologiques et tactiques, tous les courants du sionisme partageaient néanmoins une conviction fondamentale : la terre de Palestine appartenait légitimement au peuple juif par droit historique. La question cruciale qui les divisait concernait principalement le statut à accorder aux Arabes autochtones et les droits à leur reconnaître dans le cadre du futur État juif. Pour l'ensemble des théoriciens sionistes, il ne faisait cependant aucun doute qu'un jour, grâce à l'immigration continue, les Juifs deviendraient majoritaires en Palestine, transformant ainsi radicalement l'équilibre démographique du pays.

Depuis les émeutes sanglantes de 1921, plus personne dans les cercles sionistes ne croyait naïvement que le simple développement économique de la Palestine suffirait à assurer harmonieusement le bonheur et la paix entre tous ses habitants. Les organisations socialistes, dominantes au sein du Yishouv, recouraient volontiers au schéma marxiste de la lutte des classes pour analyser les divisions de la société palestinienne, estimant qu'une solidarité de classe pourrait éventuellement se développer entre ouvriers juifs et ouvriers arabes, transcendant les clivages nationaux et religieux. Dans cette optique, il leur paraissait capital de construire en Palestine une société socialiste œuvrant concrètement pour le bien-être matériel de tous les habitants du pays, indépendamment de leur appartenance ethnique ou confessionnelle.

Certains intellectuels sionistes, comme Yitzhak Ben Zvi, développèrent même des théories historiques audacieuses selon lesquelles les paysans et métayers palestiniens descendraient en réalité des Hébreux restés dans le pays depuis l'époque romaine, puis convertis à l'Islam, établissant ainsi un lien de parenté originel entre les deux populations antagonistes. Après les événements traumatiques de 1921, certains dirigants finirent néanmoins par reconnaître l'existence indéniable d'une entité nationale arabe palestinienne spécifique et commencèrent à percevoir le conflit entre Juifs et Arabes comme une lutte entre deux mouvements nationaux rivaux et légitimes, et non plus comme un simple malentendu transitoire ou une manipulation extérieure. David Ben Gourion lui-même continuait à penser en 1921 qu'au nom de la solidarité internationale prolétarienne, les deux peuples voisins devaient établir une intersyndicale judéo-arabe permettant de jeter les bases d'une entente durable entre le mouvement ouvrier sioniste et le mouvement nationaliste palestinien. Progressivement, cette gauche sioniste finit par élaborer une vision politique prévoyant la création en Palestine d'une structure étatique souveraine où les Juifs seraient majoritaires, mais à l'intérieur de laquelle les Arabes préserveraient leurs droits nationaux et leur autonomie culturelle en tant que partie intégrante de la nation arabe du Proche-Orient.

Parallèlement à ce courant dominant, se développa un mouvement plus radical dans son approche conciliatrice, proche du sionisme culturel défendu par Ahad Ha'am, qui prit le nom de Brit Shalom ("Alliance de la Paix"). Cette organisation pacifiste, fondée par des intellectuels comme Arthur Ruppin et Joseph Louria, défendait avec conviction la création d'un État véritablement binational judéo-arabe et s'inspirait des enseignements philosophiques de Martin Buber, penseur du dialogue et de la rencontre authentique entre les êtres. Ce mouvement refusait catégoriquement l'idée d'ériger une muraille séparatrice entre les Juifs et leurs voisins arabes, aspirant au contraire à devenir une force active œuvrant pour la paix et la fraternité entre les peuples, écartant d'emblée toute revendication de souveraineté exclusive au profit d'un seul peuple ou d'une seule majorité, quelle qu'elle soit.

Les partisans de Brit Shalom développaient une vision qu'ils qualifiaient d'"humanisme national", fondée sur la conviction que le Juif était resté fondamentalement oriental dans son essence, malgré des siècles d'existence en Europe, et pouvait donc naturellement retrouver sa place dans le monde arabe environnant. Ils estimaient notamment que la morale juive traditionnelle interdisait formellement d'édifier un foyer national en portant atteinte aux droits légitimes d'un autre peuple, et que la clé de la réalisation authentique du sionisme résidait précisément dans le règlement équitable de la question arabe, conformément aux principes éthiques de l'humanisme juif. Résolument opposés à tout usage de la force, ces intellectuels considéraient que la création d'une entité politique viable en Palestine nécessitait impérativement une entente préalable avec les Arabes, sans laquelle le projet sioniste serait constamment menacé d'instabilité. Fondée officiellement en 1925, l'association prônait la constitution d'un État binational où la Palestine serait reconnue comme la patrie commune de tous ses citoyens - juifs, musulmans et chrétiens - et où la langue arabe serait enseignée dans les établissements secondaires juifs au même titre que l'hébreu, dans une logique de bilinguisme institutionnel. Leur modèle politique de référence était explicitement la Confédération helvétique, avec son système sophistiqué de coexistence entre différentes communautés linguistiques et religieuses.

À l'opposé de ce spectre idéologique se trouvait Vladimir Jabotinsky, charismatique chef du mouvement révisionniste. Né à Odessa en 1880, cette figure controversée avait participé activement au sixième Congrès sioniste de Bâle, lors duquel il s'était fermement opposé au projet de création d'un foyer juif en Ouganda, défendant l'exclusivité du lien historique entre le peuple juif et la terre de Palestine. Orateur exceptionnel et écrivain talentueux, aussi bien en russe qu'en hébreu, il était devenu dès 1910 l'un des plus ardents défenseurs de l'hébreu comme unique langue nationale du peuple juif renaissant. En 1923, il démissionna avec fracas de l'Exécutif sioniste, estimant que Weizmann se montrait beaucoup trop conciliant envers les Britanniques et trahissait ainsi les aspirations profondes du peuple juif. Jabotinsky exigeait une révision fondamentale du mandat britannique et un retour sans compromis à l'idée originelle d'un État juif souverain, en lieu et place du concept beaucoup plus vague et ambigu de "foyer national" qui, selon lui, ouvrait la porte à toutes les dilutions et trahisons. Son programme politique ambitieux préconisait le déplacement rapide de 600 000 Juifs européens vers la Palestine afin d'y assurer une indiscutable suprématie démographique juive, condition sine qua non de la réalisation du projet sioniste.

Il jeta les bases, en 1925, de l'Organisation mondiale des sionistes révisionnistes et établit stratégiquement son quartier général à Paris, où il résida jusqu'en 1936, après que les autorités britanniques lui eurent interdit de revenir en Palestine en raison des troubles suscités par son organisation de jeunesse paramilitaire, le Betar, fondée en 1923. Contrairement aux partisans de Brit Shalom ou aux socialistes modérés, Jabotinsky estimait sans illusions qu'aucun accord véritable ne pourrait jamais être trouvé avec le mouvement national palestinien et que la lutte entre Juifs et Arabes était tout simplement inéluctable. Dans cette perspective lucide mais pessimiste, il préconisait d'établir ce qu'il appelait métaphoriquement une "muraille de fer" pour protéger efficacement les Juifs et leur entreprise nationale, ce qui impliquait concrètement la création d'une force armée juive permanente, idéalement sous l'égide du colonisateur britannique. Raillant impitoyablement ceux qu'il nommait avec dédain les "amants des Arabes", il se distinguait également de ses rivaux politiques par sa méfiance fondamentale envers les Britanniques, étant probablement le dirigeant sioniste qui respectait le moins les autorités mandataires et leurs promesses fluctuantes.

Herbert Samuel quitta ses fonctions de Haut-Commissaire le 30 juin 1925, au terme de son mandat de cinq ans. L'atmosphère générale dans le pays était relativement apaisée, et son remplaçant, le maréchal Herbert Plumer, qui ne connaissait pratiquement rien au sionisme et ne s'intéressait guère à l'état d'esprit complexe de la population arabe, se contenta essentiellement de maintenir l'ordre public sans s'aventurer dans des initiatives politiques ambitieuses. L'immigration juive connut une chute spectaculaire à partir de 1926, et une crise économique sévère frappa le Yishouv, entraînant même temporairement un phénomène inédit d'émigration nette, avec davantage de départs que d'arrivées. Ce n'est qu'à partir de 1928 que l'économie commença à s'améliorer sensiblement, permettant au Yishouv d'approcher progressivement le seuil symbolique des 100 000 habitants.

À Londres comme à Jérusalem, les autorités britanniques avaient définitivement abandonné l'idée de renoncer à leur emprise sur l'ancienne Terre promise ou d'effacer formellement la Déclaration Balfour de leur politique, malgré ses ambiguïtés intrinsèques et les difficultés considérables qu'elle engendrait sur le terrain. Cependant, contrairement à ce qui s'était produit en Égypte, en Irak et en Transjordanie, la question cruciale de l'autodétermination politique de la Palestine fut systématiquement écartée des discussions officielles, reflétant le dilemme fondamental des Britanniques face aux aspirations contradictoires des deux populations. L'Agence juive, représentant les intérêts du Yishouv, s'opposait d'ailleurs catégoriquement à toute forme d'autodétermination immédiate, craignant légitimement que la majorité arabe n'écrase politiquement la minorité juive dans un système démocratique conventionnel, compromettant ainsi irrémédiablement le projet sioniste dans son ensemble.

En 1928, le maréchal Plumer fut remplacé à la tête du Haut-Commissariat par John Chancellor, administrateur colonial expérimenté mais notoirement hostile aux ambitions sionistes. Ce dernier nourrissait le projet controversé de créer une Palestine indépendante sous domination arabe, avec des garanties limitées pour la minorité juive. C'est précisément sous son autorité que la situation allait dramatiquement se détériorer, mettant fin à cette période relativement calme mais chargée de désillusions mutuelles.

Les années 1922-1929 constituent ainsi une phase cruciale où chacun des acteurs du drame palestinien - Britanniques, sionistes et nationalistes arabes - dut progressivement abandonner ses illusions initiales face à la complexité du réel. Les Britanniques réalisèrent que le mandat serait infiniment plus coûteux et problématique qu'ils ne l'avaient anticipé; les sionistes comprirent que la création d'un État juif ne pourrait se faire ni rapidement ni sans opposition; les Arabes palestiniens prirent conscience que leur résistance devrait s'organiser sur le long terme face à un projet colonial déterminé et soutenu par une puissance impériale, malgré ses hésitations. Cette désillusion collective préparait le terrain aux affrontements beaucoup plus violents qui allaient bientôt secouer la Terre sainte, à commencer par les émeutes sanglantes de 1929 qui marqueraient un tournant décisif dans la radicalisation du conflit.

À l'issue de cette période, les lignes de fracture étaient clairement établies, non seulement entre les deux communautés antagonistes, mais également au sein même de chacune d'elles. Le Yishouv se trouvait divisé entre maximalistes et modérés, entre partisans de la confrontation et défenseurs du dialogue; le mouvement national palestinien oscillait entre rejet total du fait juif et tentatives d'accommodement tactique; quant aux Britanniques, ils se débattaient dans les contradictions insolubles de leur politique, incapables de satisfaire simultanément leurs engagements envers les deux parties et leurs propres intérêts impériaux. Cette configuration tragique, où chaque acteur poursuivait des objectifs légitimes selon sa propre perspective mais fondamentalement incompatibles avec ceux des autres protagonistes, allait structurer durablement l'histoire tumultueuse de la Palestine mandataire jusqu'à son dénouement dramatique en 1948.


Le grand tournant de 1929.

Le tournant tragique de 1929 marque un moment décisif dans la cristallisation du conflit entre Juifs et Arabes en Palestine, transformant des tensions latentes en une confrontation ouverte aux ramifications internationales qui résonnent encore aujourd'hui. Cet épisode dramatique, enraciné dans la symbolique religieuse, révèle les contradictions fondamentales du mandat britannique et préfigure l'évolution ultérieure du conflit israélo-palestinien.

Tout commence le 23 septembre 1928, le soir du Yom Kippour, la fête religieuse la plus solennelle du calendrier hébraïque. Cette célébration rassemblait des dizaines de fidèles devant le Mur des Lamentations, dernier vestige du Second Temple de Jérusalem détruit par les Romains en l'an 70 de notre ère. Ce lieu hautement symbolique pour les Juifs s'inscrit dans une zone particulièrement sensible car elle jouxte l'esplanade des mosquées, appelée al-Bouraq al-Sharif par les musulmans, en souvenir de l'arrêt en cet endroit du Prophète Mohammed et de sa monture légendaire, le Bouraq, lors de son ascension nocturne vers les cieux (al-Isra wal-Mi'raj). Cette esplanade, troisième lieu saint de l'Islam après La Mecque et Médine, abrite la mosquée al-Aqsa et le Dôme du Rocher, édifices vénérés dont la protection constitue un devoir sacré pour les fidèles musulmans.

Selon les règlements établis depuis l'époque ottomane et maintenus par les autorités britanniques, il était théoriquement interdit aux Juifs de laisser au pied du mur des éléments permanents ou semi-permanents de leur culte : lampes, chaises pliantes, tapis, rouleaux de la Torah ou livres de prière. Si les autorités musulmanes avaient généralement fermé les yeux sur ces pratiques par le passé, l'administration britannique, échaudée par les émeutes de 1921, refusait désormais de tolérer toute initiative susceptible de provoquer des tensions intercommunautaires.

En dépit de cette interdiction formelle, ce soir de Yom Kippour 1928, des paravents provisoires furent dressés devant le Mur pour séparer les hommes et les femmes en prière, conformément aux préceptes de la tradition juive orthodoxe. Ce geste, apparemment anodin dans le contexte d'une cérémonie religieuse, mit littéralement le feu aux poudres dans le climat déjà tendu de la Palestine mandataire. Le chef britannique de la police locale, soucieux de faire respecter scrupuleusement les règlements en vigueur, ordonna le retrait immédiat de ces paravents, et ce en plein office religieux, provoquant l'indignation compréhensible des fidèles rassemblés.

Se saisissant avec opportunisme de cet incident pour asseoir sa légitimité politique, le mufti de Jérusalem, Hadj Amin al-Husseini, créa le 1er novembre 1928 un "Comité pour la défense des lieux saints musulmans". Cette initiative visait manifestement à contrer l'influence de ses rivaux politiques de la famille Nashashibi et à s'imposer comme le leader incontournable du mouvement national palestinien naissant. La stratégie du mufti consistait à placer dans un même ensemble indifférencié tous les habitants juifs de Palestine, qu'ils fussent antisionistes ultra-orthodoxes, modérés, ashkénazes ou séfarades, effaçant ainsi les nuances importantes qui caractérisaient alors les différentes composantes de la population juive locale.

Il convient de rappeler que les Juifs établis de longue date en Palestine n'accueillaient pas toujours favorablement les nouveaux arrivants sionistes, dont ils critiquaient souvent les mœurs, l'ethnocentrisme et l'attitude parfois hautaine envers les Arabes. Néanmoins, l'unification forcée sous une même bannière de toutes les composantes juives, opérée par le discours du mufti, contribua paradoxalement à renforcer leur cohésion face à la menace commune.

Les tensions furent portées à leur paroxysme vers la fin du mois d'août 1929, à l'approche de la commémoration juive de Tisha BeAv, marquant la destruction du Temple, qui coïncidait cette année-là, par un hasard tragique, avec la célébration musulmane du Mawlid, commémorant la naissance du Prophète Mohammed. Cette convergence calendaire, chargée de symbolisme religieux, créait un contexte particulièrement inflammable, d'autant que des militants révisionnistes intensifiaient leurs revendications pour un droit d'accès élargi au Mur des Lamentations, provocation que les milieux nationalistes arabes ne pouvaient tolérer.

Le 23 août 1929 marque le début d'une vague de violence qui sera diversement qualifiée selon les perspectives narratives : "Jihad du Bouraq al-Sharif" pour les Arabes, "événements" (meoraot) pour les Juifs, ou simplement "désordres de Palestine" dans la terminologie administrative britannique. Le haut-commissaire britannique Sir John Chancellor étant en vacances, c'est son intérimaire Harry Luke, réputé pour ses positions antisionistes, qui tenta de désamorcer la crise en convoquant plusieurs responsables juifs et musulmans. Ses appels au calme restèrent lettre morte.

Des manifestants, principalement des agriculteurs armés de gourdins, de bâtons, de poignards et d'épées, rejoints par des dizaines de citadins, envahirent les quartiers juifs de la partie occidentale de Jérusalem, assommant et poignardant hommes, femmes et enfants qu'ils trouvaient sur leur chemin. L'état d'urgence fut décrété dans l'après-midi, mais déjà, répondant aux appels à la guerre sainte diffusés depuis les mosquées, des Bédouins de la vallée du Jourdain faisaient mouvement en direction de Jérusalem pour rejoindre ce qu'ils percevaient comme un soulèvement légitime.

Entre le 24 et le 27 août, des scènes d'une rare violence se déroulèrent dans plusieurs localités de Palestine : meurtres de vieillards, d'enfants et de femmes sans défense, pillages de maisons, profanations de synagogues, destructions systématiques de commerces juifs. La police locale, largement dépassée par l'ampleur des violences, semblait paralysée. Face à cette situation critique, les autorités britanniques constituèrent en grande hâte une force auxiliaire de réservistes, composée de fonctionnaires civils anglais, d'indigènes et d'anciens combattants de la Légion juive créée durant la Première Guerre mondiale.

Cette initiative maladroite alimenta une rumeur explosive selon laquelle les Anglais armaient les Juifs contre les Arabes, exacerbant encore les tensions intercommunautaires. Dans ce climat d'hostilité généralisée, même les églises chrétiennes locales prirent position en faveur des Arabes, ajoutant une dimension confessionnelle supplémentaire au conflit.

Le bilan de cette semaine d'émeutes fut particulièrement lourd : 133 morts et 339 blessés du côté juif, 87 morts et 180 blessés du côté arabe. Les populations les plus touchées furent les habitants des villes mixtes comme Tibériade, Hébron et Safed, où des communautés juives séculaires vivaient depuis des générations aux côtés de leurs voisins arabes. Ces violences entraînèrent le départ définitif des Juifs des quartiers excentrés des grandes villes et d'agglomérations comme Hébron, Naplouse, Gaza et Tulkarem, marquant ainsi les prémices d'une séparation géographique des deux communautés. À Jaffa, les résidents juifs quittèrent massivement la ville pour s'installer dans la toute jeune agglomération de Tel-Aviv, accélérant ainsi le développement de cette cité exclusivement juive fondée en 1909.

À son retour de vacances, le haut-commissaire Chancellor commença par condamner fermement les crimes commis contre les Juifs, puis revint partiellement sur ses propos suite à la réaction très vive du Haut Comité musulman. De manière plus fondamentale, Chancellor estimait que la Déclaration Balfour de 1917, promettant l'établissement d'un foyer national juif en Palestine, avait constitué "une erreur monumentale" car elle était injuste envers les Arabes, inapplicable en faveur des Juifs et préjudiciable aux intérêts stratégiques de l'Empire britannique. Il demanda officiellement que les termes du mandat confié par la Société des Nations soient modifiés pour accorder aux Arabes le droit à l'autodétermination.

Cette position reflétait l'évolution d'une partie significative de l'opinion britannique, de plus en plus réticente à l'idée de voir le foyer national juif devenir un fardeau diplomatique et sécuritaire. La protection des installations sionistes nécessitait en effet le déploiement coûteux de forces militaires et policières britanniques, dont des membres avaient perdu la vie durant les affrontements, situation jugée intolérable par de nombreux responsables impériaux.

Une commission d'enquête fut rapidement mise en place, dirigée par Walter Shaw, ancien président de la Cour suprême de Singapour. Les conclusions de cette commission exonérèrent largement le mufti de toute responsabilité directe dans les émeutes, expliquant les violences par l'inquiétude légitime des Arabes face à l'immigration sioniste et à l'achat de terres par des organisations juives. Les recommandations formulées par la commission Shaw étaient dans l'ensemble favorables aux revendications arabes.

Le 21 octobre 1930, dans un document officiel resté célèbre sous le nom de "Livre blanc de Passfield", du nom du secrétaire d'État aux Colonies Lord Passfield (Sidney Webb), le gouvernement britannique préconisa l'annulation partielle des engagements pris envers le mouvement sioniste et la limitation drastique des quotas d'immigration juive en Palestine. Cette décision représentait une défaite cinglante pour les sionistes et, corrélativement, une victoire retentissante pour le mufti de Jérusalem et le mouvement national palestinien qu'il incarnait.

Cependant, la réaction internationale à ce revirement britannique ne se fit pas attendre. Des milliers de télégrammes de protestation affluèrent au cabinet britannique depuis le monde entier, émanant non seulement d'organisations juives mais aussi de personnalités influentes non-juives sympathisantes de la cause sioniste. Face à cette pression, le Premier ministre travailliste Ramsay MacDonald (et non James McDonald comme mentionné par erreur dans le document source) finit par retirer le Livre blanc en 1931, dans une lettre adressée à Chaim Weizmann, président de l'Organisation sioniste mondiale.

Cette lettre, rapidement surnommée "Livre noir" par les Arabes, stipulait que le volume de l'immigration juive ne dépendrait plus de la situation économique générale de la Palestine mais uniquement de celle du Yishouv (la communauté juive palestinienne). Si cette décision pouvait être interprétée comme une victoire pour Weizmann, ce dernier, gagné par la lassitude face aux tergiversations britanniques, semble avoir perdu une part de sa conviction et démissionna quelques mois plus tard de la présidence de l'Organisation sioniste. En 1935, l'Agence juive, organe exécutif du mouvement sioniste en Palestine, passa définitivement sous le contrôle de David Ben Gourion et des travaillistes du Mapaï, marquant ainsi un renouvellement générationnel et idéologique significatif au sein du leadership sioniste.

Les événements de 1929 constituent un tournant capital dans l'histoire des relations entre Juifs et Arabes en Palestine. Désormais, les deux communautés se percevaient comme étant quasiment en état de guerre, un conflit cristallisé autour d'une symbolique religieuse particulièrement explosive. Le mufti, consolidant sa position, réunit en décembre 1931 à Jérusalem un Congrès islamique où dominaient des chefs religieux venus d'Inde, de Bosnie, du Levant et du Maghreb. Ce rassemblement, relayé en Europe par les prises de position antijuives des églises chrétiennes de Terre Sainte, visait à coordonner un front international contre le sionisme.

Le Congrès décida d'envoyer des émissaires religieux dans tous les pays musulmans d'Asie et d'Afrique pour sensibiliser les fidèles au "problème de Jérusalem". Des associations locales de protection de la mosquée Al-Aqsa furent mises en place à Bagdad, à Damas et au Caire, préfigurant l'internationalisation du conflit palestinien qui, de problème local, allait progressivement devenir une cause centrale pour l'ensemble du monde arabo-musulman.

Cette période vit également une série d'affrontements entre Juifs et musulmans au Maghreb, notamment en Algérie sous domination française, témoignant de l'extension géographique des tensions. Dans la diaspora juive, un vaste élan de solidarité permit de constituer un fonds d'urgence d'aide à la Palestine juive. Même en France, où la population israélite avait traditionnellement entretenu des rapports distants avec le sionisme, une mobilisation notable se produisit en faveur des victimes juives de Jérusalem. Néanmoins, l'Église catholique française et le gouvernement de la IIIe République gardèrent un silence prudent, tandis que certains journaux parisiens adoptaient un ton ouvertement antisémite dans leur couverture des événements. Malgré ce contexte ambigu, le Consistoire central des israélites de France et l'Alliance israélite universelle, institutions représentatives du judaïsme français, commencèrent pour la première fois à envisager d'un œil plus favorable l'établissement d'un foyer national juif en Palestine.

C'est naturellement en Palestine même que les conséquences des événements de 1929 furent les plus profondes. D'un côté, les Arabes, galvanisés par ce qu'ils percevaient comme une victoire sur le terrain, intensifièrent leurs revendications en exigeant le désarmement des unités paramilitaires juives, l'abrogation pure et simple de la Déclaration Balfour et l'arrêt immédiat de l'immigration juive. De l'autre, les Juifs, profondément démoralisés par l'étendue de leurs pertes et le sentiment d'avoir été abandonnés à leur sort, commencèrent à considérer l'administration britannique comme globalement pro-arabe et peu fiable.

Ces événements accentuèrent également les divisions au sein du mouvement sioniste. Le Mapaï, parti travailliste majoritaire dirigé par Ben Gourion, se trouvait coincé entre deux pôles opposés : d'une part, le Brit Shalom (Alliance de la paix), groupuscule d'intellectuels prônant un État binational à égalité parfaite entre Juifs et Arabes, et d'autre part, le mouvement révisionniste de Vladimir Jabotinsky, partisan d'une politique de confrontation avec les Britanniques et d'un État juif sur les deux rives du Jourdain. Face à ce dilemme, Ben Gourion choisit la voie médiane de la modération et du dialogue, proposant un système binational judéo-arabe plutôt qu'un État exclusivement national.

Dans la vision de Ben Gourion, la Palestine était destinée à appartenir conjointement aux Juifs et aux Arabes qui l'habitaient, le droit du peuple juif sur cette terre ne dépendant d'aucune puissance étrangère. La revendication à l'autodétermination du peuple juif était présentée comme conforme aux valeurs du droit international, et la justification morale de l'entreprise sioniste découlait de "la détresse et de l'état de désolation" dans lesquels se trouvait la Palestine avant le retour des Juifs, reprenant ainsi un argument classique du discours sioniste sur la "terre sans peuple pour un peuple sans terre".

Ben Gourion se disait favorable à un régime parlementaire dans lequel Juifs et Arabes jouiraient de droits individuels et collectifs égaux, et sous les auspices duquel les uns et les autres pourraient développer des structures autonomes. Dans ce schéma, chacune des deux populations se constituerait en canton autonome, partie intégrante d'un futur État fédéral doté de deux chambres : l'une, la "chambre des citoyens", refléterait l'état démographique réel du pays (où les Arabes étaient encore largement majoritaires), tandis que l'autre, la "chambre des peuples", serait constituée d'un nombre égal de représentants de chaque communauté.

Ce programme conciliateur était loin de susciter l'unanimité, aussi bien au sein du Mapaï que dans l'opinion juive palestinienne plus large. De nombreux militants y voyaient une marche arrière inacceptable et une marque de défaitisme face aux revendications arabes. À l'extrême gauche, le Brit Shalom allait plus loin en récusant l'idée même d'une majorité juive et la notion d'un État juif, tandis qu'à droite, les révisionnistes réclamaient l'intensification de la lutte contre le mandat britannique et le refus de toute concession territoriale.

Finalement, l'idée qui prévalut au sein du leadership sioniste fut de ne pas précipiter les choses et de laisser le foyer national se renforcer à son rythme, une approche qualifiée de "vision évolutionniste". Cette stratégie attentiste fut cependant vivement critiquée par les éléments plus radicaux du mouvement. Pour beaucoup d'entre eux, le temps ne jouait pas en faveur des sionistes, déjà en perte de vitesse au sein des communautés juives de la diaspora en raison de la concurrence idéologique du communisme et des succès apparents de l'Union soviétique dans la lutte contre l'antisémitisme. De plus, un nouveau conflit mondial semblait se profiler à l'horizon, et une alliance stratégique entre les Britanniques et les Arabes commençait à paraître probable dans le contexte géopolitique moyen-oriental.

Dès 1929, un courant de droite radicale, emmené par les écrivains Uri Zvi Greenberg et Abba Ahimeir (et non "Yeuvin" comme mentionné par erreur dans le document), commença à élever la voix contre les sionistes modérés et le mandat britannique. Ce groupe, qui se donna le nom provocateur d'"Alliance des Brigands" (Brit HaBirionim, en référence aux zélotes qui s'étaient opposés aux Romains lors de la guerre de Judée), était fortement influencé par les idées de Friedrich Nietzsche, Herbert Spencer et Georges Sorel. Ses membres appelaient ouvertement à l'usage de la violence au nom des morts de Jérusalem et de Tel-Aviv, prônant une forme de terrorisme contre les intérêts britanniques et arabes.

La tension atteignit son comble lorsque Haim Arlosoroff, figure de proue du sionisme travailliste et négociateur des accords de transfert (Haavara) avec l'Allemagne nazie, fut assassiné le 16 juin 1933 sur une plage de Tel-Aviv. Les révisionnistes furent immédiatement accusés de ce meurtre, bien que leur implication n'ait jamais été formellement établie. Lors du 18e Congrès sioniste de Prague, cette affaire fut utilisée pour discréditer le mouvement révisionniste, qui ne recueillit que 16% des voix contre près de 45% pour les travaillistes. Ben Gourion affirma ainsi sa position centrale au sein du mouvement sioniste et tenta, depuis cette position de force, d'établir des contacts avec certains nationalistes palestiniens modérés.

Ces tentatives de dialogue se heurtèrent cependant à un mur d'incompréhension et de méfiance réciproque. Selon le mot amer attribué à Ben Gourion, les Arabes "préféraient abandonner le pays à son état de désolation plutôt que de laisser les sionistes le faire refleurir à leur place", formulation révélatrice d'une vision fondamentalement orientaliste qui ne pouvait que susciter le rejet de la part des nationalistes palestiniens. L'impasse était totale, et la déception et la frustration commençaient à gagner du terrain même parmi les dirigeants modérés du Yishouv. De plus en plus de voix s'élevaient pour affirmer que la confrontation finale entre Arabes et Juifs serait inéluctable, préparant ainsi le terrain psychologique aux affrontements majeurs qui allaient suivre, notamment lors de la Grande Révolte arabe de 1936-1939.

Ainsi, les événements de 1929, par leur violence et leur charge symbolique, représentent un point de non-retour dans les relations judéo-arabes en Palestine. Ils marquent le passage d'un conflit latent à une confrontation ouverte, d'un différend local à une cause internationale, et d'une dispute territoriale à un affrontement existentiel où chaque communauté perçoit désormais l'autre comme une menace fondamentale pour sa survie et ses aspirations nationales. Les graines de l'antagonisme irréductible qui caractérisera les décennies suivantes ont été semées dans le sang versé au cours de cette semaine tragique d'août 1929, éloignant durablement la perspective d'une coexistence pacifique entre les deux peuples revendiquant la même terre comme leur patrie légitime.


Les années fatidiques (1929-1933).

En 1929, le foyer national juif se trouvait sincèrement au bord de l'abîme. Quelques années plus tard cependant, il était devenu une entité politique et sociale incontournable comptant environ 400 000 habitants, soit 30% de la population totale du pays. Entre-temps, des changements politiques majeurs avaient bouleversé l'Europe centrale et le sort tragique des Juifs d'Allemagne, d'Autriche et de Tchécoslovaquie, conjugué à une révolte arabe contre les Britanniques, avait radicalement transformé la situation du foyer national juif. Un nouveau haut-commissaire, Arthur Wauchope, qui prit ses fonctions en 1931, se montrait franchement favorable à la cause sioniste, rompant avec la prudence de ses prédécesseurs.

La société juive s'était considérablement renouvelée pendant cette décennie cruciale. Elle était désormais fortement imprégnée des idéaux socialistes et nationalistes véhiculés par les pionniers de la deuxième et de la troisième Aliyah, ces vagues d'immigration qui avaient profondément marqué l'ethos collectif du Yishouv. Ces pionniers, célébrés et idéalisés par toute une lignée d'écrivains, de poètes, de journalistes, de peintres et de caricaturistes, constituaient la référence morale et culturelle de cette société en construction. Leurs enfants, que l'on désignait par le terme évocateur de "sabras" - du nom d'un fruit épineux à l'extérieur mais doux à l'intérieur - avaient été éduqués dans l'amour d'Eretz Israël et de sa terre nourricière. Ils entretenaient une image singulièrement négative du Juif diasporique, représentation qui n'était d'ailleurs pas très éloignée de celle véhiculée par les discours antisémites européens. Ils se considéraient comme des "nouveaux Juifs", agriculteurs la charrue dans une main et le fusil à l'épaule, incarnation physique et morale d'un judaïsme régénéré. Rompant avec les traditions ancestrales, ils portaient des prénoms hébraïques qui tranchaient radicalement avec ceux, plus religieusement connotés, de leurs parents : Ouri, Ouzi, Dan, Yoav, Ehoud, Guideon ou Yigal remplaçaient désormais les Moïse, Abraham, Salomon et Samuel d'antan.

Leur attitude à l'égard de leurs voisins arabes variait considérablement selon des stéréotypes complexes qui oscillaient entre des représentations contradictoires : tantôt le bon sauvage sympathique, tantôt le descendant présumé des anciens Israélites, tantôt encore la réincarnation de l'Amalek biblique, cet ennemi héréditaire du peuple juif. Ces perceptions révélaient la difficulté du Yishouv à définir sa relation avec la population autochtone, entre fascination romantique, condescendance coloniale et méfiance atavique.

L'Université hébraïque de Jérusalem, qui avait ouvert ses portes en 1926 sous l'impulsion de visionnaires comme Judah Magnes et Martin Buber, comportait un Institut d'études orientales dont la majorité des professeurs étaient des universitaires recrutés en Allemagne. Bon nombre d'entre eux adhéraient au Brit Shalom (Alliance de la Paix), mouvement intellectuel prônant la coexistence judéo-arabe et un sionisme binational, position qui demeurait minoritaire mais influente dans les cercles académiques.

La vie culturelle du foyer juif était rythmée par des manifestations sportives emblématiques comme les Maccabiades, par des expositions de peinture de style réaliste ou néo-oriental, ainsi que par des spectacles de danse et de chant folkloriques qui participaient à la construction d'une identité nationale renouvelée. L'hébreu se portait admirablement bien et constituait sans doute l'accomplissement le plus spectaculaire du sionisme : alors que seulement 14% de la population juive parlait hébreu en 1914, ce chiffre allait atteindre 95% à la fin du mandat britannique. Cette renaissance linguistique, phénomène sans précédent dans l'histoire moderne, témoignait de la vitalité et de la détermination de ce foyer national en pleine effervescence.

En réalité, entre 1933 et 1939, le flot migratoire fit doubler la population du Yishouv. Cette cinquième Aliyah, composée majoritairement de Juifs allemands fuyant le nazisme, joua un rôle capital dans l'expansion économique du pays. Elle bénéficia notamment, paradoxalement, de l'accord dit de la Ha'avara (le "transfert") conclu entre l'Agence Juive et le Troisième Reich, permettant le transfert de marchandises industrielles d'Allemagne vers la Palestine. Les révisionnistes critiquèrent âprement cet arrangement, mais ce dernier permettait aux immigrants de récupérer une partie de leurs avoirs bloqués en Allemagne. Le mécanisme fonctionnait selon un système ingénieux : proportionnellement aux fonds versés sur un compte spécial à Berlin, l'argent était transféré par l'Agence Juive sous forme de biens matériels achetés à l'industrie allemande. Cet accord avec l'Allemagne nazie resta en vigueur jusqu'en 1940, malgré les protestations véhémentes des Arabes palestiniens.

Ces derniers se trouvaient d'ailleurs complètement déstabilisés par les contradictions apparentes du régime nazi : d'un côté, Hitler cherchait à se rapprocher des Arabes en instrumentalisant l'antisémitisme et en dénonçant la politique coloniale de la France et de l'Angleterre; de l'autre, il aidait indirectement les sionistes à renforcer leur présence en Palestine, ce qui laissait les leaders arabes dans une profonde perplexité.

Dans ce contexte singulier, la Palestine était l'un des rares endroits au monde à connaître peu les effets délétères de la crise économique mondiale. Elle disposait même d'un budget excédentaire, d'une production agricole et industrielle soutenue, et l'on continuait à y ouvrir de nouveaux chantiers publics sans crainte du lendemain. Cette croissance était facilitée par l'argent qui affluait entre les mains des villageois arabes grâce aux achats de terres effectués par les institutions juives à des prix souvent supérieurs au marché. On constatait parallèlement une diminution drastique des maladies parasitaires comme la malaria ou le paludisme dans les villages bénéficiant des améliorations sanitaires introduites par les colons juifs, notamment grâce aux médecins et aux hôpitaux qu'ils avaient établis. La mortalité infantile arabe baissa de 27% entre 1921 et 1939, contre seulement 7% en Transjordanie ou 9% en Égypte, témoignant de cette amélioration sensible des conditions de vie.

La population arabe augmenta de manière spectaculaire, passant de 600 000 à 1 200 000 habitants entre 1922 et 1942. Environ 65% de cette population était rurale et vivait dans quelque 900 villages dispersés à travers le pays, tandis que la population urbaine arabe se concentrait principalement dans les grandes villes de Jaffa, Jérusalem et Haïfa. Arabes et Juifs profitèrent des nouvelles infrastructures ferroviaires, routières, maritimes et aériennes mises en place par les Britanniques. Des voies de chemin de fer d'une longueur totale de 500 kilomètres traversaient désormais le pays du nord au sud, complétées par un réseau routier de 3 000 kilomètres reliant les principales agglomérations. Des installations portuaires modernes, des aérodromes internationaux ainsi qu'un réseau électrique, télégraphique et téléphonique convenable avaient été mis en place par l'administration mandataire, qui concentrait principalement ses efforts et ses ressources sur le développement des services de santé et des établissements scolaires en milieu arabe, laissant les Juifs entretenir seuls leurs hôpitaux, leurs écoles, leur université, leur théâtre et leurs diverses institutions communautaires.

Bien entendu, le développement du pays demeurait inégal, caractéristique d'une économie de type colonial favorisant les exportations de produits agricoles et de matières premières. Les Britanniques, par protectionnisme, coupaient le pays des industries étrangères concurrentes. Néanmoins, la contribution juive à l'essor économique de la Palestine n'était pas négligeable et représentait environ 60% du PIB, alors que les Juifs ne constituaient encore qu'un tiers de la population totale.

Du côté arabe, les nationalistes palestiniens exprimaient leur mécontentement face aux tergiversations des Britanniques sur la question de l'autodétermination de la Palestine, surtout à l'heure où leurs camarades irakiens, égyptiens et syriens venaient d'enregistrer des succès indéniables dans leurs aspirations nationales. En 1939, Moussa al-Husseini mourut et le Haut Comité arabe, qu'il dirigeait, disparut avec lui. Le paysage politique palestinien se trouvait alors profondément divisé entre les deux grandes familles rivales que constituaient les Husseini et les Nashashibi, dont la compétition pour le leadership remontait à l'époque ottomane. À cette rivalité claniques s'ajoutait l'émergence d'un parti Istiqlal (Indépendance) qui transcendait les clivages traditionnels et regroupait une petite élite moderne d'intellectuels et de diplômés citadins, comme Ahmed Choukeiry, futur fondateur en 1964 de l'Organisation de Libération de la Palestine. Ce parti se définissait comme panarabe, anticolonial et antisioniste, incarnant la modernisation du nationalisme palestinien.

Dans les villages, on assistait à l'apparition de groupes armés constitués en partie de paysans prolétarisés, laminés par le chômage, sous la conduite de chefs de bande charismatiques comme Hassan Salameh. Des leaders nationalistes très respectés, tel le fils de Moussa Al-Husseini, Abd al-Qadir al-Husseini, jouaient également leur partition dans cette résistance naissante. Ce dernier avait fondé une organisation clandestine nommée le "Jihad sacré", particulièrement active dans la région comprise entre Jérusalem et Hébron. D'autres militants s'étaient regroupés autour de personnages religieux charismatiques surgis des mosquées, comme le cheikh Izz al-Din al-Qassam, dont la mort en 1935, lors d'un accrochage avec des soldats britanniques, entraîna l'embrasement de tout le pays et marqua le début de la grande révolte palestinienne - également appelée "révolte arabe" - qui allait durer de 1936 à 1939.

Ce cheikh était arrivé en Palestine en 1926 après avoir été condamné à mort pour son rôle dans un soulèvement anti-français en 1925 à Damas. Il s'était installé à Haïfa où il devint imam d'une mosquée, puis créa en 1928 une Association des Jeunes Musulmans qui lança immédiatement des actes de guérilla contre les Britanniques et les sionistes. Il plaça son combat sous le signe du Jihad et prit ses distances avec le Mufti de Jérusalem, dont il n'appréciait pas le comportement politique jugé trop conciliant. En 1935, il s'était établi avec ses partisans sur les hauteurs de Galilée, où ils passaient leur temps à manier des armes et à lire le Coran. Sa mort en martyr galvanisa des milliers de personnes qui suivirent son cercueil, tandis que des commandos de "saints-martyrs", formés de militants nationalistes ou religieux, de paysans saisonniers, de citadins désœuvrés et de quelques centaines de volontaires venus de Syrie et d'Irak, entraient en action. Ils avaient décidé de s'en prendre aux convois militaires britanniques et aux autobus transportant des passagers juifs; ils tiraient sur des implantations juives isolées et incendiaient orangeraies et récoltes, cherchant à déstabiliser l'ordre colonial et sioniste.

Les comités nationaux de l'Istiqlal participèrent eux aussi indirectement à l'agitation populaire, et le 19 avril 1936, une grève générale paralysa le pays durant six mois. Le Mufti de Jérusalem entra en scène en commençant par inclure exceptionnellement dans son Haut Comité musulman des représentants des deux grandes familles rivales déjà citées, aux côtés de délégués de l'Istiqlal et d'autres formations politiques, dont des chrétiens, manifestant ainsi une volonté d'unité nationale face à la menace commune. Il posa trois conditions non négociables pour lever la grève : la constitution d'un gouvernement démocratique aux mains de la majorité arabe, l'interdiction de la vente de terres aux Juifs et l'arrêt immédiat de l'immigration juive.

Le haut-commissaire Wauchope refusa catégoriquement ces exigences, mais il estimait néanmoins que la Palestine ne pouvait pas rester indéfiniment à l'écart des soubresauts politiques qui agitaient le monde arabe, alors que l'Irak et l'Égypte venaient d'accéder à une indépendance de facto. Il envisageait de mettre en place un Conseil législatif où la majorité des sièges serait accordée aux Arabes et s'apprêtait à adopter des mesures pour mieux protéger les agriculteurs et métayers arabes travaillant pour les propriétaires juifs. Il songeait également à restreindre quelque peu l'immigration juive en doublant le tarif des visas d'entrée, geste symbolique mais significatif.

Il faut souligner que la grève porta finalement plus préjudice aux Arabes qu'aux Juifs, ces derniers ayant appris à se passer de leurs travailleurs palestiniens et ayant même établi un port autonome à Tel-Aviv pour contourner le boycott du port de Jaffa. Suite aux innombrables plaintes de commerçants, de marins et d'ouvriers arabes qui avaient perdu leurs emplois, le Mufti et le Haut Comité musulman durent finalement lâcher prise. Les Britanniques tentèrent alors d'organiser, dès octobre 1936, une médiation impliquant plusieurs souverains arabes, en l'occurrence le monarque d'Arabie Saoudite Ibn Séoud et ses deux rivaux de Transjordanie et d'Irak.

La commission d'enquête présidée par Lord William Peel rendit en juillet 1937 un rapport qui tenait compte de "l'impossibilité de réduire le fossé social, moral et politique séparant les Juifs et les Arabes". Elle proposa, après de longs entretiens avec les représentants des deux communautés, de partager la Palestine entre un État arabe et un État juif - ou plus exactement entre un "canton" arabe et un "canton" juif. Selon ce plan, les territoires arabes couvriraient 75% de la superficie du pays et le secteur juif moins de 20%, le reste demeurant sous contrôle britannique, notamment Jérusalem et un corridor reliant la ville sainte à la Méditerranée. La commission préconisait par ailleurs le maintien du mandat britannique sur ces zones stratégiques.

Le gouvernement de Neville Chamberlain, qui espérait se débarrasser au plus vite du fardeau palestinien alors que la situation en Europe devenait catastrophique, adopta sans hésitation les conclusions de la Commission. Les Arabes la refusèrent catégoriquement, ne voulant accorder la moindre concession territoriale aux Juifs. Ces derniers ne furent guère plus enthousiastes, espérant obtenir un État plus vaste. Néanmoins, certains hommes d'État sionistes comme David Ben Gourion, Moshe Sharett ou Chaim Weizmann, en pragmatiques qu'ils étaient, acceptèrent tout de même le plan, y voyant la première reconnaissance internationale d'un État juif, si modeste fût-il. Du côté palestinien, la minorité formée par les Nashashibi, appuyée par leur nouvel allié l'Émir Abdallah de Transjordanie, se montra également favorable au compromis, anticipant sans doute les bénéfices qu'ils pourraient tirer d'une alliance avec la monarchie hachémite voisine.

La plupart des chefs d'État de la région, néanmoins, contactés par le Mufti de Jérusalem qui y était farouchement opposé, condamnèrent unanimement le plan. Désormais, la question palestinienne prenait une dimension régionale et panarabe, comme l'illustra le congrès de Bludan en Syrie, organisé à l'initiative du Mufti. Cette assemblée demanda la fin immédiate du mandat britannique, l'arrêt de l'immigration juive, l'abrogation de la Déclaration Balfour et la constitution d'un État arabe palestinien libre et indépendant où les Juifs seraient respectés comme toute minorité - mais rien de plus.

Ce qui choqua particulièrement les Palestiniens dans le rapport de la commission Peel était la clause qui préconisait l'échange de territoires et le transfert de populations entre les deux futurs États, à l'instar de ce qui s'était produit en 1923 entre la Turquie et la Grèce suite au traité de Lausanne. Les Juifs n'étaient pas non plus unanimes derrière cette proposition, bien que certains espéraient pouvoir atténuer avec le temps certaines dispositions contraignantes de la commission, notamment la suspension de l'achat de terres et la réduction de l'immigration. Ils ne perdaient pas de vue, par ailleurs, l'idée d'agrandir ultérieurement le territoire alloué à leur État.

La situation en Palestine devenait de plus en plus complexe. La coalition entre les deux familles rivales commençait à se disloquer, et seuls le Mufti et les membres de l'Istiqlal, appuyés par des volontaires venus de Syrie et d'Irak, continuèrent à siéger au comité. Les insurgés réussirent à contrôler de vastes étendues de territoire, contraignant les Britanniques à proclamer l'état de siège. Le Haut Comité musulman fut dissous et tous ses membres arrêtés, à l'exception des Nashashibi qui s'étaient désolidarisés du Mufti, al-Hajj Amin al-Husseini. Ce dernier dut s'enfuir et, déguisé en bédouin, il s'évada le 12 octobre 1937 pour gagner Beyrouth, au Liban. Après un bref interrogatoire par des policiers français conciliants, il partit pour Bagdad, laissant la guerre faire rage entre ses partisans et ses adversaires qui jouissaient du soutien de l'émir Abdallah de Transjordanie. Ce dernier aspirait à combler le vide laissé par le Mufti et à étendre son influence politique au-delà de la rive orientale du Jourdain, nourrissant peut-être déjà l'ambition d'unifier les deux rives sous son autorité.

Les insurgés recevaient désormais leurs ordres d'un "Comité du Jihad Sacré" installé à Damas, tandis que le Mufti commençait depuis Beyrouth à rencontrer des difficultés pour maintenir son autorité sur les chefs locaux qui développaient leurs propres agendas. Les Britanniques réagirent en envoyant un contingent supplémentaire de 25 000 hommes en 1938 sous le commandement du général Bernard Montgomery, futur héros d'El-Alamein, et dépêchèrent un spécialiste du contre-terrorisme, le colonel Charles Tegart, qui avait fait régner l'ordre pendant trente ans à Calcutta. Un nouveau haut-commissaire, Harold McMichael, ancien gouverneur du Soudan, fut également installé avec pour mission de rétablir à tout prix l'ordre public, alors que la propagande radiophonique nazie et italienne soufflait constamment sur les braises du conflit. Les Britanniques recoururent à des méthodes brutales, notamment des arrestations massives, des tortures, des sanctions collectives et des couvre-feux draconiens. Ils n'hésitèrent pas à organiser des procès expéditifs et à condamner à mort de nombreux insurgés, suscitant l'indignation dans tout le monde arabe.

Le conflit interne aux Palestiniens s'intensifia entre les révoltés, qui portaient un keffieh à carreaux, et leurs opposants coiffés du tarbouche rouge traditionnel, symbole de leur allégeance à l'establishment et aux autorités. Cette division était naturellement instrumentalisée par les Britanniques, et en mars 1939, la rébellion finit par s'effondrer d'elle-même, divisée et exsangue. Le mouvement national palestinien se trouvait décapité, privé de ses leaders les plus charismatiques et confronté à une répression implacable.

Cette aggravation de la situation dans le foyer national juif, survenant au même moment que les persécutions antisémites en Europe centrale, remit sur le tapis la question d'un contre-terrorisme juif. Si les travaillistes du Yishouv s'y opposaient formellement, les révisionnistes de Vladimir Jabotinsky laissèrent une totale liberté d'action à leur organisation clandestine, l'Irgoun Zvai Leumi (Organisation militaire nationale), créée en 1931. Celle-ci n'hésita pas à programmer une série d'attentats sanglants contre des autobus, des cafés et des marchés arabes, faisant une trentaine de morts au seul mois de juin 1939. Ces actes furent vigoureusement condamnés par les dirigeants officiels du Yishouv qui craignaient qu'ils ne compromettent leurs relations avec les Britanniques, alors que la menace nazie se précisait en Europe.

Dans ce contexte, l'Agence Juive accepta même volontairement d'offrir son concours à l'armée britannique afin de démanteler les bases de guérilla éparpillées à travers le pays. Cette collaboration donna naissance aux unités spéciales de nuit (Special Night Squads) placées sous le commandement du capitaine Charles Orde Wingate, officier britannique profondément sympathisant de la cause sioniste. Ces unités, composées de soldats britanniques et de volontaires juifs, menèrent des opérations offensives contre les rebelles arabes, préfigurant les tactiques qui seraient plus tard employées par l'armée israélienne.

Cette coopération entre Juifs et Britanniques prit fin abruptement lorsque ces derniers décidèrent de changer radicalement de cap pour se concilier les bonnes grâces du monde arabe, travaillé depuis de longues années par la propagande nazie et fasciste. La guerre avec Hitler étant devenue une certitude et la sécurité du canal de Suez une priorité absolue pour l'Empire, Londres révisa sa politique. Le plan Peel fut abandonné, et le ministre des Colonies, Malcolm MacDonald, proposa la formation d'un État palestinien arabe dans lequel les Juifs se verraient octroyer un simple statut de minorité protégée. Chaim Weizmann dénonça vigoureusement ce projet, qui fut rejeté tant par les sionistes que par les nationalistes palestiniens, ces derniers le jugeant encore trop favorable aux Juifs.

Pourtant, ce revirement signifiait ni plus ni moins l'abandon de la Déclaration Balfour. Le gouvernement britannique publia son projet de manière unilatérale le 17 mai 1939 dans un document qui allait rester tristement célèbre sous le nom de "Livre blanc". Celui-ci préconisait la création d'un État palestinien dans un délai de dix ans, au sein duquel les Juifs ne devraient pas dépasser plus du tiers de la population totale. L'immigration juive serait limitée à un total de 75 000 personnes dans les cinq années à venir, et leur entrée serait ensuite subordonnée au consentement des Arabes - ce qui revenait de facto à y mettre un terme définitif.

Le Livre blanc fut violemment dénoncé par l'ensemble des sionistes, dont les éléments les plus extrémistes de l'Irgoun, qui réagirent par une série d'attentats non seulement anti-arabes mais également anti-britanniques, rompant avec la politique de retenue observée jusque-là par le Yishouv. Paradoxalement, les partisans du Mufti, qui attendaient l'abrogation pure et simple de la Déclaration Balfour, s'opposèrent également au Livre blanc, le jugeant encore trop conciliant envers les Juifs. Au sein même de la communauté palestinienne, l'intransigeance du Mufti était contestée par divers courants : outre les Nashashibi et les partisans des Hachémites déjà mentionnés, plusieurs intellectuels palestiniens comme Fawzi Darwish al-Husayni (cousin du Mufti mais opposé à sa ligne dure), ainsi que des écrivains et militants communistes, prônaient une voie plus pragmatique.

Confrontés à ce tournant dramatique, les dirigeants de l'Agence Juive, notamment David Ben Gourion, choisirent délibérément d'éviter tout conflit ouvert avec les Britanniques, privilégiant une stratégie d'immigration clandestine massive pour contourner les restrictions du Livre blanc. Cette politique du fait accompli démographique visait à rendre irréversible la présence juive en Palestine, en anticipation d'un règlement politique futur.

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata en septembre 1939, les révisionnistes de Vladimir Jabotinsky, malgré leur opposition aux Britanniques, décidèrent de soutenir l'effort de guerre allié contre l'Allemagne nazie, et l'Irgoun demanda à ses militants de déposer temporairement les armes. Ce changement d'orientation conduisit cependant à une scission et à la formation du groupe Stern, officiellement nommé "Combattants pour la liberté d'Israël" (Lohamei Herut Yisrael, ou Lehi), dont certains membres les plus extrémistes allèrent jusqu'à tenter de négocier avec les représentants nazis, dans l'espoir d'obtenir leur aide contre les Britanniques qu'ils considéraient comme l'ennemi principal du peuple juif en Palestine. Le Mufti, quant à lui, avait offert ses services à la France, espérant obtenir son soutien contre les Britanniques et les sionistes.

David Ben Gourion avait depuis longtemps conscience que l'avenir du projet sioniste dépendrait de l'immigration massive de Juifs européens, particulièrement ceux menacés par le nazisme. Il s'engagea résolument sur la voie du "sionisme combattant" après la publication du Livre blanc de 1939 et renforça les unités clandestines de la Haganah, organisation d'autodéfense juive illégale mais tolérée par les Britanniques. En 1940, il s'embarqua pour New York afin de mobiliser le judaïsme américain, et réunit en mai 1942 à l'hôtel Biltmore une séance extraordinaire du Congrès sioniste mondial, marquée par la présence écrasante de délégués américains. Il y fit adopter une résolution indiquant clairement que le but du sionisme était désormais l'établissement d'un "Commonwealth juif" intégré dans le "nouveau monde démocratique" et revendiquant la possibilité d'une immigration massive des Juifs en Palestine sous la supervision exclusive de l'Agence Juive, sans interférence britannique.

Cette déclaration marquait une rupture idéologique entre Ben Gourion et Chaim Weizmann, jusque-là figure tutélaire du mouvement sioniste. Ben Gourion envisageait l'accueil, à la fin de la guerre, de deux millions de Juifs en Palestine, créant ainsi de facto un État juif, et était prêt à affronter tant les Arabes que les Britanniques pour y parvenir. Son opposant, plus modéré, ne souhaitait pas en arriver à une confrontation directe avec la puissance mandataire. Weizmann, contrairement à Ben Gourion, ne pensait pas que l'influence de la Grande-Bretagne diminuerait significativement après la guerre, ni que les États-Unis prendraient sa place comme arbitre principal des affaires moyen-orientales - erreur d'appréciation qui allait coûter cher au diplomate vétéran.

Cette période charnière, marquée par l'intensification des conflits communautaires, l'intransigeance croissante des protagonistes et le revirement de la politique britannique, posait les jalons de la confrontation majeure qui allait suivre la Seconde Guerre mondiale. Le drame se nouait inexorablement, alors même que le peuple juif européen subissait la plus grande catastrophe de son histoire millénaire, et que le nationalisme arabe affirmait son aspiration à l'indépendance avec une vigueur nouvelle.

La politique britannique, tiraillée entre ses engagements contradictoires et ses impératifs stratégiques, oscillait dangereusement entre concessions aux Arabes et maintien de promesses minimales aux Juifs. Cette ambivalence ne satisfaisait aucun des antagonistes et exacerbait leurs positions respectives. Le Livre blanc de 1939, considéré par les sionistes comme une trahison impardonnable à l'heure même où le judaïsme européen se trouvait menacé d'extermination, renforça leur détermination à créer un État indépendant coûte que coûte. Parallèlement, pour les nationalistes arabes, toute présence juive organisée en Palestine, aussi réduite fût-elle, apparaissait désormais comme une menace existentielle contre laquelle aucun compromis n'était envisageable.

L'approche de la guerre mondiale accentuait également la dimension internationale du conflit. L'Italie fasciste et l'Allemagne nazie tentaient d'exploiter le mécontentement arabe pour déstabiliser l'influence britannique au Moyen-Orient, tandis que l'Union soviétique, fidèle à sa politique anti-impérialiste, soutenait théoriquement les aspirations nationales arabes tout en manifestant parfois une certaine sympathie pour le projet sioniste socialiste. Les États-Unis, quant à eux, encore relativement en retrait sur la scène moyen-orientale, commençaient à être courtisés activement par les dirigeants sionistes qui pressentaient l'émergence de cette nouvelle puissance mondiale et le rôle qu'elle pourrait jouer dans la résolution du conflit après la guerre.

Dans ce contexte de tensions exacerbées, la position des Juifs du Yishouv se renforçait paradoxalement. Malgré – ou peut-être à cause de – l'hostilité croissante des autorités mandataires, les institutions autonomes juives se consolidaient. La Haganah, initialement simple milice d'autodéfense, se transformait progressivement en une véritable armée clandestine avec ses unités d'élite, ses services de renseignement et son état-major. L'Agence juive fonctionnait de facto comme un gouvernement parallèle, gérant l'immigration, l'éducation, la santé et les relations extérieures. Le Fonds National Juif et d'autres institutions financières poursuivaient méthodiquement l'acquisition de terres et le développement économique, posant les fondements matériels du futur État.

Cette consolidation institutionnelle s'accompagnait d'une évolution idéologique significative au sein du mouvement sioniste. Sous l'impulsion de Ben Gourion, l'objectif d'un "foyer national" aux contours flous cédait définitivement la place à l'exigence non négociable d'un État souverain à part entière. Ce "tournant étatiste" modifiait profondément la nature même du projet sioniste, transformant une entreprise essentiellement culturelle et colonisatrice en un mouvement de libération nationale déterminé à conquérir sa souveraineté politique par tous les moyens nécessaires.

Les dirigeants sionistes, confrontés à la réalité de la Shoah qui se profilait en Europe, avaient acquis la conviction que seul un État juif indépendant, disposant de ses propres forces armées et de sa propre politique d'immigration, pourrait garantir la survie du peuple juif. Cette conviction se transformait en détermination inébranlable, accentuée par le sentiment d'urgence qu'imposaient les nouvelles de plus en plus alarmantes parvenant d'Europe occupée. Cette détermination allait s'exprimer, dès la fin de la guerre mondiale, par une stratégie combinant pression diplomatique, immigration massive légale ou clandestine, et, si nécessaire, lutte armée.

Du côté palestinien, la répression brutale de la révolte de 1936-1939 avait décimé les rangs nationalistes et affaibli considérablement leur capacité organisationnelle. L'exil du Mufti et de nombreux dirigeants créait un vide politique que les structures claniques traditionnelles ne parvenaient pas à combler efficacement. Cette désorganisation, conjuguée à l'absence d'institutions nationales comparables à celles du Yishouv, plaçait les Palestiniens dans une position de faiblesse structurelle face au défi sioniste. Pourtant, leur revendication nationale n'en était pas moins légitime ni leur détermination moins profonde; elle manquait simplement des moyens organisationnels, financiers et diplomatiques dont disposait le mouvement sioniste.

Les "années fatidiques" se concluaient ainsi sur une impasse politique totale, prélude à l'affrontement décisif qui mènerait à la création de l'État d'Israël en 1948 et au début de l'interminable conflit israélo-palestinien. La tragédie qui se dessinait résultait non seulement de l'incompatibilité apparente des aspirations nationales juives et arabes, mais aussi des contradictions inhérentes à la politique britannique et de l'incapacité de la communauté internationale à proposer une solution équitable qui respecterait les droits légitimes des deux peuples. Ce nœud gordien, que ni la diplomatie ni la raison ne semblaient en mesure de dénouer pacifiquement, allait bientôt être tranché par la force des armes, inaugurant un cycle de violence et de souffrance dont les répercussions se font encore sentir aujourd'hui, plus de sept décennies plus tard.


La Palestine déchirée entre Anglais, Arabes et Juifs : le bain de sang. 

La Seconde Guerre mondiale allait profondément bouleverser la situation précaire en Palestine, territoire déjà marqué par les tensions croissantes entre communautés juives, arabes et l'autorité mandataire britannique. Les premières années du conflit mondial plongèrent d'abord le pays dans une crise économique sévère : les liaisons maritimes avec l'Europe s'étiolèrent considérablement, provoquant un effondrement vertigineux des exportations d'agrumes, pilier traditionnel de l'économie palestinienne. Cette rupture des échanges commerciaux entraîna mécaniquement une chute de l'activité industrielle, la fermeture en cascade des chantiers de construction et, conséquence inévitable, une montée dramatique du chômage couplée à une déflation galopante.

Pour la communauté juive du Yishouv, cette situation économique désastreuse se doublait d'une angoisse existentielle particulièrement vive. L'invasion allemande de la Pologne puis la défaite éclair de l'armée française en 1940 suscitèrent un sentiment d'isolement et de vulnérabilité extrême. La perspective d'une défaite britannique dans la bataille d'Angleterre, l'allégeance de la Syrie au régime collaborationniste de Vichy et la présence menaçante du maréchal Rommel et de l'Afrika Korps aux portes de l'Égypte faisaient planer le spectre terrifiant d'une conquête nazie de la Palestine, avec les conséquences apocalyptiques que cela impliquait pour la communauté juive locale.

Paradoxalement, dès 1941, la Palestine connut un retournement de situation spectaculaire sur le plan économique. Le territoire se transforma en carrefour stratégique et plateforme logistique indispensable pour les centaines de milliers de soldats britanniques en route vers les fronts d'Afrique et des Balkans, sous le commandement successif des généraux Wavell puis Montgomery. Cette présence militaire massive fit de la Palestine un marché aux dimensions colossales, offrant des débouchés inespérés aux industries locales. Les usines du Yishouv, opérant selon un plan méticuleux élaboré par les autorités mandataires, parvinrent à couvrir une part substantielle des besoins de l'effort de guerre britannique. Des milliers d'emplois furent créés tant dans le secteur industriel que dans la construction d'infrastructures militaires essentielles : routes, ponts et aérodromes. Le chômage, fléau des premières années de guerre, fut rapidement résorbé, et la Palestine — particulièrement sa composante juive — connut quatre années consécutives de plein emploi. Cette période de prospérité inattendue se matérialisa par l'ouverture de près de cinq cents nouvelles unités industrielles, dont soixante pour cent se concentrèrent dans la région dynamique de Tel Aviv, consolidant ainsi le poids économique du Yishouv.

Cette embellie économique s'accompagna d'un engagement militaire significatif de la communauté juive palestinienne aux côtés des forces alliées. Environ trente mille volontaires judéo-palestiniens s'enrôlèrent dans l'armée britannique et deux mille cinq cents hommes et femmes rejoignirent la Royal Air Force. Les unités d'élite du Palmach, composées principalement de Sabras — Juifs nés en Palestine — originaires des kibboutzim et formées par le légendaire capitaine Wingate dans ses "commandos de nuit", combattirent vaillamment sous bannière britannique, acquérant ainsi une expérience militaire précieuse qui se révélerait déterminante dans les affrontements futurs.

La population arabe palestinienne, en revanche, privée de direction politique unifiée depuis la répression de la grande révolte de 1936-1939, ne parvint pas à sortir du marasme économique et politique. L'exil du grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin al-Husseini, loin d'améliorer la situation, contribua à la radicalisation des positions. Réfugié successivement en Irak puis en Iran avant de s'évader vers l'Europe sous domination nazie, al-Husseini tenta d'aligner le monde arabe sur les puissances de l'Axe. Il chercha activement à négocier avec l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste un accord garantissant l'unité, l'indépendance et la souveraineté d'un vaste État arabe de type fasciste englobant l'Irak, la Syrie, la Palestine et la Transjordanie. Le projet du mufti visait explicitement l'anéantissement du foyer national juif, qu'il percevait comme une excroissance coloniale occidentale en terre d'Islam. Il poussa son engagement jusqu'à se rendre personnellement à Berlin, où il reçut un accueil relativement réservé d'Adolf Hitler, puis contribua à la formation d'un régiment musulman qui combattit aux côtés de la Wehrmacht en Serbie et en Croatie. Dans ses déclarations publiques, notamment lors de ses visites officielles à Berlin et à Rome, il ne manqua jamais de dénoncer avec véhémence ce qu'il qualifiait de "complot judéo-bolchévique" ou "judéo-britannique".

Alors même que la Solution finale se déployait dans toute son horreur en Europe occupée, les premiers contacts entre le Yishouv et les rescapés de la Shoah s'établirent paradoxalement en territoire arabe, plus précisément en Libye. Les informations effroyables concernant l'extermination systématique des Juifs d'Europe commencèrent à filtrer progressivement, instillant dans la conscience collective du Yishouv un sentiment d'urgence absolue quant à la nécessité d'obtenir un État souverain capable d'accueillir et de protéger les survivants. Cette période vit l'émergence d'une posture de plus en plus offensive des organisations sionistes face à la politique restrictive britannique en matière d'immigration juive. Toutefois, un phénomène psychologique complexe et douloureux commença également à se manifester : certains Juifs palestiniens, forgés dans l'idéal du "Juif nouveau" — fort, combatif et enraciné dans sa terre — regardaient parfois avec une incompréhension teintée de suspicion les rescapés de la Shoah, leur reprochant implicitement ou explicitement de ne pas s'être suffisamment défendus face à l'oppression nazie.

Pendant ce temps, David Ben Gourion, figure tutélaire du sionisme travailliste, demeurait inébranlablement focalisé sur son objectif primordial : la consolidation du foyer national juif et sa transformation en un État souverain capable d'accueillir tous les Juifs persécutés du monde. Sa détermination fut renforcée par des tragédies emblématiques comme celle du navire Struma, qui transportait 788 réfugiés juifs roumains fuyant le régime fasciste de leur pays et qui sombra au large d'Istanbul après que la marine britannique lui eut interdit d'approcher les côtes palestiniennes. Quinze mois auparavant, un drame similaire avait frappé les passagers du navire français Patria, empêchés de débarquer à Haïfa et qui préférèrent faire exploser leur embarcation plutôt que d'être conduits dans les camps d'internement britanniques de l'île Maurice. Ces événements traumatisants cristallisèrent la conviction que seule une souveraineté étatique pleine et entière pourrait garantir la survie du peuple juif.

La frustration croissante face à l'intransigeance britannique conduisit certains éléments plus radicaux du Yishouv à des actions violentes. Ainsi, Eliahou Hakim, un jeune homme présent dans la foule venue assister au départ forcé du Patria, assassina le 6 novembre 1944, dans une rue du Caire, Lord Moyne, ministre résident britannique pour le Moyen-Orient, sous la bannière du Lehi (groupe Stern). Ce groupe dissident avait timidement repris ses attentats contre les installations britanniques, tandis que l'Irgoun, organisation paramilitaire associée au mouvement révisionniste, avait formellement déclaré la guerre à la Grande-Bretagne en février 1944.

L'Irgoun venait de trouver un nouveau leader charismatique en la personne de Menahem Begin, suite au décès de Vladimir Jabotinsky en 1940 aux États-Unis. Begin, originaire de Lituanie, alliait une solide culture juive traditionnelle à une formation académique polonaise distinguée, couronnée par une licence de droit de l'Université de Varsovie obtenue en 1935. Figure de proue du mouvement de jeunesse révisionniste Betar, il avait été nommé en 1939 par Jabotinsky lui-même commissaire de l'organisation pour toute la Pologne, bastion du révisionnisme. Arrêté par les autorités soviétiques dès les premiers jours de la Seconde Guerre mondiale, il fut condamné à huit ans de goulag pour "activité sioniste subversive". Sa libération, obtenue grâce à l'accord entre l'Union soviétique et le gouvernement polonais en exil à Londres, lui permit de rejoindre la Palestine où il prit rapidement le commandement de l'Irgoun, imprimant à l'organisation une stratégie résolument offensive contre les autorités mandataires britanniques et, dans une moindre mesure à cette époque, contre les Arabes.

L'assassinat de Lord Moyne par des membres du groupe Stern provoqua une fracture profonde au sein du Yishouv. La Haganah, principale organisation paramilitaire juive, placée sous le contrôle des institutions sionistes officielles et dominée par le courant travailliste, n'hésita pas à livrer les responsables aux autorités britanniques et condamna fermement cet attentat. Les dirigeants sionistes traditionnels, majoritairement travaillistes, tentèrent de persuader les Britanniques d'assouplir les dispositions restrictives du Livre blanc de 1939, particulièrement celles limitant drastiquement l'immigration juive. Mais Londres, craignant de s'aliéner définitivement le monde arabe et redoutant un soulèvement comparable à celui des Arabes palestiniens de 1936-1939, maintint une position rigide sur le sujet, tout en encourageant discrètement, par des canaux non officiels, certaines filières d'immigration clandestine.

Cette immigration illégale se heurtait néanmoins à la vigilance implacable de la marine britannique qui, après la capitulation allemande en mai 1945, redéploya ses ressources pour intercepter systématiquement les navires transportant des réfugiés juifs. Les passagers clandestins arrêtés n'étaient plus dirigés vers l'île Maurice mais vers Chypre et, comble de l'ironie tragique, parfois même vers l'Allemagne. Entre 1945 et 1948, quelque soixante-dix mille immigrants clandestins tentèrent d'atteindre les côtes palestiniennes, incarnant l'espoir désespéré des rescapés de la Shoah.

Le départ de Winston Churchill de la scène politique britannique et son remplacement, au milieu de l'année 1945, par le travailliste Clement Attlee, accompagné de son ministre des Affaires étrangères Ernest Bevin, marqua une détérioration spectaculaire des relations entre la Grande-Bretagne et le Yishouv. Ce dernier entra alors en rébellion ouverte contre l'autorité mandataire. Bevin, notoirement hostile au projet sioniste, rejeta systématiquement toutes les requêtes humanitaires qui lui furent adressées. Il s'inscrivit dans la continuité directe de la politique restrictive de Neville Chamberlain et du Livre blanc de 1939, faisant fi des bouleversements considérables intervenus entre-temps, notamment l'Holocauste. Il refusa catégoriquement d'accorder un traitement préférentiel aux cent mille personnes déplacées juives qui croupissaient dans les camps de transit autrichiens et allemands, malgré les pressions insistantes du président américain Harry Truman en ce sens.

Dans un discours prononcé le 13 novembre 1945, Bevin proposa aux États-Unis la constitution d'une commission d'enquête anglo-américaine sur le problème des Juifs d'Europe et de Palestine, tentative transparente de diluer les responsabilités britanniques et de gagner du temps. Pendant ce temps, les agents du Mossad le-Aliyah Bet, organisation clandestine chargée de l'immigration illégale, s'efforçaient inlassablement d'acheminer vers le littoral méditerranéen, à travers les Balkans et l'Italie, le plus grand nombre possible de réfugiés juifs.

La tension atteignit son paroxysme lorsque de violentes émeutes éclatèrent dans tout le pays, particulièrement à Tel Aviv. Le 10 octobre 1945, la Haganah lança pour la première fois une opération militaire coordonnée contre les infrastructures britanniques, et le 31 octobre suivant, le réseau ferroviaire palestinien fut entièrement paralysé. La Palestine menaçait de devenir une "nouvelle Irlande", théâtre d'une guérilla permanente contre la présence britannique. Le gouvernement de Londres dépêcha quinze mille soldats en renfort et nomma un nouveau Haut-Commissaire, le général Alan Cunningham, pour tenter de reprendre le contrôle de la situation.

Le 1er mai 1946, la commission anglo-américaine rendit ses conclusions, recommandant l'admission immédiate en Palestine de cent mille personnes déplacées et une abrogation partielle des dispositions du Livre blanc. Si le président Truman accueillit favorablement ces recommandations, le cabinet britannique posa comme condition préalable le désarmement de toutes les organisations paramilitaires clandestines du Yishouv. Face à cette exigence jugée inacceptable, la Haganah, conjointement avec le Lehi et l'Irgoun, lança une nouvelle série d'attaques ciblant notamment les infrastructures routières et ferroviaires reliant la Palestine aux pays voisins, dont la Transjordanie qui, sous le nom de Jordanie, venait d'être reconnue le 26 mai 1946 par la Grande-Bretagne comme État indépendant.

La réaction britannique à cette campagne de sabotage fut d'une brutalité sans précédent. Le samedi 29 juin 1946, les autorités mandataires déclenchèrent l'opération "Agatha", visant à décapiter l'Agence juive et à désarmer la Haganah. Mais ce plan, conçu dans la précipitation, se révéla mal préparé : aucun dirigeant de premier plan ne figurait parmi les trois mille hommes et femmes arrêtés durant ce "Samedi noir", qui ne fit qu'exacerber la détermination des organisations clandestines.

L'événement le plus spectaculaire et le plus dramatique de cette période fut sans conteste l'attentat de l'hôtel du Roi David à Jérusalem, perpétré le 22 juillet 1946. Ce bâtiment, qui abritait les locaux du commandement britannique et le secrétariat de l'administration civile du mandat, fut pulvérisé par une puissante charge explosive placée par des membres de l'Irgoun. Bien que les responsables de l'attentat eussent pris soin de téléphoner pour annoncer l'imminence de l'explosion, le message fut ignoré, entraînant la mort d'une centaine de personnes : vingt-cinq Britanniques, quarante Arabes et dix-sept Juifs. L'Agence juive dénonça vigoureusement cette action, soucieuse de se démarquer des méthodes terroristes et de préserver sa crédibilité internationale.

En décembre 1946, lors du vingt-deuxième Congrès sioniste de Bâle, Ben Gourion écarta définitivement Chaim Weizmann de la direction du mouvement et s'arrogea les fonctions de responsable des questions de défense. Conscient de l'inéluctabilité d'un conflit armé, il entreprit l'étude systématique de toutes les questions militaires et commença à préparer le Yishouv à une guerre frontale, tant contre les Britanniques que contre les Arabes.

Les autorités britanniques, profondément choquées par l'attentat de l'hôtel du Roi David, réagirent avec une dureté accrue : le général en chef britannique en Palestine interdit à ses troupes tout rapport social ou commercial avec la population juive, instaurant un véritable apartheid militaire. Simultanément, les Britanniques lancèrent l'opération "Shark", mobilisant des milliers de soldats et de policiers à travers le pays. L'objectif principal était d'appréhender les auteurs de l'attentat de Jérusalem et, surtout, le chef de l'Irgoun, Menahem Begin, dont la tête fut mise à prix. Huit cents personnes furent arrêtées et plusieurs caches d'armes découvertes. En représailles à l'exécution de combattants juifs capturés, les attaques de l'Irgoun et du groupe Stern redoublèrent d'intensité, contraignant les fonctionnaires et civils britanniques à vivre confinés dans des zones sécurisées, véritables enclaves fortifiées.

La politique britannique en Palestine se résumait désormais à une succession d'improvisations chaotiques. Le 9 septembre 1946, Bevin prit l'initiative de convoquer une nouvelle conférence sur la Palestine à Londres, tentative désespérée de reprendre la main sur un processus qui lui échappait. Mais il fut à nouveau pris de court, le 4 octobre suivant, par une déclaration inattendue du président Truman exprimant son soutien à la création d'un État juif "viable". Désarçonné par cette prise de position du chef de la Maison Blanche, Bevin présenta un nouveau plan prévoyant la partition de la Palestine en deux entités semi-autonomes — l'une juive, l'autre arabe — placées sous la tutelle d'une autorité supérieure britannique. Ce schéma ne satisfit ni les Arabes ni les Juifs, et Bevin, acculé, déclara finalement aux Communes, le 18 février 1947, que le mandat britannique sur la Palestine s'était révélé "inapplicable" et qu'il avait décidé de soumettre la question à l'Organisation des Nations Unies.

Le 28 avril 1947, l'Assemblée générale de l'ONU constitua un comité spécial, l'UNSCOP (United Nations Special Committee on Palestine), chargé de proposer une solution au conflit judéo-arabe. Moins de quatre mois plus tard, la majorité de ses membres — notamment le Canada, le Guatemala, les Pays-Bas, le Pérou, la Suède, la Tchécoslovaquie et l'Uruguay — recommanda la partition de la Palestine et la création d'un État arabe et d'un État juif, liés par une union économique, ainsi que l'internationalisation de Jérusalem. Seuls l'Inde, la Yougoslavie et l'Iran s'opposèrent à cette proposition.

Les représentants arabes rejetèrent catégoriquement ces recommandations, estimant que le futur État juif briserait la continuité territoriale des États arabes et entraverait leur unification. Ils refusaient d'accorder le moindre crédit aux références historiques justifiant le retour des Juifs en Palestine et considéraient ces derniers comme formant une simple communauté religieuse, non un peuple. À leurs yeux, le sionisme n'était qu'une entreprise coloniale, née de l'exploitation d'un territoire étranger par des hommes et des capitaux étrangers. Quant aux massacres perpétrés par les nazis, ils ne constituaient nullement, de leur point de vue, un argument légitime justifiant la création d'un État juif en Palestine.

Pendant que ces débats diplomatiques se déroulaient, l'attention mondiale fut captée par les péripéties dramatiques de l'Exodus 1947. Ce navire transportant quatre mille cinq cents survivants de la Shoah fut empêché d'accoster à Haïfa. Lors d'un affrontement violent avec des soldats britanniques qui montèrent à bord, trois passagers trouvèrent la mort et des dizaines d'autres furent blessés. Au terme d'un périple éprouvant de quarante-six jours, les réfugiés furent finalement débarqués à Hambourg, en Allemagne. Les images et reportages sur l'odyssée tragique de l'Exodus eurent un impact considérable sur l'opinion publique mondiale, choquée par le spectacle de réfugiés juifs contraints de retourner dans le pays même qui avait planifié et orchestré la "Solution finale".

Le rapport de l'UNSCOP jeta un profond désarroi au sein du cabinet britannique. Abandonnée par son allié américain, la Grande-Bretagne voyait sa politique palestinienne s'effondrer dans le sang et le chaos, parallèlement à la désintégration de son Empire des Indes. Ernest Bevin rendit publique, le 11 novembre 1947, son opposition aux recommandations des Nations Unies et annonça la décision britannique de renoncer unilatéralement au mandat sur la Palestine. La date fixée pour le retrait complet des forces britanniques fut arrêtée au 14 mai 1948.

Dans les jours précédant cette annonce, tant les États-Unis que l'Union soviétique — dans un rare moment d'accord en cette période initiale de Guerre froide — avaient exprimé leur soutien aux conclusions de l'UNSCOP préconisant le partage de la Palestine en deux États distincts et l'internationalisation de Jérusalem. Le compte à rebours vers la création de l'État d'Israël et le premier conflit israélo-arabe était désormais enclenché.


Le 21 novembre 1947 et ses suites.

Le samedi 29 novembre 1947 marque une date charnière dans l'histoire du peuple juif et du Proche-Orient tout entier. Ce jour-là, l'Assemblée générale des Nations Unies, par sa résolution 181, approuve la création d'un État juif par 33 voix pour (dont celles des États-Unis, de la France et de l'URSS), 13 voix contre (notamment les pays musulmans, la Grèce et Cuba) et 10 abstentions parmi lesquelles, fait significatif, celle de la Grande-Bretagne. Cette puissance mandataire, jadis si favorable à l'établissement d'un foyer national juif lors de la Déclaration Balfour de 1917, mais ensuite devenue progressivement hostile au projet sioniste par calcul géopolitique, signale ainsi sa réticence à mettre en œuvre une partition qu'elle juge contraire à ses intérêts stratégiques au Moyen-Orient.

La réception de cette résolution historique s'inscrit immédiatement dans une dichotomie radicale qui préfigure l'antagonisme des mémoires collectives à venir. Dans le monde juif, des prières solennelles et des actions de grâce furent récitées dans toutes les synagogues, de New York à Tel-Aviv, de Paris à Varsovie. À Rome, les Juifs de la capitale italienne marquèrent l'événement en se rassemblant spontanément devant l'arc de Titus, comme pour signifier symboliquement la fin d'une histoire commencée en l'an 70 de notre ère, avec la destruction du Temple de Jérusalem par le général romain. Ce geste hautement emblématique manifestait la conscience aiguë d'une circularité historique enfin brisée, d'un exil bimillénaire touchant à sa fin, d'une souveraineté perdue finalement en voie de restauration.

À l'inverse, dans le monde arabe, la résolution fut immédiatement rejetée avec véhémence. Surpris par le résultat du vote qu'ils n'avaient pas anticipé aussi défavorable, les États arabes menacèrent d'arrêter les livraisons de pétrole à destination des pays occidentaux et même de soutenir officiellement le bloc soviétique, utilisant ainsi l'arme énergétique et la carte de la guerre froide naissante comme moyens de pression diplomatique. Les oulemas de la prestigieuse université Al-Azhar du Caire, conscience religieuse du monde sunnite, appelèrent à un djihad mondial pour la défense de la Palestine arabe, élevant ainsi le conflit territorial au rang de devoir religieux pour tout musulman.

La résolution 181, censée résoudre un conflit déjà ancien, engendra en réalité de nouvelles difficultés majeures qui allaient rapidement s'envenimer. La première concernait la gestion, dans le futur État hébreu, d'une minorité arabe d'environ un demi-million de personnes, un nombre presque égal à celui de la population juive qu'il était censé abriter, créant ainsi d'emblée une situation démographique instable et potentiellement explosive. De la même manière, il fallait s'interroger sur l'incorporation dans le futur État arabe d'une dizaine de milliers de Juifs, principalement concentrés dans des communautés anciennes comme celle d'Hébron.

La question de Jérusalem et de son internationalisation se révélait particulièrement épineuse, personne ne voulant véritablement entendre parler de ce statut spécial. Selon le plan onusien, la Ville sainte était censée devenir une sorte d'entité politique séparée, régie par un conseil de tutelle et un gouverneur désigné au nom des Nations Unies. Une zone démilitarisée devait être ouverte à l'ensemble des ressortissants des futurs États juif et arabe, chacun pouvant opter pour la citoyenneté de l'un ou l'autre des États ou rester simplement citoyen de Jérusalem. Ce statut complexe, qui tentait de prendre en compte la dimension universelle d'une cité trois fois sainte pour les religions monothéistes, ne contentait finalement aucune des parties prenantes et semblait voué à l'échec dès sa conception.

Les choses commencèrent d'ailleurs à mal tourner rapidement, car les Britanniques décidèrent de ne pas évacuer Jérusalem en raison d'une soudaine dégradation de la situation sécuritaire dans la ville. Par souci de plaire aux Arabes, dont ils cherchaient à préserver l'amitié pour des raisons géostratégiques évidentes, les Anglais ne donnèrent guère l'impression de vouloir faciliter le travail au conseil de tutelle. D'autre part, le projet d'internationalisation battit rapidement de l'aile après que plusieurs délégations, dont celle des États-Unis d'ailleurs, s'en furent désintéressées, préférant laisser la résolution de ce problème complexe à des négociations ultérieures entre les parties.

Ce fut précisément Jérusalem qui s'embrasa la première, à l'appel du Haut Comité arabe de Palestine, dont la plupart des membres continuaient à suivre les consignes du grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin al-Husseini. Personnage sulfureux et controversé, ce dernier avait été extradé à la fin de la guerre de Yougoslavie vers la France, après que les Américains eurent empêché sa comparution devant le tribunal de Nuremberg pour sa collaboration avec le régime nazi. Arrivé en 1946 au Caire, sa venue n'avait guère enthousiasmé le gouvernement égyptien qui, pour ne pas froisser les Anglais et de concert avec les États membres de la Ligue arabe, avait tenté de l'écarter des négociations interarabes sur l'avenir de la Palestine. Mais son influence sur les masses palestiniennes restait considérable, et son appel à la résistance armée trouva un écho immédiat dans les quartiers arabes de Jérusalem.

Face à cette escalade prévisible, l'attitude des pays arabes ne fut pas unanime, révélant des fissures profondes dans la solidarité affichée. L'Égypte et l'Arabie Saoudite, prudentes, refusèrent dans un premier temps d'entrer directement dans la bataille, préférant agir par l'intermédiaire de volontaires et de soutiens financiers. La Transjordanie, quant à elle, épaulée par la monarchie sœur irakienne (toutes deux gouvernées par des souverains hachémites), ne cachait pas son désir de s'emparer seule du territoire alloué aux Palestiniens par les Nations Unies. Cette ambition irritait prodigieusement les dirigeants de Damas, aux yeux desquels la Palestine avait été de tout temps une partie intégrante de la Grande Syrie historique. L'émir Abdallah de Transjordanie pouvait néanmoins se prévaloir d'un atout militaire de poids : la présence en Palestine de ses fidèles soldats de la Légion arabe, que les Anglais avaient réquisitionnée et installée à l'ouest du Jourdain depuis les années 1930, et dont le commandement était assuré par des officiers britanniques avec à leur tête le général John Bagot Glubb, dit "Glubb Pacha".

Les violences communautaires commencèrent bientôt à s'étendre à l'ensemble des villes mixtes, particulièrement à Haïfa, Jaffa, Tel-Aviv, Tibériade et Safed. D'une ampleur inédite, ces affrontements préfiguraient ce qui allait devenir, à partir du 15 mai 1948, la première guerre de l'histoire entre Israéliens et Arabes, guerre d'indépendance pour les uns, Nakba ("catastrophe") pour les autres. Le rapport de force semblait initialement déséquilibré en défaveur du Yishouv (la communauté juive de Palestine) : les Palestiniens comptaient environ 1 300 000 habitants contre 650 000 Juifs et bénéficiaient théoriquement du soutien militaire des pays arabes voisins. Mais cette asymétrie apparente masquait des réalités plus complexes.

La Haganah, principale organisation militaire juive, manquait cruellement d'armes, ses stocks suffisant à peine pour équiper la moitié de ses effectifs. Les groupes dissidents de l'Irgoun et du Lehi (groupe Stern) continuaient à faire bande à part, refusant de reconnaître l'autorité de Ben Gourion qu'ils jugeaient trop modéré, ce qui compliquait la coordination de la défense juive. L'angoisse était réelle au sein du Yishouv : une défaite militaire signifierait non seulement la fin du rêve sioniste, mais pourrait entraîner un massacre de toute la population juive. Après les horreurs récentes de la Shoah, dont beaucoup de rescapés venaient à peine d'arriver en Palestine, cette perspective suscitait une détermination farouche à ne pas laisser l'Histoire se répéter.

Un vaste élan de solidarité des Juifs de la Diaspora fut orchestré par l'Organisation sioniste mondiale et mené tambour battant aux États-Unis par Golda Meir. Cette opération de collecte de fonds, remarquablement efficace, permit de réunir près de 50 millions de dollars entre janvier et mars 1948, soit deux fois plus que la somme initialement espérée par David Ben Gourion. Cette manne financière providentielle permit l'achat d'armes à l'étranger, notamment en Tchécoslovaquie, mais aussi en France, en Italie, aux États-Unis et même, par des circuits détournés, en Angleterre, malgré l'embargo officiellement décrété par ce pays.

Conscient de l'imminence d'une invasion militaire générale des pays arabes voisins dès la fin du mandat britannique, Ben Gourion imposa à la Haganah de nouvelles méthodes de combat qui nécessitaient discipline, préparation approfondie des troupes, plans de guerre détaillés et déploiements sur le terrain d'unités soumises aux techniques militaires les plus récentes. Il confia cette nouvelle armée en gestation, qui prendrait bientôt le nom de Tsahal (Forces de défense d'Israël), à des officiers de talent comme Yigael Yadin et Moshe Dayan, réalisant ainsi une professionnalisation accélérée des forces juives.

Les chefs militaires de la Ligue arabe n'ignoraient pas les faiblesses dont souffrait la société palestinienne, fragmentée par des rivalités claniques et familiales héritées de l'époque ottomane et fragilisée par la répression britannique de la grande révolte de 1936-1939. Agissant sous la pression de leur opinion publique qui réclamait des actions concrètes en faveur de la Palestine, mais se gardant d'engager immédiatement leurs armées régulières dans un conflit aux conséquences incertaines, ils se tirèrent d'affaire, comme pendant la guerre civile palestinienne précédente, en décidant de mettre sur pied une "Armée du Salut", officiellement baptisée "Armée de Libération arabe". Cette force composite était constituée de volontaires originaires de tous les pays musulmans, ainsi que d'anciens soldats de l'armée britannique et même, fait peu connu mais significatif, de vétérans de l'armée allemande, dont certains avaient servi dans les rangs de la Wehrmacht ou de la Waffen-SS. La Ligue arabe s'engagea à fournir à cette armée de volontaires des munitions et des ressources financières substantielles.

Écarté de cette initiative qu'il jugeait insuffisante et trop tardive, le mufti Hadj Amin al-Husseini décida que les Palestiniens pouvaient parfaitement se battre seuls et créa sa propre formation militaire, l'Armée du Jihad sacré, dont le noyau dur reposait sur des bandes armées constituées au milieu des années 1930, lors de la grande révolte arabe contre les Britanniques. Ces groupes s'articulaient principalement autour de deux personnages charismatiques : Abd al-Qadir al-Husseini (cousin du mufti) et Hassan Salameh. Ces formations paramilitaires reposaient sur un effectif permanent relativement modeste, de 250 à 300 hommes armés de fusils légers, de grenades et de mortiers, mais elles pouvaient compter à tout moment sur le ralliement de centaines de combattants irréguliers recrutés dans les villages et les quartiers urbains.

Insuffisamment équipés et manquant de toute structure de commandement cohérente, les combattants palestiniens souffraient aussi de la désaffection d'une partie non négligeable de la population civile, encore traumatisée par la répression de la révolte de 1936-1939 et qui ne se faisait guère d'illusions sur l'issue probable du conflit. En Galilée, les notables locaux restaient ostensiblement à l'écart des combats, préférant négocier des accords de non-agression avec les colonies juives voisines. Quant aux Druzes, minorité religieuse distincte au sein du monde arabe, ils avaient pourtant fait partie initialement de l'Armée de Libération arabe mais finirent par passer avec armes et bagages du côté juif, pari stratégique qui s'avérera payant à long terme.

La principale force militaire vraiment capable de tenir tête à la Haganah était un corps de volontaires organisé par la Ligue arabe et composé d'environ 3 000 Syriens, 800 Irakiens, 800 Palestiniens, 300 Libanais, 50 Égyptiens et même 34 Bosniaques musulmans. Cette formation disparate avait établi ses quartiers généraux à Damas et était placée sous le commandement du colonel libanais Fawzi al-Qawuqji, ancien officier ottoman qui s'était déjà illustré lors de la révolte palestinienne de 1936. Les volontaires égyptiens, quant à eux, attendirent jusqu'à la fin février 1948 pour faire leur apparition sur le terrain ; appartenant dans leur grande majorité à l'organisation des Frères musulmans, ils avaient été entraînés puis équipés par l'armée égyptienne qui maintenait ainsi une façade de non-intervention directe. Les volontaires saoudiens, eux, se voyaient paradoxalement bloqués par l'émir Abdallah de Transjordanie en raison d'un vieux litige dynastique et idéologique entre Wahhabites (la famille royale saoudienne) et Hachémites (la famille royale jordanienne), querelle ancestrale qui primait sur la solidarité arabe affichée.

Dès les premières semaines des hostilités, les civils juifs et arabes payèrent un lourd tribut à la violence : près de 1 000 morts et 1 300 blessés du côté arabe, 433 morts et 749 blessés du côté juif. Aux tirs aveugles contre les passants, au jet de grenades sur des lieux publics, aux attentats à la bombe dans les cafés et les marchés, aux attaques d'autobus et aux embuscades le long des axes routiers s'ajoutèrent des agressions perpétrées contre les Anglais par l'Irgoun et le groupe Stern, qui continuaient de considérer la Grande-Bretagne comme le pire ennemi des Juifs en raison de sa politique mandataire jugée pro-arabe.

La préoccupation principale des autorités britanniques, en cette période de fin de mandat, consistait à organiser dans les meilleures conditions l'évacuation de leurs 100 000 soldats et fonctionnaires, de leurs 14 000 véhicules et de leurs 250 000 tonnes de matériel militaire stationnés dans le pays depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les Britanniques continuaient, comme par le passé, à faire la chasse aux bateaux transportant des immigrants juifs clandestins, tout en fermant ostensiblement les yeux sur l'entrée de milliers de volontaires arabes à partir de la Syrie, du Liban et de la Transjordanie. Le ministre des Affaires étrangères Ernest Bevin, connu pour ses positions antisémites, n'avait donc pas modifié d'un iota sa politique antisioniste. Craignant pour l'avenir des intérêts britanniques au Proche-Orient, son hostilité au projet juif s'était même intensifiée après le vote soviétique en faveur de la création d'un État juif, perçu comme une manœuvre de Moscou pour étendre son influence dans cette région stratégique.

L'administration britannique poursuivait ses livraisons d'armes aux pays arabes et plus particulièrement à la Légion arabe jordanienne, formation d'élite créée et encadrée par les Britanniques. Cette politique partiale finit par agacer Washington, qui menaça de lever son propre embargo sur l'envoi d'armes aux forces juives si Londres ne modérait pas ses ardeurs pro-arabes, et notamment si elle mettait à exécution sa décision de livrer des avions de combat à l'émir Abdallah dans le cadre d'un traité d'assistance mutuelle et d'amitié signé le 15 mars 1948 avec le monarque transjordanien. Un traité similaire avait d'ailleurs été conclu deux mois auparavant avec l'Irak, autre pièce maîtresse de la stratégie britannique au Moyen-Orient.

Les policiers et militaires anglais firent d'ailleurs montre de peu de zèle pour protéger les quartiers juifs des villes mixtes, particulièrement celui de Jérusalem, régulièrement soumis à des tirs de snipers. En règle générale, à mesure que la fin du mandat approchait, les Britanniques se firent de moins en moins présents sur les lieux d'affrontements intercommunautaires pour protéger les civils juifs menacés. Les seules exceptions notables concernaient les villages et les quartiers situés le long des axes d'évacuation de l'armée britannique, dont la sécurisation était jugée essentielle pour le rapatriement des troupes et du matériel.

Les forces britanniques n'intervinrent pas davantage pour empêcher les graves incidents qui endeuillèrent, le 30 décembre 1947, la ville portuaire de Haïfa : faisant suite à des tirs de l'Irgoun sur des ouvriers arabes à l'entrée de la raffinerie de pétrole, une quarantaine d'employés juifs furent sauvagement assassinés et une cinquantaine d'autres blessés par leurs camarades de travail arabes, sous l'œil passif de leurs supérieurs britanniques qui ne firent rien pour arrêter le massacre. La Haganah, organisation militaire principale du Yishouv, décida de punir sévèrement les responsables de ce carnage, et une unité d'élite du Palmach (formation d'assaut de la Haganah) fut envoyée dans des villages arabes environnants avec la consigne de tuer au maximum une centaine d'hommes, mais d'épargner femmes et enfants, application d'un code de représailles calibrées qui, pour brutal qu'il fût, tentait néanmoins de préserver une certaine éthique militaire dans un conflit qui s'enlisait dans la violence aveugle.

L'incident sanglant de la raffinerie de Haïfa avait entraîné l'arrêt des négociations en vue d'une trêve entre Juifs et Arabes à l'intérieur de la ville. Les responsables du Yishouv se berçaient encore de l'illusion que la guerre civile prendrait fin rapidement et que les opposants arabes, tout en refusant officiellement la partition de la Palestine et l'internationalisation de Jérusalem, finiraient par accepter le fait accompli puis chercheraient un compromis avec les Juifs. Ben Gourion lui-même demanda à son armée de limiter les raids punitifs contre les villages arabes, dans l'espoir de ne pas envenimer davantage une situation déjà explosive.

Les dirigeants sionistes commencèrent cependant à s'inquiéter sérieusement des rumeurs persistantes concernant l'attitude ambiguë des Britanniques, qu'ils soupçonnaient de vouloir détacher la région désertique du Néguev du futur État juif afin de maintenir une continuité territoriale entre l'Égypte et la Transjordanie, deux piliers de l'influence britannique au Moyen-Orient. Ces craintes n'étaient pas sans fondement, car le Foreign Office envisageait effectivement diverses manipulations cartographiques pour préserver ses intérêts stratégiques dans la région, au mépris de la résolution onusienne.

C'est surtout la situation de Jérusalem-Ouest, secteur majoritairement juif de la Ville sainte, qui alarma au plus haut point les responsables du Yishouv, car les attentats y redoublaient de violence. Le plus meurtrier, perpétré le 22 février 1948, provoqua la mort d'une soixantaine de Juifs et rasa presque complètement la rue Ben Yehuda, artère commerçante emblématique du nouveau Jérusalem. L'Irgoun, fidèle à sa stratégie de terreur anti-britannique, assassina au cours des jours suivants plusieurs soldats et policiers anglais raflés sur place. Le groupe Lehi (Stern) fit même dérailler un train de transport de troupes, faisant 28 morts parmi les militaires britanniques.

Les autorités mandataires réagirent violemment à ces attaques en interceptant une patrouille de la Haganah, désarmant ses membres et les livrant délibérément aux mains de combattants arabes qui les massacrèrent, illustration parfaite de la partialité britannique en cette fin de mandat. Le 11 mars, Jérusalem fut secouée par un nouvel attentat aux effets psychologiques dévastateurs : l'explosion d'une bombe dans l'immeuble abritant l'Agence juive, centre névralgique de l'administration du Yishouv, faisant de nombreuses victimes parmi les fonctionnaires et les visiteurs.

Les hostilités allaient bientôt se focaliser le long des axes routiers et plus précisément sur la route stratégique reliant Jérusalem à Tel-Aviv, cordon ombilical vital pour l'approvisionnement des 100 000 Juifs de la Ville sainte. Cette phase du conflit, connue sous le nom de "bataille des routes", vit les combattants palestiniens adopter une tactique rudimentaire mais efficace : cachés derrière les rochers surplombant les routes sinueuses des collines de Judée, ils dévalaient à toute vitesse les pentes pour attaquer les convois juifs remontant laborieusement vers Jérusalem. Sans aucune possibilité de communiquer avec leur base de départ ni leur point d'arrivée, et empêchés la plupart du temps par les Britanniques d'utiliser des escortes blindées, les véhicules juifs se trouvaient pris au piège et avaient le plus grand mal à faire demi-tour sur ces routes étroites bordées de précipices.

À partir du mois de mars 1948, la situation s'aggrava et la circulation devint quasiment impossible pour l'ensemble des véhicules juifs sur toutes les grandes routes du pays, et plus particulièrement sur l'axe Jérusalem-Tel Aviv, désormais quotidiennement arrosé de tirs. À Nebi Daniel, au sud de Bethléem, une embuscade tendue par les combattants d'Ibrahim Ibn Diyya aboutit à l'anéantissement d'un convoi de ravitaillement composé de 186 hommes et femmes. Ben Gourion nota avec émotion dans son journal personnel que c'était "la journée la plus terrible depuis le début de la guerre". La nouvelle de cette embuscade meurtrière n'améliora pas le moral déjà chancelant des Juifs de Jérusalem, qui manquaient de vivres et d'eau courante depuis plusieurs semaines en raison du blocus de fait imposé à la ville. L'angoisse était particulièrement vive parmi les Juifs ultra-orthodoxes du quartier de Mea Shearim, communauté piétiste coupée des circuits d'approvisionnement parallèles organisés par la Haganah.

Les combats à l'intérieur et à l'extérieur de Jérusalem redoublèrent d'intensité, de jour comme de nuit, et les habitants palestiniens commencèrent à abandonner progressivement les quartiers arabes de la partie occidentale de la ville. Les familles les plus aisées émigrèrent vers la capitale jordanienne, Amman, ou vers le Caire, préfigurant l'exode massif qui allait bientôt toucher l'ensemble de la population arabe de Palestine.

Ce qui découragea profondément les Juifs à cette période critique fut la volte-face soudaine des États-Unis aux Nations Unies : alarmé par l'ampleur des pertes humaines et craignant surtout une guerre générale au Proche-Orient qui mettrait en péril les intérêts pétroliers américains dans la région, le département d'État demanda le 19 mars 1948 au Conseil de sécurité de l'ONU de surseoir à l'exécution de la résolution sur la partition de la Palestine et d'instituer à sa place un régime de tutelle internationale provisoire sur l'ensemble du pays, y compris Jérusalem. Les diplomates américains mobilisèrent à cette fin le président de l'Université hébraïque de Jérusalem, Judah Magnès, figure respectée du sionisme libéral et partisan de longue date d'un État binational judéo-arabe.

Chaim Weizmann, vénérable patriarche du mouvement sioniste et artisan de la Déclaration Balfour trente ans plus tôt, fut reçu le 17 mars à sa demande expresse par le président Truman. Ce dernier ne cacha pas au vieux négociateur qu'il n'avait pas été préalablement informé de l'initiative de son propre département d'État à l'ONU, révélation qui mit en lumière les divisions au sein de l'administration américaine sur la question palestinienne. Comme des élections présidentielles approchaient aux États-Unis, Truman, qui ne voulait pas s'aliéner l'électorat juif américain traditionnellement démocrate, réaffirma son soutien personnel à la création d'un État juif, tout en tempérant cet engagement par des considérations pragmatiques sur les risques régionaux d'une telle création.

Le "plan Austin" (du nom du représentant américain à l'ONU) fut néanmoins accueilli très froidement tant par les Britanniques, peu désireux de prolonger leur présence en Palestine, que par les responsables du Yishouv, qui y voyaient une trahison de dernière minute de la part de leur principal soutien international. Ces derniers prirent la décision de n'accélérer que davantage la mise en place des institutions politiques du futur État hébreu, conscients que le temps jouait désormais contre eux. Ben Gourion mit en place un "Conseil du Peuple" faisant fonction de parlement provisoire et une "Administration du Peuple" assumant le rôle de gouvernement intérimaire, composée de treize membres appartenant à toutes les formations politiques du foyer national, à l'exception notable des révisionnistes de Menahem Begin et des communistes.

Début avril 1948, David Ben Gourion, confronté à une situation militaire de plus en plus précaire, incita la Haganah à changer radicalement de stratégie et à passer sans tarder d'une posture défensive à une contre-offensive générale. Il avait déjà élaboré, à partir du 10 mars, un nouveau plan de guerre baptisé "Plan D" (pour Daleth, quatrième lettre de l'alphabet hébreu). Ce plan combinait pour la première fois, et de façon très détaillée, des opérations d'autodéfense classiques et des actions d'extension territoriale préventive. Il visait à prendre le contrôle de l'ensemble des agglomérations urbaines et rurales juives, ainsi que des axes routiers les reliant, dans une vision stratégique globale. Le but recherché consistait à assurer la continuité territoriale et l'homogénéité démographique du futur État, même au prix de la destruction de villages arabes jugés hostiles ou constituant des menaces potentielles pour les voies de communication juives.

Il est important de souligner qu'il n'était pas question, à l'origine, de procéder à une expulsion systématique et générale des populations arabes, mais les événements allaient prendre une tournure plus radicale que prévu sous la pression des circonstances. Le 6 avril fut lancée l'opération Nahshon, du nom d'un personnage biblique qui fut le premier à se jeter dans la Mer Rouge lors de l'Exode. Cette offensive était principalement destinée à desserrer l'étau autour de Jérusalem en sécurisant le corridor reliant la Ville sainte à la plaine côtière.

De nombreux officiers de la Haganah étaient initialement sceptiques quant aux chances de succès de cette opération et plusieurs d'entre eux auraient préféré destiner leurs effectifs limités à d'autres tâches qu'ils jugeaient plus urgentes que le désenclavement du corridor de Jérusalem. Mais, par un heureux concours de circonstances, les premières livraisons substantielles d'armes en provenance de Tchécoslovaquie venaient d'arriver clandestinement en Palestine : 4 000 mitraillettes, 250 mitrailleuses et 5 millions de cartouches, soigneusement camouflées dans des caisses marquées comme "matériel industriel". Cette injection opportune d'armement moderne allait considérablement renforcer la puissance de feu des forces juives.

Le jeune colonel Yitzhak Rabin, futur Premier ministre d'Israël, fut nommé commandant de la brigade Har'el (Montagne de Dieu), qui avait pour mission principale la prise du piton stratégique du Qastel et la destruction de plusieurs villages arabes dispersés à proximité des gorges de Bab el-Oued, passage étroit et vulnérable sur la route de Jérusalem. Ce premier succès majeur, avec la conquête du village arabe des alentours de Jérusalem, fut vivement ressenti comme un affront par Abd al-Qadir al-Husseini, commandant charismatique des forces palestiniennes et cousin du grand mufti. Alors en voyage à Damas pour tenter d'obtenir plus d'armes et de munitions, il jura à son retour de reprendre la position par la force, quitte à y laisser sa vie.

Fidèle à sa parole, dès le 8 avril, il lança une contre-attaque désespérée à la tête d'effectifs importants placés sous le commandement de ses deux lieutenants les plus fidèles, Ibrahim Ibn Diyya et Hassan Arikat. Dans un geste emblématique de bravoure téméraire, il grimpa seul sur les hauteurs fortifiées du Qastel et fut mortellement atteint d'une balle tirée par une sentinelle juive, tombant ainsi en martyr d'une cause qu'il savait pourtant déjà compromise. Sa mort constitua une perte irréparable pour l'armée du mufti et assena un coup sévère au moral déjà vacillant des combattants palestiniens, privés de leur chef le plus respecté. Grâce à ce succès inattendu, la route de Jérusalem fut momentanément rouverte et un premier convoi de ravitaillement put enfin atteindre la ville assiégée, apportant vivres, médicaments et munitions aux défenseurs juifs à bout de forces. La voie de communication vitale entre Tel-Aviv et Jérusalem se trouvait ainsi partiellement sécurisée, et la pression militaire juive s'accentua sur les quartiers arabes de la Ville sainte.

Le 9 avril 1948, le jour même des obsèques d'Abd al-Qadir al-Husseini, la guerre connut un tournant dramatique avec le massacre de Deir Yassin, village paisible situé à cinq kilomètres à l'ouest de Jérusalem. Cette opération sanglante, menée par des commandos de l'Irgoun et du Lehi à l'insu de la Haganah (qui avait pourtant été mise dans la confidence de l'attaque avant son exécution mais n'avait pas anticipé sa tournure meurtrière), marqua un point de non-retour dans l'escalade de la violence. Justifiant leur action par la présence jamais formellement prouvée à l'intérieur du village d'une unité d'irréguliers palestiniens, les assaillants juifs tuèrent une centaine de villageois arabes de tout sexe et de tous âges dans cette opération d'une brutalité inouïe. La nouvelle de ce massacre, amplement relayée et parfois amplifiée par les médias arabes, se répandit comme une traînée de poudre dans tous les pays du Moyen-Orient et au-delà. Elle précipita sans aucun doute l'exode massif des Palestiniens au cours des jours et des semaines qui suivirent, à mesure que les forces juives s'emparaient méthodiquement des grandes villes mixtes et des dizaines de villages arabes, souvent abandonnés par leurs habitants terrifiés à l'approche des troupes de la Haganah.

Les opérations militaires se succédèrent à un rythme accéléré, tandis que la bataille des routes continuait à faire rage aux alentours de Jérusalem. La Haganah, faisant preuve d'ingéniosité technique, entreprit la construction d'une piste de contournement surnommée la "route de Birmanie", en référence à la fameuse route ouverte par les Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale pour ravitailler la Chine assiégée par les Japonais. Ce chemin de fortune, escarpé et difficilement praticable, permettait néanmoins de contourner les positions arabes les plus dangereuses et d'acheminer vers Jérusalem un minimum de ravitaillement, insuffisant cependant pour les besoins d'une population de 100 000 âmes.

La Haganah poursuivit ses opérations contre plusieurs villages arabes à la sortie occidentale de Jérusalem, notamment à l'initiative des hommes de Rabin qui, épuisés par des semaines de combats ininterrompus, durent faire appel aux jeunes éclaireurs de la Gadna (mouvement de jeunesse paramilitaire), âgés de seulement 15 à 16 ans, pour combler leurs pertes et maintenir une pression constante sur l'ennemi. Cette mobilisation désespérée de très jeunes combattants illustrait bien la situation critique des forces juives, engagées sur de multiples fronts avec des ressources humaines limitées.

Parallèlement à ces affrontements autour de Jérusalem, une bataille décisive se jouait depuis le 4 avril en Galilée occidentale, où l'Armée de Libération arabe dirigée par Fawzi al-Qawuqji avait commencé à faire mouvement à la tête d'un important contingent de 2 000 hommes en direction de Haïfa, grand port stratégique et centre industriel vital. Sûr de sa victoire prochaine, que la presse arabe anticipait déjà avec des titres triomphants, le commandant libanais accepta, sur les injonctions des officiers britanniques encore présents dans la région, d'arrêter provisoirement son offensive face aux unités de la Haganah commandées par Yitzhak Sadeh. Cette pause s'avéra fatale pour les forces arabes : conformément aux directives du Plan D, plusieurs villages arabes furent rapidement investis par les unités juives, qui coupèrent ainsi les voies de ravitaillement de l'Armée de Libération.

Plus troublant encore, des informations commencèrent à filtrer selon lesquelles l'Armée de Libération arabe avait entamé en secret des pourparlers avec les émissaires de l'armée juive, discussions auxquelles participait le jeune officier d'état-major Moshe Dayan, futur héros de la guerre des Six Jours. Ces contacts discrets témoignaient des divisions profondes au sein du camp arabe et du scepticisme croissant de certains commandants de terrain quant aux chances réelles de victoire face à des forces juives de mieux en mieux organisées et équipées.

Rien ne pouvait désormais empêcher les Juifs de prendre le contrôle total de Haïfa, ville à population mixte d'une importance stratégique capitale. Il fallait simplement s'assurer de ne pas se heurter frontalement aux troupes britanniques qui disposaient encore d'effectifs conséquents dans la zone portuaire. Le Haut Commissaire britannique, Sir Alan Cunningham, ordonna d'ailleurs à ses forces de ne pas s'opposer à l'entrée des combattants juifs dans la ville, décision qui alimenta les soupçons arabes d'une collusion secrète entre Britanniques et sionistes. Il ne restait alors dans Haïfa qu'environ 30 000 habitants arabes au maximum, nombre déjà considérablement réduit par rapport à la population d'avant-guerre. En moins d'une semaine, presque tous quittèrent précipitamment la cité portuaire, souvent encouragés dans leur fuite par des membres de l'Irgoun qui n'hésitaient pas à tirer des coups de feu en l'air pour semer la panique dans les quartiers arabes.

La prise de Haïfa et l'exode massif de ses habitants arabes furent si rapides et si complets que l'on commença à soupçonner, dans certains milieux juifs les plus lucides, que les Britanniques avaient peut-être délibérément facilité cette conquête dans un calcul machiavélique : soit pour préparer le terrain à une reconquête imminente par la Légion arabe jordanienne, qu'ils contrôlaient largement par l'intermédiaire de ses officiers britanniques, soit pour forcer la main aux États-Unis afin qu'ils interviennent plus énergiquement dans le conflit en imposant un cessez-le-feu qui gèlerait les positions acquises. Ces spéculations, pour paranoïaques qu'elles pussent paraître, n'étaient pas dénuées de tout fondement, tant la politique britannique avait montré sa duplicité tout au long du mandat.

Quatre jours seulement avant la prise de Haïfa, les forces juives étaient déjà entrées victorieusement dans Tibériade, ville sainte du judaïsme située sur les rives du lac de Galilée. Ses habitants arabes furent évacués sous escorte par l'armée britannique qui, une fois de plus, ne fit rien pour empêcher leur départ massif. La plupart de ces réfugiés étaient persuadés qu'ils seraient rapidement de retour dans leurs foyers après l'intervention militaire des pays arabes voisins, que leurs dirigeants leur promettaient imminente et décisive. Cette conviction, entretenue par une propagande arabe irresponsable, contribua grandement à l'ampleur de l'exode palestinien, beaucoup de familles emportant simplement quelques effets personnels et les clés de leurs maisons, symboles poignants d'un retour espéré qui ne se matérialiserait jamais.

La chute successive de ces deux villes importantes entraîna également celle de Safed, cité mystique perchée dans les montagnes de Haute Galilée, siège historique de la kabbale juive mais peuplée majoritairement d'Arabes depuis plusieurs siècles. De proche en proche, l'effondrement des points d'appui urbains palestiniens précipita la désintégration accélérée de la société palestinienne, politiquement fragmentée par les rivalités claniques et socialement déstructurée par l'exode des élites et des classes moyennes. Cette décomposition rapide explique en grande partie l'incapacité des Palestiniens à organiser une résistance cohérente face à la progression méthodique des forces juives.

Au centre du pays, l'événement le plus marquant fut sans conteste la chute de Jaffa, grande cité arabe qui, au début des hostilités, comptait près de 100 000 habitants. Des soldats irakiens et bosniaques de l'Armée de Libération arabe avaient pris position dans la ville pour la défendre, mais leur présence ne fit que retarder brièvement l'inévitable. Près de 15 000 habitants avaient déjà quitté Jaffa au cours des trois premiers mois de la guerre, principalement les familles les plus aisées disposant de ressources suffisantes pour s'établir temporairement ailleurs. La majorité des réfugiés se dirigèrent vers Gaza, alors sous administration égyptienne, aggravant la situation humanitaire déjà précaire de cette bande côtière surpeuplée.

Le flux des réfugiés s'accéléra dramatiquement à l'approche des forces juives, et les autorités britanniques, dans un geste ambigu qui pouvait aussi bien relever de préoccupations humanitaires que de calculs politiques, continuèrent à organiser méthodiquement leur départ par voie maritime. Le 13 mai 1948, l'armée juive entra finalement dans Jaffa largement vidée de sa population, marquant la chute de la principale ville arabe de Palestine et le point culminant de cette première phase du conflit.

L'exaltation de la victoire fut néanmoins assombrie par le spectacle affligeant de dizaines de personnes affluant de Tel-Aviv voisine pour piller et saccager les maisons et magasins abandonnés dans la hâte par leurs propriétaires arabes. Ces scènes de pillage incontrôlé, que les autorités juives provisoires ne purent ou ne voulurent pas empêcher, laissèrent une tache morale sur ces conquêtes militaires par ailleurs remarquables d'efficacité. Le même jour, l'armée jordanienne et sa Légion arabe, fer de lance des forces arabes conventionnelles, commencèrent à pénétrer sur le territoire palestinien, signalant le début imminent de la phase internationale du conflit. Les forces jordaniennes prirent notamment d'assaut les quatre colonies juives isolées du bloc de Goush Etzion, situées entre Jérusalem et Hébron, massacrant de nombreux défenseurs après leur reddition, acte de représailles directes pour le massacre antérieur de Deir Yassin.

Les Juifs sortirent incontestablement vainqueurs de ces six mois de guerre civile qui se soldèrent par l'exode de 200 000 à 300 000 Palestiniens hors du pays. Contrôlant désormais l'ensemble du territoire assigné par les Nations Unies à l'État juif, l'armée juive était solidement implantée le long du littoral méditerranéen, débordait largement par endroits sur le territoire initialement destiné à l'État arabe et s'était assuré une présence substantielle dans la périphérie de Jérusalem, ville théoriquement vouée à l'internationalisation selon le plan de partage onusien.

La délégation américaine à l'ONU n'avait pas cessé, pendant ce temps, d'essayer de retarder le départ des Britanniques et, par voie de conséquence, d'empêcher la proclamation imminente d'un État juif, craignant les répercussions régionales d'un tel événement. Elle fut finalement désavouée le 12 mai 1948 par le président Truman en personne, qui réaffirma son engagement en faveur de la création d'Israël, tandis qu'à Tel-Aviv, David Ben Gourion réunissait le jour même son gouvernement provisoire pour préparer la déclaration d'indépendance.

Au même moment, à Haïfa, les derniers officiels britanniques s'apprêtaient à embarquer dans la nuit du 14 au 15 mai à destination de Malte, marquant la fin définitive de trois décennies de mandat sur la Palestine. Avec leur départ s'achevait une époque tumultueuse de l'histoire moyen-orientale et s'ouvrait une ère nouvelle, celle d'un conflit israélo-arabe qui, plus de sept décennies plus tard, n'a toujours pas trouvé sa résolution définitive. La résolution 181, conçue pour apporter une solution équilibrée à un problème complexe, avait paradoxalement engendré une suite de guerres, d'exodes et de souffrances qui continuent à façonner douloureusement la physionomie politique de cette région tourmentée.


ISRAEL : LA CONSTRUCTION D'UN ETAT, LES ANNEES FASTES (1948-1967).


L'indépendance et la guerre.

La proclamation de l'indépendance d'Israël le 14 mai 1948 marque l'aboutissement d'un projet politique né un siècle plus tôt, mais elle ouvre simultanément l'une des pages les plus sombres de l'histoire du Proche-Orient. Dans l'atmosphère électrique qui régnait alors, David Ben Gourion, bravant les réserves de plusieurs ministres mais fort du soutien de figures éminentes comme Chaim Weizmann et Léon Blum, choisit de proclamer solennellement la naissance du nouvel État le jour même du départ des Britanniques. Cette décision historique intervient malgré les rapports alarmants que lui adressaient Moshe Sharett, chef de la délégation du foyer national juif à l'ONU, sur l'hostilité manifeste du Département d'État américain, et plus pessimiste encore, celui de Golda Meir, future ministre des Affaires étrangères et Premier ministre, qui s'était entretenue le 11 mai à Amman avec l'émir Abdallah. Ce dernier l'avait clairement informée de sa volonté d'envoyer ses troupes combattre aux côtés des armées arabes, suggérant toutefois que les Juifs pourraient se satisfaire d'une entité autonome à l'intérieur d'une Palestine unifiée sous son égide.

À l'époque, les probabilités de victoire semblaient parfaitement équilibrées entre les protagonistes, avec un léger avantage de 55% pour les forces juives. L'armée du foyer national, bien qu'empreinte d'un certain pessimisme, attendait encore les renforts matériels considérables promis par la Tchécoslovaquie avec la bénédiction de l'URSS : tanks, canons, avions de combat et vaisseaux de guerre qui viendraient compléter un arsenal encore insuffisant face aux armées arabes régulières. C'est dans ce contexte incertain que, dans l'après-midi du vendredi 14 mai 1948, Ben Gourion, accompagné pour la circonstance de son épouse Paula, annonça solennellement la naissance du nouvel État, auquel le Conseil du peuple avait deux jours auparavant donné le nom d'État d'Israël. La reconnaissance internationale ne se fit pas attendre : onze minutes plus tard à peine, les États-Unis reconnaissaient déjà le nouvel État, suivis rapidement par l'URSS, le Guatemala, la Pologne et la Tchécoslovaquie. La France, quant à elle, se montra plus prudente et attendit jusqu'au 29 janvier 1949 pour reconnaître l'État de facto, le même jour que la Grande-Bretagne, et jusqu'en mai 1949 pour une véritable reconnaissance légale.

Dans son discours fondateur, Ben Gourion s'adressa aux citoyens arabes en leur promettant la plus complète égalité sociale et politique et une juste représentation dans les institutions du nouvel État. Nul n'imaginait alors que la Palestine juive allait se vider de la majeure partie de ses habitants arabes, créant une crise humanitaire et politique dont les échos se font encore entendre aujourd'hui. Le dirigeant sioniste, conscient des lourdes responsabilités qui pesaient désormais sur ses épaules, appela également les Juifs du monde entier à immigrer vers leur nouvelle patrie. Il mesurait pleinement le risque mortel qu'il faisait courir au foyer national juif, trois ans seulement après la Shoah et l'extermination de six millions de Juifs en Europe.

Le lendemain même de la proclamation d'indépendance, les États arabes mirent leurs menaces à exécution et envahirent officiellement l'État d'Israël. La rhétorique belliqueuse atteignit alors des sommets inquiétants : le secrétaire général de la Ligue arabe évoqua publiquement "une guerre d'extermination et un immense massacre dont l'histoire retiendra le nom comme ceux des Mongols et des croisés". De son côté, l'émir Abdallah, plus pragmatique, parlait d'une "opération militaire large et complète" qui ne devait pas durer plus de dix jours. L'armée israélienne, baptisée Tsahal à partir du 30 mai, allait affronter pour la première fois de son histoire non plus des milices et des civils en armes, mais des armées régulières disposant d'avions et de blindés, commandées par des officiers de carrière formés dans les prestigieuses académies militaires des puissances coloniales européennes.

Israël était en mesure d'aligner un nombre de combattants conséquent, entre 42 000 et 55 000 hommes et femmes, supérieur à celui des armées arabes. L'armée avait tiré un avantage certain de l'expérience accumulée pendant les six mois précédents de guerre civile contre l'Armée de Libération arabe, mais il lui faudrait encore plusieurs semaines pour combler un retard conséquent en armement lourd et pour recruter de nouveaux effectifs, parmi lesquels des milliers d'immigrants empêchés depuis 1945 par les Anglais d'approcher les côtes de la Palestine. Les dirigeants arabes, victimes de leur propre démagogie ou s'attendant peut-être à ce que les grandes puissances à l'ONU imposent rapidement un cessez-le-feu, étaient quant à eux parvenus à faire croire à leurs peuples que la guerre en Palestine allait être une simple partie de plaisir. Au contraire, les Israéliens, prenant au sérieux les discours enflammés de leurs voisins, avaient plutôt sous-estimé leurs propres capacités militaires.

En réalité, la dynamique de l'offensive arabe fut plus lente que prévu. Le roi Farouk d'Égypte avait dû forcer la main à ses parlementaires pour les convaincre, le 12 mai 1948, d'approuver ses plans de guerre. Sa motivation principale n'était pas tant de sauver les Palestiniens, quasiment absents de cette nouvelle phase du conflit puisqu'ils avaient largement fui, mais plutôt de neutraliser son rival, l'émir Abdallah de Jordanie, qui ne cachait pas ses ambitions territoriales sur l'ouest du Jourdain. Grâce à la Légion arabe et à ses officiers britanniques, ce dernier était d'ailleurs parfaitement en mesure de remplir ses objectifs, à savoir la conquête du territoire alloué par l'ONU aux Palestiniens, ce qui inquiétait l'Égypte au plus haut point.

Dès le 15 mai, les Jordaniens étaient entrés dans le pays, et bien qu'au départ l'émir n'eût pas l'intention d'envahir Jérusalem, il ne put rester sourd aux appels désespérés de ses habitants arabes et à la pression de son opinion publique. Le 17 mai, l'émir ordonna à la Légion arabe d'entrer dans Jérusalem. Les deux colonnes jordaniennes pénétrèrent dans la ville sainte par le nord et par le sud. Des combats terribles s'engagèrent contre l'armée israélienne, et les soldats jordaniens, accompagnés de soldats irakiens, de centaines de miliciens palestiniens et de volontaires des Frères musulmans égyptiens, menèrent une offensive implacable. Le quartier juif de la vieille ville fut contraint, le 28 mai, à l'issue de dix jours de combats sanglants, de capituler. La plupart de ses 800 habitants, parmi lesquels des femmes, des vieillards et des blessés, furent évacués dans la partie occidentale de la ville, à l'exception de 300 adultes mâles en âge de porter les armes, qui furent faits prisonniers et conduits en Jordanie.

Affamés, privés d'électricité et d'eau, et démoralisés par de lourdes pertes humaines — 300 civils tués et 1 000 autres blessés — beaucoup d'habitants juifs de Jérusalem, et ceux du quartier ultra-orthodoxe en particulier, commencèrent à céder à la panique et étaient presque à demander à ce que l'armée israélienne quitte Jérusalem pour pouvoir se rendre aux Jordaniens. La Légion arabe avait pris position sur le point culminant entre Jérusalem et Tel Aviv, à Latroun. Ben Gourion tenta de les déloger à trois reprises, mais les soldats israéliens, peu entraînés et dont beaucoup venaient à peine de débarquer de Chypre, échouèrent à reprendre cette position stratégique. Parmi les blessés figurait le jeune officier Ariel Sharon, futur Premier ministre controversé. Beaucoup dénoncèrent après la guerre le rôle cruel imposé aux recrues à peine arrivées en Israël, dont beaucoup étaient des rescapés de la Shoah. Afin de rétablir le lien entre Jérusalem et Tel Aviv, les soldats israéliens continuèrent à construire de nuit la "route de Birmanie", qui devint praticable dès le 11 juin.

Sur le front méridional, les soldats égyptiens entrèrent dans la guerre en bombardant Tel Aviv et en se divisant en deux colonnes. La première, composée de miliciens des Frères musulmans et de volontaires maghrébins, saoudiens et yéménites, partit en direction du Néguev et installa ses positions au sud de Jérusalem, faisant concurrence aux Jordaniens qu'elle ne portait d'ailleurs guère dans son cœur. La seconde colonne, aux effectifs bien plus importants, était formée d'unités régulières d'infanterie, d'artillerie et de blindés, et comptait dans ses rangs des officiers appelés à un bel avenir politique dans leur pays, comme le colonel Neguib ou le major Nasser. Traversant à toute vitesse Rafah et Gaza, elle prit la direction de Tel Aviv avec pour mission de détruire tous les kibboutzim sur son passage. Craignant de s'enliser dans des batailles incertaines contre des villages dont ils avaient sous-estimé la résistance, les Égyptiens renoncèrent finalement à les conquérir et reprirent leur marche vers le nord le long du littoral. Ils furent stoppés peu après, à une trentaine de kilomètres de Tel Aviv, à l'entrée du pont baptisé depuis Gesher Ad Halom ("Pont Jusqu'ici"). Empêchés de progresser vers Tel Aviv, les Égyptiens furent forcés de revoir leur plan et d'abandonner le littoral pour s'installer à des positions plus à l'est.

Sur le front nord, le corps expéditionnaire irakien occupa la centrale électrique de Naharayim. Il franchit ensuite le Jourdain et se déploya au nord de la Samarie pour permettre à la Légion arabe de renforcer ses troupes à Jérusalem. Éloignés d'une vingtaine de kilomètres à peine du littoral, les Irakiens avaient la possibilité de couper Israël en deux. De leur côté, les Syriens concentrèrent leurs forces dans la haute vallée du Jourdain avant de pénétrer, dès le 15 mai, dans le village arabe de Samakh à l'extrémité sud du lac de Tibériade. Les Israéliens parvinrent à obliger les Syriens à se retirer vers les hauteurs du Golan. Au même moment, en Haute-Galilée, les soldats libanais se joignirent aux volontaires de l'armée de Kawukudji, l'Armée de Libération arabe.

Le 11 juin, les Nations Unies imposèrent un premier cessez-le-feu. Israël l'accepta sans tergiverser : son armée, qui avait freiné tant bien que mal l'invasion, était épuisée par sept mois de combats incessants et avait besoin d'un répit après avoir essuyé de lourdes pertes. 1 600 soldats israéliens étaient morts contre 600 Égyptiens, 315 Jordaniens, 300 Syriens, 215 Irakiens, un Libanais et sans doute plusieurs centaines de volontaires de l'Armée de Libération arabe. Ce cessez-le-feu fut également accepté par les Arabes qui, en apparence, n'avaient pourtant aucune raison d'arrêter les combats.

En fait, la situation des armées arabes était moins confortable qu'il n'y paraissait : en l'absence de toute coordination véritable entre les différents corps expéditionnaires, elles manquaient toutes, à l'exception peut-être de l'armée jordanienne, d'un encadrement de haut niveau. Quant à la Légion arabe jordanienne, la plus aguerrie des armées, elle était également à bout de forces, surtout après avoir épuisé en un mois de guerre seulement la quasi-totalité de ses stocks de munitions, ce que les Israéliens ignoraient d'ailleurs à l'époque. La réalité était donc que l'armée de l'émir Abdallah aurait rapidement pu se trouver dans une situation très périlleuse si les combats s'étaient poursuivis quelques jours de plus.

Les armes se turent complètement à partir du 11 juin. L'ONU nomma un médiateur, le comte suédois Folke Bernadotte, chargé de trouver une issue politique au conflit. Néanmoins, les Arabes refusèrent catégoriquement de reconnaître Israël, et les Israéliens rejetèrent l'offre qui leur était faite de renoncer au Néguev et à Jérusalem en échange de la Galilée. Pour l'heure, les dirigeants israéliens avaient plusieurs urgences à gérer : sauver Jérusalem-Ouest de la famine et de la soif, trouver une alternative à la station de pompage tombée aux mains des Irakiens pour assurer le ravitaillement en eau de 100 000 habitants juifs. Une nouvelle conduite d'eau, qui longeait la route de Birmanie, fut construite sous la supervision de leur directeur, Levi Eshkol, futur Premier ministre, permettant ainsi d'assurer ce ravitaillement vital.

C'est au cours de cette première trêve qu'éclata l'affaire de l'Altalena. C'était le nom d'un cargo de 5 500 tonnes parti de Port-de-Bouc, en France, avec à son bord 850 migrants et une quantité considérable d'armes destinée aux combattants de l'organisation révisionniste. Le cargo avait d'ailleurs été nommé par l'Irgoun pour rendre hommage au pseudonyme littéraire de Vladimir Jabotinsky, théoricien du mouvement révisionniste. Cette initiative était en contradiction flagrante avec l'accord signé le 1er juin avec le chef de l'Irgoun, Menahem Begin, sur le désarmement et l'intégration de l'Irgoun et du Lehi dans Tsahal. Voyant dans cette affaire une atteinte flagrante à l'autorité du jeune État, Ben Gourion, qui avait un compte à régler avec les révisionnistes, ordonna la mise à l'abri des immigrants et confisqua l'armement embarqué sur le navire.

Le capitaine du cargo rejeta l'arrangement, poursuivit sa route et, à l'approche des côtes israéliennes, dirigea son bateau le 21 juin vers le lieu de livraison convenu. Quelques heures plus tard, il échoua sur un banc de sable au large de Tel Aviv, et l'ordre fut donné aux soldats israéliens de tirer. Le cargo prit feu et 16 membres de son équipage, tous militants de l'Irgoun, y trouvèrent la mort. Le capitaine du navire et d'autres responsables furent arrêtés et jetés en prison, mais Begin ne fut pas inquiété. Ben Gourion, que l'on surnommait déjà "le Vieux", n'était pas au bout de ses peines. Désireux depuis des mois de dissoudre le Palmach pour l'intégrer dans l'armée régulière, il refusa d'avaliser la décision de l'état-major de placer à la tête de nouvelles régions militaires des officiers de haut rang issus du Palmach, proches du Mapam, un parti situé à gauche de son propre parti, le Mapaï. Ce parti était né de la fusion du Hashomer Hatza'ir avec des dissidents du Mapaï et militait pour un activisme militaire, une coexistence pacifique judéo-arabe et un socialisme inspiré du modèle soviétique. La tension fut tellement vive que Ben Gourion exigea sur-le-champ le départ d'Israel Galili, coordinateur du Palmach. Il menaça même de démissionner de ses fonctions de Président du Conseil et de ministre de la Défense, avant de revenir finalement sur sa décision lorsqu'il apprit, le 8 juillet, que les Égyptiens s'apprêtaient à rompre de manière imminente le cessez-le-feu.

Du 9 au 18 juillet 1948, pendant "dix jours décisifs", les combats reprirent avec une intensité redoublée. L'armée israélienne passa à la contre-offensive sur tous les fronts, ayant réceptionné durant la trêve d'importantes quantités d'armes lourdes, malgré l'embargo international, en même temps que des milliers de volontaires venus d'Europe, d'Amérique et d'Afrique du Nord. Les quatre nouvelles "forteresses volantes" B-17 achetées aux États-Unis bombardèrent violemment les abords immédiats du palais du roi Farouk au Caire. D'autres appareils israéliens, des Dakota, mitraillèrent Damas, Kuneitra et diverses positions syriennes. Les combats au sol furent particulièrement meurtriers. Le 12 juillet, les Égyptiens décidèrent d'attaquer le kibboutz Negba. Mal préparé, l'assaut dirigé par le colonel Neguib tourna à la catastrophe et les combats s'enlisèrent : d'un côté, les Israéliens étaient incapables d'enfoncer les fortifications égyptiennes, et de l'autre, les Égyptiens butaient toujours sur les défenses du littoral. L'armée israélienne fut beaucoup plus efficace sur le front nord, où elle remporta de violents combats contre l'Armée de Libération arabe.

Sur le front jordanien, l'armée israélienne lança dans la nuit du 9 au 10 juillet l'opération Danny, dirigée par Yigal Allon. L'objectif était de conquérir et de sécuriser le corridor conduisant de Jérusalem aux villes alentour. Les soldats jordaniens tenaient Ramleh et Lydda, qui comptaient chacune entre 50 000 et 70 000 personnes, dont un nombre non négligeable de réfugiés palestiniens. Les deux villes tombèrent et la Légion fut chassée. Alors que les combats semblaient terminés, des blindés jordaniens surgirent soudain au centre de Lydda. Croyant que ceux-ci étaient venus les délivrer, les habitants se mirent à tirer des toits et des fenêtres de leurs maisons sur des soldats israéliens qui répliquèrent dans toutes les directions, tuant près de 250 Palestiniens et en blessant des dizaines d'autres.

Yigal Allon et Itzhak Rabin ordonnèrent l'expulsion immédiate de l'ensemble de la population des deux villes. Entassés dans des camions ou forcés de marcher, des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants, éreintés, crevant de soif et de faim, et contraints par la fatigue d'abandonner leurs morts et leurs bagages sur la route, furent recueillis à quelques kilomètres de leur point de départ par les soldats de la Légion arabe qui les acheminèrent vers Ramallah. En Jordanie, l'afflux massif des réfugiés et l'immense désillusion de la population face à l'éloignement de la victoire donnèrent lieu à de violentes manifestations contre le pouvoir hachémite et son armée à travers le royaume. Accusé par la foule d'accepter le jeu des Juifs et celui des Anglais en laissant tomber les deux villes, Glubb Pacha, commandant britannique de la Légion arabe, fut violemment pris à parti par la commission politique de la Ligue arabe. Soutenu du bout des lèvres seulement par l'émir Abdallah, guère mécontent de voir son général britannique attirer sur lui les foudres de ses rivaux arabes, il renonça finalement à démissionner, soutenu par les Anglais.

Du côté du gouvernement israélien, soumis au feu des critiques du Conseil de sécurité qui réclamait un cessez-le-feu immédiat, Ben Gourion ordonna à l'armée de renoncer à son offensive sur Ramallah. Cela lui permit de construire, parallèlement à la route de Birmanie, une nouvelle voie carrossable entre Jérusalem et Tel Aviv, baptisée "la route de l'héroïsme".

Une seconde trêve fut instaurée à partir du 19 juillet 1948. Elle dura trois mois, jusqu'au 15 octobre, au cours desquels les Arabes, conscients de leur incapacité à vaincre Israël militairement, se montrèrent peu enclins à reprendre les combats malgré les déclarations belliqueuses de leurs dirigeants et les fanfaronnades de leurs journaux. Les Israéliens pensaient qu'ils ne parviendraient pas à leurs fins autrement que par la diplomatie.

La question du retour dans leurs foyers des réfugiés palestiniens, alors estimés à environ 400 000 personnes, commença à figurer dans les discussions engagées par le comte Bernadotte avec les responsables de la région. Israël s'opposa fermement à leur retour avant la conclusion d'un accord de paix et refusa avec la même détermination d'abandonner le Néguev en échange de la Galilée. Bernadotte avait accepté comme un fait accompli la disparition de l'État palestinien préconisé par l'ONU et l'accaparement de son territoire par la Jordanie. Il voulait par ailleurs retirer à l'État hébreu Jérusalem-Ouest et suggérait de déclarer zones franches le port de Haïfa et l'aéroport international de Lydda.

Le 12 septembre, le gouvernement israélien réagit vivement à ces propositions en retirant son soutien à l'internationalisation de Jérusalem et, joignant le geste à la parole, installa deux jours plus tard la Cour suprême dans la ville. Bernadotte se rendit le 16 septembre en Israël pour y présenter son plan de paix, mais il fut assassiné le lendemain à Jérusalem par un commando du groupe Stern. Ben Gourion, furieux, en profita pour dissoudre sur-le-champ le Lehi et l'Irgoun. Délaissant ses activités clandestines, le mouvement de Menahem Begin se transforma peu après en un parti politique, le Herout, ancêtre du Likoud actuel.

De leur côté, l'émir Abdallah et son rival, le mufti de Jérusalem, se disputaient au grand jour le sort de la Palestine arabe. Le mufti constitua le 22 septembre, dans Gaza occupée par l'armée égyptienne, un "gouvernement de toute la Palestine" dont il confia la direction à un banquier palestinien né au Liban, Ahmed Hilmi Abdelbaqi. Il forma un Conseil national palestinien de 80 membres dont il se réserva la présidence et proclama l'indépendance de la Palestine dans ses frontières du mandat britannique, avec Jérusalem pour capitale. L'initiative avait le soutien du secrétaire général de la Ligue arabe et celui, plus hésitant, du roi Farouk d'Égypte, qui força finalement le mufti à rentrer au Caire où il fut placé en résidence surveillée, cinq jours seulement après la création de son gouvernement.

Le souverain égyptien avait d'autres préoccupations : toujours déterminé à contrer les ambitions hégémoniques de l'émir jordanien, il venait d'envoyer son conseiller Kamal Riad à Paris pour rencontrer le meilleur spécialiste des affaires arabes du ministère israélien des Affaires étrangères, Elias Sasson, et lui suggérer une transaction audacieuse : la reconnaissance de facto de l'État hébreu par l'Égypte et une paix séparée avec lui, en échange du maintien de la bande de Gaza et du Néguev sous contrôle égyptien. Le ministre des Affaires étrangères Moshe Sharett était intrigué par cette ouverture et voulut poursuivre les discussions, mais David Ben Gourion y coupa court.

La mise en place d'un gouvernement palestinien à Gaza n'était pas non plus du goût des États-Unis ou de la Grande-Bretagne, qui y voyaient une manœuvre destinée à enterrer le plan Bernadotte dont ils étaient les principaux parrains. Quant à l'émir Abdallah, il contestait ouvertement toute légitimité au mufti et commença par fermer à ses représentants l'ensemble des villes palestiniennes conquises par son armée, avant de convoquer, le 1er décembre, à Jéricho, un congrès palestinien qui vota le rattachement pur et simple de la Palestine à la Jordanie. Cette décision fut condamnée par la plupart des États de la Ligue arabe et rejetée par le gouvernement en exil de Gaza, dont plus personne n'allait entendre parler dans les mois à venir. Les dissensions entre les Arabes s'aggravèrent et firent le jeu d'Israël.

En réalité, Ben Gourion aurait préféré reprendre les hostilités non pas contre l'Égypte, mais contre la Jordanie. Bien que l'émir Abdallah ne fût pas opposé à l'établissement de relations pacifiques avec les Juifs, cela ne l'avait pas empêché de déclarer la guerre à Israël. La Jordanie risquait de représenter une menace permanente pour Israël et ses deux villes principales, Jérusalem et Tel Aviv. Dans ces conditions, Ben Gourion préférait attaquer la Jordanie plutôt que l'Égypte et refouler la Légion arabe au-delà de la rive orientale du Jourdain. Il souhaitait surtout, dans son for intérieur, conquérir la Cisjordanie et la rattacher à l'État hébreu, avec les cités bibliques de Hébron, Naplouse, Bethléem et surtout Jérusalem-Est et le mur des Lamentations.

Néanmoins, le problème était que cette zone n'avait pas été attribuée à l'État juif par la résolution du 29 novembre 1947. De ce fait, Ben Gourion ne cachait pas à ses ministres que la conquête du Néguev avait plus de chances d'être acceptée d'un point de vue international. L'état-major décida donc de reprendre les hostilités contre l'Égypte uniquement. Dans ces conditions, le cabinet autorisa le 6 octobre l'armée israélienne à lancer l'opération Yoav, destinée à refouler le corps expéditionnaire égyptien vers le Sinaï. Yigal Allon avait désormais la charge de tout le front sud, et un bombardement aérien de l'aéroport militaire d'El Arish ainsi que des centres de commandement égyptien à Gaza fut planifié. Les soldats israéliens concentrèrent leurs assauts contre les positions et les lignes de défense égyptiennes. 4 000 soldats égyptiens, parmi lesquels le colonel Neguib et le major Nasser, restèrent encerclés pendant de longs mois, attendant en vain que les Jordaniens et les Irakiens viennent à leur secours.

Craignant d'être stoppé prématurément par un ordre de cessez-le-feu du Conseil de sécurité, Yigal Allon prit l'initiative de prendre Beersheba, la capitale du Néguev, le 21 octobre. Il était prêt à marcher jusqu'à Hébron, mais Ben Gourion l'en empêcha, car il ne voulait plus, dans ce nouveau contexte militaire, embarrasser l'émir Abdallah. Le 22 octobre, le vaisseau amiral de la flotte égyptienne, la frégate Emir Farouk, fut coulé au large de Gaza par trois vedettes rapides israéliennes bourrées d'explosifs et pilotées chacune par un marin volontaire qui devait se jeter à l'eau quelques secondes seulement avant de percuter le navire. De nombreux villages palestiniens sous protection égyptienne tombèrent aux mains d'Israël.

Les gains territoriaux israéliens furent plus essentiels encore dans le nord du pays après l'opération Hiram, qui avait pour objectif le contrôle de toute la Galilée. C'est à ce moment-là que l'Armée de Libération arabe fut définitivement vaincue. L'armée israélienne pénétra même à l'intérieur du Liban, où elle occupa plusieurs villages musulmans. Cette avancée fut ternie par des expulsions et des massacres de civils, dont les auteurs furent jugés et condamnés, sans toutefois être jetés en prison.

Sur le front jordanien, la perspective d'un arrêt complet des combats prenait un tour de plus en plus concret. Après de nombreuses réunions secrètes organisées grâce aux bons soins des Nations Unies, les gouverneurs militaires de Jordanie et d'Israël dans la ville sainte, Abdallah al-Tall et Moshe Dayan, signèrent le 28 novembre 1948 un accord de cessez-le-feu "sincère et absolu" à l'intérieur de Jérusalem. Les deux officiers, qui avaient appris à s'apprécier, préparèrent en fait la partition de Jérusalem et s'accordèrent sur la démilitarisation du mont Scopus et sur les modalités d'approvisionnement des soldats israéliens qui y étaient stationnés. Moshe Dayan, qui portait toujours un bandeau noir sur l'œil (blessé lors d'une reconnaissance en Syrie en 1941 aux côtés des forces britanniques), avait alors 33 ans. Propulsé grâce à son audace dans les sphères dirigeantes du Mapaï et sans égard pour ses supérieurs hiérarchiques qu'il court-circuitait fréquemment en s'adressant directement au président du Conseil, il était d'autant plus apprécié par Ben Gourion que, contrairement à ses deux célèbres compagnons d'armes, Yitzhak Rabin et Yigal Allon, il était très éloigné du Mapam et de toute idéologie socialiste radicale.

Le 11 décembre 1948, l'Assemblée générale des Nations unies adopta un nouveau texte confirmant sa résolution du 29 novembre 1947 sur le partage de la Palestine. Du plan Bernadotte, elle réaffirma en outre l'internationalisation de Jérusalem et le droit des réfugiés palestiniens à retourner dans leurs foyers, ainsi que la constitution d'une Commission de conciliation de la Palestine chargée de promouvoir des négociations de paix entre les belligérants. Israël lança, le 22 décembre 1948, sous le commandement de Yigal Allon, l'opération Horev contre l'Égypte. Le 28 décembre, les Israéliens réussirent à pousser leur avantage jusqu'à franchir la frontière internationale, et ils n'étaient plus qu'à une vingtaine de kilomètres d'El Arish. Quand le chef d'état-major en exercice apprit qu'Allon avait franchi la frontière internationale, Ben Gourion ordonna, le 31 décembre, que l'armée se retire du territoire égyptien. Allon réussit tout de même à convaincre Ben Gourion de lancer une dernière attaque contre El Arish, alors que l'Égypte demandait une réunion d'urgence du Conseil de sécurité.

Inquiète pour ses intérêts sur le canal de Suez et pour l'avenir de la monarchie égyptienne, Londres demanda au président Truman d'exiger d'Israël qu'il se retire de la péninsule du Sinaï. Les Anglais menacèrent également d'intervenir militairement aux côtés des Égyptiens et envoyèrent aussitôt leurs avions effectuer des missions de reconnaissance au-dessus des lignes israéliennes. Le 7 janvier 1949, cinq avions de la Royal Air Force furent abattus par les Israéliens, provoquant une grave crise diplomatique. Allon avait déjà retiré ses forces du Sinaï, mais il engagea des combats dans les parages de Rafah, qu'il voulait séparer de Gaza. Le gouvernement égyptien accepta finalement, le 5 janvier 1949, de signer un accord de cessez-le-feu sous les auspices de l'ONU, car il savait que c'était bientôt la débâcle. Les troupes égyptiennes n'ont jamais pu être délogées de la bande de Gaza, ni de la poche de Faluja, qui ne fut libérée que le lendemain de l'armistice.

Obsédé par l'avenir du Néguev, Ben Gourion envoya deux bataillons en direction de la mer Rouge, qui occupèrent dès le 10 mars un poste de police abandonné, rebaptisé Eilat, à quelques centaines de mètres seulement d'Aqaba, ce qui laissa indifférent l'émir Abdallah qui ne voulait surtout pas que les Égyptiens s'emparent de la région. Isolée au sein de la Ligue arabe et ayant usé jusqu'à la corde son armée, la Jordanie ne réagit pas non plus quand une bonne partie de la rive occidentale de la mer Morte fut occupée par Israël. La Jordanie souhaitait annexer la bande de Gaza, et les pourparlers entre Israël et l'Égypte débutèrent à la mi-janvier à l'hôtel des Roses, à Rhodes, sous l'égide du nouveau médiateur de l'ONU, le brillant diplomate américain Ralph Bunche, dont les succès lui vaudraient par la suite le prix Nobel de la paix. Israël réclama que l'Égypte renonce à la bande de Gaza, et les Égyptiens exigèrent qu'Israël leur donne Beersheba. Un accord fut finalement trouvé le 24 février, et les deux pays acceptèrent d'évacuer leurs soldats de part et d'autre de la frontière internationale entre l'Égypte et la Palestine. Israël accepta la présence égyptienne dans la bande de Gaza, et l'Égypte accepta la démilitarisation de la zone d'El Auja.

Les négociations avec la Jordanie s'engagèrent également sur l'île de Rhodes, et il ne leur fallut que quatre semaines pour signer, le 3 avril, un accord d'armistice. Les Juifs auraient le libre accès au mur des Lamentations, pierre angulaire de l'accord de cessez-le-feu. Le 23 mars, un accord fut signé avec le Liban, aux termes duquel Israël restitua à la République une quinzaine de villages occupés pendant la guerre. Le seul pays arabe qui avait un atout territorial face à Israël, la Syrie, rejeta le précédent libanais tout en acceptant d'ouvrir des négociations à partir du 5 avril avec l'État hébreu. Un coup d'État avait par ailleurs eu lieu pendant les négociations, coup d'État qui aurait été suscité par l'Angleterre ou la CIA et qui amena, le 30 mars, au pouvoir le chef d'état-major Husni al-Za'im.

Ce dernier se disait prêt à signer une paix avec Israël, à partager avec lui les eaux du Jourdain et même à installer de façon permanente sur son territoire 200 000 réfugiés palestiniens, en plus des cent mille déjà présents en Syrie. Ces propositions embarrassèrent au plus haut point les représentants israéliens, mais furent rejetées en bloc par Ben Gourion, malgré l'intervention personnelle du président Truman qui exigea de l'État hébreu qu'il offre des "compensations convenables" aux Arabes. Les discussions entre les Israéliens et les Syriens furent suspendues jusqu'au mois de mai, après l'admission d'Israël à l'ONU, et Ralph Bunche réussit à obtenir que les deux parties évacuent une zone démilitarisée. L'accord d'armistice fut signé le 20 juillet 1949 par les deux parties, un mois après un nouveau coup d'État sanglant à Damas qui emporta le régime de Husni al-Za'im. Quant à l'Irak, elle finit par retirer également ses troupes, mais aucune négociation ne fut jamais ouverte avec Israël, et aucun accord d'armistice ne fut signé entre les deux pays à la fin de la guerre.

Appelée "guerre d'indépendance" par les Israéliens et "Nakba" (catastrophe) par les Palestiniens, la guerre de 1948 permit à l'État hébreu et à son armée, malgré son inexpérience, de s'approprier un tiers de plus du territoire qui lui avait été alloué initialement par les Nations Unies. Ne se sentant plus lié par la résolution du 29 novembre 1947 après l'invasion arabe du 15 mai 1948, Israël avait considérablement agrandi son territoire. Seule la crainte d'une intervention de la Grande-Bretagne, alliée des Jordaniens et des Égyptiens, et la pression des États-Unis avaient dissuadé Ben Gourion de lancer l'armée à la conquête de la Cisjordanie et de Gaza et de réaliser une fois pour toutes le rêve sioniste du "Grand Israël". Beaucoup lui reprochèrent cette "occasion perdue", notamment son rival Begin et même Yigal Allon, l'un de ses plus brillants officiers. Beaucoup, au sein du Mapam, pensaient qu'Israël devait s'emparer de la Cisjordanie et créer un État palestinien dirigé par des "éléments progressistes" arabes susceptibles de faire la paix avec l'État hébreu. Ben Gourion répondait qu'il valait mieux un État juif et démocratique amputé d'une partie de la Palestine historique plutôt qu'une Palestine entière peuplée à égalité d'Arabes et de Juifs, et dans laquelle il serait impossible d'instaurer un régime démocratique véritable.

Cette guerre fut extrêmement meurtrière : près de 6 000 morts du côté israélien et 12 000 à 15 000 morts du côté palestinien. Entre 600 000 et 700 000 personnes, soit l'équivalent de toute la population israélienne à l'époque, étaient parties volontairement ou avaient été expulsées de force par les vainqueurs, se dispersant en Jordanie, dans la bande de Gaza, en Égypte, au Liban, en Syrie et dans les émirats du Golfe Persique. Une petite minorité de 150 000 Palestiniens, amputée de ses élites et coupée des concentrations arabes de Cisjordanie et de Gaza, continua à vivre à l'intérieur des frontières du nouvel État hébreu.

Israël refusa catégoriquement de laisser les réfugiés revenir chez eux. Sous la pression américaine, il finit par accepter le retour de 100 000 Palestiniens seulement, lors de la conférence de Lausanne en 1949, mais à la double condition que les États arabes signent une paix définitive avec l'État hébreu et qu'ils intègrent chez eux les réfugiés restants. La proposition suscita un débat houleux au sein du gouvernement israélien, mais ne fut jamais appliquée, à la satisfaction générale des Israéliens, guère enthousiasmés par la perspective d'abriter une minorité potentiellement hostile de plusieurs centaines de milliers de personnes, dont la seule présence aurait pu modifier le caractère juif de l'État. En 1950, tous les biens vacants abandonnés par les Palestiniens furent confiés par décret à un curateur habilité à décider de leur sort, prélude à leur appropriation définitive par l'État.

L'Assemblée générale des Nations unies décréta, le 9 décembre 1949, l'internationalisation de Jérusalem et son partage entre deux zones, une juive et l'autre arabe, sous l'administration d'un haut-commissaire nommé par l'ONU. Ben Gourion rejeta vigoureusement cette résolution et proclama aussitôt Jérusalem comme partie intégrante et capitale d'Israël, ordonnant de transférer immédiatement le Parlement dans la ville. Moshe Sharett, qui était à New York à l'époque, considéra que tout cela était "un défi dangereux et une provocation" à l'adresse des États-Unis. Il craignait notamment que l'ONU n'imposât des sanctions économiques et militaires à Israël, ou que les Arabes, soutenus par les Soviétiques et le Vatican, n'obtinssent de nouvelles concessions territoriales de l'État hébreu. Ben Gourion fit adopter sa décision par le gouvernement malgré ces craintes et la menace de démission de son ministre des Affaires étrangères. Sharett ne mit cependant pas à exécution sa menace et garda ses fonctions à la demande de Ben Gourion, soucieux de maintenir l'unité face aux défis qui attendaient encore le jeune État.

La guerre d'indépendance d'Israël et la Nakba palestinienne ont ainsi redessiné complètement la carte du Proche-Orient, laissant des traces profondes dont les conséquences se font encore sentir aujourd'hui. Israël avait réussi à assurer sa survie et à étendre son territoire face à des adversaires nombreux qui avaient sous-estimé sa détermination et ses capacités militaires. Mais ce succès s'était accompagné d'un prix humain considérable et d'un exode massif de la population palestinienne, créant un problème de réfugiés qui, non résolu, allait empoisonner les relations israélo-arabes pour les décennies à venir et nourrir des cycles récurrents de violence. Les lignes d'armistice de 1949, qui n'étaient pas des frontières reconnues internationalement, allaient devenir les contours de fait de l'État d'Israël jusqu'à la guerre des Six Jours en 1967, et sont encore aujourd'hui connues sous le nom de "Ligne verte", référence incontournable dans toute discussion sur un règlement définitif du conflit israélo-palestinien.


Construire un état juif et démocratique.

La construction d'un État juif et démocratique : les fondements politiques d'Israël

Le 25 janvier 1949, Israël élisait son premier parlement, la Knesset. Cette assemblée législative tint sa séance inaugurale à Jérusalem le 17 février de la même année, scellant symboliquement la transition entre l'état provisoire né de la déclaration d'indépendance et l'institutionnalisation définitive du nouvel État. Le chef de l'État, Chaim Weizmann, prêta serment le jour même, et le 10 mars, David Ben Gourion présenta devant le Parlement son premier gouvernement de coalition, son parti, le Mapaï, n'ayant pas réussi à obtenir plus d'un tiers des voix, soit 46 sièges seulement sur les 120 que comptait l'assemblée. Cette configuration politique originelle allait préfigurer toute l'histoire politique ultérieure d'Israël, celle d'un État perpétuellement gouverné par des coalitions, souvent instables, et tributaires d'alliances parfois contre-nature imposées par la nécessité d'atteindre une majorité parlementaire.

Quatre grands blocs composaient cette première assemblée : un bloc sioniste-socialiste dominé par le Mapaï et le Mapam représentant 65 sièges, un bloc religieux de 16 sièges, un bloc de droite nationaliste de 14 sièges avec le Herout, ainsi qu'un bloc libéral de 12 sièges. Les sièges restants appartenaient au parti communiste, le Maki, qui avait quatre sièges, et à une formation arabe proche du Mapaï détenant deux sièges. Cette mosaïque parlementaire reflétait fidèlement la diversité idéologique qui caractérisait la société israélienne naissante, traversée par des clivages multiples opposant socialistes et capitalistes, laïcs et religieux, partisans d'un État strictement juif et défenseurs d'une citoyenneté plus inclusive.

La campagne électorale avait été particulièrement rude. Le Mapam pro-soviétique se prévalait des lauriers du Palmach, dénonçait l'autocratisme et le défaitisme de David Ben Gourion et accusait le Mapaï de trahir le mouvement ouvrier en l'orientant vers l'Occident capitaliste. Menahem Begin, leader charismatique du Herout, stigmatisait quant à lui l'Angleterre et menaçait de traduire Ben Gourion en justice pour avoir renoncé à une partie de la "terre des ancêtres". Ces joutes enflammées illustraient la passion politique qui animait alors le jeune État, où les questions territoriales, diplomatiques et idéologiques se mêlaient inextricablement aux souvenirs encore brûlants d'une guerre d'indépendance à peine achevée et aux traumatismes récents de la Shoah.

Ben Gourion était disposé, après sa relative victoire, à faire entrer dans sa coalition tous les partis à l'exception du Herout et du Maki, formations qu'il jugeait incompatibles avec sa vision d'un État juif moderne, socialiste et occidentalisé. Finalement, il renonça à gouverner avec le Mapam, auquel il préféra les religieux du Mizrahi qui prendrait plus tard le nom de Mafdal, le parti national religieux. Cette décision cruciale annonçait la fin de l'époque "haloutzique" des pionniers et l'avènement d'une nouvelle ère centrée autour de la réalisation des objectifs sociaux du sionisme, notamment le rassemblement des exilés et l'édification d'une société tirant ses valeurs autant des Lumières européennes que de la tradition juive et d'une lecture parfois très sélective de la Bible. Ce choix stratégique allait façonner durablement le visage d'Israël, en institutionnalisant notamment une alliance pragmatique entre le camp travailliste et les partis religieux qui, malgré des divergences idéologiques profondes, s'avéreraient des partenaires politiques durables.

La première question qu'il fallait trancher était celle des rapports entre la religion et l'État. Comme la plupart de ses prédécesseurs à la tête du mouvement sioniste, Ben Gourion n'aurait jamais envisagé de séparer totalement la religion de l'État. Néanmoins, il ne voulut jamais proclamer le judaïsme religion d'État. Sa vision première était celle d'un État laïque, mais les tensions autour de Jérusalem, qui devenait la capitale de l'État, avaient quelque peu nuancé ce propos. Dans sa déclaration d'indépendance du 14 mai 1948, Ben Gourion avait mis en relief le caractère juif de l'État tout en proclamant le respect de la liberté de conscience, de culte, d'éducation et de culture, ainsi qu'une complète égalité entre ses citoyens sans distinction de sexe ni de religion. Cette ambivalence fondatrice entre l'affirmation du caractère juif de l'État et les garanties démocratiques offertes à tous ses citoyens allait constituer le nœud gordien de la construction politique israélienne, source de tensions récurrentes et de compromis souvent précaires.

Ben Gourion voulait un régime démocratique au service d'un État juif assimilé à la nation. Il confia à Tsahal, l'armée de défense d'Israël, la mission d'inculquer aux jeunes générations le culte de l'État. Cet étatisme parfois autoritaire devait faire peu de cas de la volonté des différentes communautés religieuses ou ethniques - musulmans, chrétiens, druzes, juifs orthodoxes - de préserver leur autonomie et leurs spécificités sociales et culturelles. Ben Gourion réussit même, en 1953, à faire disparaître l'enseignement ouvrier, jugé trop soviétique à son goût, de son propre mouvement travailliste et à créer à sa place un enseignement national laïque et général, tout en laissant intact le système scolaire religieux qui continua à fonctionner séparément et à développer, avec l'aide de l'État, ses propres écoles et ses propres programmes.

Cette concession majeure au secteur religieux n'était pas isolée. Dès 1947, Ben Gourion avait cherché à se rapprocher des milieux religieux et même des ultra-orthodoxes, connus pour leur hostilité à l'idée même d'un État juif. Pour leur faire plaisir, il proclama le Shabbat jour de repos hebdomadaire obligatoire et les fêtes religieuses juives comme des jours fériés durant lesquels les transports publics seraient interdits. Surtout, il exempta du service militaire les étudiants des écoles talmudiques, décision lourde de conséquences qui allait créer une source durable de tensions au sein de la société israélienne. Dans les institutions publiques, il imposa les règles alimentaires rituelles de la cacheroute. Dans les agglomérations juives, il interdit l'élevage du porc. Et il abandonna une part entière du système judiciaire aux tribunaux religieux, dont les juges étaient rétribués par l'État au même titre que les magistrats civils. Les tribunaux religieux avaient compétence sur tout ce qui concerne les mariages et les divorces, régis exclusivement par la loi religieuse, qu'elle soit juive ou musulmane. Ces compromis, dictés par la Realpolitik et la nécessité de former une coalition stable, instauraient de facto un système hybride où certains pans de la vie sociale échappaient totalement au droit civil, créant une tension permanente entre le principe d'égalité démocratique et la préservation des particularismes religieux.

Le 5 juillet 1950 fut promulguée la très célèbre Loi du Retour, qui disposait que tout Juif a le droit d'immigrer en Israël et d'y obtenir à son arrivée la nationalité de l'État. Cette législation fondatrice, qui concrétisait l'une des aspirations centrales du projet sioniste, posait néanmoins la question épineuse de la définition même du terme "Juif". La Knesset évita prudemment ces questions pour ne pas s'attirer les foudres des partis religieux qui pensaient que seuls les immigrants répondant aux critères traditionnels de la halakha, c'est-à-dire que n'est considéré comme juif que celui dont la mère est juive, pouvaient bénéficier de la Loi du Retour.

En 1958, le cas polémique d'Oswald Rufeisen, un Juif converti au catholicisme né en Pologne de père et de mère juifs, déchaîna les passions. Il demanda à obtenir la nationalité israélienne en tant que juif de nationalité et non de religion. Il était devenu par ailleurs moine carmélite sous le nom de frère Daniel. Il avait sauvé beaucoup de Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale, mais les services de l'État durent rejeter sa demande en alléguant sa conversion et lui suggérer en échange d'acquérir la nationalité israélienne en tant que résident par voie de naturalisation. Ce cas révélateur suscita un vaste débat intellectuel : une cinquantaine d'intellectuels juifs de la diaspora et d'Israël se prononcèrent à une très large majorité en faveur de la définition orthodoxe selon laquelle ne pouvaient être considérées comme juives que les personnes nées de mère juive ou converties au judaïsme et qui n'appartenaient pas à une autre religion. La décision de la Cour suprême en 1962 débouta le frère Daniel, car la cour fit valoir qu'en se convertissant, ce dernier s'était exclu lui-même du peuple juif et, par conséquent, n'était plus juif au sens national du terme voulu par la Loi du Retour. Cette jurisprudence essentielle confirmait la double nature, religieuse et nationale, de l'identité juive dans le contexte israélien, et l'impossibilité de les dissocier totalement dans le cadre juridique de l'État.

En 1968, ce fut le cas de l'affaire Shalit, un officier de marine juif marié à l'étranger à une non-juive et qui désirait, au retour de la famille en Israël, que ses enfants soient enregistrés comme juifs. La Cour suprême lui donna raison, considérant que la loi régissant l'enregistrement des habitants étant une loi civile, le qualificatif "juif" ne devait pas être interprété dans un sens religieux exclusivement, et que l'administration n'avait d'autre alternative que de s'en tenir aux seules déclarations faites de bonne foi par les intéressés. Cette décision progressiste, qui privilégiait une conception civique plutôt que religieuse de l'identité juive, provoqua l'indignation des partis religieux et nécessita une clarification législative.

Une nouvelle loi fut donc adoptée le 10 mars 1970. Elle fit bénéficier de la citoyenneté israélienne les épouses non-juives et les enfants nés de mariages mixtes. Elle reconnut également les conversions au judaïsme faites à l'étranger par des instances non orthodoxes, cela au grand mécontentement des partis religieux qui allaient s'efforcer en vain au cours des années suivantes d'amender cette loi. Cette législation permit l'entrée en Israël et l'octroi de la nationalité à des centaines de milliers de Juifs soviétiques, dont certains ne correspondaient pas strictement à la définition religieuse traditionnelle du judaïsme mais se considéraient comme Juifs par leur culture et leur histoire familiale.

Forcément, la question de l'éducation fut tendue dans ce contexte de négociations permanentes entre vision laïque et religieuse de l'État. Ben Gourion avait oublié de nommer un ministre de l'Éducation dans son premier gouvernement, car il avait voulu épargner au jeune État un sujet de discorde supplémentaire entre les différents courants idéologiques et culturels. Il finit par porter son choix sur un dirigeant travailliste de second rang, Zalman Shazar, qui promulguerait la première loi organique sur l'éducation nationale, rendant obligatoire et gratuite l'instruction maternelle et primaire pour tous les enfants juifs, arabes et druzes âgés de 5 à 14 ans. Son successeur, Ben-Zion Dinour, divisa l'enseignement public en trois secteurs distincts : laïque, national religieux et ultra-orthodoxe. Il tenta d'unifier d'une certaine manière les trois enseignements en imposant des cérémonies religieuses communes, mais il laissa surtout une marque indélébile dans la vie du pays grâce à sa campagne excellente d'alphabétisation des nouveaux immigrants, à laquelle prirent part, aux côtés du corps enseignant, l'armée, les municipalités, les mouvements de jeunesse, les syndicats et l'ensemble des médias. Cette fragmentation du système éducatif en trois filières distinctes institutionnalisait la coexistence de visions parfois antagonistes de l'identité nationale israélienne et du rôle de la religion dans l'espace public, sans véritablement résoudre les contradictions fondamentales.

Le rapport tendu entre religion et politique allait devenir un sujet crucial dans la vie publique israélienne. Les députés et les ministres laïques ne cessaient d'accuser les religieux de "coercition religieuse", et ces derniers passaient leur temps à fustiger leurs collègues laïques pour leur non-respect du "statu quo" en matière religieuse. Cette tension permanente, loin d'être une simple querelle théologique, touchait aux questions les plus concrètes de la vie quotidienne : ouverture des commerces le jour du Shabbat, régulation des transports publics, normes alimentaires dans les institutions publiques, réglementation des lieux de divertissement, définition de la famille et du mariage.

En raison du mode de scrutin proportionnel adopté en 1949 et du morcellement de la représentation nationale, le Mapaï ne pourrait jamais former un gouvernement sans le soutien, très commun il faut bien le dire, des partis religieux qui le laissaient faire sur le plan politique et militaire et n'intervenaient que dans un seul domaine : la question religieuse. Cet électorat de 16%, qui ne varia guère au fil des décennies, constituait un moyen de pression et de chantage extraordinaire, permettant aux partis religieux d'imposer leurs vues sur les questions touchant au caractère juif de l'État en échange de leur soutien sur les autres enjeux. Néanmoins, la Cour suprême allait régulièrement calmer les ardeurs des religieux, comme en 1968, lorsque fut mise en service la télévision publique israélienne. Les partis religieux voulurent interdire les émissions le jour du Shabbat, mais la Cour suprême invalida la décision du gouvernement, et dès lors, comme la télévision, de nombreux lieux de loisirs restèrent ouverts le samedi et les jours fériés dans la plupart des grandes villes du pays, y compris à Jérusalem. Cette jurisprudence libérale, inspirée par les principes démocratiques occidentaux, contribuait à maintenir un certain équilibre dans la tension structurelle entre religion et État.

Ben Gourion avait annoncé dans la déclaration d'indépendance qu'il fallait une constitution à l'État israélien. Néanmoins, contrairement à cette promesse initiale, il n'adopta jamais de constitution écrite, à l'exemple d'ailleurs de la plupart des démocraties occidentales auxquelles il voulait ressembler. Une assemblée constituante devait être élue, mais ses travaux furent interrompus par la guerre. Les prérogatives de la Constitution furent dévolues à la première Knesset sortie des urnes le 25 janvier 1949. Il fut rapidement clair que Ben Gourion, comme la plupart des députés du Mapaï ou des députés religieux, ne voulait pas d'une constitution écrite. Les arguments avancés étaient nombreux, notamment le modèle anglais qui n'avait pas de constitution mais était bien plus démocratique que l'Union soviétique qui en avait une. Comme Israël attendait des centaines de milliers de nouveaux citoyens, il fallait également, disait-on, faire preuve de patience pour créer peut-être plus tard une constitution qui reflèterait la diversité de la population israélienne.

En réalité, les motifs de ce refus étaient plus profonds et révélateurs des tensions fondamentales traversant le jeune État. Ben Gourion craignait qu'un texte constitutionnel, à l'aune duquel serait examinée la constitutionnalité de toutes les lois passées ou à venir, ne limite excessivement sa marge de manœuvre politique. Il ne voulait pas donner à la Cour suprême le dernier mot et préférait la suprématie du Parlement, car il savait que la Cour suprême pourrait censurer une partie des textes religieux qu'il avait acceptés comme compromis politique. Néanmoins, l'absence de constitution permettait également d'écarter le problème arabe et de ne pas donner aux citoyens arabes les mêmes droits civils et politiques qu'aux citoyens juifs israéliens. Ben Gourion était conscient de cela et le regrettait même, mais il ne fit pour autant rien pour y remédier. Le Premier ministre et son parti se trouvaient du même côté que les religieux, pour lesquels il ne saurait y avoir d'autre charte fondamentale que la Torah. Il pensait que le nouveau pays ne pouvait se permettre le luxe de se déchirer sur les questions religieuses et identitaires alors qu'il devait faire face à des défis existentiels sur le plan sécuritaire et économique.

La Knesset fut donc obligée, en conséquence, de rédiger des lois fondamentales séparées sur différents sujets qui, à une date indéterminée, seraient réunies pour former une éventuelle Constitution. Ces lois fondamentales définissaient notamment le régime électoral : les élections législatives seraient générales, nationales, directes, secrètes et proportionnelles. L'assemblée serait élue pour quatre ans et tout Israélien possèderait le droit de vote à l'âge de 18 ans. Le seuil électoral était fixé à 1%, et chaque parti présenterait sa liste de candidats. Le président de l'assemblée était le deuxième personnage de l'État et disposait, par ses commissions, de moyens efficaces de contrôle de l'action du gouvernement. La Knesset ne pouvait être dissoute sauf à sa propre initiative, disposition qui renforçait considérablement son pouvoir vis-à-vis de l'exécutif.

Le chef de l'État avait des fonctions purement symboliques. Ce fut le cas de Weizmann jusqu'à sa mort en 1952. Ensuite, ce fut le vieux compagnon de route de Ben Gourion, Itzhak Ben-Zvi, qui occupa ce poste jusqu'à sa mort en 1963. Il serait le premier président à résider à Jérusalem, proclamée le 9 décembre 1949 par Ben Gourion capitale éternelle d'Israël, décision unilatérale qui ne fut pas reconnue par la communauté internationale. Zalman Shazar lui succéderait jusqu'en 1973, perpétuant la tradition d'une présidence essentiellement honorifique, incarnant l'unité nationale au-dessus des clivages partisans.

La Cour suprême s'avéra très importante dans l'architecture institutionnelle israélienne, car elle était à la fois la cour d'appel de dernière instance et la Haute Cour de justice. C'est l'institution la plus respectée et la plus influente du pays en tant que gardienne des droits des citoyens face à l'État. Elle comprenait 14 juges inamovibles qui étaient choisis par une commission comprenant deux ministres (dont celui de la Justice), deux députés, le président en exercice de la Cour et deux de ses pairs, ainsi que deux représentants de l'ordre des avocats. Dès les premières années de l'État, elle joua un rôle primordial en matière de droits de l'homme et de liberté d'expression, en se fondant notamment sur la déclaration d'indépendance qu'elle érigea en texte quasi-constitutionnel.

En 1965, la Cour suprême rejeta le recours de la liste électorale Al-Ard qui avait été interdite de participer au scrutin parce que sa plateforme électorale stipulait le remplacement de l'État d'Israël par un État palestinien. La Cour suprême avait estimé qu'aux termes de la déclaration d'indépendance, Israël est un État juif et qu'un parti appelant à sa dissolution ne pouvait légitimement participer au processus démocratique. Néanmoins, douze ans auparavant, elle avait invoqué cette même déclaration d'indépendance pour censurer la décision du ministre de l'Intérieur de suspendre la parution de deux journaux communistes qui avaient fait paraître une fausse nouvelle sur une prétendue décision israélienne d'envoyer 100 000 soldats en Corée. Israël étant un État démocratique, et la liberté d'expression étant fondamentale, la Cour suprême avait estimé qu'il fallait censurer cette décision et que la liberté d'expression ne devait avoir comme limite que les situations où l'ordre public était en grave danger. Cette jurisprudence contrastée illustrait bien les dilemmes permanents d'une institution chargée de concilier les impératifs parfois contradictoires de la sécurité nationale, du caractère juif de l'État et des valeurs démocratiques universelles.

La vie politique israélienne ne fut pas de tout repos durant ces premières décennies. La première question politique qui fit planer la menace d'une guerre civile fut celle des réparations allemandes, à la suite d'un accord conclu le 10 septembre 1952 entre le chancelier Konrad Adenauer et le ministre des Affaires étrangères Moshe Sharett. Le chancelier avait reconnu devant son parlement la responsabilité de l'Allemagne dans les crimes effroyables perpétrés à l'encontre du peuple juif et le devoir qui incombait à son pays de les réparer moralement et matériellement. Israël était alors en pleine crise économique, et l'aide américaine ainsi que les aides philanthropiques ne parvenaient plus à combler le manque. L'opinion publique était hostile à tout dialogue avec l'Allemagne, mais le gouvernement estima qu'il ne fallait pas laisser aux Allemands les biens spoliés des Juifs morts dans la Shoah.

Des entretiens officiels débutèrent le 21 mars 1952 à La Haye, et les Allemands présentèrent une offre concrète consistant dans le paiement par la République fédérale, sur douze ans, de trois milliards de marks en marchandises, équipements et matières premières, ainsi que le versement d'une pension à vie aux victimes du nazisme. Une indemnité globale serait par ailleurs allouée pour couvrir les frais d'installation dans l'État hébreu des survivants du Troisième Reich. Tous les députés du Parlement allemand, sauf les communistes et les néonazis, votèrent l'accord qui serait ratifié le 27 mars. En Allemagne, tout cela avait laissé indifférents les Allemands eux-mêmes, même si la majorité d'entre eux était contre. En revanche, les débats furent passionnés dans le monde juif et en Israël où, dès les discussions préliminaires, le parlement fut appelé à approuver l'ouverture des négociations officielles.

De violentes manifestations eurent lieu dans tout le pays. Plusieurs dirigeants du parti au pouvoir, comme Golda Meir, ainsi que le Mapam, le Maki, et surtout le Herout, voulurent forcer l'arrêt des négociations qui étaient qualifiées d'humiliation nationale. Menahem Begin, le 7 janvier 1952, prit d'assaut l'Assemblée à la tête d'une foule de 5 000 manifestants furieux. Il fallut l'intervention de l'armée, et Begin fut sanctionné et écarté pendant 15 mois de l'assemblée. S'il avait perdu près de la moitié de ses députés lors des élections de 1951, il récupéra de l'influence aux élections de 1955 grâce à ce débat sur les réparations allemandes qui l'avait renforcé dans son rôle de chef de l'opposition intransigeante. Le jour de la signature de l'accord, plusieurs journaux israéliens parurent avec une bordure de deuil, et la question agita la chronique pendant quelque temps encore. Néanmoins, la normalisation finit par prévaloir : le 14 mars 1960, David Ben Gourion rencontra à New York Konrad Adenauer, et en 1965, des rapports diplomatiques officiels entre Israël et l'Allemagne furent établis, marquant la prévalence du pragmatisme politique sur les émotions, si légitimes fussent-elles, liées au souvenir de la Shoah.

Une autre affaire allait fragiliser la cohésion du jeune État hébreu : l'affaire Lavon. Les origines de ce scandale remontaient à 1954, quand la Grande-Bretagne annonça le retrait de ses troupes de la zone du canal de Suez. C'était une concession de taille faite au nouveau régime égyptien que dirigeait le colonel Nasser, annonçant une amélioration prévisible des relations entre la Grande-Bretagne et l'Égypte. Le chef du renseignement militaire israélien, Benjamin Gibli, eut l'idée, de concert avec son ministre de la Défense Pinhas Lavon, de saboter les relations entre l'Égypte et la Grande-Bretagne en fomentant des attentats contre des établissements occidentaux qui devaient être attribués à des nationalistes égyptiens. Des bombes explosèrent effectivement entre le 2 et le 23 juillet 1954 devant un bureau de poste et la bibliothèque américaine d'Alexandrie, ainsi que devant un théâtre britannique au Caire. Les bombes avaient été posées par de jeunes Juifs égyptiens appartenant à un réseau d'espionnage constitué par des agents israéliens. Le chef du réseau, Avery Elad, un homme peu recommandable, avait été retourné par les Égyptiens, et toute l'opération éclata au grand jour, provoquant un scandale international et une grave crise politique interne.

Cette affaire politique et communautaire mit dans l'embarras le Premier ministre de l'époque, Moshe Sharett, qui avait remplacé Ben Gourion en 1953, ce dernier étant parti "se ressourcer" dans le kibboutz de Sdé Boker. Benjamin Gibli rejeta toute la responsabilité du scandale sur son ministre Lavon. Le ministre démentit vigoureusement, affirmant que toute l'opération avait été décidée par le chef du renseignement militaire sans son autorisation. Cette accusation ne fut pas relayée par le chef d'état-major, Moshe Dayan, ni par le directeur général du ministère, Shimon Peres, deux jeunes loups du Mapaï qui tenaient informé de tous les faits et gestes de Lavon David Ben Gourion, dont ils étaient les grands fidèles. Moshe Sharett, qui redoutait Ben Gourion, délégua l'affaire à une commission d'enquête secrète. La Commission se sépara sans conclusion définitive. Le ministre Lavon demanda aussitôt la tête de son directeur général Peres, qui avait témoigné contre lui dans la commission. Sharett refusa mais accepta sans hésiter la démission de Lavon et nomma Ben Gourion à sa place à la Défense en février 1955. Cinq mois plus tard, Sharett allait rendre à Ben Gourion la tête de la présidence du Conseil, et à l'issue des élections législatives de juillet 1955, il reprit ses fonctions aux Affaires étrangères. Mais s'opposant de plus en plus aux options militaires de Ben Gourion, il fut contraint de quitter le gouvernement en juin 1956. Golda Meir lui succéda, inaugurant une carrière politique exceptionnelle qui la conduirait jusqu'au poste de Premier ministre.

En 1956, Ben Gourion était au faîte de sa gloire en raison d'une guerre victorieuse cette même année contre l'Égypte, de sa réélection en 1959 et de la capture en 1960 d'Adolf Eichmann, ainsi que de deux voyages réussis la même année à Washington et à Paris. Néanmoins, il se montrait de plus en plus rétif aux remarques de son parti. Il préférait sa jeune garde représentée par les deux ambitieux Shimon Peres et Moshe Dayan. Il leur pardonnait leur carriérisme et leur mépris de toute idéologie. Il passait même outre les frasques sentimentales de Dayan qui défrayaient régulièrement la chronique, ainsi que son rôle trouble dans l'affaire d'espionnage égyptienne jamais résolue. Il voulait les promouvoir rapidement tous les deux, ainsi que Yigael Yadin. La vieille garde du parti, représentée par Levi Eshkol, Golda Meir, Pinhas Sapir et Zalman Aran, ne pardonna jamais à Ben Gourion cette préférence affichée pour ces jeunes ambitieux au détriment des compagnons historiques qui avaient partagé les luttes des premiers temps.

C'est exactement dans ce contexte qu'en octobre 1960, l'affaire Lavon connut un grand rebondissement après qu'il fut révélé que la commission secrète avait été alimentée par de faux documents. Lavon demanda à Ben Gourion de le réhabiliter publiquement et de mettre de l'ordre au sein de l'état-major. Il porta l'affaire devant la commission des Affaires étrangères et de la Défense de la Knesset. Cette commission était composée de députés de la coalition et de l'opposition. L'ancien ministre y dévoila en détail le déroulement des attentats du Caire et d'Alexandrie et évoqua les coups bas dont il avait été victime par Shimon Peres. À la fin des débats, la commission parlementaire et la plupart des grands journaux donnèrent raison à Lavon. Le président du Conseil, furieux, annonça qu'il ne siègerait plus dans le même parti que Lavon tant qu'une instance juridique n'aurait pas examiné tous les aspects de l'affaire. L'attitude de Ben Gourion et son acharnement contre Lavon finirent par agacer l'opinion, tandis que de nombreux intellectuels, écrivains et universitaires, parmi lesquels Martin Buber, soutinrent Lavon. En août 1961, désireuse de calmer le jeu, le Comité central du Mapaï décida d'exclure Lavon de ses rangs et lui enleva la direction qu'il occupait depuis des années de la Histadrout, la puissante confédération syndicale israélienne. Cela ne suffit pas à David Ben Gourion qui, de retour à la présidence du Conseil, continua de réclamer la constitution d'une commission d'enquête juridique indépendante. Il finit par démissionner le 26 juin 1963, restant accroché à ses positions, et n'eut de cesse de harceler au cours des mois suivants son successeur Levi Eshkol. Il faut dire que ce dernier prit des décisions qui lui déplaisaient énormément, comme le transfert des cendres de Jabotinsky en Israël. Ce fut également le cas de l'organisation d'un défilé militaire du 28e anniversaire de l'État non pas à Jérusalem mais à Beersheba.

Ben Gourion livra un dernier baroud d'honneur au congrès du Mapaï en 1965 à Tel-Aviv. Son vieil ami Moshe Sharett fut le premier à prendre la parole et n'eut de cesse d'invectiver Ben Gourion. Ce dernier fut également ulcéré par les discours de Golda Meir et de Levi Eshkol. Le Congrès ne donna pas raison à Ben Gourion, et celui-ci encouragea ses partisans à fonder un nouveau parti, le Rafi. Pour ce geste de rupture, il fut exclu du Mapaï en 1965. Son parti ne récolta qu'une dizaine de sièges seulement contre 45 pour le Mapaï aux élections de 1965, qui d'ailleurs avait fait un meilleur score qu'en 1961 quand Ben Gourion était encore à sa tête. Cette fin de carrière politique, sur une note discordante et dans une relative marginalisation, apparaissait comme un épilogue bien triste pour celui qui avait été le fondateur de l'État et son dirigeant emblématique pendant près de quinze années.

Aucun des scandales qui agitèrent la vie politique israélienne depuis 1948, pas même le départ fracassant de Ben Gourion, ne fit sérieusement trembler les fondations du système. Cela s'explique notamment par l'omnipotence des partis, plus particulièrement du Mapaï. Ce dernier était rattaché à la puissante Histadrout qui avait un monopole quasiment absolu sur l'économie du pays et qui détenait les leviers de commande sur la plupart des ministères. L'ancien parti de Ben Gourion était parvenu à fidéliser assez facilement les catégories sociales émergentes et les nouveaux immigrants auxquels il promettait du travail, du logement, de l'instruction et des soins médicaux par le truchement des agences d'emploi, des sociétés de construction, des caisses de maladie et des institutions scolaires qu'il contrôlait directement ou indirectement. Le Mapaï n'hésitait pas à recruter parmi les nouveaux immigrants ainsi que dans la minorité arabe. Son objectif principal était de gouverner le pays continuellement, quitte à s'accommoder de compromis idéologiques parfois contestables.

Néanmoins, les nouveaux arrivants ne pouvaient jamais accéder en réalité aux échelons supérieurs de la hiérarchie du parti et à son comité central. Les figures principales du parti étaient choisies parmi les vieux militants de la deuxième et de la troisième aliyah qui faisaient montre d'un conservatisme de bon aloi. Ils ne virent pas suffisamment à l'avance les transformations de la société israélienne, notamment la montée des revendications identitaires des Juifs orientaux et l'émergence d'une classe moyenne urbaine moins attachée aux valeurs collectivistes des pionniers. Ce décalage grandissant entre le parti et la société israélienne en mutation explique en partie les accusations de corruption et de népotisme qui commencèrent à ternir son image.

Le Rafi, créé par Ben Gourion et ses jeunes partisans, voulut éviter les mêmes écueils en se présentant comme le parti du renouveau. Il réunissait en effet beaucoup de Sabras (Juifs nés en Israël) ainsi que de militants orientaux originaires des grandes villes ou issus de l'immigration, ainsi que des officiers de réserve, des agriculteurs, des industriels et des entrepreneurs. Cette nouvelle formation politique tentait de combiner l'héritage travailliste avec une approche plus pragmatique et moins idéologique, mais elle ne parvint jamais à s'imposer comme une alternative crédible au Mapaï.

Il faut noter que la gauche israélienne avait jeté aux oubliettes ses idées socialistes depuis longtemps, en dehors peut-être du Parti communiste Maki, dont le marxisme faisait bon ménage avec le nationalisme arabe. Le Mapam mérite également d'être mentionné : ce parti très puissant à l'origine connut l'un des pires moments de son histoire après le virage antisémite et antisioniste du régime de Staline en Union soviétique, dont il était idéologiquement proche. Les chefs du Mapam, Meir Ya'ari et Ya'acov Hazan, continuèrent à le sermonner longtemps avant de prendre timidement leurs distances avec le marxisme-léninisme au lendemain du discours secret de Khrouchtchev en 1956 dénonçant les crimes de Staline. En protestation contre cette allégeance persistante à l'idéologie soviétique, plusieurs de ses membres, venant notamment du Kibboutz Hameuchad, fondèrent en 1954 un nouveau parti, Ahdout Avoda. Ce retour au bercail travailliste s'acheva en 1965 lorsque, profitant du départ de Ben Gourion, le parti se joignit au Mapaï pour fonder le nouveau Maarakh (l'Alignement), coalition qui dominerait la politique israélienne jusqu'à la fin des années 1970.

À droite, une évolution similaire se produisait vers la consolidation. Le Herout et le Parti libéral créèrent un nouveau bloc : le Gahal. Tandis que la gauche, à partir de 1965, commençait à connaître un déclin progressif, le parti de Begin faisait pour la première fois une entrée remarquable dans les élections syndicales et devint la deuxième force syndicale du pays, rompant ainsi le monopole historique de la Histadrout sur le monde du travail. Cette percée annonçait le bouleversement politique majeur qui surviendrait en 1977, lorsque le Likoud (successeur du Gahal) réussirait à prendre la tête du pays, mettant fin à près de trente ans d'hégémonie travailliste.

En 1968, le Rafi retourna dans le giron du Maarakh. Ces différents regroupements permirent à Golda Meir de former un gouvernement en succédant à Levi Eshkol, décédé en février 1969. Sous sa direction, le pays traverserait la guerre des Six Jours en 1967 et la guerre du Kippour en 1973, deux conflits qui transformeraient profondément la position géopolitique d'Israël et exacerberaient les tensions internes autour de la question des territoires occupés.

Les partis religieux aussi connurent des changements significatifs durant cette période. Ils avaient toujours été divisés entre, d'une part, les nationalistes religieux qui étaient à l'aise avec le système étatique israélien et, d'autre part, les ultra-orthodoxes (haredim) qui étaient opposés à l'idée même d'un État juif mais qui participaient néanmoins au scrutin pour veiller jalousement au strict respect du statu quo religieux. Les haredim recevaient leurs instructions du Conseil des Grands de la Torah, formé de leurs plus grands chefs spirituels et politiques. Entre 1951 et 1973, ensemble, ils ne réunissaient pas plus de 6% des voix, ne reconnaissant aucune des institutions religieuses de l'État mais voulant préserver la survie spirituelle de leur "îlot" communautaire au sein d'une société majoritairement sécularisée. Ils ne crachaient pas non plus sur l'argent de l'État, indispensable au développement de leur système scolaire appelé "l'éducation indépendante", moyennant un contrôle assez vague des autorités sur le contenu des programmes et les qualifications des enseignants. Leurs besoins financiers explosèrent tant pour la construction de nouveaux logements que pour la pérennisation de leur système scolaire et la prise en charge de leurs élèves et de leurs familles nombreuses. Les dons de riches bienfaiteurs américains les aidèrent beaucoup à maintenir leur autonomie relative vis-à-vis de l'État israélien tout en bénéficiant de ses subventions.

On n'observait rien de tel chez les nationalistes religieux qui veillaient à une observance rigoureuse des commandements de la Torah mais qui aspiraient également à gouverner la cité aux côtés des forces politiques laïques. C'était le Mizrahi devenu le Mafdal (Parti National Religieux). Ils se dotèrent d'institutions comparables à celles des partis ouvriers, notamment avec des mouvements de jeunesse qui attiraient les lycéens et les étudiants religieux, mais aussi de jeunes laïcs qui venaient s'y ressourcer et chercher des réponses spirituelles à leurs questionnements existentiels. Adoptant la même gestuelle, le même vocabulaire et la même désinvolture que tous les Sabras de la génération de 1948, seule la kippa tricotée sur leur tête les distinguait de leurs camarades des mouvements de jeunesse de gauche. Beaucoup d'entre eux avaient pris leur place dans la création de l'État, notamment en organisant l'immigration clandestine en provenance de l'Europe. Les émissaires du Mafdal avaient suivi leurs collègues du Mapaï en Afrique du Nord et au Proche-Orient pour préparer le départ des Juifs vers Israël.

Le Parti national religieux mit sous son aile des milliers de Juifs orientaux qui se retrouvaient dans des agglomérations et des établissements gérés par eux. Cela allait leur permettre de préparer un avenir politique qui s'avérerait puissant dans le pays. Petit à petit, leur travail de fond leur permettrait, après la guerre des Six Jours en 1967, de renouer avec l'idéal d'un "Grand Israël" religieux, colonisateur et déterminé dans sa vision territoriale maximaliste. Cette évolution idéologique du sionisme religieux vers des positions de plus en plus nationalistes constituerait l'un des facteurs déterminants de la polarisation de la société israélienne dans les décennies suivantes, notamment autour de la question des implantations juives dans les territoires occupés.

Ainsi se dessinait progressivement le visage complexe d'Israël, État juif et démocratique, perpétuellement tiraillé entre des conceptions divergentes de son identité, de sa mission historique et de son rapport à la religion. Les fondements politiques et institutionnels posés durant ces premières décennies continuent de structurer la vie politique israélienne contemporaine, avec ses tensions intrinsèques entre judaïté et citoyenneté, religion et laïcité, universalisme et particularisme, qui constituent autant de défis permanents pour cette démocratie unique au Moyen-Orient.


Faire d'un vieux peuple une Nation. 

Israël n'a pas attendu l'adoption formelle de la loi du retour en juillet 1950 pour ouvrir largement ses portes aux immigrants, car dès la veille de la création de l'État, le Conseil national du peuple avait aboli le livre blanc britannique qui limitait drastiquement l'immigration juive en Palestine. Les premiers à débarquer furent des centaines de rescapés de la Shoah, sortis des camps pour personnes déplacées d'Europe, partis d'Italie à bord de deux bateaux symboliquement baptisés "Medinat Israël" (l'État d'Israël) et "Nitzahon" (la Victoire). Ces navires accostèrent le 17 mai 1948 au port de Tel-Aviv, à l'instant même où des avions égyptiens larguaient leurs bombes sur la ville nouvellement israélienne, illustrant de manière saisissante la concomitance entre la naissance de l'État, son besoin vital d'immigration et les menaces existentielles qui l'entouraient.

Ce débarquement inaugural marqua le début de l'une des vagues migratoires les plus importantes et les plus rapides de l'histoire contemporaine, un phénomène qui fit doubler en seulement trois années la population du tout jeune État hébreu. Comptant à sa naissance environ 650 000 habitants, ce dernier accueillit plus de 100 000 immigrants en 1948, 240 000 en 1949, 170 000 en 1950 et 174 000 en 1951. Ces nouveaux citoyens étaient originaires à parts relativement égales d'Europe et des pays africains et asiatiques, comprenant la quasi-totalité des communautés juives de Bulgarie, du Yémen et d'Irak, ainsi que plusieurs dizaines de milliers de Juifs roumains, polonais, tchécoslovaques, yougoslaves, hongrois, turcs, syriens, égyptiens et nord-africains. Il s'agissait d'un extraordinaire brassage de Juifs aux cultures et aux rites religieux parfois très différents, issus de contextes sociopolitiques radicalement divers, parlant des langues distinctes et porteurs de traditions séculaires spécifiques, qu'il fallait désormais fusionner en une entité nationale cohérente.

Cette entreprise colossale se déroulait dans un contexte économique particulièrement difficile. Il faut bien le dire : le pays était ruiné et les caisses étaient vides. L'État naissant ne pouvait compter que sur l'aide du judaïsme américain pour ses besoins les plus urgents, car les banques internationales lui refusaient le moindre prêt, conséquence notamment de la décision britannique d'exclure Israël de la zone sterling. Dans ces conditions précaires, accueillir et intégrer des centaines de milliers de nouveaux citoyens, dont beaucoup étaient traumatisés, démunis, malades ou âgés, relevait d'un pari presque insensé que seule l'idéologie sioniste, avec sa ferveur quasi-messianique du "rassemblement des exilés", pouvait soutenir.

Les premiers arrivés furent les rescapés de la Shoah, dont certains furent incorporés dans l'armée israélienne dès leur débarquement, parfois avant même d'avoir eu le temps de décliner leur identité à leurs nouveaux camarades de combat. La plupart d'entre eux ne parlaient pas un mot d'hébreu et se retrouvaient propulsés dans une réalité héroïque et brutale, aux antipodes de l'existence qu'ils avaient connue en Europe. Cette intégration forcée et précipitée suscita des critiques acerbes, certains accusant Ben Gourion d'avoir "pavé la route de Birmanie avec les ossements des jeunes survivants de la Shoah", métaphore glaçante faisant référence à l'importante voie stratégique construite pendant la guerre d'indépendance. Pourtant, ces survivants eux-mêmes gardaient généralement pour eux leurs souvenirs d'un passé tragique, qu'ils se refusaient pendant longtemps à évoquer devant leurs enfants et, plus encore, devant leurs camarades. Il régnait alors dans la jeune société israélienne un état d'esprit particulier, où certains n'étaient pas loin de penser que les Juifs de la Diaspora, en tournant le dos au sionisme avant la guerre, avaient eu droit, d'une certaine manière, à ce qu'ils méritaient. De nombreux Israéliens comprenaient mal et condamnaient presque les six millions de Juifs qui, au lieu de se défendre les armes à la main, s'étaient laissés conduire "comme du bétail à l'abattoir" – expression qui résume brutalement cette incompréhension entre deux mondes juifs que tout semblait opposer.

Le comportement d'Israël pendant cette période révèle à quel point le mouvement sioniste a toujours fait passer ses propres intérêts matériels et politiques au-dessus de toute autre considération humanitaire, qu'elle soit juive ou universelle. David Ben Gourion lui-même, faisant montre d'un manque de sensibilité flagrant à l'égard des victimes de la Shoah, ne laissa rien filtrer, même dans son journal intime, des sentiments que lui avait inspirés la vue des camps de concentration qu'il avait visités en Allemagne. Cette attitude, si choquante pour notre sensibilité contemporaine, s'explique en partie par l'urgence existentielle qui caractérisait alors le jeune État et par la conviction profonde des pionniers sionistes que seule la création d'un "Juif nouveau", débarrassé des traumatismes et des habitudes diasporiques, permettrait la survie collective.

La grande immigration des années 1948 à 1951 répondait pour Israël à une triple motivation : idéologique d'abord, car elle incarnait le "Kibbutz Galouyot", le rassemblement des exilés prophétisé dans les textes bibliques ; stratégique ensuite, car elle permettait de renforcer démographiquement les assises de l'État face à l'environnement arabe hostile ; humanitaire enfin, car il s'agissait de sauver des communautés juives en péril. Il fallait notamment secourir les réfugiés des camps en Allemagne ou enfermés dans des camps de rétention britanniques à Chypre, ainsi que les restes des communautés juives d'Europe orientale qui, à la sortie des camps et ghettos nazis, s'étaient heurtés en Pologne et en Roumanie à une hostilité parfois meurtrière de leurs voisins. Il en allait de même des Juifs des pays musulmans dont la situation devenait de plus en plus précaire avec la montée des nationalismes arabes et l'exacerbation du conflit israélo-arabe.

À la suite de l'arrêt de l'immigration ashkénaze pendant la Seconde Guerre mondiale, le foyer national juif avait espéré trouver dans les communautés séfarades du Maghreb et du Levant un "réservoir humain" de rechange. Des agents secrets, des émissaires de l'Agence juive et des activistes sionistes locaux se lancèrent dans une course effrénée à travers le monde pour recruter le plus grand nombre possible d'immigrants, parfois au mépris des réalités socioéconomiques du jeune État. Toutes les estimations furent dépassées, parfois largement : on s'attendait à environ 100 000 immigrants par an, et quand on se rendit compte que leur intégration allait être difficile en raison de leur nombre excessif, personne n'osa vraiment le dire à Ben Gourion, tant le "rassemblement des exilés" constituait un dogme fondamental de sa vision politique.

Au sein même du gouvernement, certains auraient préféré privilégier les immigrants ashkénazes venant principalement de Pologne, jugés culturellement plus proches du modèle pionnier idéalisé. Mais le flux des arrivées, leur volume et leur étalement dans le temps ne dépendaient pas de la seule volonté des autorités israéliennes. Les 200 000 réfugiés de la Shoah qui se trouvaient encore en Allemagne, emprisonnés dans les camps pour personnes déplacées, étaient du ressort exclusif des représentants des quatre puissances occupantes : les États-Unis, l'URSS, la Grande-Bretagne et la France. Il fallut attendre 1949 pour que ferment enfin les camps de rétention à Chypre ouverts par les Britanniques, qui y avaient interné quelque 25 000 réfugiés clandestins interceptés alors qu'ils tentaient de rejoindre la Palestine.

Les autorités israéliennes, malgré leurs appréhensions, durent accueillir simultanément, en quelques semaines seulement, la totalité ou presque des Juifs de Bulgarie et de Yougoslavie, près de la moitié des Juifs de Libye et quelque 20 000 Juifs de Turquie qui arrivèrent par leurs propres moyens en Israël. Plus spectaculaire encore, entre mai 1949 et septembre 1950, ce sont près de 50 000 Juifs du Yémen qui sortirent littéralement du désert pour rejoindre l'État hébreu dans le cadre de l'opération "Tapis Volant" ou "Ailes d'Aigles", évoquant le verset biblique "Je vous ai portés sur des ailes d'aigles et amenés jusqu'à moi" (Exode 19:4).

Durant sa première année d'existence, quelque 200 000 Juifs débarquèrent ainsi en Israël. Ils ne parlaient pas tous les mêmes langues et comptaient un pourcentage très élevé de vieillards, d'invalides et de malades. Ils détonnaient par leur physique, leurs manières et leurs vêtements traditionnels. Ils ne ressemblaient en rien aux jeunes Sabras (Juifs nés en Palestine) venus les accueillir, qui ne s'exprimaient qu'en hébreu moderne et incarnaient le mythe du "Juif nouveau" : bronzé, musclé, direct, laïque et déterminé. Ils ne correspondaient pas non plus au profil des vétérans, passés par le filtre très sélectif des critères d'admission imposés par les Britanniques avant 1948, qui exigeaient généralement une bonne santé, une formation professionnelle utile et un certain niveau d'instruction.

À peine ce premier flot d'immigrants avait-il débarqué que s'annonçait déjà une nouvelle vague de migrants originaires de deux pays communistes, la Roumanie et la Pologne, et d'un autre pays arabe, l'Irak. Les habitants d'Israël étaient soumis depuis avril 1949 à un rationnement très rigoureux de tous les produits de consommation courante et à un contrôle très strict des prix et des salaires. Malgré ces difficultés considérables, l'État hébreu ouvrit sans hésiter ses portes aux immigrants de l'Est de l'Europe. Il mit en revanche beaucoup plus de temps à réagir au défi lancé par les dirigeants irakiens qui, malgré les protestations des Palestiniens, décidèrent en 1950 de laisser partir leurs Juifs sans quota de sortie, plongeant dans le plus grand embarras les responsables israéliens qui auraient préféré accueillir d'abord des Juifs de l'Europe de l'Est avant de laisser entrer des ressortissants des pays arabes.

Cette réserve et ces hésitations concernaient particulièrement les Juifs d'Afrique du Nord qui n'étaient pas, à proprement parler, une population en péril immédiat puisqu'ils vivaient sous la protection de la France. Le racisme extrêmement fort envers les Juifs d'Afrique du Nord n'était pas nouveau dans les milieux sionistes européens, mais commençait à prendre un tour inquiétant au sein même des institutions de l'État d'Israël, où certains responsables n'hésitaient pas à qualifier ces immigrants potentiels de "rebut humain" ou de "matériel humain médiocre".

Pendant ce temps, les émissaires du gouvernement israélien en poste à Varsovie, Sofia, Budapest ou Bucarest se pliaient à toutes les combines financières et commerciales imaginables pour convaincre leurs interlocuteurs communistes de laisser partir les Juifs, souvent contre des rançons sous forme d'achat de marchandises, de pots-de-vin et de taxes arbitraires. Les partants n'étaient généralement autorisés à emporter avec eux que quelques dizaines de dollars, souvent achetés au prix fort sur les marchés officiels, abandonnant derrière eux la quasi-totalité de leurs biens. Jusqu'en 1951, Israël accueillit ainsi environ 35 000 Juifs bulgares, 120 000 Juifs de Roumanie, 104 000 de Pologne, 18 000 de Tchécoslovaquie et 14 000 de Hongrie.

La décision du gouvernement irakien concernant sa population juive était d'autant plus inattendue que l'Irak demeurait officiellement en guerre contre Israël, n'ayant jamais accepté de participer aux négociations d'armistice. Le 9 mars 1950, le gouvernement irakien fit voter une loi permettant aux Juifs de quitter définitivement l'Irak, mais à condition de renoncer à leur nationalité irakienne. Près de 70 000 Juifs, traumatisés par les violentes manifestations antijuives d'octobre et de novembre 1949 à Bagdad, demandèrent spontanément à quitter le pays. Plus de la moitié d'entre eux perdirent ainsi leur nationalité, mais seuls 7 000 candidats purent de fait partir au cours des cinq mois suivants, l'appareil administratif irakien faisant délibérément traîner les procédures.

De retour au pouvoir le 4 septembre 1950, le Premier ministre irakien Nouri Said força la main aux Israéliens en les obligeant à augmenter leurs quotas d'immigration, menaçant d'expulser vers l'Iran l'ensemble des Juifs sans nationalité. Jusqu'en décembre 1950, seuls 19 000 Juifs avaient pu quitter l'Irak, alors que 90 000 avaient été déchus de leur nationalité, se retrouvant ainsi apatrides dans leur propre pays. En mars 1951, le chef du gouvernement irakien ordonna la mise sous scellés de tous les biens de la communauté, estimés à l'époque à plus de 50 millions de dollars – somme considérable qui constituait un véritable vol légalisé. Face à cette pression, l'Agence juive accepta d'augmenter le nombre de vols entre l'Irak et Israël, et la quasi-totalité des 125 000 Juifs irakiens arrivèrent dans l'État hébreu au cours des neuf mois suivants, dépouillés de leurs biens et de leur citoyenneté.

Dans d'autres contextes, quand les candidats à l'immigration ne pouvaient quitter librement leur pays, les agents du Mossad et des militants sionistes locaux se chargeaient de leur faire passer clandestinement les frontières, parfois au prix de risques considérables.

Le cas des Juifs du Yémen illustre particulièrement bien la complexité de ces opérations d'immigration. Au début du printemps 1949, l'exode des Juifs yéménites fut précipité sous l'effet conjugué de plusieurs facteurs : les émeutes antijuives de décembre 1947 qui firent des dizaines de morts et de blessés ; l'assassinat en février 1948 de l'imam Yahia, sous le règne duquel vivait la quasi-totalité des Juifs du pays dans un statut de "dhimmis" (protégés mais inférieurs) ; l'arrestation à Sanaa de plusieurs dignitaires juifs après le meurtre de deux jeunes musulmanes ; et enfin l'enthousiasme qui s'empara de la communauté à l'annonce de la naissance de l'État juif, perçue comme l'accomplissement des prophéties messianiques.

Des émissaires de l'Agence juive, eux-mêmes d'origine yéménite, adressèrent des lettres enflammées aux rabbins du pays pour les appeler à "plier bagages" et à rejoindre la Terre Promise. Contre toute attente, le prince héritier Ahmed accéda à la demande de ses sujets juifs et autorisa les Juifs de son pays à partir. Cette décision prit de court aussi bien les Israéliens que les autorités britanniques de la région, qui n'étaient absolument pas préparés à gérer un exode d'une telle ampleur dans une zone aussi sensible du Moyen-Orient.

Les Britanniques, qui contrôlaient Aden, permirent aux Juifs de transiter par leur colonie, mais à condition de passer par un camp de transit à Hashed. Les Juifs traversèrent seuls et par leurs propres moyens les vastes étendues désertiques séparant le nord et le sud du Yémen, à dos d'âne, en camion et même à pied, pour aller attendre, parfois des semaines entières, les avions censés les conduire en Israël. Les autorités britanniques avaient interdit d'abriter plus de 1 000 personnes à la fois dans le camp, pour un séjour de deux semaines au maximum. Mais on vit bientôt des milliers de migrants épuisés par la chaleur, la faim et la maladie commencer à s'agglutiner à l'entrée du camp, après avoir traversé, au risque de leur vie, des territoires où beaucoup d'entre eux avaient subi les pires exactions : vols, viols, enlèvements, conversions forcées.

La rapide saturation du pont aérien et une terrible épidémie de typhus qui se déclara à l'intérieur du camp firent de nombreuses victimes. Les autorités israéliennes s'alarmèrent sérieusement à la vue du grand nombre de malades et d'enfants cadavériques parmi les premiers arrivés en provenance du Yémen. Un plus grand nombre d'avions fut engagé dans l'opération, désormais baptisée "Ailes d'Aigles" par les Israéliens, et c'est ainsi qu'en octobre 1950, près de 50 000 Juifs yéménites étaient arrivés en Israël, accomplissant un périple qui avait des résonances bibliques pour ces Juifs profondément religieux.

Il leur fut demandé de ne pas emporter leurs bagages, qui devaient les suivre séparément par bateau via le canal de Suez. Mais leurs biens les plus précieux – bijoux, vêtements traditionnels, manuscrits anciens, rouleaux de la Loi et autres objets de culte souvent très anciens – disparurent au cours de la traversée et se retrouvèrent parfois dans les vitrines des antiquaires de Tel-Aviv et de Jérusalem, voire dans des musées israéliens, suscitant ultérieurement d'amères récriminations.

En Afrique du Nord, la déclaration d'indépendance d'Israël avait suscité chez les Juifs du Maroc et de Tunisie le même enthousiasme, notamment au sein des couches populaires des grandes villes et dans les villages de l'intérieur. Quelque 40 000 Juifs marocains et tunisiens, sur les 300 000 que comptaient alors les deux protectorats français, quittèrent leur pays entre 1948 et 1951. Il s'agissait pour la plupart de familles modestes et nombreuses venant des quartiers pauvres des grandes villes et des agglomérations rurales. L'accueil qui leur fut réservé dans les foyers d'accueil d'Algérie ou dans le camp marseillais du Grand Arénas ne fut pas, c'est le moins qu'on puisse dire, à la hauteur de leurs attentes. Beaucoup ne purent poursuivre leur voyage au-delà des camps de transit et durent rebrousser chemin parce qu'ils étaient jugés trop âgés ou de santé trop fragile par les agents de l'Agence juive. Dans les milieux aisés ou de nationalité française, l'Agence juive ne put trouver pratiquement aucun candidat à l'aliya (immigration vers Israël).

Un immense centre d'accueil situé près de Haïfa, dans la gare de triage de Sha'ar Ha'Aliya, fut mis en place pour recevoir les immigrants. Tous ceux qui arrivaient d'Afrique du Nord étaient aspergés de poudre DDT, un rite de passage perçu par beaucoup comme le symbole même de leur déclassement et de la méfiance qui les entourait. Ils étaient tous soumis à une visite médicale complète pour diagnostiquer d'éventuelles maladies infectieuses comme la syphilis ou la tuberculose. On traquait également le trachome et la teigne, qui étaient particulièrement répandus chez les Nord-Africains – deux affections disgracieuses mais relativement bénignes qui contribuèrent néanmoins à assombrir encore l'image déjà désastreuse des immigrants maghrébins aux yeux de l'establishment ashkénaze israélien.

Développant une véritable phobie à l'égard de la teigne, les médecins israéliens allèrent jusqu'à imposer des rayons X au crâne de tout candidat marocain et tunisien à l'immigration, sans se soucier des graves conséquences à long terme d'un traitement si radical – conséquences qui, des décennies plus tard, donneront lieu à des procès et des indemnisations pour les victimes atteintes de cancers dus à ces irradiations.

Aidés par des proches déjà installés ou disposant de qualifications professionnelles adéquates, les immigrants européens quittaient assez rapidement ces lieux où les conditions d'hébergement laissaient à désirer, pour aller s'installer à Tel-Aviv ou à Haïfa, ainsi que dans les petites agglomérations urbaines du littoral, où leur intégration économique et sociale ne posait généralement pas de problème majeur. En revanche, les immigrés d'Afrique du Nord, souvent à la tête de familles nombreuses et sans ressources, ne pouvaient quitter ces lieux ou se retrouvaient transférés dans des camps encore plus précaires.

Des foyers d'immigrants et des "ma'abarot" (camps de transit) s'ouvrirent par dizaines parce que le rythme des arrivées ne faiblissait jamais. Entre 1949 et 1951, des dizaines de camps et de baraquements couvrirent Israël, à la stupeur générale de ceux qui les visitaient, car ils n'étaient pas sans rappeler visuellement les camps pour personnes déplacées d'Allemagne – comparaison particulièrement cruelle pour un État créé en partie pour offrir un refuge aux survivants de la Shoah.

Pendant l'hiver 1950, particulièrement rigoureux, les immigrants se retrouvèrent confrontés à des situations cauchemardesques causées par le gel, les pluies torrentielles et les inondations qui transformaient les camps en bourbiers impraticables. Les malades se comptèrent par milliers et les cas les plus graves, parmi lesquels des dizaines d'enfants yéménites, furent transférés aux hôpitaux de Tel-Aviv et de Jérusalem. Beaucoup moururent et furent enterrés en l'absence de leurs parents. D'autres disparurent mystérieusement, donnant lieu par la suite à des rumeurs persistantes selon lesquelles les jeunes survivants auraient été confiés pour adoption à des familles ashkénazes sans enfant et mieux loties que leurs parents biologiques – controverse qui explosera publiquement dans les années 1990 sous le nom d'affaire des "enfants yéménites".

Les camps commencèrent à partir de 1950 à être décongestionnés, et on transféra une partie de leurs résidents dans des "villages de travail" placés sous la supervision de l'Agence juive. Ces villages, qui constituaient une véritable ceinture de pauvreté autour des grandes cités, abritaient des populations soumises au bon vouloir des bureaux de placement du puissant syndicat la Histadrout. La plupart des demandeurs d'emploi étaient affectés à des travaux d'utilité publique : défrichement, reboisement, irrigation, ou à des emplois peu qualifiés dans l'agriculture, le bâtiment ou l'industrie. Touchant des salaires de misère, ils furent contraints de passer de longs mois, voire des années entières, dans des logements malsains où, le plus souvent, il n'y avait ni électricité, ni eau courante, ni même de sanitaires dignes de ce nom.

Les représentants des différents partis politiques, en premier lieu celui de Ben Gourion, venaient régulièrement quémander, tout sourire, les voix de ces immigrants, aussitôt après chaque échéance électorale, leur promettant des améliorations qui tardaient à se concrétiser. Ces immigrants nord-africains ou "typés arabes" n'étaient, aux yeux de nombreux vétérans, que des "Frenkim" (terme péjoratif désignant les séfarades), qu'ils soient irakiens, kurdes, persans, yéménites ou marocains. Ils étaient considérés comme des Juifs exotiques issus d'une culture "sous-développée", qui ressemblaient physiquement aux soldats des armées arabes que les vaillants soldats de l'armée israélienne venaient tout juste de vaincre – association mentale particulièrement insultante dans le contexte du conflit israélo-arabe.

Ayant franchi en moins de trois ans le cap du million d'habitants, la nouvelle configuration démographique, culturelle et ethnique de la société israélienne n'avait plus rien à voir avec celle du foyer national juif des années pré-étatiques : davantage de personnes âgées sans activité, beaucoup plus de pauvres, de chômeurs et surtout, une proportion croissante d'"Orientaux" (Juifs originaires des pays arabes et musulmans). De nombreux Juifs ashkénazes en vinrent à regretter ouvertement et à souhaiter d'entraver l'immigration des Juifs orientaux. Des études prétendument scientifiques vinrent dénoncer la "mentalité" et les "faibles capacités d'adaptation" des Juifs orientaux, tandis que des reportages chargés de préjugés racistes et de remarques désobligeantes sur leur manque d'hygiène, leurs manières de vivre ou d'élever leurs enfants se multipliaient dans la presse et les médias.

On craignait tout particulièrement dans l'establishment travailliste que ces masses "ignorantes, primitives et démunies" ne finissent par voter un jour pour Menahem Begin et son parti Hérout, héritier de l'Irgoun et principal opposant à la gauche sioniste dominante. Il est vrai qu'en raison même de ce mépris et de cette marginalisation, cette prophétie se réalisera effectivement en 1977, lorsque Begin accédera au pouvoir grâce notamment au vote massif des Juifs orientaux, bouleversant définitivement l'équilibre politique israélien.

Beaucoup d'Israéliens n'écoutaient plus que d'une oreille distraite les discours enflammés de Ben Gourion sur le "rassemblement des exilés", constatant quotidiennement le fossé grandissant entre la rhétorique officielle et la réalité sociale. On assista, à partir d'un certain point, à une démobilisation de l'esprit pionnier et à l'apparition d'une classe moyenne de propriétaires fonciers, d'industriels, de commerçants, de fonctionnaires et de membres des professions libérales, très présente à Tel-Aviv et dans les anciennes agglomérations urbaines d'origine européenne ou de "vieille souche", incarnée politiquement par le Parti libéral et qui était invariablement ashkénaze.

À partir de la fin de l'année 1951, l'immigration en provenance d'Europe de l'Est s'arrêta presque complètement, en raison du durcissement de la politique soviétique, et un silence de plomb s'abattit pendant les cinq années suivantes sur les Juifs qui vivaient derrière le rideau de fer. La communauté irakienne et la communauté yéménite venaient d'être "sauvées" in extremis, et la perspective de voir un demi-million de Juifs nord-africains déferler sur Israël donnait des sueurs froides aux responsables de l'Agence juive et à leurs collègues du gouvernement.

Le ministre de l'Immigration, Itzhak Raphaël, qui appartenait au Parti national religieux, réussit à soumettre à l'approbation du gouvernement un projet qui préconisait le "filtrage" des candidats à l'immigration sur la base de leur âge et de leur état de santé. Appliqué en théorie à l'ensemble des candidats, ce dispositif ne visait en fait que les Marocains et les Tunisiens, dont on redoutait l'afflux massif à l'approche des indépendances de leurs pays respectifs.

Même Ben Gourion, pourtant fervent défenseur du principe du "rassemblement des exilés", s'était rallié aux impératifs économiques de son ministre des Finances ainsi qu'aux arguments hygiénistes du puissant directeur général du ministère de la Santé. Celui-ci, nommé Haim Shiba, était généticien de formation et ancien chef du service médical de l'armée. Il était hanté par le risque d'une supposée "dégénérescence" du corps social israélien à la suite de l'afflux massif d'immigrants jugés "primitifs", "âgés" et "improductifs" – vocabulaire qui révèle l'influence persistante des théories eugénistes européennes au sein même de l'establishment médical israélien.

La loi de sélection stipulait que 80 % des candidats devaient être soit des jeunes, soit des célibataires, soit des chefs de famille "productifs" en possession d'un métier et âgés de moins de 35 ans. Quant au reste, ceux qui étaient âgés de plus de 35 ans ne devaient représenter que 20 % du total, et devaient être des parents directs des candidats sélectionnés qui s'engageaient à les prendre à leur charge s'ils en avaient les moyens. L'unique but de ces critères était de réduire au maximum l'immigration nord-africaine, un objectif qui fut largement atteint jusqu'en 1954. En pratique, de nombreux candidats potentiels durent abandonner leur projet migratoire, incapables de partir sans leurs parents âgés ou d'autres membres de leur famille jugés "improductifs".

Tous les candidats et leurs proches étaient tenus de se soumettre à un contrôle médical approfondi avant d'entamer la procédure d'admission proprement dite, un véritable parcours du combattant qui pouvait durer des mois. En 1952, les deux tiers des 16 000 demandes marocaines furent rejetées pour "raison de santé". La réalité, c'est que les médecins ne se contentaient pas de simplement examiner l'état de santé physique des candidats, mais évaluaient également leur "adaptation psychosociale", leur "niveau de culture" et même leur "caractère", introduisant ainsi une large part de subjectivité et de préjugés dans le processus de sélection.

La discrimination envers les candidats maghrébins n'était même pas voilée. Beaucoup d'entre eux en gardèrent un souvenir cuisant qui ne les quitta jamais et qui constitue sans doute l'une des sources principales de l'hostilité tenace qu'ils conservèrent envers l'establishment ashkénaze. Les procédures médicales et administratives terminées, les immigrants sélectionnés étaient ensuite acheminés dans un camp de transit avant d'embarquer à Marseille. Ils n'étaient pas pour autant au bout de leurs peines, car au moindre changement important dans leur dossier ou dans leur état de santé, ils pouvaient être renvoyés chez eux, victimes d'un système qui visait explicitement à "freiner la levantinisation d'Israël".

Dans l'esprit de nombreux responsables du Mapaï (parti travailliste israélien) et de l'Agence juive, il fallait attendre la "disparition de la génération du désert" – expression biblique désignant ceux qui, habitués à l'esclavage égyptien, ne purent entrer en Terre Promise – pour que le projet sioniste se réalise pleinement. Israël devait conserver ses "anciennes couleurs" de pays occidental, moderne et idéaliste, et ne pas devenir ce melting-pot judéo-oriental que redoutaient tant les fondateurs européens de l'État.

Le flux des immigrants venant d'Afrique du Nord diminua à vue d'œil sous l'effet de ces restrictions, et on envisagea à un moment d'en augmenter sélectivement le nombre en allant recruter dans les villages du Sud marocain ou du Sud tunisien, où le "matériau humain" était réputé de "meilleure qualité" que celui des grands centres urbains – vocabulaire révélateur d'une approche quasi-coloniale de ces populations juives.

Au Maroc et en Tunisie, on commença à ressentir les premières conséquences économiques et sociales de la nouvelle politique migratoire israélienne, qui laissait à la charge des communautés locales des milliers de "cas sociaux" sans aucun soutien familial, les plus jeunes et les plus qualifiés ayant émigré. À partir de 1954, la dégradation de la situation politique dans ces territoires entraîna un véritable climat de panique au sein des deux communautés à mesure qu'approchait l'heure du départ des Français et l'indépendance des pays du Maghreb.

Face à cette situation nouvelle, l'Agence juive dut mettre au point un nouveau programme d'intégration des immigrants, destiné à accueillir un plus grand nombre de ressortissants nord-africains, qui représentèrent jusqu'à 75 % des immigrants entre 1955 et 1956. Les nouveaux venus ne passeraient plus par des camps d'immigrants ou par des villages de transition, mais seraient acheminés directement dans des implantations agricoles créées spécialement à leur intention, dans l'esprit des moshavim (villages coopératifs).

Néanmoins, un problème fondamental se posait : la plupart de ces immigrants urbains ne connaissaient absolument pas le travail agricole et n'avaient aucune expérience dans ce domaine. Les bureaucrates de l'Agence juive crurent trouver la parade en jetant leur dévolu sur les communautés rurales de l'Atlas marocain et du sud de la Tunisie, composées d'hommes et de femmes souvent analphabètes mais "proches de la nature", que l'on jugeait préférables aux habitants des grandes villes, considérés globalement comme "trop lascifs et trop modernes" pour entrer de plain-pied dans la société israélienne telle qu'elle était idéalisée par l'establishment sioniste. On espérait qu'ils ressembleraient aux "bons et dociles" Juifs yéménites qui avaient accepté sans rechigner tout ce que l'État hébreu leur offrait – vision paternaliste et dépréciative qui sous-estimait gravement la capacité de résistance et la dignité de ces populations.

La grande majorité des immigrants maghrébins des années 1950 fut installée dans des moshavim créés en plein cœur du Néguev, région désertique et hostile du sud d'Israël. Il s'agissait le plus souvent de villages fantômes sans la moindre infrastructure développée, et on y acheminait les immigrants de nuit, à bord de cars aux hublots fermés ou dans des camions bâchés, pour éviter toute tentative de fuite des "récalcitrants" qui auraient compris vers quel isolement on les conduisait. Ils étaient hébergés dans des logements de 32 à 48 m², aménagés avec un minimum de confort et dotés de provisions pour deux à trois semaines. Ces nouveaux "paysans" devaient compléter leur maigre revenu par des travaux d'appoint fournis par l'Agence juive, tels que la pose de canalisations d'eau, la construction de routes ou le défrichement de domaines communaux.

En contraste flagrant, les Juifs qui arrivaient par milliers de Pologne, de Roumanie ou de Hongrie entre 1956 et 1957, à la suite du "dégel soviétique", n'eurent jamais à subir un tel traitement. Ils avaient droit, dès leur arrivée, à des logements permanents dans des villes de la bande côtière, zone bien plus hospitalière et développée. L'État leur offrait même des avantages monétaires spéciaux, et grâce à leur meilleur niveau d'instruction que celui des "Orientaux", ainsi qu'à leurs puissants réseaux familiaux déjà établis en Israël, ils trouvaient assez facilement des emplois en accord avec leur formation professionnelle dans l'industrie, le commerce, les professions libérales et les services.

Jusqu'en 1965, Israël connut un développement économique rapide, avec un taux de croissance annuel d'environ 5,5 %. Ce "miracle économique" s'expliquait par l'accroissement exceptionnel du marché du travail grâce à l'immigration massive et à l'investissement massif de capitaux dans l'agriculture, l'industrie, le bâtiment et l'éducation. La situation financière de l'État hébreu s'améliora considérablement grâce à la générosité des Juifs dans le monde, dont les dons s'élevèrent à plusieurs milliards de dollars, aux premiers versements des réparations allemandes pour la Shoah, à l'aide directe des États-Unis et à des prêts à moyen et long terme auprès de la Banque mondiale et même du Trésor américain.

Cette croissance économique permit la mise en place d'une politique sociale élaborée, avec la création d'un véritable État-providence par le Mapaï, qui fit voter en 1953 la loi sur la sécurité sociale. Le "million de têtes" que comptait désormais Israël était à même de façonner le paysage urbain, écologique et industriel du pays, et l'État hébreu put couvrir en 1966 jusqu'à 70 % des besoins alimentaires de ses 2,6 millions d'habitants, avant de devenir un exportateur significatif de produits maraîchers et d'agrumes.

Petit à petit, l'amélioration de la situation économique permit la fermeture progressive des "villages d'immigrants" les plus précaires et l'hébergement des nouveaux arrivants dans des "villes de développement" aménagées au nord et au sud du pays. La plupart de ces nouvelles agglomérations étaient situées à l'emplacement d'anciennes villes et villages arabes abandonnés par les Palestiniens durant la guerre de 1948 – superposition démographique et toponymique qui contribuait à effacer la présence palestinienne antérieure tout en répondant aux besoins de logement des nouveaux immigrants.

L'État prit à sa charge l'exploitation des ressources minières, notamment le potassium de la mer Morte et les phosphates du Néguev, ainsi que la construction de centrales électriques, le rachat de raffineries pétrolières et la construction d'oléoducs, créant ainsi des emplois industriels dans ces zones périphériques.

Les Juifs marocains continuèrent d'affluer à une cadence accélérée jusqu'en 1956, puis après une brève interruption, un accord en bonne et due forme fut même signé en 1961 entre Israël et le Maroc indépendant, qui autorisa les Juifs à sortir librement du royaume. Le Maroc se sépara ainsi d'une bonne partie de sa population juive : près de 100 000 personnes quittèrent le pays entre 1956 et 1964, principalement à destination d'Israël, mais aussi du Canada et de la France.

Vers la fin des années 1960, plus d'un Israélien sur deux était né à l'étranger, faisant d'Israël l'une des sociétés les plus diversifiées culturellement au monde, tout en posant d'immenses défis d'intégration. Ben Gourion voulait transformer cette "poussière d'hommes" disparates, pour reprendre son expression, en "nouveaux Juifs" débarrassés de leurs "scories diasporiques" – vision radicale et assimilationniste qui allait bien au-delà du simple apprentissage d'une langue commune.

Inspiré du melting pot américain, le "mizzoug galouyot" (fusion des exilés) impliquait l'abandon par les immigrants de tous les aspects jugés particularistes et rétrogrades de leurs mœurs, au profit d'une nouvelle identité israélienne standardisée. Malgré les belles paroles fraternelles prononcées par les dirigeants, cela n'empêcha pas des conduites humiliantes, comme le rasage systématique des papillotes (longues mèches de cheveux) des enfants yéménites orthodoxes à leur arrivée – acte vécu comme une violence symbolique par ces Juifs profondément attachés à leurs traditions religieuses.

Être israélien signifiait ressembler autant que faire se pouvait au Sabra laïque d'origine ashkénaze : adopter un nouveau prénom évoquant l'époque héroïque du foyer national juif ou les grands personnages bibliques; hébraïser son nom patronymique en en effaçant toute trace diasporique; parler un hébreu sans accent ni sons gutturaux rappelant l'arabe; adhérer à une culture de jeunesse spécifique valorisant les excursions dans la nature, les feux de camp et la musique folklorique. Cette transformation identitaire était relativement aisée pour les enfants des immigrants ashkénazes, culturellement plus proches du modèle dominant, mais beaucoup moins pour les jeunes Juifs irakiens ou marocains, venus en Israël avec une culture propre tout aussi riche et ancienne, souvent imprégnée d'influences arabes désormais stigmatisées dans le contexte du conflit israélo-arabe.

Cette vision assimilationniste fut particulièrement combattue par les partis religieux comme le Mafdal (Parti national religieux) et les ultra-orthodoxes, qui y voyaient une atteinte à l'authenticité du judaïsme traditionnel. Pour Ben Gourion cependant, il était essentiel d'encadrer toute cette nouvelle population par les mouvements de jeunesse, l'armée et le système éducatif afin de forger une identité nationale unifiée et de prévenir les risques de fragmentation ethnique ou communautaire.

Malgré ces efforts d'intégration, les discriminations persistèrent. En 1957, moins de 20 % des élèves en fin d'études primaires étaient originaires des pays musulmans; la moitié d'entre eux seulement parvenaient jusqu'au baccalauréat, et les plus mal lotis étaient systématiquement ceux qui venaient du Maroc, souvent relégués dans des filières professionnelles courtes. Un fossé profond se creusa à partir des années 1950 entre un "Israël riche, cultivé et à dominance ashkénaze" et un "second Israël pauvre, moins éduqué et d'origine séfarade" – fracture sociale qui allait marquer durablement la société israélienne.

Le 8 juillet 1959, dans l'ancien quartier arabe de Wadi Salib à Haïfa, devenu un quartier pauvre peuplé principalement d'immigrants nord-africains, la police tira sans justification apparente sur un homme du nom de Jacob Elkarief qui semait le désordre dans un café. À l'appel de l'Union des immigrants d'Afrique du Nord, des dizaines de manifestants en colère se dirigèrent vers le quartier ashkénaze voisin et relativement plus aisé de Hadar HaCarmel. Trois agents furent blessés au cours des nombreux affrontements qui s'ensuivirent, et 34 manifestants furent arrêtés. Ces émeutes, premières du genre dans l'histoire d'Israël, jetèrent une lumière crue sur la gravité des problèmes sociaux et des tensions ethniques qui couvaient dans le pays.

La "modernisation" telle qu'elle était conçue par l'establishment israélien supposait l'adoption pure et simple par les "Orientaux" des valeurs, des modes de pensée et des comportements de la société ashkénaze dominante. Mais cette même société n'acceptait pas de leur fournir les moyens indispensables pour faciliter leur promotion sociale et économique. Les grandes universités du pays restaient des prés carrés largement inaccessibles, et les étudiants venant des pays musulmans ne représentaient que 5 à 6 % du total des étudiants du pays, alors même qu'ils constituaient une proportion bien plus importante de la population.

Ben Gourion ne cessait de répéter aux Israéliens que les inégalités et les difficultés dont souffraient les Orientaux résultaient de leurs propres "antécédents culturels" et non des lacunes structurelles de la société israélienne. Il admettait que la bureaucratie n'était pas au-dessus de tout reproche, mais pour lui, tout irait mieux quand la "génération du désert" – celle des parents immigrants – céderait la place à une nouvelle génération née ou arrivée très jeune en Israël, et donc pleinement socialisée dans le moule israélien.

Dans le discours officiel, on mettait en valeur des figures "exemplaires" comme le soldat d'origine marocaine Nathan Elbaz qui, au prix de sa vie, avait sauvé en 1954 ses camarades de chambrée en se jetant sur une grenade dégoupillée – incarnation parfaite du "bon Oriental" qui avait su s'intégrer au point de se sacrifier pour ses frères d'armes, principalement ashkénazes.

Parallèlement à ces tensions ethniques internes, la société israélienne commença à transformer radicalement son rapport à la Shoah, événement fondateur mais longtemps mis à distance dans le discours public. Le cérémonial de commémoration de la Shoah faisait désormais se réunir tous les élèves de toutes origines autour du mémorial de leur établissement. Petit à petit, à partir de 1959, la commémoration de la "Journée de la Shoah" changea le regard collectif sur cet événement traumatique, notamment après l'arrivée de centaines de milliers de Juifs originaires d'Europe de l'Est, dont beaucoup étaient directement survivants ou descendants de victimes.

Le sujet ne quitta plus jamais l'actualité israélienne, et l'événement le plus retentissant fut sans doute le procès d'Adolf Eichmann en 1961, qui suivit celui, plus controversé, de Rudolf Kasztner en 1953-1955. Ce dernier, fonctionnaire proche du Mapaï, était accusé d'avoir "collaboré" avec les nazis en Hongrie pour sauver de la déportation à Auschwitz, en échange d'une importante somme d'argent, quelque 1 700 Juifs, principalement issus de l'élite intellectuelle et économique. Attaqué par un journaliste de droite qui l'accusait d'avoir entretenu des contacts étroits avec Eichmann, Kasztner fut finalement assassiné le 4 mars 1957 en pleine rue à Tel-Aviv par un jeune extrémiste de droite, et succomba à ses blessures quelques jours plus tard, le jour même de la décision de la Haute Cour de Justice annulant son jugement et l'innocentant de l'accusation de collaboration.

Des lois furent adoptées au Parlement concernant la comparution en justice des criminels nazis et accordant à l'État hébreu le droit de juger, au nom du peuple juif tout entier, les responsables de l'Holocauste. Un mémorial national, Yad Vashem, fut fondé à Jérusalem dès 1953 pour perpétuer le souvenir des victimes.

Le procès d'Eichmann en 1961 constitua un moment charnière pour la conscience collective israélienne. Capturé en Argentine par les services secrets israéliens, ce haut fonctionnaire nazi, l'un des principaux organisateurs de la "solution finale", fut jugé à Jérusalem sous l'œil des caméras du monde entier. Ce fut un grand moment radiophonique national : 2,2 millions d'Israéliens (sur une population totale d'à peine plus de 2 millions) écoutèrent jour après jour, pendant plusieurs semaines consécutives, les témoignages les plus terrifiants sur la solution finale et ses mécanismes bureaucratiques. L'homme fut condamné à mort et pendu le 1er juin 1962 – seule exécution capitale jamais réalisée par l'État d'Israël. Son corps fut incinéré et ses cendres dispersées en mer, hors des eaux territoriales israéliennes, pour qu'aucun lieu de mémoire ne puisse lui être consacré.

Le souvenir de la Shoah devint ainsi une composante majeure et structurante de l'identité israélienne, transcendant même les clivages ethniques entre ashkénazes et séfarades. Le ministère de l'Éducation contribua grandement à ce "retour au passé" en lançant à partir de 1956 une vaste campagne de "ressourcement et d'approfondissement de la conscience juive". Il s'agissait de sensibiliser les enseignants de toutes les écoles aux "matières juives", notamment en faisant usage désormais du calendrier hébraïque et en apprenant aux élèves les fondements essentiels de l'histoire et de la religion juives – inflexion notable par rapport à l'idéal pionnier initial, qui avait tenté de créer une culture hébraïque moderne largement détachée des références religieuses traditionnelles.

Le public israélien manifesta par ailleurs un engouement croissant pour l'archéologie biblique, d'autant plus que deux généraux célèbres de Tsahal, Yigael Yadin et Moshe Dayan, y attachèrent leur nom, le second devenant même un collectionneur compulsif d'antiquités. Cette passion collective pour l'archéologie traduisait une quête d'enracinement et de légitimation territoriale qui dépassait le cadre strictement scientifique. On vit également émerger le mouvement intellectuel des "Cananéens", qui estimait qu'il avait existé dans l'Antiquité une "nation hébraïque" englobant l'ensemble des peuples vivant dans la terre de Canaan, au-delà des seules tribus d'Israël – vision qui tentait d'établir un lien direct entre les Israéliens modernes et les anciennes populations de la région, court-circuitant ainsi deux millénaires de diaspora.

Dans cette construction identitaire complexe, il ne faut pas oublier l'histoire d'une "minorité silencieuse", les Arabes israéliens, qui représentaient environ 15 % de la population entre 1950 et 1970. Certes, on souhaitait leur accorder quelques libertés formelles comme le droit de vote; on avait même reconnu l'arabe en tant que seconde langue officielle du pays. Mais une série de mesures d'exception, notamment des ordonnances d'urgence héritées du mandat britannique, leur furent appliquées de manière discriminatoire. On censurait leurs journaux et leurs programmes scolaires, on confisquait leurs biens, on pratiquait l'internement administratif sans jugement et on les discriminait systématiquement pour des "raisons de sécurité" au niveau de l'emploi, particulièrement dans le secteur public et les industries sensibles.

Un événement particulièrement dramatique illustra la condition précaire de cette minorité : le massacre de Kafr Qasim en 1956, village arabe situé à une vingtaine de kilomètres de Tel-Aviv. Le 29 octobre, jour du déclenchement de la guerre du Sinaï contre l'Égypte, un couvre-feu fut imposé à tous les civils arabes habitant le long de la frontière avec la Jordanie, alors considérée comme potentiellement hostile. Leur journée de travail terminée, 47 paysans arabes rentrèrent chez eux, violant sans le savoir le couvre-feu dont ils ignoraient l'existence. Ils furent abattus sans sommation par des gardes-frontières israéliens. Kafr Qasim devint ainsi, dans la conscience palestinienne, un second Deir Yassin – village tristement célèbre pour le massacre de ses habitants en avril 1948 par des groupes paramilitaires juifs.

Malgré ces discriminations et ces violences, l'expansion du travail salarié et la modernisation du monde rural transformèrent progressivement les structures économiques et sociales de la population arabe israélienne, poussant à son urbanisation croissante ainsi qu'à sa sédentarisation, notamment pour les Bédouins du Néguev. Les Arabes furent tenus de respecter certaines lois du Code civil israélien, telles que l'interdiction du mariage forcé, de la polygamie et de la répudiation unilatérale – dispositions qui, bien que potentiellement émancipatrices pour les femmes, étaient souvent vécues comme des intrusions culturelles.

Dans le domaine politique, les autorités israéliennes favorisèrent l'émergence de nouvelles classes de notables ruraux et urbains proches du pouvoir central et généralement bien en vue des milieux traditionnels de leur société. Tandis que le parti de Ben Gourion préférait s'entourer de partis satellites animés par des notables locaux cooptés, le Mapam (parti marxiste-sioniste) avait choisi d'intégrer des politiciens arabes directement dans ses activités générales et sur ses listes électorales. La seule alternative crédible pour les Arabes israéliens politiquement engagés était sans doute le Parti communiste israélien (Maki), qui avait néanmoins fini par reconnaître Israël comme un fait légitime et permanent.

Avec le temps, les distances idéologiques et culturelles entre les membres juifs et arabes du Parti communiste s'approfondirent, et le parti finit par se scinder en 1965 en un Parti communiste à dominante juive, qui perdit assez rapidement le soutien de Moscou avant de quasiment disparaître, et un Parti communiste à majorité arabe, le Rakah, qui devint pour plusieurs décennies le principal représentant politique de la minorité arabe en Israël.

Ainsi, la jeune nation israélienne, tout en absorbant des vagues massives d'immigration qui transformèrent radicalement sa composition démographique, s'efforça de forger une identité nationale cohérente à partir d'éléments disparates, dans un contexte de conflits externes permanents et de tensions internes considérables. Ce processus de construction nationale, avec ses réussites indéniables et ses zones d'ombre persistantes, constitue l'une des expériences les plus fascinantes de l'histoire contemporaine – la tentative de "faire d'un vieux peuple une nation neuve", selon la formule célèbre attribuée à Ben Gourion, qui résume admirablement l'ambition prométhéenne du projet sioniste dans sa dimension constructiviste et révolutionnaire.


Juifs et Arabes : la paix manquée.

La défaite arabe de 1948, ressentie comme un affront douloureux par l'ensemble du monde musulman, entraîna un divorce durable entre les opinions arabes et leurs régimes politiques. Les raisons ne manquaient pas : corruption des élites, impréparation des armées, désunion des états-majors et, par-dessus tout, duplicité des gouvernements qui, d'un côté, s'engageaient à ne jamais reconnaître Israël et, de l'autre, conduisaient des négociations secrètes avec l'État hébreu.

Le roi Farouk, qui avait pris le contrôle de la bande de Gaza, se disait prêt à faire la paix avec Israël si celui-ci acceptait de céder à l'Égypte le Néguev. Il en était de même du roi Abdallah de Jordanie qui, après s'être emparé de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est, était disposé à normaliser ses relations avec l'État juif s'il obtenait un corridor terrestre reliant la Cisjordanie à la Méditerranée et un second à travers le Néguev. Il fallait également citer les Syriens Husni Zaim et Adib Shishakli qui, en échange de la moitié du lac de Tibériade et de la rive gauche du Jourdain, étaient prêts à conclure un accord de non-agression, voire un traité de paix. Le premier était même prêt à rencontrer Ben Gourion et accepta même d'installer définitivement sur son territoire 300 000 réfugiés palestiniens avant d'être chassé du pouvoir puis fusillé.

Israël acceptait de faire la paix avec ses voisins mais refusait d'en payer le prix en permettant le retour des réfugiés palestiniens et en abandonnant une partie des territoires conquis pendant la guerre. Israël se contentait d'exiger un statu quo et de réclamer des États arabes un strict respect des accords d'armistice. Alors que pour les Israéliens l'armistice signifiait la cessation complète de toute action hostile menée aussi bien par les armées régulières que par des bandes irrégulières et les civils palestiniens, les Arabes, pour leur part, ne pensaient pas que l'armistice mettait véritablement fin à la guerre.

L'Égypte n'a jamais autorisé Israël à laisser passer ses bateaux ni à franchir le canal de Suez, elle a continué à boycotter économiquement l'État hébreu et à l'attaquer sur les ondes et dans la presse écrite. Cet armistice n'interdisait pas non plus à la Jordanie d'empêcher les véhicules israéliens de passer par le carrefour de Latrun pour se rendre à Tel-Aviv et à Jérusalem. La Syrie ne fut pas honteuse d'annexer le village d'El Hamma.

D'autre part, alors que pour Israël les lignes de cessez-le-feu, bien que provisoires, étaient des frontières, les Arabes répliquaient en soulignant que leur statut particulier interdisait à l'État hébreu d'en exploiter les ressources hydrauliques. Ils récusaient de la même manière la décision israélienne d'expulser les Palestiniens des "no man's land" ou d'installer à leur place de nouveaux immigrants juifs sur des terres ayant appartenu à des Palestiniens. En tant qu'habitants légitimes du pays, ceux-ci avaient le droit, pensaient-ils, d'user de tous les moyens pour récupérer leurs terres, et nul Arabe ne pouvait les en empêcher ni leur interdire de franchir les frontières pour tenter de rentrer chez eux.

La Commission de conciliation de l'ONU et la conférence de Lausanne en 1949 avaient échoué à rapprocher les points de vue, et Israël allait ainsi faire du respect du statu quo frontalier le pivot essentiel de sa stratégie de défense, du moins jusqu'en 1954. Les Arabes, quant à eux, peinaient à effacer la honte de la Nakba et réclamaient, par l'intermédiaire de la Ligue arabe, que le territoire alloué à l'État hébreu par la résolution du 29 novembre 1947 fût amputé d'une partie du Néguev et de la Galilée, de manière à y installer des réfugiés palestiniens chassés de leur pays. En somme : "moins de terre et plus d'Arabes" comme condition sine qua non à la reconnaissance de l'État juif par ses voisins. C'était un marché inacceptable pour Ben Gourion, qui avait eu tant de mal à calmer les ardeurs expansionnistes de ses généraux.

La guerre terminée, il résolut de réduire substantiellement les effectifs de l'armée, ce qui lui valut la démission de son chef d'état-major, le général Yadin. Du côté arabe, le roi de Jordanie n'hésita pas à engager des négociations de paix très avancées avec l'État juif. Menacé de mort par les partisans du mufti, et désavoué jusque dans son gouvernement, il fit savoir en 1950 à la Ligue arabe qu'il annexait la Cisjordanie à titre provisoire seulement, tout en octroyant à ses habitants palestiniens l'entière égalité avec les Jordaniens. Aucun autre pays arabe ne suivit son exemple, pas plus l'Égypte, qui cantonna les réfugiés dans la bande de Gaza, que le Liban, qui ne voulait pas mettre en danger son équilibre confessionnel, ou la Syrie, qui les installa dans des camps à quelques encablures seulement des lignes d'armistice.

Les frontières étaient par ailleurs mal surveillées et leur tracé biscornu. Au bord de la famine, beaucoup pénétraient en territoire israélien soit pour voler du bétail et des vivres, ou tout simplement pour passer clandestinement de Gaza en Cisjordanie ou vice-versa, quand ce n'était pas pour écouler des marchandises de contrebande introuvables en Israël et recherchées dans les villages arabes. Jusqu'en 1953, quelque 20 000 Palestiniens auraient réussi à s'installer de la sorte, plus ou moins légalement, en Israël.

Cependant, au fil des mois, un nombre croissant d'irréguliers n'appartenant pas aux armées des pays voisins commencèrent à se glisser parmi les infiltrés clandestins. Ils posaient des mines au passage de véhicules civils et militaires, harcelaient les patrouilles aux abords des "no man's land" et parfois poussaient le courage jusqu'à pénétrer dans les banlieues des grandes villes pour y perpétrer leurs méfaits. Israël tenta de les freiner en prenant des mesures préventives consistant à éloigner systématiquement des lignes d'armistice et des zones démilitarisées les villages arabes et les campements de Bédouins. Des implantations juives furent créées à leur place, et la protection fut assurée par une nouvelle police des frontières constituée en partie de Druzes. Pour autant, les actes de sabotage ne s'amenuisaient pas, et des chasses à l'homme impitoyables eurent lieu, également en Galilée.

Pour couper court aux revendications égyptiennes sur le Néguev, une vaste opération de mise en valeur fut lancée dans cette province quasiment désertique, au cours de laquelle quelque 10 000 Bédouins nomades furent chassés en 1950 vers le Sinaï dans des conditions épouvantables. L'affaire fit grand bruit dans la presse internationale, et l'Égypte alerta le Conseil de sécurité de l'ONU, mais sans grand résultat. La Syrie fit aussi appel à l'ONU en avril 1951 pour contraindre Israël à mettre fin à ses travaux d'assèchement du lac Houlé. En réaction à ces tensions, Damas installa des batteries d'artillerie sur les crêtes du Golan.

La tension atteignit son comble le 20 juillet 1951, après l'assassinat du roi Abdallah de Jordanie à Jérusalem. Son successeur, Talal, fut contraint de démissionner pour des raisons de santé et céda sa place en août 1952 à son fils Hussein. Âgé de 17 ans quand il monta sur le trône, celui-ci ne semblait pas à la hauteur des immenses enjeux. Redoutant depuis longtemps une reprise générale des violences entre Israël et ses voisins, la Grande-Bretagne et la France avaient mis en garde, le 25 mai 1950, les pays de la région contre tout usage de la force et toute menace de recours à la force entre États. Les délégués arabes ont interprété cette déclaration tripartite comme étant favorable à Israël, et ils réagirent en s'abstenant lors des votes à l'ONU sur la guerre de Corée, pendant que l'État hébreu, lui, se rapprochait à pas de géant des États-Unis et se détournait de l'Union soviétique.

Cela lui valut, en septembre 1951, de bénéficier du soutien américain lors du débat au Conseil de sécurité sur les restrictions mises par l'Égypte au passage des navires israéliens sur le canal de Suez. Irrité, Le Caire rejeta le mois suivant la requête de l'OTAN de participer, aux côtés de la Turquie et de l'Angleterre, au futur pacte de Bagdad, et dénonça dans la foulée le traité anglo-égyptien de 1936, donnant ainsi sa caution aux manifestants qui, à l'appel des Frères musulmans, défilaient depuis des semaines contre le maintien des bases britanniques sur le canal de Suez.

Ce fut au tour du roi Farouk de disparaître de la scène politique en juillet 1952 : il fut renversé par un groupe de jeunes "officiers libres" conduit par le général Mohamed Neguib et le colonel Gamal Abdel Nasser. Né en 1918 à Alexandrie, Nasser avait été attiré pendant un bref laps de temps, dans sa jeunesse, par le parti fasciste d'Ahmad Hussein, Misr al-Fatat. Après des études à l'Académie militaire, où il avait acquis facilement le grade de sous-lieutenant, il fut affecté, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, au Soudan. Peu attiré par l'Allemagne nazie, au contraire de beaucoup de ses amis comme Sadate, qui se fera prendre par les Anglais alors qu'il tentait de rejoindre l'armée de Rommel en Libye, Nasser préférait les Anglais, mais il fut tout de même choqué par le coup de force britannique du 4 février 1942, contraignant le roi Farouk à nommer un Premier ministre pro-occidental.

En mai 1948, il fut envoyé avec ses hommes en Palestine. Blessé d'une balle à la poitrine à peine trois mois après le début des hostilités, il se trouva bloqué dans la poche de Fallouja avec plusieurs centaines de ses soldats. Humilié et écœuré par la corruption des élites politiques de son pays, il créa à son retour au Caire l'organisation des "officiers libres", qui lui servit de marchepied vers la prise du pouvoir. Après avoir écarté Neguib, Nasser annonça une réforme agraire qui limitait théoriquement la propriété rurale à 80 hectares, puis procéda à l'épuration des partis politiques avant d'engager des négociations avec la Grande-Bretagne pour l'évacuation du canal de Suez. Le "pharaon" disposait, à la fin de 1954, de tous les pouvoirs, de tous les moyens de communication et de tout l'appareil d'État.

Au départ, il n'était pas totalement hostile à Israël et donnait l'impression de vouloir un accord. Israël créa tout de même l'unité 101, la première unité des forces spéciales israéliennes. Une quarantaine de baroudeurs en quête d'actes de bravoure et d'exploits à la limite du possible la constituaient, comme le jeune officier Ariel Sharon, dont l'une des premières opérations fut l'attaque, en août 1953, d'un camp de réfugiés palestiniens dans la bande de Gaza, qui fit une quarantaine de morts. D'autres méfaits leur furent reprochés, comme l'expulsion de la tribu bédouine des Azazma ou le raid de Qibya.

Deux mois après le scandale du raid qui avait causé la mort de civils, Ben Gourion prit du recul pour se reposer, et Moshe Sharett prit sa place pour quelque temps. Moshe Dayan fut placé au grade de chef d'état-major général. Shimon Peres fut nommé directeur général du ministère de la Défense. Dayan était le préféré de Ben Gourion depuis la guerre d'indépendance. Il portait un bandeau en permanence en cache-œil après avoir pris une balle française en combattant les forces de Vichy en Syrie. Il avait eu un parcours météorique et était passé à de nombreux commandements, notamment celui de Jérusalem. Il était notamment connu du grand public pour ses frasques et sa désobéissance quant à l'interdiction de procéder à des fouilles archéologiques dans des sites non autorisés. Il n'était pas beaucoup aimé par le nouveau Premier ministre, qui le traitait de "politicien en uniforme" et de "militaire en temps de guerre seulement". Il dut cependant composer avec lui, mais ils avaient au moins un point commun : ils doutaient tous deux de l'efficacité des raids de représailles et estimaient qu'ils renforçaient la cohésion des États arabes contre Israël.

La Grande-Bretagne et les États-Unis étaient tout sourire à l'égard de Nasser, car ils voulaient l'empêcher de se rapprocher de l'Union soviétique, et pour cela, ils promirent de financer le haut barrage d'Assouan et de lui fournir des armes qui manquaient à son armée s'il acceptait de se joindre au pacte de Bagdad. Allant plus loin encore, l'Angleterre, qui était la plus vindicative des deux puissances à l'égard de l'État hébreu, s'empressa de signer, le 19 octobre 1954, avec l'Égypte, un accord sur l'évacuation, dans un délai de deux ans, du canal de Suez. L'Angleterre ne cessa de tenter de convaincre Israël de céder à l'Égypte les terres du Néguev et de revenir aux frontières du 29 novembre 1947. Elle demandait également le rapatriement des réfugiés.

C'est à la fin de l'année 1954 qu'éclata la lamentable affaire d'espionnage déjà évoquée, qui donna lieu à l'affaire Lavon. Ce dernier avait ordonné, par ailleurs, quelque temps plus tôt, à un bateau israélien de se dérouter en direction du canal de Suez. L'opération, approuvée avec beaucoup de réticences par le Premier ministre, visait aussi à faire revenir les Anglais sur leur décision de quitter le canal si les Égyptiens arraisonnaient le navire en question. Mais, sans la moindre protestation de la part de Londres, le navire battant pavillon israélien fut bloqué, le 28 septembre 1954, à l'entrée de la voie d'eau internationale, sa cargaison saisie, et ses dix membres d'équipage jetés en prison. Le 31 janvier 1955, deux membres du réseau d'espionnage démantelé au Caire et à Alexandrie furent pendus, et la tension monta d'autant plus d'un cran que le 23 février 1955, après plusieurs mois d'accalmie, une patrouille égyptienne fut interceptée à l'intérieur du territoire israélien, où elle avait dérobé des cartes et autres documents sensibles avant de tuer un motocycliste.

Cinq jours plus tard, l'armée israélienne lança l'opération "Flèche noire". Menée par Ariel Sharon à la tête d'un régiment de 120 parachutistes, elle fut dirigée contre des cibles civiles et militaires à proximité de Gaza. Bilan : 38 soldats tués et 31 blessés du côté égyptien. Ce fut un tollé général dans le monde arabe et un camouflet personnel pour le président égyptien, qui se trouva placé au pied du mur. Depuis la destitution de son comparse, il n'avait pas encore formulé de choix définitif, mais il avait désormais plus résolu que jamais à faire du cheval de bataille du panarabisme et de l'unité arabe sa priorité. Nasser cessa dès lors tout contact secret ou indirect avec l'État hébreu et envoya des renforts de troupes à Gaza et aux abords du Sinaï, avec la création d'unités spéciales de commandos palestiniens que l'on nomma les "fedayins". Ces jeunes gens des camps, commandés par des officiers égyptiens, servaient dans la bande de Gaza, en Cisjordanie, au Liban et en Syrie.

Pour réagir, l'état-major israélien élabora une nouvelle doctrine de combat : au lieu d'attendre d'être attaqué avant de passer à la contre-offensive, Tsahal devait être en mesure de frapper la première et de neutraliser les forces ennemies avant qu'elles ne pénètrent en territoire israélien, une doctrine mettant en valeur le rôle de l'armée de l'air. Le 24 mars 1955, Ben Gourion suggéra au Premier ministre de lancer l'armée à la conquête de la bande de Gaza. Cette idée fut rejetée largement à la majorité des voix.

Le président Eisenhower, qui voulait empêcher Nasser de se rapprocher des Soviétiques, ne convainquit pas le président égyptien, qui rejeta le pacte de Bagdad, car il y voyait une entreprise impérialiste dirigée contre l'URSS. Il y était d'autant plus hostile que ce pacte faisait la part belle à l'Irak, sa grande rivale sur la scène arabe. Le 25 avril, il se rendit à la conférence de Bandung, qui fit de lui l'un des leaders du tiers-monde avec Tito, Soekarno et Nehru. À son instigation, la conférence adopta une résolution anticoloniale dénonçant à la fois la politique française en Afrique du Nord et l'attitude d'Israël à l'égard des Palestiniens.

L'été qui suivit fut particulièrement sanglant. Par surprise, Nasser annonça, le 27 septembre 1955, la signature d'un accord militaire avec la Tchécoslovaquie, comprenant la livraison d'armes très lourdes. La nouvelle fit l'effet d'une bombe à Washington et à Londres, où l'on s'inquiéta de l'entrée en force de l'URSS au Moyen-Orient, mais aussi et surtout à Jérusalem, où l'on avait désormais la certitude que Nasser préparait une guerre d'extermination contre Israël. Le déclenchement par l'État hébreu d'une guerre préventive avant la réception par l'armée égyptienne des armes soviétiques taraudait à nouveau les esprits. Ben Gourion, comme Sharett, y était défavorable, malgré la volonté de Dayan.

En octobre, la tension monta subitement dans la zone du Sinaï. Le 2 novembre, Ben Gourion, alors qu'il présentait son nouveau gouvernement, comprit que l'armée lançait l'une de ses plus grandes opérations militaires depuis 1948 contre l'armée égyptienne. Commandée par Ariel Sharon, l'opération fut menée par une force combinée de parachutistes, de pionniers combattants et de fantassins. Composée à 80 % de nouveaux immigrants orientaux, cela fit la grande joie de Ben Gourion. Devinant les intentions de Dayan de provoquer un conflit, Nasser fit preuve de retenue à la suite de ce grave incident qui coûta la vie à une cinquantaine de ses soldats. Il n'était pas non plus sans savoir que, par crainte d'une vive réaction des Anglais et des Américains, Ben Gourion ne voulait plus d'une guerre préventive, vers laquelle le poussait le chef d'état-major et à laquelle s'opposait la plupart de ses ministres, au premier rang desquels le ministre des Affaires étrangères.

Dayan tourna alors son regard belliqueux vers la Syrie, qui venait juste de signer un pacte de défense mutuelle avec l'Égypte. Désireux de provoquer une réaction égyptienne qui justifierait le déclenchement d'une guerre préventive, il lança, le 11 décembre 1955, l'opération "Feuille d'olivier" contre les positions syriennes aux abords du lac de Tibériade. Le bilan fut lourd. L'opération fut violemment condamnée par les États-Unis et par la Grande-Bretagne. Pire : c'est à peine si les Américains voulurent recevoir le ministre des Affaires étrangères, Sharett, qui était venu demander une aide militaire à Washington. Laissé dans l'ignorance de l'opération qui s'était tramée avant son départ pour Washington, le ministre des Affaires étrangères entra dans une vive colère et ne trouva pas de mots assez durs pour condamner l'activisme du Premier ministre et dénoncer l'irresponsabilité du chef de l'état-major.

Cela étant, la livraison imminente d'armes soviétiques à l'Égypte, puis à la Syrie, changeait du tout au tout l'équilibre des forces entre Israël et ses voisins. Les États-Unis et l'Angleterre refusaient de fournir des armes à l'État hébreu, car ils souhaitaient renouer avec Nasser. Israël se tourna donc vers la France qui, écartée par les Anglo-Saxons du pacte de Bagdad et de la plupart de ses anciennes zones d'influence au Proche-Orient, cherchait de son côté à faire payer au président égyptien le prix de son appui à l'insurrection algérienne.

Le resserrement des liens entre les deux pays était sensible depuis des mois, notamment avec l'envoi de stagiaires israéliens dans les écoles militaires françaises et l'acquisition par Tsahal de chasseurs-bombardiers, de canons et de blindés de fabrication française. Le 8 août 1954, Moshe Dayan fut décoré de la Légion d'honneur à Paris pour son action en Syrie contre les soldats de Vichy. Du côté israélien, c'est Shimon Peres qui fut le maître d'œuvre incontestable du rapprochement entre Paris et Jérusalem. Des premiers gros contrats d'armement français comprenant notamment des avions de combat Ouragan et des chars légers, ainsi que des Mystère IV, furent signés. Le gouvernement français ne pouvait les exporter sans l'accord de Washington, qui s'opposait fermement à la livraison de cet appareil à Israël. Ce qui se fit dans ses grands traits sous les gouvernements de Pierre Mendès-France et d'Edgar Faure, l'alliance franco-israélienne devint une réalité après l'accession de Guy Mollet au pouvoir en février 1956.

Si, au sein du ministère de la Défense, un lien réel s'était créé avec Israël, le Quai d'Orsay restait quand même soucieux des intérêts français dans le monde arabe. Les Israéliens comprirent que tout n'était pas encore gagné à Paris, surtout après l'opération "Feuille d'olivier" en décembre 1955 contre la Syrie, pendant laquelle la France rejoignit la Grande-Bretagne et les États-Unis dans leur condamnation et suspendit ses livraisons d'armes à Israël. En février 1956, après que les États-Unis eurent fait savoir publiquement à Paris qu'ils ne s'opposaient plus à la livraison d'avions Mystère IV à Israël, trois chasseurs atterrirent majestueusement sur l'aérodrome militaire au nord d'Israël. Il s'agissait des premières hirondelles d'un lot d'une vingtaine de ces appareils, dont les performances étaient supérieures à celles des MiG soviétiques que possédait l'Égypte. Dans les semaines qui suivirent, la France livra à Israël la totalité du matériel commandé quelques mois plus tôt. Les relations entre les deux pays s'étendirent à tous les domaines, et notamment au renseignement militaire, après que les services israéliens eurent intercepté, en juin, des messages codés entre Le Caire et les chefs de la rébellion algérienne installés à Rome.

Le 22 juin 1956, une délégation israélienne fut invitée pour des négociations secrètes avec des responsables militaires français. La rencontre eut lieu à Vermars, dans le Val-d'Oise. On y trouvait le chef des services secrets français, monsieur Boursicot, le général Challe et des membres du ministère de la Défense. Du côté israélien, on trouvait Moshe Dayan et Shimon Peres. Au centre des discussions : la recherche de moyens appropriés pour faire tomber Nasser et contrecarrer ses différentes initiatives. Très prudents dans leur réponse, les Français étaient surtout intéressés par un échange de renseignements concernant l'insurrection algérienne et l'aide fournie par Nasser au FLN. Quant aux Israéliens, ils avaient hâte surtout de présenter à leurs interlocuteurs une nouvelle liste d'achat comprenant de très nombreuses armes ainsi que de grandes quantités de munitions et de pièces de rechange, pour un montant de 100 millions de dollars, une somme considérable à l'époque. Israël espérait obtenir des facilités de paiement de la part de la France, qui était devenue entre-temps le principal fournisseur d'armes de l'État hébreu. C'est d'ailleurs lors de cette rencontre que furent finalisées les modalités de coopération nucléaire entre les deux pays.

Pendant ce temps, la situation s'était brusquement détériorée sur la frontière entre Israël et la Jordanie, depuis que le roi Hussein avait été contraint de se séparer, en mars 1956, de Glubb Pacha et des officiers de la Légion arabe. Craignant de subir le même sort que son grand-père, il ne put résister aux appels de Nasser et à la pression de ses sujets palestiniens et laissa tout loisir aux fedayins, venus de la bande de Gaza ou originaires de Cisjordanie, de multiplier leurs attaques contre l'État hébreu. Tsahal lança une vaste opération contre un fortin de police jordanien, et la bataille faisait encore rage quand le consul britannique à Jérusalem informa les autorités israéliennes qu'une division irakienne était sur le point de pénétrer en Jordanie et que la Grande-Bretagne entendait voler au secours du royaume jordanien, conformément au traité. Et ce au moment précis où le gouvernement de Sa Majesté n'excluait plus une action commune avec la France et Israël contre l'Égypte, après que Nasser eut annoncé, le 26 juillet 1956, la nationalisation de la Compagnie internationale du canal de Suez.

Cette décision avait provoqué un véritable choc dans le monde arabe, mais surtout pris de court les Occidentaux, plus particulièrement la Grande-Bretagne, qui était la principale actionnaire, avec la France, de la Compagnie du canal. Jurant du même coup de libérer la Palestine et d'unifier les pays arabes, Nasser apparaissait désormais comme le champion de la lutte contre le colonialisme européen et contre le sionisme, deux volets indissociables d'un même combat selon lui. Mâtiné de socialisme et d'anti-impérialisme, et parlant volontiers de révolution et de libération armée, le panarabisme de Nasser allait ainsi prendre forme avant de se répandre, au cours de la décennie suivante, dans tous les pays de la région, et notamment dans les camps de réfugiés palestiniens éparpillés entre le Liban et le Koweït.

Londres et Paris s'étaient entendues sur le principe d'une riposte militaire. Les deux capitales espéraient que ni les États-Unis d'Amérique ni l'Union soviétique ne se mettraient sur leur route, les premiers parce qu'ils étaient en pleine campagne électorale pour la Maison-Blanche, la seconde parce qu'elle était paralysée par la révolte de la Hongrie. Il restait encore à Guy Mollet de convaincre le Premier ministre Anthony Eden d'accepter qu'Israël se joigne à une action commune et qu'on le laisse éradiquer complètement les nids de combattants palestiniens de la bande de Gaza. Les États-Unis avaient tenté de gagner du temps en appelant à une conférence à Londres de tous les États signataires de la convention de Constantinople et des autres pays usagers du canal.

Ben Gourion ne voulait pas d'une guerre menée par Israël seul, sans l'entrée en guerre simultanée de la France et de la Grande-Bretagne, et sans la garantie que les États-Unis n'imposeraient pas immédiatement à l'État hébreu de se retirer. Les négociations n'allèrent pas sans difficultés, car les Israéliens comprirent que les Français et les Anglais étaient surtout intéressés par le canal de Suez. De la même manière, il n'avait pas été facile de faire parler ensemble la délégation britannique et la délégation israélienne, par ailleurs ennemies. Néanmoins, l'annonce que la Jordanie plaçait son armée sous un commandement militaire égyptien commun et qu'un bâtiment égyptien avait été surpris en train de décharger sur les côtes algériennes des armes envoyées au FLN précipita la mise en place d'un accord entre les trois délégations à l'issue de trois journées de discussions très serrées, au cours desquelles les Anglais ne cachèrent d'ailleurs pas leur profond ressentiment à l'encontre des Israéliens.

Moins d'une semaine plus tard, le 29 octobre 1956, les troupes israéliennes du général Dayan franchirent la frontière égyptienne et entrèrent dans le Sinaï. Leurs objectifs étaient très clairs : détruire les bases de fedayins opérant dans la bande de Gaza et assurer la liberté de navigation dans le détroit de Tiran. Le plan comportait néanmoins trois éléments très risqués : l'un consistait à lâcher des parachutistes au-dessus du défilé de Mitla près de l'extrémité du canal de Suez ; l'autre, au lieu de commencer par bombarder les aérodromes égyptiens, prescrivait que les appareils israéliens se borneraient, pendant les deux premiers jours, à assurer la couverture des forces terrestres et à protéger l'espace aérien israélien.

Commença alors la deuxième guerre israélo-arabe, connue en Israël sous le nom d'opération Kadesh. En moins d'une semaine, et au prix de 172 tués, 817 blessés, 4 prisonniers et 18 avions perdus, les forces israéliennes se retrouvèrent à moins d'une vingtaine de kilomètres du canal de Suez, occupèrent toute la bande de Gaza et la péninsule du Sinaï, et avaient ouvert le détroit à la navigation. Outre la bataille de blindés, l'un des faits d'armes les plus spectaculaires fut la prise du destroyer égyptien "Ibrahim al-Awal". Nasser évita à son armée, complètement débordée, de se retirer du champ de bataille en pleine campagne. Quatre mille officiers et soldats égyptiens furent capturés, et d'importantes quantités de matériel militaire furent abandonnées sur le terrain.

Les forces anglaises et françaises avaient différé de plusieurs heures leur bombardement contre les bases aériennes égyptiennes, alors que les États-Unis et l'Union soviétique étaient déjà sur la brèche et que les critiques contre la coalition venaient du monde entier. Le 5 novembre, les parachutistes français et britanniques s'étaient emparés de l'aéroport de Port-Saïd et de Port-Fouad. Le soir même, les Américains et les Soviétiques imposèrent un cessez-le-feu aux belligérants. Rigoureux le surlendemain, la France et l'Angleterre étaient loin de leurs objectifs premiers, c'est-à-dire la prise de tout le canal de Suez. Elles furent contraintes d'arrêter leur intervention alors que leurs soldats venaient à peine de fouler le sol égyptien.

Alors que le chef du gouvernement soviétique menaçait de lancer ses fusées balistiques contre l'État hébreu, le président des États-Unis, lui, voulait couper les vivres si ses troupes ne se retiraient pas rapidement du Sinaï. À présent au grand jour, la collusion entre sionisme et colonialisme n'avait plus besoin d'être démontrée à des opinions arabes surexcitées. Le Premier ministre israélien avait assuré au président américain que l'objectif recherché par Israël était uniquement le démantèlement des camps de combattants palestiniens sur les frontières.

Ne tenant pas rigueur à la Syrie et à la Jordanie de ne pas avoir ouvert de second front contre Israël, Nasser ne tarda pas à transformer sa défaite militaire en une victoire triomphale, d'abord contre la Grande-Bretagne et la France, qui se plièrent rapidement aux injonctions des Nations Unies, mais surtout contre Israël, qui n'avait eu à faire qu'à quelques unités dispersées de l'armée égyptienne. Finalement, les Français et les Britanniques évacuèrent leurs troupes en décembre 1956, tandis que les Israéliens jouèrent les prolongations jusqu'au 16 mars 1957.

Israël avait pu démontrer qu'elle disposait d'un puissant outil militaire, Tsahal, qui s'était imposé par l'excellente qualité de son armement, l'efficacité de son organisation opérationnelle, le bon entraînement de ses réservistes et la rapidité de mouvement de ses unités. Cette guerre assura en outre une renommée mondiale à Dayan, considéré par la presse locale et internationale comme un génie militaire. Artisan incontesté de la victoire, il ne résista pas à la tentation d'aller explorer des sites archéologiques dans le Sinaï. Il quitta l'uniforme en janvier 1958. Il commença alors une carrière politique et participa activement à la campagne électorale de 1959 de son parti. Il servira d'ailleurs comme ministre de l'Agriculture jusqu'en 1964.

Israël, cependant, ne tarda pas à découvrir que la campagne du Sinaï avait été une guerre pour rien et qu'elle avait renforcé l'aversion des Arabes à son égard. De fait, jamais l'image d'Israël et des Juifs ne fut aussi peu avenante dans le monde arabe et musulman qu'à cette époque. Des armées arabes vaincues à deux reprises par des soldats juifs, cela dépassait l'entendement des simples croyants. Deux explications différentes apparurent : c'était d'une part, comme ne cessaient de le répéter les Frères musulmans depuis le milieu des années 1940, la corruption des élites occidentalisées, leur éloignement des valeurs politiques de l'islam ; d'autre part, le complot ourdi contre le monde arabe et musulman par les Occidentaux qui, dans un combat d'arrière-garde coloniale, voulaient maintenir leur domination sur les pays du Proche-Orient par Israël interposé.

On publiait et rééditait de manière ininterrompue en arabe des écrits antisémites comme "Les Protocoles des Sages de Sion" ou "Mein Kampf". Pour beaucoup, ce n'était pas le minuscule État hébreu qui les avait défaits, mais une organisation satanique mondiale dont le siège se trouverait en Israël. La théorie du complot juif devenait très fréquente et associait évidemment le communisme et la franc-maçonnerie au judaïsme. Concernant la Shoah, le chiffre de six millions de Juifs était considéré comme une affabulation destinée à voiler les méfaits d'Israël envers les Arabes. Dans les pays arabes, l'arrestation d'Adolf Eichmann et l'ouverture de son procès en 1961 étaient perçues comme une vaste manipulation.

Au même moment, chez les Palestiniens, c'était le réveil de la jeunesse des camps qui, galvanisée par l'exemple de la libération de l'Algérie après 130 années de colonialisme français, était élevée dans l'espoir du retour au pays perdu ainsi que dans la haine de l'entité sioniste, le mépris à l'égard des États arabes, la volonté de prendre en charge son propre destin.

Israël connut, au cours des dix années qui suivirent la campagne du Sinaï, l'une des périodes les plus fastes de son histoire : deux millions de nouveaux immigrants, le bon état de ses rapports avec l'Iran qui assurait son approvisionnement en produits pétroliers, l'ouverture de relations diplomatiques avec des dizaines de pays nouvellement indépendants d'Afrique et d'Asie, une armée nombreuse et bien équipée surtout grâce à la France. Elle connaissait une activité littéraire, artistique et scientifique florissante, une presse libre et diversifiée, un développement de l'industrie et de l'agriculture, avec un taux de croissance moyen de 10 %.

Les problèmes sociaux de plus en plus inextricables, dont la difficile intégration des émigrés orientaux originaires des pays musulmans ainsi que la situation particulièrement compliquée des Arabes israéliens, venaient un peu assombrir ce tableau. Entre 1965 et 1967, l'économie israélienne connut une grave récession, le chômage grimpant jusqu'à 11 %. En partie voulue par le gouvernement mais accélérée par la baisse brutale du marché intérieur, la récession était supposée améliorer la balance des paiements, réduire les dépenses publiques et accroître la productivité.

Sur le plan régional, le Proche-Orient était devenu le théâtre d'une âpre compétition entre l'Est et l'Ouest après la crise de Suez. Ainsi, pendant qu'elle écrasait la révolution hongroise d'octobre 1956, l'URSS se présentait comme l'allié le plus sûr du monde arabe, notamment grâce à son soutien à Nasser et à sa condamnation sans appel dans tous les forums internationaux d'Israël, du sionisme et du colonialisme européen. Renforçant ses positions en Égypte, où elle accepta de financer le barrage d'Assouan, puis en Syrie après la proclamation, en février 1958, de la République arabe unie avec l'Égypte, l'URSS étendit également son influence à l'Irak après la chute de la monarchie et le coup d'État procommuniste, en juillet 1958, du général Kassem.

Au même moment, 5 000 marines débarquaient au Liban et 2 000 soldats britanniques arrivaient en Jordanie. Ils entendaient maintenir au pouvoir, à Beyrouth, le président Chamoun et, à Amman, le roi Hussein, menacés par les nationalistes pronassériens. Les avions anglais durent survoler Israël pour voler au secours de la monarchie jordanienne. Ce fut l'occasion pour Ben Gourion de souligner l'importance d'Israël dans l'équilibre régional.

Les États-Unis optèrent, à partir de cette date, pour une politique moins agressive, qui consistait, d'une part, à assurer la protection des régimes pro-occidentaux en place, en premier lieu l'Arabie saoudite, les Émirats du Golfe et la Jordanie, et, d'autre part, à tenter de se rapprocher de l'Égypte, que Washington ne désespérait pas de voir quitter le camp pro-soviétique. L'amélioration, en 1957, des relations entre Nasser et les Saoudiens, de même que les coups portés par ses services de police à l'encontre des communistes égyptiens, puis syriens, n'était pas pour déplaire aux Américains, qui étaient d'ailleurs parfaitement au courant des mauvaises relations de Nasser avec le président pro-soviétique Kassem d'Irak, le seul chef d'État arabe à vouloir déclencher dans l'immédiat une nouvelle guerre contre Israël.

Jusqu'à la Révolution yéménite de 1962 et la décision de Nasser de voler au secours des forces républicaines du Yémen face à l'ancien régime royaliste du pays, soutenu par l'Arabie saoudite, les États-Unis entretinrent des relations plutôt correctes avec Nasser. Ni le président Eisenhower ni le président Kennedy ne s'empressèrent de donner suite aux demandes israéliennes de matériel militaire. Les États-Unis attendirent jusqu'en 1962 pour accepter de livrer à l'État hébreu des missiles anti-aériens Hawk, tandis que l'Allemagne fédérale lui fournissait ses premiers sous-marins et autres matériels, malgré les protestations arabes.

Le Premier ministre Levi Eshkol accepta, en 1964, la visite d'inspecteurs américains dans la centrale nucléaire de Dimona et s'engagea auprès du président Johnson à ce qu'Israël ne soit pas le premier État du Proche-Orient à introduire des armes nucléaires dans la région. Par ailleurs, du côté français aussi, on était devenu très réticent au sujet de l'accord nucléaire signé. Le ministre des Affaires étrangères de De Gaulle, Couve de Murville, ne perdit pas beaucoup de temps avant de faire savoir à Israël que Paris désirait l'arrêt de la construction de la centrale. David Ben Gourion eut droit, en 1960, à un accueil très chaleureux à l'Élysée, marqué par l'allocution du président de Gaulle. La réalité est que les deux personnages ne s'entendaient pas vraiment et que le général parlait des Juifs comme d'un "peuple d'élite et dominateur".

L'Union soviétique, non plus, ne semblait pas très pressée de tirer avantage de l'immense prestige dont elle jouissait depuis 1956 dans le monde arabe. Jusqu'à la chute de Khrouchtchev en 1964, ses principaux champs de manœuvre se trouvaient hors du Moyen-Orient, c'est-à-dire en Europe, notamment en Europe centrale, en Asie, notamment en Chine, et en Amérique latine, après l'arrivée au pouvoir de Fidel Castro. Israël et le monde arabe, divisé désormais entre conservateurs et progressistes, allaient donc connaître, jusqu'en 1964, quelques années de paix relative, qui ne furent jamais vraiment rompues qu'avec l'entrée en jeu d'un ancien facteur, c'est-à-dire le facteur palestinien.

Nasser trouvait son compte avec la présence, dans le Sinaï, de Casques bleus de l'ONU. Il avait réussi, en 1958, l'un des tours de force les plus hardis de sa carrière, c'est-à-dire la proclamation de l'union de l'Égypte avec la Syrie, premier jalon vers l'unification complète du monde arabe. Il accentua le caractère socialiste de son régime et s'en prit férocement aux Frères musulmans. Il empêcha cependant les soldats palestiniens de renouveler leurs raids contre Israël depuis le territoire égyptien. Cela lui valut les sarcasmes de ses rivaux progressistes, comme le chef d'État d'Irak notamment, et les critiques de la clique de généraux qui se succédèrent à Damas après la chute de la République arabe unie en 1961.

Les Syriens, en particulier, qui, depuis 1962, lui reprochaient de se cacher derrière des Casques bleus de l'ONU pour laisser tomber la cause palestinienne, commencèrent à lui tirer dans les pattes. Nasser autorisa donc la création de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et la mise sur pied à Gaza d'une entité palestinienne coiffée d'un gouvernement en exil. Radicalisant de plus en plus son discours, il rompit ses relations avec l'Allemagne, accusée de fournir des armes à Israël, et, en janvier 1964, il fit entériner par le premier sommet arabe réuni au Caire une représentation permanente palestinienne conduite par le président de l'OLP, Ahmed Choukeiry, tandis que Yasser Arafat aurait la direction du Fatah, qui préparait son premier raid contre Israël en 1965 à partir de la frontière jordanienne, imitant l'exemple du FLN algérien et du Nord-Vietnam.

L'OLP se dota donc d'une "Armée de libération de la Palestine", mais elle devait surtout servir de machine de guerre entre les mains de Nasser dans sa lutte d'influence contre le roi Hussein. L'OLP eut le temps d'élaborer, en mai 1964, une charte nationale palestinienne. Elle préconisait la liquidation d'Israël et refusait aux Juifs tout droit de se considérer comme peuple. Le sommet du Caire avait décidé, par ailleurs, d'allouer un budget de plusieurs millions de dollars à la Syrie pour l'aider à détourner les eaux du Jourdain et empêcher Israël de poursuivre son pompage des eaux du lac de Tibériade, un nouveau sujet de dispute qui aggrava la tension entre les deux pays. Nasser allait se garder cependant d'intervenir directement dans les affrontements opposant les Israéliens et les Syriens.

Outre le fait que Damas, de concert avec Bagdad, lui disputait sans vergogne le leadership du monde arabe, le dirigeant égyptien ne pouvait pardonner leurs méthodes sanguinaires aux deux régimes baasistes de Syrie et d'Irak, qui liquidaient sauvagement tous leurs opposants, parmi lesquels les nasséristes étaient très nombreux. Le monde arabe était partagé entre deux pôles : d'une part, la très belliqueuse Syrie, avec sa doctrine de guerre de libération populaire en Palestine, avec un appui illimité aux combattants de Yasser Arafat, qui était moins inféodé au Caire que l'OLP ; et, de l'autre, l'Égypte nassérienne, empêtrée au Yémen et dont la situation économique empirait depuis que les États-Unis lui avaient coupé les vivres en 1965.

Entre les deux se trouvaient l'Arabie saoudite et la Jordanie : la première ne manquait aucune occasion de narguer l'Égypte en lui demandant d'affronter les sionistes au lieu de gazer les populations civiles du Yémen ; et la seconde, qui craignait davantage les menées subversives de ses voisins arabes que les représailles d'Israël, voulait qu'on la laissât vivre en paix et que Le Caire et Damas arrêtassent de jouer la carte palestinienne à ses dépens. N'oublions pas les Émirats du Golfe, qui redoutaient les effets dévastateurs des discours enflammés de Nasser sur la stabilité de leur régime, et enfin les lointains pays du Maghreb, parmi lesquels la Tunisie de Habib Bourguiba, qui, le 15 avril 1965, à la stupéfaction générale, se déclara en faveur de la reconnaissance de l'État d'Israël dans les frontières de novembre 1947. Nasser fut très sévère à l'égard de Bourguiba.

Dans ce contexte, un troisième conflit entre Juifs et Arabes paraissait imminent. C'était sans compter avec l'extrémisme des Syriens depuis l'arrivée au pouvoir de l'aile radicale du Baas, notamment par les officiers alaouites de l'armée, qui se gaussaient de l'inaction de Nasser sur le front israélien. De plus, l'activisme du nouveau commandant israélien de la région Nord provoquait et bombardait pour un oui ou pour un non leurs positions sur le Golan. Les Soviétiques, machiavéliques, pour mieux assurer leur prépondérance au Proche-Orient, encourageaient leurs alliés arabes à durcir le ton à l'égard d'Israël. Le Kremlin reprochait à Israël les excellentes relations qu'il entretenait avec l'Allemagne fédérale, sa bête noire en Europe. À l'opposé, depuis 1964, Moscou vouait une grande amitié à Nasser pour les facilités portuaires que son pays accordait à la toute nouvelle flotte soviétique de Méditerranée et aussi pour le virage radical qu'il venait de conférer à son régime. Le Parti communiste égyptien reçut pour consigne de se saborder et ses membres de militer dans les rangs de l'Union socialiste arabe, le nouveau parti unique nassérienien. Craignant pour l'avenir du régime syrien, Moscou poussa Nasser à signer, le 2 novembre 1966, un pacte de défense mutuelle avec la Syrie.

En Israël, le général Yitzhak Rabin, né en 1922 à Jérusalem d'une mère russe et d'un père ukrainien ayant milité dans les milieux sionistes de gauche avant d'immigrer en Palestine au lendemain de la déclaration Balfour, s'était engagé depuis longtemps dans l'armée israélienne. Il était très proche de Peres. Ben Gourion lui promit qu'il serait le prochain chef d'état-major général et appuya sa nomination avant son départ du gouvernement en 1963. Il prit possession de ses nouvelles fonctions le 1er janvier 1964.

Quant à Nasser, obligé d'intervenir aux côtés de la Syrie pour redorer son blason auprès des masses arabes, il retira dans la hâte du Yémen ses troupes, qu'il envoya aussitôt dans le Sinaï. Israël considéra cela comme un casus belli. Le dernier en date avait eu lieu en février 1960, du temps de la défunte République arabe unie ; il s'en était fallu de peu que les deux pays ne se poignardent à nouveau. C'est à la frontière syrienne que les choses s'embrasèrent de nouveau du fait du Fatah. La situation était explosive, et le 12 mai 1967, l'URSS versa de l'huile sur le feu en informant la Syrie de la concentration de onze divisions israéliennes sur sa frontière en vue d'une attaque surprise.

Mais néanmoins, tout cela était de l'intoxication, et alors que la délégation égyptienne s'en était bien rendu compte, elle fut très surprise d'apprendre que le vice-président d'Égypte n'avait pas attendu leur retour pour ordonner à l'armée égyptienne de faire mouvement en direction du Sinaï. Pour les Syriens, Nasser ne prêta pas attention aux avertissements ; son but était de reprendre le leadership du monde arabe et d'agiter dans ce but le spectre sioniste et impérialiste. Au soir du 15 mai 1967, personne n'imaginait que, dans moins de trois semaines, Israël et ses voisins en viendraient à se tuer une nouvelle fois.

Comment la Jordanie allait-elle réagir au défilé militaire organisé à Jérusalem ? Ce n'était pas de gaieté de cœur que Levi Eshkol en avait pris la décision, mais sous la pression de Ben Gourion. Le 16 mai, Nasser demanda aux Casques bleus de bien vouloir se retirer du Sinaï, ce qui était un indice non moins menaçant quant à ses intentions. Le 18 mai, il mit en état d'alerte les armées égyptienne et syrienne, conformément au pacte de défense mutuelle liant les deux pays. Israël mobilisa dès le lendemain 70 000 réservistes. Le 23 mai, le détroit de Tiran fut de nouveau fermé aux navires battant pavillon israélien et aux cargos transportant des produits stratégiques à destination de l'État hébreu. C'était la mort annoncée du port d'Eilat, mais surtout une atteinte irréparable à la force de dissuasion de l'armée israélienne.

Rabin et ses généraux auraient voulu agir immédiatement, mais le Premier ministre ne le voulut pas. Celui-ci n'avait pas la stature de Ben Gourion, mais il était un administrateur brillant et pragmatique. Brouillon et truffant son langage d'expressions en yiddish, il eut néanmoins le grand mérite d'améliorer les relations d'Israël avec les États-Unis, estimant que l'aviation israélienne, qui était constituée uniquement d'appareils de combat français, devait diversifier ses équipements en se dotant de chasseurs américains. Il y avait toutefois une condition : pour qu'Israël ne s'opposât pas à la livraison de chars américains à la Jordanie, celle-ci, de son côté, s'engagerait à ne pas les utiliser en cas de guerre contre l'État hébreu. Cette dernière clause resterait lettre morte pendant la guerre des Six Jours, car quelque 200 d'entre eux franchiraient le Jourdain.

Subissant les sarcasmes de David Ben Gourion, le Premier ministre était placé devant un dilemme redoutable : soit prendre le risque d'une aventure militaire au bilan incertain, soit temporiser, comme l'invitait à le faire le président des États-Unis, Johnson. Ce qui avait commencé comme étant une manœuvre d'intimidation pour empêcher Israël d'attaquer la Syrie était en train de tourner en un conflit militaire majeur. Il s'agissait rien de moins que d'une guerre totale destinée à libérer la Palestine, à éliminer les "usurpateurs", à exterminer ses habitants juifs et à effacer les séquelles de la guerre du Sinaï. L'économie était paralysée à la suite de l'appel sous les drapeaux de dizaines de milliers de réservistes. Nasser avait promis, pensait-on, une deuxième Shoah.

Ben Gourion ne cachait pas son opposition à une guerre sans le soutien actif des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France. Le général Weizman demanda au Premier ministre, le 24 mai, un feu vert pour lancer l'armée dans les 48 heures à l'assaut de l'armée égyptienne dans le Sinaï et à la conquête de toute la bande de Gaza. Le Premier ministre Eshkol repoussa les propos véhéments du général et donna une dernière chance à la diplomatie. Un intense effort fut mené pour convaincre la France, qui avait fermement soutenu l'État hébreu jusqu'alors. Néanmoins, le président de la République française n'était pas de cet avis ; il était plutôt soucieux, depuis la fin de la guerre d'Algérie en 1962, de se rapprocher des pays arabes, et il conjura Israël de ne pas tirer en premier.

À Londres, l'accueil fut presque plus chaleureux qu'à Paris, mais le ministre eut le sentiment que le projet anglo-américain d'une flotte internationale qui forcerait le blocus avait peu de chances d'aboutir. En effet, le président Johnson n'avait pas envie de s'attirer les foudres du Congrès et donc aucune envie d'engager les États-Unis dans une nouvelle aventure militaire. La position américaine n'était pas, dans le fond, très différente de celle de la France et de la Grande-Bretagne et, du point de vue israélien, elle péchait toutes par la même mauvaise foi en laissant Israël se dépêtrer tout seul dans la situation inextricable créée par Nasser.

Le Premier ministre découvrit l'existence d'un plan égyptien selon lequel l'Égypte attaquerait massivement Israël le samedi 27 mai au plus tard. Il s'agissait du plan "Aurore", qui prévoyait une frappe préventive contre Israël, incluant notamment le bombardement aérien du site nucléaire de Dimona. Le plan "Aurore" eut pour effet immédiat de semer le plus grand désordre dans les lignes de défense égyptienne. Les Américains mirent en garde le Kremlin contre les manœuvres agressives de la Syrie. Déjà embarrassés par l'initiative de l'Égyptien de fermer une seconde fois le détroit, les Soviétiques, qui avaient eu vent du plan égyptien, craignaient que Nasser ne fût allé trop loin et que, mal informé sur l'état réel de ses forces armées, il ne fût en train de remettre en jeu les gains déjà acquis par les Arabes sans tirer le moindre coup de feu.

Les Soviétiques s'employèrent dès lors à freiner l'élan guerrier de Nasser, jusqu'à lui signifier explicitement, dans la nuit du vendredi au samedi 27 mai, que l'URSS n'interviendrait pas militairement à ses côtés en cas de défaite. L'ambassadeur soviétique n'attendit pas le lever du jour pour aller réveiller le Premier ministre Kossyguine dans son hôtel et lui remettre une lettre assez consistante de son Premier ministre, invitant l'État hébreu à ne pas recourir à la guerre pour résoudre la crise, et ce à trois heures du matin. L'ambassadeur soviétique au Caire effectua une démarche parallèle auprès de Nasser. Déstabilisé par cette démarche du Kremlin et surpris d'apprendre que celui-ci était au courant des secrets du plan "Aurore" élaboré par le maréchal Amer, Nasser donna l'ordre de suspendre immédiatement l'opération.

Dans l'ensemble, Nasser avait vu juste en ce qui concernait l'attitude des grandes puissances, car aucune n'avait accepté de prendre le moindre risque pour venir au secours de l'État juif. Sans renoncer à la guerre, le président égyptien avait déjà gagné la bataille diplomatique et créé un nouveau statu quo dans le Sinaï. Cette nouvelle configuration géopolitique régionale amena naturellement le roi Hussein à se rendre au Caire le 30 mai, où il signa un pacte de défense mutuelle entre la Jordanie et l'Égypte, puis à se réconcilier avec le chef de l'OLP, monsieur Choukeiry.

Le même jour, le Maroc et l'Algérie décidèrent l'envoi d'un corps expéditionnaire au Moyen-Orient, tandis que Bagdad s'apprêtait à dépêcher une unité de blindés en direction de la frontière israélo-jordanienne. Dans toutes les capitales arabes, on se mobilisait aux côtés de l'Égypte. Le Premier ministre Eshkol semblait dépassé par les événements. Il avait accepté, à la demande des Américains, un délai supplémentaire de deux semaines avant de décider de la marche à suivre. L'appel à la formation d'un gouvernement d'union nationale jaillit de tous bords, car le Premier ministre ne donnait pas l'impression d'avoir le contrôle de la situation. Ben Gourion refusa de retourner au pouvoir, même s'il avait été sollicité par Begin. Petit à petit, tout le monde se tourna vers Moshe Dayan. Des rumeurs de putsch montèrent des hautes sphères de Tsahal.

Le moral des Israéliens s'assombrit plus encore quand, le 3 juin, ils apprirent que le général de Gaulle venait de placer sous embargo toutes les livraisons d'armes françaises destinées au Moyen-Orient. Il ne fait aucun doute que la décision française, en affaiblissant Israël aux yeux de Nasser, précipita la guerre au lieu de l'empêcher. Le Premier ministre avait entre-temps accepté de former un gouvernement d'union nationale et de confier le portefeuille de la Défense à Moshe Dayan. Begin faisait désormais partie du gouvernement. Ce nouveau gouvernement fut convoqué le jeudi 1er juin.

Eshkol hésitait encore à passer à l'action et voulait donner une nouvelle semaine de plus aux Américains pour qu'ils trouvent une sortie de crise. Cela ne fit qu'exaspérer les chefs de l'armée. La séance fut dominée par Dayan, qui exposa clairement les deux options qui restaient à Israël : soit accepter le blocus égyptien comme un fait accompli, avec tout ce que cela comportait comme risque pour la défense future du pays, soit engager une offensive immédiate contre l'armée égyptienne et lui enlever l'initiative sur le terrain. Il fallait également sonder l'attitude soviétique en cas de guerre. En effet, l'URSS avait menacé Israël de représailles s'il prenait l'initiative des combats. Et le Premier ministre ne se résignait toujours pas à enfreindre les injonctions américaines.

Le Premier ministre pensait qu'une nation de deux millions d'habitants ne pouvait se permettre le luxe de faire une guerre tous les dix ans. Les délibérations furent particulièrement houleuses, et à l'issue de la séance, le gouvernement autorisa l'armée à entrer en action dès le lendemain. Le chef du Mossad estima que les États-Unis ne s'opposeraient pas à une intervention militaire israélienne. En Égypte, on jugea inévitable la confrontation avec Israël, tandis que du Koweït au Maroc, en passant par l'Algérie, la Libye, l'Irak et le Soudan, un corps expéditionnaire arabe s'apprêtait à débarquer dans la péninsule du Sinaï et dans la bande de Gaza. Deux cent quarante mille soldats égyptiens, alignés dans le Sinaï, attendaient impatiemment l'ordre de franchir la frontière.

Nasser présidait au même moment une cérémonie à l'occasion de l'entrée de l'Irak dans le pacte de défense entre l'Égypte et la Jordanie. Aucun responsable supérieur de l'armée n'était à son poste quand, dans la nuit du dimanche au lundi, commencèrent à tomber les premières informations sur les mouvements inhabituels de l'infanterie et des blindés israéliens aux abords de Gaza et au centre du front. Le lundi 5 juin, à 7 h 45, l'opération "Drap rouge" avait un double objectif : la conquête du Sinaï ainsi que la destruction de l'armée égyptienne. Il n'était pas question d'entrer en Cisjordanie ni d'escalader les hauteurs du Golan.


Six jours et la fin d'une époque.

Le conflit fulgurant de juin 1967, passé à la postérité sous le nom de "guerre des Six Jours", constitue indéniablement l'une des ruptures majeures dans l'histoire contemporaine du Moyen-Orient, un tournant décisif dont les conséquences irriguent encore aujourd'hui, avec une acuité persistante, les relations internationales et les dynamiques régionales. Cette confrontation militaire d'une rapidité stupéfiante transforma radicalement la géographie politique de la région, modifiant de façon durable les rapports de force et faisant émerger de nouveaux paradigmes identitaires et idéologiques qui structurent encore aujourd'hui les tensions régionales. Au-delà des simples considérations stratégiques, cette guerre fut aussi un moment de bascule psychologique, avec la montée en puissance du sentiment national palestinien et la consécration du statut d'Israël comme puissance militaire régionale dominante, tout en exacerbant des antagonismes qui perdurent jusqu'à nos jours avec une intensité rarement démentie.

Le lundi 5 juin 1967, entre 7h14 et 7h30 du matin, 183 avions de combat israéliens - un impressionnant déploiement de Mirages, Super Mystères, Mystère IV, Ouragans et Vautours - s'élancèrent des aérodromes du nord du pays en direction de la vallée du Nil. Cette opération, minutieusement préparée et exécutée avec une précision chirurgicale, allait marquer le début d'une des guerres les plus décisives et les plus rapides de l'histoire contemporaine. Volant à basse altitude et respectant scrupuleusement la procédure de silence radio pour échapper aux systèmes de détection ennemis, ces chasseurs et bombardiers surgirent quelques minutes plus tard dans le ciel égyptien, prenant totalement au dépourvu les forces aériennes adverses. Cette surprise totale n'était pas le fruit du hasard, mais le résultat d'un renseignement militaire d'une remarquable efficacité. Les pilotes israéliens, mieux entraînés et cumulant un nombre d'heures de vol significativement plus important que celui de leurs adversaires, connaissaient avec une précision presque parfaite l'emplacement de leurs cibles, grâce aux informations patiemment recueillies depuis des années par leurs réseaux d'écoute sophistiqués et leurs agents infiltrés, parmi lesquels figurait notamment un espion israélien d'origine allemande qui s'était fait passer, jusqu'à sa capture en 1964, pour un ancien officier SS du nom de Wolfgang Lodz.

L'attaque israélienne bénéficia, par un concours de circonstances extraordinaire, d'une aide pour le moins inattendue : la neutralisation temporaire des batteries anti-aériennes égyptiennes et de leurs vingt-sept bases de missiles sol-air. Cette mise en sommeil des défenses, décidée par le haut commandement égyptien, visait initialement à permettre au maréchal Abdel Hakim Amer, vice-président de la République et commandant en chef des forces armées égyptiennes, de survoler en toute sécurité le Sinaï en compagnie de sa suite qui comprenait les principaux responsables de l'armée, le Premier ministre irakien et un conseiller militaire soviétique. Cette décision stratégiquement désastreuse offrit aux forces aériennes israéliennes une fenêtre d'opportunité qu'elles exploitèrent avec une redoutable efficacité. À cela s'ajouta une défaillance dans la chaîne d'alerte interarabe : peu de temps avant l'attaque, des radars jordaniens avaient bel et bien détecté des signaux suspects, mais par un malheureux hasard, le code d'alerte "raisin" qu'ils utilisèrent n'était plus en usage depuis vingt-quatre heures, et cette information cruciale ne fut jamais transmise au commandement égyptien.

Les avions de combat israéliens apparurent donc sans rencontrer de résistance au-dessus des principaux aérodromes de la vallée du Nil et de la zone du canal. Le résultat fut dévastateur : 204 aéronefs égyptiens, la grande majorité de leur force aérienne, furent détruits au sol en quelques minutes, plusieurs pistes d'atterrissage furent rendues inutilisables et de nombreuses batteries anti-aériennes anéanties. Une deuxième vague d'assaut, lancée vers 9h30, paracheva cette destruction méthodique, détruisant 107 appareils supplémentaires ainsi que 13 stations radar et 14 terrains d'aviation. L'Égypte nassérienne, qui se présentait depuis des années comme le fer de lance du panarabisme et le champion de la cause palestinienne, avait été mise à genoux en quelques heures, sa puissance aérienne réduite à néant dans ce qui est considéré par les historiens militaires comme l'une des opérations aériennes les plus réussies de l'histoire contemporaine.

Induit en erreur par les premières communications étonnamment optimistes du Caire, qui dissimulaient l'ampleur catastrophique des pertes égyptiennes, le roi Hussein de Jordanie annonça à 9h30 à son peuple que l'heure de la vengeance avait sonné. Aussitôt après, ses avions, rejoints par des escadrilles syriennes et irakiennes, survolèrent la région, ignorant qu'ils s'engageaient dans un combat perdu d'avance. Vers 11h15, la Légion arabe, nom donné à l'armée jordanienne, intensifia ses tirs d'artillerie en direction de la partie occidentale de Jérusalem : environ 900 bâtiments furent touchés et endommagés dans la ville, parmi lesquels l'assemblée nationale israélienne (la Knesset), la résidence du Premier ministre Levi Eshkol, ainsi que la toiture de plusieurs églises historiques. Cette offensive jordanienne précipita une réponse israélienne dévastatrice.

L'état-major israélien lança alors une troisième vague d'assaut aérienne à 13h, dirigée cette fois vers la Jordanie, la Syrie et l'Irak. En quelques minutes, le royaume hachémite perdit pratiquement l'intégralité de son armée de l'air, la Syrie environ les deux tiers de ses appareils, et l'Irak une dizaine d'avions de combat. Le bilan était stupéfiant : en moins de cinq heures, la coalition arabe avait perdu 304 appareils de combat. L'armée égyptienne avait vu ses principales stations radar et ses aérodromes le long du canal de Suez et jusque sur la frontière libanaise anéantis, tandis que la Jordanie avait perdu ses aérodromes militaires ainsi que sa station radar principale. La maîtrise totale de l'espace aérien étant désormais assurée, les forces terrestres israéliennes purent avancer à vive allure depuis les premières heures de la matinée, sans rencontrer d'obstacles significatifs.

Une bataille de chars particulièrement meurtrière eut lieu au col de Mitla, point stratégique vital permettant à l'état-major israélien de progresser rapidement dans le Sinaï. Plusieurs officiers généraux égyptiens et des centaines de leurs soldats furent tués ou faits prisonniers dans ce secteur. Pressentant la débandade imminente de son armée, le maréchal Amer, qui n'était manifestement pas au mieux de sa forme depuis le début des opérations, prit une décision désastreuse : ordonner le repli général jusqu'aux cols du Mitla. Survenant quarante-huit heures après la destruction de l'aviation égyptienne, cet ordre eut un effet dévastateur sur le moral des troupes, déjà ébranlé par l'absence de couverture aérienne. Ce fut bientôt l'anarchie complète : sans protection aérienne ni communications radio fiables, abandonnant leur matériel lourd sur le terrain, les troupes égyptiennes commencèrent à se replier en direction du canal de Suez. La confusion atteignit son paroxysme lorsqu'elles reçurent dans la matinée du 7 juin un nouvel ordre annulant le premier, plongeant le dispositif militaire égyptien dans un chaos indescriptible.

Face à ce désastre militaire qui s'annonçait, le président Gamal Abdel Nasser, de connivence avec le roi Hussein de Jordanie, eut recours à un stratagème politique désespéré : il accusa publiquement les États-Unis et la Grande-Bretagne de participer directement aux combats aux côtés d'Israël et sollicita le soutien immédiat de l'Union soviétique. Ce mensonge monumental, fabriqué de toutes pièces, était manifestement destiné à expliquer à l'opinion publique arabe l'humiliante déroute de l'armée égyptienne, présentée jusqu'alors comme la plus puissante du monde arabe. Répercutées par "La Voix des Arabes" et Radio Aman, les accusations de Nasser firent l'effet d'une bombe dans toutes les capitales arabes, déclenchant de violentes manifestations anti-américaines et antijuives un peu partout au Moyen-Orient. La Libye, l'Irak, l'Arabie Saoudite et les émirats du Golfe allèrent jusqu'à suspendre leurs exportations de pétrole à destination des États-Unis et de la Grande-Bretagne, tandis que l'Égypte décidait de rompre toutes ses relations diplomatiques avec Washington. Six autres États arabes suivirent rapidement cet exemple : la Syrie, l'Algérie, le Soudan, l'Irak, la Mauritanie et le Yémen, élargissant ainsi la crise à l'ensemble du monde arabe et donnant à ce conflit localisé une dimension internationale considérable.

L'État hébreu avait initialement espéré que la Jordanie se tiendrait à l'écart des combats, et Jérusalem avait tenté à plusieurs reprises de le persuader par voie diplomatique. Le roi Hussein rejeta catégoriquement ces avertissements, ne pouvant plus revenir sur son alliance formelle avec Nasser, scellée quelques jours auparavant par un traité de défense mutuelle, mais aussi parce qu'il était convaincu de la supériorité de son armée sur le terrain. La Légion arabe pouvait en effet compter sur l'appui d'un corps expéditionnaire irakien qui disposait à proximité de Jérusalem de six à sept brigades d'infanterie, 255 chars et 144 pièces d'artillerie, en plus des deux bataillons de commandos envoyés par l'Égypte. Cette puissance de feu dépassait largement celle des trois bataillons de réservistes qu'Israël avait positionnés dans ce secteur.

Le général Moshe Dayan, ministre de la Défense israélien depuis seulement quelques jours, avait initialement préconisé la prise du corridor de Latroun sur la route de Tel-Aviv tout en affirmant qu'il était opposé à l'ouverture d'un second front avec la Jordanie. Le chef d'état-major Yitzhak Rabin lui fit remarquer, non sans pertinence, que ces deux objectifs étaient manifestement contradictoires, puisque Latroun se trouvait en territoire jordanien. Les événements allaient rapidement trancher ce dilemme stratégique : vers 13h30, une unité de la Légion arabe pénétra dans l'enceinte du palais du Haut-Commissaire, ancien siège du mandat britannique servant depuis 1948 de quartier général aux observateurs de l'ONU. Aux yeux des Israéliens, il s'agissait d'une provocation inacceptable. Soupçonnant les Jordaniens de vouloir conquérir l'enclave stratégique du mont Scopus, ils lancèrent une contre-offensive déterminée qui, au terme de quatre heures de combats intenses, leur permit de reprendre le contrôle de ce secteur crucial.

Après une réunion d'urgence du gouvernement convoquée pour entendre un rapport détaillé sur les combats de la journée, le Premier ministre Levi Eshkol laissa entendre qu'il était favorable à la conquête de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie, comme le préconisaient ardemment le général Yigal Allon et Menahem Begin, chef de l'opposition et futur Premier ministre. Le gouvernement se sépara en donnant de nouveaux objectifs ambitieux à l'armée : l'armée israélienne devait désormais viser l'encerclement complet de Jérusalem et la prise de contrôle de la vieille ville, objectif hautement symbolique tant sur le plan religieux que national.

Le roi Hussein de Jordanie, prenant conscience de l'ampleur du désastre qui se profilait, avait entre-temps demandé un cessez-le-feu immédiat et insisté, lors de rencontres avec les ambassadeurs occidentaux accrédités à Amman, sur le risque qu'une défaite militaire totale ferait courir à son trône. Ni Dayan ni Eshkol n'avaient véritablement envie d'épargner le souverain hachémite, ne lui pardonnant ni sa connivence avec Nasser ni le bombardement des villes israéliennes. Le monarque reçut par ailleurs un message désespéré de Nasser qui lui décrivait l'état catastrophique dans lequel se trouvait son armée et lui conseillait de retirer immédiatement ses soldats de Cisjordanie et de la vallée du Jourdain. Hussein envisageait d'ordonner ce repli quand le Conseil de sécurité de l'ONU adopta, dans la nuit du mardi au mercredi, à 4h30, une résolution de cessez-le-feu qui devait théoriquement entrer en vigueur le 7 juin à 22h00. Alors qu'Israël comptait stratégiquement sur le rejet probable de cette résolution par Le Caire pour poursuivre sa progression, le roi jordanien espérait que la décision des Nations Unies allait lui épargner l'humiliation d'une défaite militaire totale et peut-être même lui permettre de sauver la majeure partie de la Cisjordanie. C'était sans compter sur la détermination inflexible de Dayan qui, en dépit de ce cessez-le-feu imminent, ordonna à l'armée d'entrer dans Jérusalem-Est et de s'emparer de la vieille ville. L'opération fut couronnée de succès : quelques heures plus tard, les parachutistes israéliens contrôlaient le Mur des Lamentations, lieu le plus sacré du judaïsme, inaccessible aux Juifs depuis la guerre de 1948. Au même moment, à l'autre extrémité du Sinaï, l'armée israélienne s'emparait de Charm el-Cheikh, position stratégique contrôlant l'accès au golfe d'Aqaba, dont le blocus par Nasser avait été l'un des facteurs déclencheurs de cette guerre.

En fin d'après-midi, le Premier ministre Eshkol arriva à son tour sur le parvis du Mur des Lamentations, mêlé à une foule dense de plusieurs milliers de civils et de soldats en liesse. Pourtant, devant les caméras du monde entier, ce fut l'image de Moshe Dayan, et non celle d'Eshkol, qui s'imposa comme le symbole de cette victoire historique. Le lendemain, David Ben Gourion, père fondateur de l'État d'Israël et ancien Premier ministre, fit également le déplacement et fut chaleureusement accueilli par les soldats en faction. L'ironie de l'histoire n'échappa à personne : celui-là même que Ben Gourion avait tant critiqué pour ses prétendues défaillances politiques et militaires - allant jusqu'à refuser de prononcer son nom - était précisément celui qui venait de réaliser ce que le vieux lion n'avait pas pu accomplir en 1948, à savoir la prise de la vieille ville et la conquête de toute la partie orientale de Jérusalem.

Le mercredi 7 juin, les blindés de l'armée israélienne atteignirent la ville biblique de Jéricho, semant la panique parmi les troupes jordaniennes qui, abandonnant camions et armement lourd sur le terrain, se réfugièrent en toute hâte sur la rive orientale du Jourdain. Son armée étant en lambeaux, le roi Hussein venait de perdre la moitié de son royaume, après une dernière grande bataille blindée menée par la Légion arabe près de Naplouse, qui s'acheva par une défaite décisive.

Dans le désert du Sinaï, démoralisées, désorganisées et privées de toute couverture aérienne adéquate, les troupes égyptiennes furent systématiquement débordées par les offensives israéliennes. Au quatrième jour de la guerre, les soldats israéliens atteignaient déjà la rive orientale du canal de Suez, ayant traversé en moins de 96 heures la totalité de la péninsule du Sinaï, performance militaire remarquable qui reste étudiée dans les académies militaires du monde entier.

Comme toutes les guerres, celle-ci fut parsemée de contretemps et de tragiques méprises. La plus grave d'entre elles, aux conséquences potentiellement catastrophiques qui auraient pu dégénérer en conflit international majeur, se déroula en début d'après-midi le 8 juin, lorsqu'un navire non identifié fut attaqué et gravement endommagé par des vedettes lance-missiles et des chasseurs-bombardiers israéliens au large des côtes égyptiennes. Il s'agissait en réalité de l'USS Liberty, navire-espion appartenant à la Sixième Flotte américaine, qui avait pour mission de recueillir des renseignements pour le compte de la NSA et de détecter les communications radio des forces israéliennes. Cette attaque tragique fit 34 morts et 171 blessés parmi l'équipage, incluant paradoxalement un certain nombre de Juifs américains spécifiquement recrutés en raison de leur connaissance de l'hébreu. L'incident faillit provoquer une crise diplomatique majeure entre Israël et son principal allié, les États-Unis, d'autant que certains responsables américains crurent initialement qu'il s'agissait d'avions soviétiques qui avaient bombardé leur navire. Israël présenta rapidement ses excuses officielles au gouvernement américain et dédommagea financièrement les familles des victimes en leur versant treize millions de dollars d'indemnités. Les circonstances exactes de cette tragique méprise restent néanmoins controversées jusqu'à nos jours, certains historiens y voyant une attaque délibérée destinée à empêcher les Américains de recueillir des informations compromettantes sur les opérations israéliennes.

Dans la nuit de ce même 8 juin, alors que le Conseil de sécurité, réuni d'urgence à la demande de l'URSS, de l'Inde et de la Yougoslavie, venait d'imposer un cessez-le-feu aux belligérants, la défaite des armées égyptienne et jordanienne apparaissait totale et irréversible : perte du Sinaï et de ses richesses pétrolières pour l'une, abandon de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie pour l'autre. Israël étendait désormais sa domination à l'ensemble du territoire de la Palestine dans ses anciennes frontières de l'époque du mandat britannique : toute la péninsule du Sinaï était sous contrôle israélien, ainsi que la rive orientale du golfe de Suez et du canal du même nom.

L'attention de l'état-major israélien se porta alors sur le front syrien, resté relativement calme jusque-là. Le plateau stratégique du Golan, surplombant le nord d'Israël et d'où partaient régulièrement des tirs d'artillerie vers les colonies agricoles israéliennes, fut enlevé en moins de 24 heures dans une opération audacieuse. Dans l'après-midi du 10 juin, les forces israéliennes entrèrent dans la ville de Kuneitra, située à une soixantaine de kilomètres seulement de Damas, la capitale syrienne. Elles arrêtèrent leur avancée à ce point, jugeant que la Syrie avait suffisamment payé pour son bellicisme et son rôle présumé dans la précipitation des événements ayant conduit à la guerre. Cette conquête du Golan provoqua une réaction diplomatique vigoureuse de l'Union soviétique qui, suivie par la plupart des pays du bloc communiste, rompit aussitôt ses relations diplomatiques avec Israël, renforçant encore la dimension internationale de ce conflit initialement régional.

Au même moment au Caire, dans un revirement spectaculaire, Nasser revenait sur sa décision de démissionner, annoncée quelques heures plus tôt dans un discours télévisé où il assumait personnellement la responsabilité de la défaite. Il avait changé d'avis suite à des manifestations monstres organisées spontanément dans tout le pays pour réclamer son maintien au pouvoir, démonstration paradoxale de l'attachement profond du peuple égyptien à celui qui venait pourtant de conduire le pays à sa plus humiliante défaite militaire.

Ainsi se termina cette guerre de 132 heures, connue désormais sous le nom de guerre des Six Jours. Ses conséquences furent d'une portée considérable, modifiant en profondeur la géopolitique régionale pour les décennies à venir. Elle permit à Israël de tripler la superficie de son territoire, ce qui raviva inévitablement la question palestinienne et renforça également sa dimension religieuse en raison de la prise de contrôle du Mur des Lamentations et de l'esplanade des Mosquées/Mont du Temple, troisième lieu saint de l'Islam. Il était désormais évident qu'Israël disposait d'une supériorité militaire écrasante sur ses voisins arabes, constat qui devait modifier substantiellement en sa faveur l'attitude des Américains et, d'autre part, délester l'État hébreu de l'image de pays assiégé et constamment menacé qui avait prévalu depuis sa création.

Le général Yitzhak Rabin, architecte de cette victoire éclatante, fut solennellement décoré sur le Mont Scopus lors d'une cérémonie empreinte de dignité. Le futur Premier ministre, qui serait assassiné trois décennies plus tard par un extrémiste juif opposé aux accords de paix qu'il tentait de négocier avec les Palestiniens, prononça à cette occasion un discours remarquable, dépourvu de tout accent guerrier ou de la moindre expression de haine à l'égard des Arabes. Il souligna que le succès des soldats israéliens n'avait pas été porté par la puissance de leurs armes, mais par leur conviction profonde de remplir une mission historique et existentielle pour la survie de leur État.

Le bilan humain de cette guerre éclair fut néanmoins terrible : environ 15 000 morts du côté égyptien, 800 du côté jordanien et 500 du côté syrien, pour seulement 800 soldats israéliens tombés au combat. Au-delà de ces statistiques macabres, le nouveau conflit provoqua le déracinement dramatique de 250 000 à 300 000 civils palestiniens et celui de presque 100 000 habitants du Golan, exodes forcés dont les conséquences humaines et politiques se font encore sentir aujourd'hui. Comme toutes les guerres, celle-ci présenta son lot de bavures et d'actes de barbarie, et les vainqueurs ne furent pas toujours exemplaires, abandonnant notamment à une mort certaine des soldats ennemis perdus dans le désert du Sinaï, laissés sans eau ni provisions dans des conditions climatiques extrêmes.

Mais le résultat le plus crucial et le plus durable de la guerre des Six Jours fut indéniablement la conquête par Israël de ce qui restait encore de la Palestine arabe, avec sa population estimée à un million deux cent mille habitants. Les Palestiniens réalisèrent rapidement que la défaite catastrophique de 1967 allait paradoxalement leur fournir l'occasion historique de retrouver leur liberté d'action par rapport aux pays arabes qui prétendaient parler en leur nom depuis 1948. Prenant pour modèle inspirant le combat victorieux du FLN algérien contre la puissance coloniale française, ils n'allaient pas tarder à se lancer dans une guerre de libération nationale à caractère exclusivement palestinien, et non plus panarabe comme auparavant.

Ce nouveau combat commença par des manifestations pacifiques de désobéissance civile, avec la diffusion de tracts dénonçant l'occupation israélienne. Dans une stratégie coordonnée, les avocats palestiniens refusèrent de plaider devant les tribunaux militaires israéliens mis en place dans les territoires occupés, tandis que les commerçants fermaient collectivement leurs échoppes et que les enseignants et élèves boycottaient les écoles lors des journées de grève générale. Progressivement, ces actions non violentes se doublèrent d'opérations armées plus radicales, menées à partir de bases arrière situées au Liban et en Jordanie. Yasser Arafat, futur chef emblématique de l'Organisation de Libération de la Palestine et prix Nobel de la paix controversé, arriva clandestinement à Naplouse peu après la fin du conflit et y appela, sans grand succès immédiat, à la révolte populaire en Cisjordanie. Ce n'est que plusieurs années plus tard, avec la montée en puissance du Fatah et la restructuration de l'OLP, que la résistance palestinienne prendrait véritablement son essor, marquant le début d'une nouvelle phase du conflit israélo-arabe désormais centré sur la question palestinienne.

La guerre des Six Jours a ainsi profondément redéfini les contours géographiques, politiques et psychologiques du Moyen-Orient contemporain. Démonstration éclatante de la supériorité militaire israélienne, elle a également engendré de nouvelles réalités territoriales et humaines dont la résolution reste, plus d'un demi-siècle plus tard, l'un des défis majeurs de la diplomatie internationale. Les territoires conquis en 1967 - Cisjordanie, bande de Gaza, plateau du Golan et Jérusalem-Est - demeurent au cœur des négociations de paix, tandis que les réfugiés palestiniens de cette guerre et leurs descendants continuent de porter la mémoire douloureuse de cet exode forcé. Entre occupation prolongée, colonisation controversée et aspirations nationales contrariées, l'héritage complexe de cette guerre éclair façonne encore, avec une intensité rarement démentie, la réalité quotidienne et les perspectives d'avenir de tous les peuples de cette région tourmentée.


DE GUERRE EN GUERRE : DE GOLDA A BEGIN, DES ANNEES SANGLANTES (1970-1983).


De l'euphorie des Six Jours à la déprime du Kippour. 

L'euphorie de la victoire de 1967 devait céder la place à un optimisme démesurément confiant au sein de la société israélienne. Le miracle militaire, cette écrasante démonstration de force en seulement six jours, avait engendré l'illusion collective d'une sécurité enfin acquise, d'une supériorité stratégique incontestable qui persuadait tant les dirigeants que la population que jamais plus les États arabes n'oseraient contester la puissance israélienne. Cet état d'esprit, mélange subtil d'euphorie et d'arrogance, imprégnait alors tous les échelons de la société, des décideurs politiques aux simples citoyens. Le prestige des militaires atteignit des sommets inégalés, auréolant particulièrement le général Moshe Dayan, dont le bandeau noir sur l'œil était devenu l'emblème même de cette invulnérabilité supposée de l'État hébreu. Les partis politiques, conscients de l'aura exceptionnelle que conféraient les succès militaires, se disputaient âprement le ralliement des généraux victorieux, leur ouvrant largement les portes du pouvoir politique et des responsabilités ministérielles.

Cette même vague d'optimisme déferla simultanément sur la diaspora juive mondiale. Israël, jadis perçu comme un petit État fragile et vulnérable, se muait soudainement en centre de gravité incontournable du monde juif contemporain. Des milliers de jeunes juifs, galvanisés par cette victoire spectaculaire, affluèrent de tous les horizons pour prêter main-forte à cette nation désormais admirée. À Jérusalem, devenue symbole tangible de cette renaissance nationale, se tenait pour la première fois une conférence internationale de financiers juifs qui aboutit à la création d'un fond d'investissement de plusieurs millions de dollars, destiné au développement industriel et au renforcement économique du pays. L'immigration connut un nouvel essor, les consulats israéliens furent submergés de demandes, et l'on assista à l'arrivée significative d'immigrants venus des pays occidentaux prospères - phénomène relativement inédit - avec notamment 34 000 Américains, 19 000 Français, 7 000 Britanniques et 11 000 Argentins entre 1968 et 1973. Cette vague migratoire, composée majoritairement de personnes instruites et relativement aisées, représentait un atout considérable pour le développement du jeune État.

Dans le bloc soviétique, la situation des communautés juives connut des bouleversements considérables. Władysław Gomułka, premier secrétaire du Parti ouvrier unifié polonais, instrumentalisa la crise pour se débarrasser des 20 000 derniers juifs de Pologne, les contraignant à l'exil vers l'Ouest ou Israël, parachevant ainsi le processus d'éradication d'une communauté jadis florissante. En Union Soviétique, paradoxalement, la guerre des Six Jours catalysa un phénomène inattendu : l'émergence d'un vaste mouvement de réveil identitaire juif. Des pétitions furent adressées au Kremlin, tandis que plusieurs dirigeants occidentaux réclamaient pour les Juifs soviétiques la liberté de culte, se référant à la Convention internationale sur l'élimination de la discrimination raciale, récemment ratifiée par l'URSS de Brejnev. Des cercles clandestins d'apprentissage de l'hébreu se constituèrent à travers l'immense territoire soviétique, où l'on commémorait discrètement tant la Shoah que les fêtes religieuses, et même l'indépendance d'Israël, en dépit des risques considérables que cela comportait.

Entre 1967 et 1970, le phénomène des "refuzniks" - ces quelque 200 000 personnes auxquelles les autorités soviétiques refusaient obstinément les visas de sortie - devint l'objet d'une attention internationale croissante. Des réseaux de résistance s'organisèrent, soutenus par des intellectuels et dissidents soviétiques. En février 1971, une conférence internationale de soutien aux "Juifs du silence" soviétique se tint à Bruxelles, rassemblant 700 délégués venus d'une quarantaine de pays. Face à cette pression internationale combinée, le Kremlin finit par céder partiellement, autorisant l'émigration d'environ 13 800 Juifs en 1971, puis 32 000 l'année suivante et 33 000 en 1973, non sans exiger d'eux le remboursement à l'État des frais de leur formation scolaire et universitaire, une mesure punitive et dissuasive. Aux États-Unis, l'amendement Jackson contribua significativement à l'assouplissement par l'URSS des règles d'attribution des visas de sortie, illustrant l'efficacité de la pression économique et diplomatique occidentale sur cette question spécifique.

Dans le monde arabe, la guerre des Six Jours précipita la fin définitive d'une cohabitation millénaire entre Juifs et musulmans, détériorant irrémédiablement des relations déjà fragilisées par le conflit israélo-arabe et la décolonisation. En Libye, une trentaine de Juifs furent massacrés à Tripoli, tandis que les 6 000 derniers membres de cette communauté antique subirent pendant deux ans l'internement dans des camps de détention avant d'être définitivement expulsés du pays par le colonel Kadhafi. En Égypte, les Juifs encore présents furent emprisonnés et leurs biens placés sous séquestre. En Syrie et en Irak, interdits de sortir de leur domicile pendant la durée des combats, ils n'étaient plus que 2 000 dans chacun de ces pays en 1969, derniers témoins de communautés jadis prospères et influentes. Au Maghreb, de violentes manifestations éclatèrent, provoquant même la destruction de la Grande Synagogue de Tunis. Seuls le roi Hassan II du Maroc et le président Bourguiba de Tunisie, figures modérées du monde arabe, condamnèrent publiquement ces atteintes contre leurs propres citoyens, tentant de préserver dans leurs pays respectifs les derniers vestiges d'une tradition de coexistence pluriséculaire.

Les nouveaux immigrants qui choisissaient Israël - principalement originaires du Maghreb, d'Union Soviétique, d'Amérique du Nord et d'Europe occidentale - trouvèrent des conditions d'accueil considérablement plus favorables que celles qu'avaient connues les immigrants des années 1950. L'économie israélienne manifestait une vitalité remarquable, avec un taux de croissance atteignant 15% en 1968. Le plein emploi régnait, et une nouvelle classe de riches entrepreneurs adoptait un mode de vie ostentatoire "à l'américaine", rompant délibérément avec les codes austères et puritains qui avaient caractérisé les premières décennies de l'État. Mais cette prospérité apparente masquait l'accentuation préoccupante des inégalités et des clivages socio-économiques, particulièrement entre communautés séfarades et ashkénazes, ces dernières conservant la mainmise sur les principaux leviers du pouvoir économique, politique et culturel.

Ce malaise social latent éclata au grand jour au printemps 1971, lorsque Jérusalem fut secouée par des manifestations populaires initiées par une organisation jusque-là inconnue, qui avait adopté le nom provocateur de "Panthères Noires", en référence directe au mouvement afro-américain de lutte pour les droits civiques. Basée dans le quartier frontalier de Mousrara, où des familles pauvres d'origine marocaine vivaient dans des taudis insalubres, cette organisation fut créée par d'anciens jeunes délinquants aux parcours individuels chaotiques, qui nouèrent une alliance stratégique avec des étudiants gauchistes de l'Université hébraïque de Jérusalem. La contre-culture hippie de la fin des années 1960 imprégnait ce mouvement qui s'efforçait de transcender les revendications communautaires pour développer une véritable conscience de classe parmi les populations défavorisées.

Début mars 1971, ayant sollicité l'autorisation de manifester devant l'hôtel de ville de Jérusalem et s'étant vu opposer un refus, le mouvement dut faire face à l'arrestation préventive de la plupart de ses responsables et de leurs camarades étudiants. La manifestation eut néanmoins bien lieu le 23 mars 1971, rassemblant tous les laissés-pour-compte du "miracle israélien" ainsi que tous ceux qui se reconnaissaient dans leur parcours et leurs revendications. Le programme revendicatif se focalisait sur l'éradication des quartiers pauvres et des bidonvilles, le remplacement des institutions pour jeunes délinquants par des internats et des écoles agricoles et professionnelles, la gratuité de l'enseignement public de la maternelle à l'université, l'augmentation des salaires pour les chefs de familles nombreuses, ainsi que l'élargissement de la représentation séfarade dans tous les organismes de l'État. Sans le réaliser pleinement, ces militants élaboraient ainsi un programme électoral qui allait permettre, quelques années plus tard, au Gahal de Menahem Begin d'assurer sa victoire historique à partir de 1973, séduisant massivement cet électorat séfarade traditionnellement défavorisé et marginalisé, grâce à un recrutement massif de militants issus de ces communautés.

Du côté égyptien, malgré sa défaite cuisante, Nasser se remit rapidement en selle. Accueilli en héros au sommet arabe de Khartoum, du 29 août au 1er septembre 1967, il multiplia les gestes conciliants envers ses anciens adversaires "réactionnaires", retirant notamment ses forces du Yémen où elles s'enlisaient depuis des années. Il approuva également la reprise des exportations pétrolières à destination de l'Occident, ce qui lui valut, en contrepartie, une aide financière substantielle de la part des États du Golfe pour le redressement de son économie et le réarmement de ses forces militaires. Il se démarqua habilement du "camp du refus" constitué par la Syrie, l'Irak et l'Algérie, tout en soutenant formellement la résolution adoptée au sommet de Khartoum : les fameux "trois non" - non à la reconnaissance d'Israël, non aux négociations directes, non à la paix - complétés par un seul "oui" en faveur de la création d'un État palestinien. Cette posture intransigeante enterrait définitivement toute perspective immédiate de paix avec Israël, conduisant les Nations Unies à adopter, le 22 novembre 1967, leur résolution 242 qui exigeait le retrait israélien des territoires occupés en juin, sans préciser si ce retrait devait être total ou partiel, ambiguïté sémantique qui allait alimenter des décennies de controverses juridiques et diplomatiques.

En Israël, rares furent les voix qui réclamèrent, dès septembre 1967, l'évacuation immédiate des territoires nouvellement conquis. Ces demandes isolées se trouvaient noyées dans le concert d'appels et de pétitions émanant de tous les horizons politiques, réclamant le maintien d'un "Grand Israël". Les Israéliens, persuadés d'avoir échappé à une seconde Shoah, se laissaient séduire par cette vision maximaliste, confortée par le sentiment d'une solitude internationale et d'un dessein providentiel. Le mouvement pour le "Grand Israël" rassemblait un spectre étonnamment large de personnalités de droite comme de gauche, religieuses et laïques, citadines et rurales, intellectuelles et populaires, unies dans la conviction que les territoires conquis devaient être annexés et colonisés. C'est dans ce contexte que fut créé en 1967 le mouvement rabbinique inspiré des enseignements du Grand Rabbin Itzhak Kook, qui prendrait en 1970 le nom de Goush Emounim ("Bloc de la Foi"), formant l'avant-garde idéologique et pratique de l'entreprise de colonisation. Pendant que la droite nationaliste de Begin savourait ce tournant idéologique, la gauche traditionnelle s'unifiait dans le Maarakh ("Alignement"), tentant de préserver sa domination politique face à la montée des forces conservatrices.

Le 26 février 1969, la disparition soudaine du Premier ministre Levi Eshkol, emporté par un cancer, créa une vacance politique périlleuse. Deux noms s'imposaient naturellement pour lui succéder à la tête du parti et de l'État : Moshe Dayan et son rival Yigal Allon, tous deux militaires de carrière et figures emblématiques. Mais la vieille garde travailliste, redoutant une confrontation fratricide entre ces deux prétendants charismatiques, se tourna vers Golda Meir, septuagénaire à la santé chancelante, ancienne ministre des Affaires étrangères qui venait tout juste de quitter le secrétariat général du parti. Sa désignation comme solution de compromis, initialement conçue comme provisoire, allait s'avérer déterminante pour l'orientation future de la politique israélienne, son intransigeance caractéristique renforçant les positions les plus dures au sein du gouvernement. Tous ne partageaient pas son extrémisme idéologique et sa méfiance viscérale envers les Arabes, mais beaucoup craignaient l'ambition démesurée de Dayan, auquel Golda reprochait particulièrement d'avoir monopolisé l'attention médiatique pendant la guerre des Six Jours au détriment du général Rabin.

Née à Kiev en 1898, Golda Meir avait connu dans sa prime enfance le froid, la faim, la misère et la terreur des pogroms avant d'émigrer en 1906 à Milwaukee, aux États-Unis. C'est là qu'elle découvrit l'idéologie sioniste-socialiste que venaient promouvoir inlassablement ses nombreux amis lors de réunions militantes. Longtemps restée à l'écart de l'engagement politique actif, elle consacrait néanmoins l'essentiel de son temps à voyager à travers les États-Unis et le Canada pour diffuser le message sioniste. Son mari, Morris Meyerson, éminent militant sioniste, fut l'artisan de son intégration progressive dans les cercles dirigeants du mouvement, lui permettant de tisser des liens privilégiés avec les grandes figures du futur État d'Israël. Elle finit par s'installer à Tel-Aviv, eut deux enfants avant de se séparer de son époux sans jamais divorcer formellement. Intégrant en 1934 la direction de la Histadrout, puissante confédération syndicale juive, elle se rapprocha de David Ben Gourion tout en cultivant des relations particulièrement étroites avec le judaïsme américain, ce qui lui valut d'être envoyée à plusieurs reprises aux États-Unis pour des collectes de fonds qui s'avérèrent exceptionnellement fructueuses à la veille et pendant la guerre d'indépendance de 1948.

Cette même année, elle rencontra l'émir Abdallah de Transjordanie, tentant vainement de le dissuader d'entrer en guerre contre le futur État juif en gestation. Nommée en 1949 ambassadrice à Moscou, elle fut rapidement rappelée par Ben Gourion pour occuper le poste stratégique de ministre du Travail. Succédant à Moshe Sharett aux Affaires étrangères en 1956, elle ne partageait pas l'enthousiasme de Shimon Peres pour l'alliance française, préférant résolument privilégier le rapprochement avec les États-Unis, ainsi que l'établissement de relations diplomatiques avec les jeunes nations indépendantes d'Afrique subsaharienne. Prenant parti pour Levi Eshkol contre Shimon Peres lors de l'affaire Lavon, elle rompit avec son mentor Ben Gourion et contribua significativement à son exclusion du parti en 1965, marquant ainsi son ascendant croissant sur la vie politique israélienne.

En voyage aux États-Unis pendant la guerre des Six Jours, elle n'avait pas attendu la fin des combats pour déclarer, devant des milliers de Juifs américains venus l'écouter à New York, qu'Israël ne devait en aucun cas revenir à ses anciennes frontières, position nettement plus intransigeante que celle du Premier ministre Eshkol qui avait secrètement décidé, le 19 juin 1967, qu'il accepterait de restituer l'ensemble des territoires conquis à l'Égypte et à la Syrie en échange d'une paix complète et définitive. Son accession au pouvoir signait l'abandon définitif de cette approche conciliante et l'imposition d'une ligne dure qui allait profondément marquer la décennie suivante.

Golda Meir ne reconnaissait pas l'existence d'un peuple palestinien distinct, considérant qu'il s'agissait d'Arabes indifférenciés, et n'attribuait aucune valeur particulière, qu'elle soit religieuse ou historique, aux territoires conquis pendant la guerre des Six Jours, à l'exception notable de Jérusalem. Elle estimait que l'abandon de ces terres n'apporterait nullement la paix tant que les États arabes refuseraient de reconnaître à Israël le droit fondamental de vivre pacifiquement au Moyen-Orient. Cette conviction profonde la conduisait à privilégier le maintien du statu quo territorial, position qu'elle réaffirma avec force lors de son discours d'investiture devant la Knesset, le 17 mars 1969, où elle proclama que, tout en aspirant sincèrement à la paix, elle n'envisageait ni négociations indirectes ni recours à des garanties internationales. Elle excluait catégoriquement la restitution du Sinaï à l'Égypte et du Golan à la Syrie, se montrant légèrement plus flexible concernant la Cisjordanie, qu'elle considérait comme un territoire négociable avec la Jordanie, seul interlocuteur arabe qu'elle jugeait digne de confiance. Elle entretenait d'ailleurs des contacts discrets mais réguliers avec le roi Hussein, qu'elle rencontrait périodiquement en Israël ou à l'étranger. Elle accepta néanmoins, en mai 1972, l'invitation du président roumain Nicolae Ceaușescu, dans l'espoir d'y rencontrer secrètement le président égyptien Anouar El Sadate, tentative qui n'aboutit finalement pas.

Dormant à peine quelques heures par nuit, mangeant peu et fumant abondamment, la Première ministre s'investit pleinement dans ses nouvelles fonctions, instaurant un cabinet restreint qui se réunissait une à deux fois par semaine dans ce que les journalistes surnommaient "la cuisine de Golda". Y étaient conviés les ministres de la Défense, des Affaires étrangères et de l'Économie, permettant des prises de décision rapides et discrètes. Moshe Dayan ne cachait pas sa satisfaction de servir sous les ordres de cette Première ministre qui, finalement, épousait souvent ses vues stratégiques, légitimant ainsi sa position dominante au sein de l'appareil gouvernemental.

Le parti travailliste sortit largement vainqueur des élections législatives de 1969, consolidant temporairement sa position hégémonique, bien que les germes de son déclin fussent déjà perceptibles dans la montée des forces d'opposition et l'érosion progressive de sa base électorale traditionnelle, déstabilisée par les mutations sociales et démographiques que connaissait Israël.

Pendant ce temps, les combats continuaient à faire rage le long du canal de Suez et de part et d'autre du Jourdain. Les hostilités avec l'Égypte avaient repris à peine quatre mois après la fin de la guerre des Six Jours, lorsqu'une vedette lance-torpilles égyptienne avait coulé le 21 octobre 1967 un destroyer israélien à une quinzaine de kilomètres de Port-Saïd, causant la mort d'une cinquantaine de marins. Cette "guerre d'usure", comme elle fut baptisée, traduisait la stratégie adoptée par Nasser qui, constatant amèrement son échec militaire et diplomate, et dépité par le soutien croissant accordé par les États-Unis à Israël, parvint à la conclusion que seule la reprise limitée des combats pourrait amener Washington à faire pression sur Tel-Aviv pour des concessions territoriales substantielles. Ayant pu rééquiper et réorganiser rapidement son armée grâce à l'aide massive de l'URSS, il estimait désormais possible de s'engager dans un conflit limité mais prolongé, centré principalement sur la zone du canal.

L'armée israélienne avait cependant mis à profit les mois de calme relatif pour consolider considérablement ses positions défensives face à l'Égypte, établissant l'impressionnante "ligne Bar-Lev", du nom du chef d'état-major qui l'avait conçue. Cette ligne consistait en une trentaine de fortifications espacées chacune d'environ cinq kilomètres, protégées par des nids de mitrailleuses et dotées de systèmes sophistiqués d'observation visuelle et de détection électronique. Chaque fortin portait un nom de code spécifique, le plus septentrional étant désigné "Budapest" et le plus méridional "Masrek". Cette infrastructure défensive s'inscrivait dans une stratégie statique qui préconisait une défense échelonnée en profondeur, reposant sur trois éléments complémentaires : un système de détection électronique à proximité immédiate du canal, des détachements blindés patrouillant en permanence sur la rive orientale, et enfin une division blindée maintenue en réserve à une trentaine de kilomètres en arrière, prête à intervenir en cas d'invasion massive.

Lorsque Golda Meir accéda au pouvoir, Nasser marqua symboliquement l'événement en annonçant publiquement que Le Caire ne se considérait plus lié par l'armistice de juin 1967 et intensifia sans relâche le harcèlement des positions israéliennes sur le canal. Le président Richard Nixon, récemment investi, tenta d'impliquer Moscou dans la recherche d'une solution négociée. Un premier plan de paix, fondé sur la résolution 242 du Conseil de sécurité, préconisait le retrait d'Israël jusqu'aux frontières internationales reconnues en échange d'une paix durable. La Première ministre rejeta vigoureusement cette proposition, tandis que Nasser, soutenu par les Soviétiques, refusait catégoriquement tant la démilitarisation du Sinaï que la liberté de navigation pour les navires israéliens, deux conditions jugées essentielles par Tel-Aviv.

À partir de janvier 1970, Tsahal lança une contre-offensive d'envergure, privilégiant les frappes aériennes ciblées sur des objectifs militaires égyptiens stratégiques. Le concept de "représailles massives" avait été retenu par l'état-major israélien, persuadé que l'armée égyptienne se préparait à franchir le canal de Suez. Le commandement américain était divisé sur l'attitude à adopter, le secrétaire d'État William Rogers et le conseiller à la sécurité nationale Henry Kissinger poursuivant des objectifs divergents dans leur approche du conflit moyen-oriental, illustrant les contradictions internes qui minaient la politique étrangère américaine à cette période.

Les Soviétiques, déterminés à maintenir leur influence dans la région, intensifièrent leur soutien militaire à l'Égypte, lui fournissant des avions de combat modernes et des systèmes de défense anti-aérienne sophistiqués, notamment les redoutables missiles sol-air SAM-3. Moscou dépêcha sur place 200 pilotes pour manœuvrer les nouveaux appareils, ainsi que des milliers de techniciens et de conseillers militaires, accentuant dangereusement l'internationalisation du conflit. Le 18 avril 1970, les radars israéliens détectèrent pour la première fois la présence de MiG pilotés par des Soviétiques survolant le canal. L'aviation israélienne en abattit cinq mais se heurta aux nouveaux systèmes de défense anti-aérienne soviétiques qui interdisaient désormais efficacement le survol du territoire égyptien, compromettant la supériorité aérienne jusqu'alors incontestée d'Israël.

L'opinion publique israélienne, lassée par la prolongation d'un conflit apparemment sans issue, manifestait des signes croissants d'exaspération. Plusieurs dizaines de lycéens en fin d'études adressèrent une pétition audacieuse à la Première ministre, menaçant de refuser d'accomplir leur service militaire si aucune initiative de paix n'était entreprise, geste sans précédent qui révélait les premières fissures dans le consensus national forgé autour de la politique de fermeté.

Les diplomates américains parvinrent à la conclusion que le seul espoir de désamorcer cette escalade alarmante résidait dans l'élaboration d'un accord politique susceptible d'être accepté par les Soviétiques. William Rogers proposa le 19 juin 1970 un plan articulé en trois phases : d'abord un cessez-le-feu de trois mois renouvelable sur le canal de Suez, suivi d'une déclaration commune d'Israël, de l'Égypte et de la Jordanie affirmant leur acceptation de la résolution 242 du Conseil de sécurité, et enfin l'engagement des trois pays d'entamer des négociations de paix substantielles par l'intermédiaire de l'émissaire spécial de l'ONU. La Première ministre s'opposa initialement avec véhémence à cette initiative, qu'elle jugeait préjudiciable aux intérêts vitaux d'Israël, tandis que le président Nasser et le roi Hussein y donnèrent leur accord de principe, tout en émettant certaines réserves substantielles.

Le président Nixon adressa alors, le 24 juillet 1970, une lettre personnelle et chaleureuse à Golda Meir, dans laquelle il s'engageait formellement à poursuivre l'aide économique et militaire américaine à Israël même après l'instauration du cessez-le-feu. Il précisait explicitement que l'ampleur du futur retrait israélien et la définition exacte des frontières définitives entre Israël et ses voisins seraient déterminées d'un commun accord, et non imposées unilatéralement. Il promettait solennellement de ne pas exercer de pressions sur Israël pour le contraindre à accepter une solution au problème épineux des réfugiés palestiniens qui compromettrait sa sécurité ou son caractère d'État juif. Ces assurances déterminantes amenèrent finalement le gouvernement israélien à accepter, le 31 juillet 1970, le nouveau "plan Rogers", décision qui provoqua immédiatement la démission fracassante de Menahem Begin et des quatre autres ministres du Gahal siégeant au gouvernement d'union nationale, qui voyaient dans cette concession un premier pas vers l'abandon de la Cisjordanie, territoire auquel ils étaient viscéralement attachés pour des raisons tant stratégiques qu'idéologiques et historiques.

Les hostilités cessèrent effectivement le 5 août 1970 le long du canal de Suez, suscitant un immense soulagement en Israël, où le coût humain et économique de ce conflit larvé était devenu insupportable. Le service militaire avait dû être prolongé de deux ans et demi à trois ans, ponctionnant lourdement la main-d'œuvre disponible et affectant la productivité nationale. Paradoxalement, Nasser apparaissait comme le principal bénéficiaire politique de cette "guerre d'usure" : sans avoir reconquis un pouce de territoire, il était parvenu à impliquer profondément l'URSS dans le conflit et à contraindre les États-Unis à intervenir pour y mettre un terme, atteignant ainsi ses objectifs diplomatiques fondamentaux. Il pouvait légitimement prétendre avoir lavé son pays de l'humiliation de juin 1967 et restauré sa dignité sur la scène internationale.

Le cessez-le-feu à peine instauré, les Égyptiens le violèrent ostensiblement en déployant leurs rampes de missiles à proximité immédiate du canal, contrevenant délibérément à la clause stipulant le gel des positions militaires à l'intérieur d'une zone tampon de cinquante kilomètres. Les services de renseignement américains, parfaitement informés de cette violation flagrante, choisirent néanmoins de ne pas la confirmer officiellement, privilégiant la préservation du cessez-le-feu à la confrontation. Golda Meir, profondément irritée par ce qu'elle percevait comme une duplicité égyptienne et un abandon américain, envisagea de revenir sur son acceptation du plan Rogers, mais par considération pour le président Nixon, elle se contenta finalement de manifester son mécontentement en suspendant temporairement la participation israélienne aux négociations sous l'égide de l'ONU.

La Première ministre fut reçue en grande pompe à la Maison Blanche le 18 septembre 1970, dans une atmosphère de cordialité ostentatoire. Les échanges furent dominés par les événements dramatiques qui se déroulaient alors en Jordanie, où les organisations palestiniennes, au faîte de leur puissance militaire et politique, tentaient de renverser la monarchie hachémite avec le soutien actif de la Syrie. Le roi Hussein, acculé, implora discrètement Israël d'intervenir militairement à ses côtés pour empêcher l'invasion syrienne qui menaçait son royaume. À la demande expresse des États-Unis, Israël plaça ses troupes en état d'alerte maximale le long de la frontière jordanienne, signalant clairement aux Syriens les risques d'une confrontation directe avec l'armée israélienne s'ils poursuivaient leur avancée. Cette démonstration de force dissuasive permit au monarque hachémite de concentrer ses unités d'élite bédouines contre les organisations palestiniennes, qu'il parvint à écraser lors de l'épisode sanglant qui prit le nom de "Septembre noir". Le président Nixon exprima personnellement sa profonde gratitude à Israël pour cette coopération stratégique décisive, qui illustrait la valeur croissante de l'alliance israélo-américaine dans un contexte où l'URSS renforçait considérablement sa présence militaire, non seulement en Égypte, mais également en Syrie et en Irak. Cette reconnaissance se matérialisa par l'octroi d'une aide militaire et civile sans précédent, d'un montant total d'un demi-milliard de dollars, comprenant la livraison de chasseurs de dernière génération et de chars d'assaut perfectionnés. Cette générosité américaine incita Israël à reprendre sa participation aux négociations sous l'égide des Nations Unies, renforçant ainsi la position diplomatique de Washington face à Moscou dans la région.

Parallèlement, le mouvement national palestinien connaissait une évolution significative dans sa structure et ses orientations stratégiques. Rappelons que ce mouvement avait amorcé sa transformation moderne avec la création par Yasser Arafat, en 1959, du Fatah (acronyme inversé de Harakat al-Tahrir al-Watani al-Filastini, "Mouvement de Libération Nationale de la Palestine"), suivie en 1964 par l'établissement de l'Organisation de Libération de la Palestine (OLP), initiative initialement sponsorisée par le président Nasser dans le cadre de sa vision panarabe qui avait séduit de nombreux Palestiniens. La scène militante palestinienne s'enrichit ensuite de nouvelles formations, notamment le Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP) fondé en 1967 par Georges Habache, mouvement qui se voulait plus révolutionnaire et marxiste que le Fatah, lequel privilégiait une approche plus nationaliste que panarabe. Le Fatah allait progressivement s'imposer à la direction politique de l'OLP après l'effondrement de la vieille garde des dirigeants représentée par Ahmed Choukeiry, dont le discrédit fut consommé après la défaite arabe de 1967.

Yasser Arafat, figure centrale de cette nouvelle génération, était né en 1929 au Caire, contrairement à ce qu'il prétendait ultérieurement pour des raisons de légitimité politique, s'attribuant Jérusalem comme lieu de naissance. Proche parent de la puissante famille al-Husseini, il ne porta jamais ce patronyme en raison de la collaboration notoire avec l'Allemagne nazie du grand mufti de Jérusalem, Al-Hajj Amin al-Husseini, figure controversée du nationalisme palestinien d'avant-guerre. Il convient de souligner qu'Arafat n'avait personnellement jamais vécu l'expérience traumatique de la Nakba (la "catastrophe" de 1948) ni connu l'existence précaire des camps de réfugiés, ayant bénéficié d'une éducation privilégiée qui le rapprocha initialement du mouvement des Frères musulmans. Il entreprit des études d'ingénieur au Caire en 1940, où il développa également ses aptitudes sportives et fut initié au maniement des armes. Au lendemain de la résolution des Nations Unies du 29 novembre 1947 prévoyant le partage de la Palestine, il parcourut le Sinaï avec ses camarades pour acheter auprès des tribus bédouines des armes et des munitions destinées à combattre l'émergence de l'État juif.

Ses relations avec Nasser connurent des fluctuations considérables au fil du temps, mais c'est néanmoins dans l'ombre protectrice de l'Égypte nassérienne qu'il contribua à fonder le Fatah, terme qui signifie "la conquête" en arabe et fait référence à un verset coranique évoquant la victoire de l'islam. Au sein de l'OLP, le Fatah s'efforça, non sans difficultés, de trouver un terrain d'entente avec ses principaux rivaux, notamment le Front Populaire de Libération de la Palestine, dont l'orientation marxiste-léniniste et panarabe contrastait avec l'approche plus pragmatique et spécifiquement palestinienne du mouvement d'Arafat. Des divergences fondamentales existaient également concernant la vision de l'avenir et la place réservée aux Juifs dans la Palestine libérée : le Fatah prônait officiellement la restauration d'un État palestinien "indépendant et démocratique" où les Juifs jouiraient théoriquement de l'égalité des droits et cohabiteraient pacifiquement avec leurs concitoyens musulmans et chrétiens, tandis que le FPLP allait conceptuellement plus loin en préconisant l'instauration d'un "État palestinien de démocratie populaire" au sein duquel Juifs et Arabes vivraient côte à côte "sans discrimination", dans le cadre d'un système politique d'inspiration soviétique.

Le 20 mars 1968, à la suite de la bataille de Karameh en Jordanie, où les combattants palestiniens, avec l'appui de l'armée jordanienne, résistèrent vaillamment à une incursion israélienne, le Fatah s'empara définitivement de la direction de l'Organisation de Libération de la Palestine, et Yasser Arafat devint le chef de l'exécutif et le porte-parole officiel du mouvement national palestinien, incarnant désormais aux yeux du monde la cause palestinienne dans toutes ses dimensions. Le quatrième Conseil National Palestinien, réuni dans la capitale jordanienne en juillet 1968, adopta une nouvelle Charte palestinienne aux positions radicalement intransigeantes, ne reconnaissant aucun droit historique ou politique aux Juifs arrivés en Palestine après la déclaration Balfour de 1917. Ce document fondateur stipulait que la Palestine constituait la patrie exclusive du peuple arabe palestinien et ne pouvait en aucune manière être revendiquée légitimement par les Juifs. La lutte armée était expressément désignée comme l'unique voie pour la libération de la Palestine, excluant toute solution négociée. Dans une perspective révisionniste de l'histoire, la Charte affirmait que les Juifs ne constituaient pas une nation mais simplement une communauté religieuse, qui ne pouvait prétendre à un territoire national propre ni former un peuple au sens moderne du terme. Elle niait catégoriquement le droit d'Israël à l'existence, considérant que cet État reposait sur une fiction juridique et des documents sans valeur – la Déclaration Balfour et la résolution de partage des Nations Unies du 29 novembre 1947. Israël y était défini comme le produit du sionisme, mouvement qualifié de "fanatique et raciste", organiquement lié à "l'impérialisme mondial", poursuivant des "objectifs agressifs" par des "méthodes fascistes et nazies". Dans cette vision manichéenne, seuls les Juifs qui résidaient en Palestine avant le "commencement de l'invasion sioniste" pourraient légitimement y demeurer après la libération.

Cette nouvelle Charte marquait un tournant décisif dans la stratégie palestinienne, qui abandonnait désormais toute référence aux concepts traditionnels de diplomatie internationale pour embrasser pleinement la violence révolutionnaire et inaugurer un nouveau type d'action anti-israélienne : le terrorisme international. Le détournement spectaculaire sur Alger, par un commando du FPLP, le 23 juillet 1968, d'un avion civil israélien assurant la liaison Rome-Tel-Aviv, constitua la première opération d'envergure de ce genre, bientôt suivie par d'autres actions similaires. Israël, pour avertir le Liban qu'il jugeait complice en abritant ces organisations sur son territoire, bombarda l'aéroport international de Beyrouth, provoquant l'indignation de la communauté internationale. Georges Habache, théoricien et stratège du FPLP, justifia explicitement ces opérations contre des cibles civiles israéliennes en les présentant comme une "phase préparatoire" à la constitution d'une véritable armée de libération qui combattrait ultérieurement en Palestine même contre l'État hébreu. La plus meurtrière de ces actions terroristes fut perpétrée le 21 février 1970, lorsque le FPLP fit exploser en plein vol, entre Zurich et Tel-Aviv, un appareil de la compagnie aérienne suisse Swissair, tuant les 47 passagers et membres d'équipage.

Craignant d'être marginalisés par une éventuelle paix séparée entre Israël et les États arabes, particulièrement l'Égypte et la Jordanie, les dirigeants palestiniens radicalisèrent leur discours, menaçant d'étendre leur "révolution" à l'ensemble des régimes arabes établis, qu'ils considéraient comme réactionnaires et traîtres à la cause. L'OLP s'identifiait désormais ouvertement à d'autres mouvements armés internationaux tels que l'Armée rouge japonaise, l'IRA provisoire irlandaise, la Fraction armée rouge (groupe Baader-Meinhof) en Allemagne de l'Ouest, ou l'organisation française Action directe. Elle se positionnait idéologiquement comme partie intégrante d'un front mondial contre "l'impérialisme et le colonialisme", inscrivant la lutte palestinienne dans le grand récit tiers-mondiste alors en vogue.

Le FPLP réalisa le 6 septembre 1970 l'une des opérations terroristes les plus retentissantes de son histoire en détournant simultanément trois avions civils – deux américains et un suisse – dont une partie des passagers fut prise en otage et acheminée vers un aéroport désaffecté du nord de la Jordanie. Cette provocation délibérée constituait un affront intolérable pour le roi Hussein, dont la souveraineté était quotidiennement bafouée par les fedayins palestiniens qui avaient établi un véritable "État dans l'État" sur le territoire jordanien et ne dissimulaient d'ailleurs plus leur ambition de renverser ultimement le régime hachémite pour y substituer un pouvoir révolutionnaire palestinien. Le 16 septembre, le souverain jordanien passa résolument à l'offensive, lançant ses unités bédouines d'élite contre les bastions du FPLP et du Fatah. En réaction, l'armée syrienne fit avancer ses chars en direction de la frontière jordanienne, manifestant son intention d'intervenir militairement pour soutenir les combattants palestiniens qui avaient proclamé Irbid, deuxième ville du royaume, "zone libérée". C'est à ce moment critique qu'Israël, à l'instigation des États-Unis, fit planer la menace d'une intervention massive si les forces syriennes pénétraient en territoire jordanien, dissuadant efficacement Damas de poursuivre son aventure militaire.

Nasser, comprenant que la situation risquait d'échapper totalement à son contrôle et d'entraîner une nouvelle guerre régionale aux conséquences imprévisibles, convoqua en urgence le 27 septembre 1970 au Caire un sommet arabe extraordinaire pour imposer la signature d'un accord de cessez-le-feu entre le roi Hussein et Yasser Arafat, stipulant le désarmement des commandos palestiniens et leur retrait progressif de Jordanie. Épuisé par cet ultime effort diplomatique et miné par des années de tension extrême, le président égyptien succombait le lendemain à une crise cardiaque foudroyante, laissant le monde arabe orphelin de son leader charismatique. Son successeur, Anouar El Sadate, dernier représentant des Officiers Libres qui avaient renversé la monarchie égyptienne en 1952, était alors largement sous-estimé par les observateurs internationaux et même par ses propres concitoyens, qui le percevaient comme une figure transitoire sans envergure propre.

La disparition brutale de Nasser et l'émergence sur la scène internationale de l'organisation terroriste "Septembre Noir" – nommée en référence aux événements jordaniens et composée d'éléments radicaux issus du Fatah – plongèrent le monde arabe dans une profonde désorientation. La crise était d'autant plus aiguë que les gouvernements et les intellectuels arabes voyaient s'effondrer depuis la débâcle de 1967 les idéologies panarabe nassérienne et socialiste baasiste qui avaient structuré le discours politique régional pendant près de deux décennies. Le monde arabe commençait à se fracturer idéologiquement entre, d'une part, une gauche marxiste réclamant davantage de radicalisme révolutionnaire et, d'autre part, un conservatisme religieux inspiré par la renaissance du mouvement des Frères musulmans, qui gagnait en influence dans les couches populaires désabusées. Ces courants antagonistes partageaient néanmoins un refus catégorique de toute paix négociée avec Israël, qu'ils considéraient comme une trahison impardonnable des principes fondamentaux de la cause arabe.

Yasser Arafat avait perdu en Nasser son principal soutien international, et le nouveau président égyptien Sadate, ainsi que le président syrien Hafez al-Assad, récemment parvenu au pouvoir par un coup d'État, éprouvaient à son égard une méfiance manifeste. Contraint de transférer ses bases opérationnelles de Jordanie vers le sud du Liban, territoire sur lequel l'autorité de l'État était notoirement défaillante, il subissait simultanément les critiques acerbes de ses rivaux du FPLP qui jugeaient sa politique trop modérée et insuffisamment révolutionnaire. Pour contrer ces accusations et maintenir son leadership contesté, il donna tacitement son approbation à la création de l'organisation clandestine "Septembre Noir", dont la première action d'éclat fut l'assassinat du Premier ministre jordanien Wasfi al-Tal au Caire, le 28 novembre 1971. Cette structure occulte intensifia ensuite ses opérations en adressant des lettres piégées à des personnalités juives et israéliennes à travers le monde, ainsi qu'à des dirigeants américains, y compris le président des États-Unis, inaugurant une campagne de terreur internationale sans précédent.

Le 8 mai 1972, l'organisation détourna un avion de la compagnie belge Sabena assurant la liaison Bruxelles-Tel-Aviv. L'appareil se posa à l'aéroport de Lod (aujourd'hui Ben Gourion), et les pirates de l'air exigèrent, en échange de la libération des otages, que les autorités israéliennes relâchent des centaines de prisonniers palestiniens. Cette demande fut catégoriquement rejetée et les otages furent finalement libérés par une intervention audacieuse d'une unité d'élite israélienne commandée par le colonel Ehud Barak, parmi laquelle servait un jeune sous-officier nommé Benyamin Netanyahou, qui fut d'ailleurs blessé lors de l'opération – deux hommes destinés à jouer ultérieurement un rôle prépondérant dans la vie politique israélienne. Trois semaines plus tard, un groupe de militants japonais liés au FPLP perpétra dans ce même aéroport une attaque à l'arme automatique contre des voyageurs civils, faisant des dizaines de morts et de blessés. Ce cycle infernal de violence culmina le 5 septembre 1972 avec la prise en otage des athlètes de l'équipe olympique israélienne pendant les Jeux de Munich, opération qui se solda par un bilan dramatique de vingt morts, dont onze otages israéliens, après l'échec d'une tentative de libération improvisée par les forces allemandes, alors dépourvues d'unités antiterroristes spécialisées.

La réaction israélienne au massacre de Munich fut d'une ampleur et d'une détermination sans précédent. Les bases de l'OLP au Liban et en Syrie subirent des bombardements aériens intensifs, causant des dizaines de victimes parmi les combattants palestiniens et la population civile environnante. Simultanément, le Mossad, service de renseignement extérieur israélien, reçut pour mission explicite d'identifier et d'éliminer systématiquement les dirigeants et opérateurs de "Septembre Noir" et du FPLP impliqués dans l'attentat. Une traque implacable débuta dès octobre 1972, s'étendant à travers l'Europe et l'Afrique du Nord, où les agents israéliens liquidèrent méthodiquement les principaux représentants de ces organisations terroristes, qu'ils se trouvent en Italie, en Suède, en France, en Grèce, à Chypre, en Libye ou en Algérie.

L'opération la plus audacieuse de cette campagne clandestine fut menée le 9 avril 1973 en plein cœur de Beyrouth, capitale libanaise. Une équipe de commandos israéliens, débarquée secrètement par voie maritime et dirigée par de futurs hauts responsables militaires et politiques comme Ehud Barak et Amnon Lipkin-Shahak, pénétra profondément dans la ville pour frapper simultanément plusieurs cellules palestiniennes, éliminant trois des principaux responsables de "Septembre Noir". Le chef présumé de l'organisation, l'Algérien Mohammed Boudia, fut pour sa part tué à Paris le 28 juin 1973 par une voiture piégée. Toutefois, le 21 juillet 1973, cette opération de représailles connut un revers catastrophique lorsqu'une équipe du Mossad, agissant sur la base d'informations erronées, assassina par méprise à Lillehammer, en Norvège, un innocent serveur de café d'origine marocaine, Ahmed Bouchiki, qu'elle avait confondu avec Ali Hassan Salameh, l'un des organisateurs présumés de l'attentat de Munich. Cette bavure retentissante, qui conduisit à l'arrestation et à la condamnation de plusieurs agents israéliens par la justice norvégienne, provoqua un scandale international et contraignit temporairement les services secrets israéliens à suspendre leurs opérations d'élimination ciblée. Elles reprendraient néanmoins plus tard, après la guerre du Kippour, et s'étendraient sur plusieurs années, atteignant finalement la plupart des cibles initialement désignées, y compris Ali Hassan Salameh, finalement éliminé à Beyrouth en 1979.

Pendant ce temps, le nouveau président égyptien Anouar El Sadate, que de nombreux observateurs considéraient initialement comme une figure de transition sans réelle envergure, créait la surprise en soumettant au chargé d'affaires américain une proposition audacieuse visant à la réouverture du canal de Suez en échange d'un retrait partiel des forces israéliennes à une quarantaine de kilomètres de la voie d'eau. Il réitéra publiquement cette initiative de paix le 4 février 1971 devant l'Assemblée nationale égyptienne, signalant clairement sa volonté d'explorer des solutions diplomatiques au conflit. Craignant la reprise des hostilités et l'approfondissement de la présence soviétique dans la région, Moshe Dayan se montra personnellement favorable à cette approche, estimant qu'un accord intérimaire permettant à l'Égypte de reprendre possession du canal et de repeupler ses villes évacuées réduirait substantiellement les risques d'une nouvelle confrontation armée. La Première ministre accueillit initialement cette proposition avec une froideur manifeste, mais les négociations progressèrent néanmoins, notamment à travers le "plan Jarring", du nom du médiateur suédois mandaté par les Nations Unies. Cependant, ce jeu diplomatique complexe et les réticences persistantes d'Israël à envisager des concessions territoriales significatives commencèrent à irriter les responsables américains, qui voyaient s'éloigner la perspective d'une stabilisation régionale conforme à leurs intérêts stratégiques.

Parallèlement, Israël avait développé une industrie militaire nationale remarquablement performante, motivé par le souvenir traumatisant de l'embargo français sur les livraisons d'armes décrété par le général de Gaulle en 1967 et la volonté de réduire sa dépendance excessive envers les États-Unis. Cette industrie sophistiquée trouvait des débouchés commerciaux dans plusieurs pays africains, notamment l'Ouganda d'Idi Amin Dada avant que celui-ci ne rompe brutalement ses relations avec l'État hébreu. Les nations africaines constituaient en effet un enjeu diplomatique majeur, faisant l'objet d'intenses efforts d'influence de la part des États arabes qui stigmatisaient systématiquement les relations privilégiées entretenues par Israël avec le régime d'apartheid d'Afrique du Sud, instrumentalisant efficacement la sensibilité particulière des dirigeants africains sur cette question.

Cette diplomatie arabe porta ses fruits, déclenchant une cascade de ruptures diplomatiques entre Israël et les États africains, particulièrement après la publication d'un rapport accablant par une commission spéciale de l'Organisation de l'Unité Africaine composée de représentants du Cameroun, du Nigeria, du Zaïre et du Sénégal. Cet isolement diplomatique croissant sur le continent africain contrastait avec la solidité des relations maintenues entre Israël et les puissances occidentales, à l'exception notable de la France qui, depuis la guerre des Six Jours, s'efforçait délibérément d'effacer le souvenir de sa coopération étroite avec Jérusalem durant les années 1950. Le général de Gaulle avait d'ailleurs provoqué une vive controverse en novembre 1967 en qualifiant le peuple juif de "peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur", formulation ambiguë qui avait suscité l'indignation des organisations juives françaises et internationales. La détérioration des relations franco-israéliennes s'était encore aggravée en décembre 1968 à la suite du raid israélien sur l'aéroport de Beyrouth, perçu à Paris comme une atteinte inacceptable au Liban, pays avec lequel la France entretenait des liens historiques et culturels privilégiés. De Gaulle avait alors décrété un embargo total sur les livraisons d'armes à destination d'Israël, politique poursuivie par son successeur Georges Pompidou qui, pour comble d'ironie, autorisa au début de 1970 la vente à la Libye du colonel Kadhafi, ennemi déclaré d'Israël, de 110 chasseurs-bombardiers Mirage et de chars AMX-30. L'affaire retentissante des "vedettes de Cherbourg" – cinq navires lance-missiles commandés et payés par Israël mais bloqués par l'embargo français, que des agents israéliens parvinrent à exfiltrer clandestinement du port normand dans la nuit du 24 au 25 décembre 1969 – acheva de détériorer durablement les relations bilatérales, illustrant la mutation profonde de la diplomatie française au Moyen-Orient.

Profondément déçu par le rejet israélien de sa proposition de désengagement partiel, le président Sadate proclama solennellement en 1971 que l'Égypte était prête à "sacrifier un million d'hommes" pour récupérer ses territoires perdus, formulation hyperbolique qui traduisait sa détermination croissante. Il sollicita l'Union Soviétique pour obtenir de nouvelles livraisons d'armements offensifs, mais Moscou, engagé dans une phase de détente avec Washington, se montra étonnamment réticent. L'année suivante, le président Nixon effectua son historique voyage en Chine, modifiant drastiquement l'équilibre géopolitique mondial. Le Kremlin, contraint de s'adapter à cette nouvelle donne en se rapprochant pragmatiquement des États-Unis, devint encore plus circonspect dans son soutien militaire à l'Égypte, craignant de compromettre ses relations avec l'administration américaine. Nixon lui-même, préoccupé par sa réélection en novembre 1972, ne souhaitait pas froisser l'électorat juif américain et maintint fidèlement ses engagements antérieurs, fournissant à Israël les nouveaux appareils militaires promis à la Première ministre l'année précédente. Washington semblait avoir momentanément abandonné l'idée d'imposer un règlement global du litige israélo-arabe, privilégiant la stabilité immédiate aux solutions de long terme.

En Cisjordanie, les élections municipales organisées par les autorités israéliennes d'occupation rencontrèrent un succès inattendu, témoignant d'une relative normalisation de la situation dans les territoires conquis. Un calme précaire régnait généralement, contrastant avec les tensions exacerbées qui caractérisaient les frontières internationales d'Israël, particulièrement avec l'Égypte et la Syrie. Dans ce contexte relativement apaisé, le roi Hussein de Jordanie proposa en mars 1972 la création d'un "Royaume Arabe Uni" qui regrouperait la Jordanie, la Cisjordanie et éventuellement la bande de Gaza sous son autorité, offrant une solution alternative au conflit. Ce plan audacieux fut promptement condamné par l'OLP, qui y voyait une tentative de contourner les revendications nationales palestiniennes, et rejeté sans ménagement par l'Égypte, qui rompit ses relations diplomatiques avec Amman. Israël manifesta également son opposition catégorique à ce projet, tout en accélérant significativement l'implantation de colonies juives dans les territoires occupés, créant méthodiquement des "faits accomplis" destinés à rendre irréversible leur annexion de facto.

Dans un geste spectaculaire qui stupéfia les chancelleries occidentales et soviétiques, le président Sadate décida le 11 juillet 1972 d'expulser les quelque 15 000 conseillers militaires et soldats soviétiques servant aux côtés de son armée. Les responsables militaires israéliens interprétèrent hâtivement cette décision comme l'indice que le président égyptien avait définitivement renoncé à l'option militaire, faute de soutien extérieur adéquat. Cette analyse s'avéra profondément erronée : Sadate avait conçu ce coup de poker diplomatique précisément pour contraindre Moscou à revoir sa position, reprochant aux Soviétiques leur refus persistant de lui livrer des armements offensifs modernes, notamment des bombardiers capables de frapper profondément le territoire israélien. Sa stratégie porta ses fruits puisque, dès le mois d'août, l'URSS consentit à lui fournir d'importantes quantités d'armes perfectionnées. L'Égypte était également parvenue à diversifier ses sources d'approvisionnement militaire en acquérant discrètement certaines technologies en Allemagne fédérale et en Grande-Bretagne, contournant ainsi partiellement les restrictions imposées par les grandes puissances.

Après la réélection triomphale de Nixon à la présidence des États-Unis en novembre 1972, le président égyptien fit discrètement savoir à Washington qu'il était disposé à envisager une paix séparée avec Israël. Il proposait concrètement la reconnaissance formelle de la souveraineté égyptienne sur l'ensemble du Sinaï, tout en acceptant le principe d'une présence militaire israélienne limitée dans certains points stratégiques de la péninsule, formule de compromis qui préfigurait les accords ultérieurs de Camp David. Golda Meir, redoutant un nouveau refroidissement de ses relations privilégiées avec l'administration américaine, se rendit aux États-Unis le 28 février 1973 pour une visite cruciale. Elle indiqua au président Nixon qu'Israël ne s'opposait plus fondamentalement au plan de désengagement partiel proposé par le président égyptien, concession tardive qui s'avéra insuffisante pour inverser la dynamique délétère qui s'était instaurée.

L'atmosphère régionale devenait en effet de plus en plus explosive. Le colonel Kadhafi, dirigeant libyen impétueux, manifestait une fureur incontrôlée après l'interception par l'aviation israélienne d'un avion civil libyen qui s'était égaré au-dessus du Sinaï occupé, incident qui avait causé la mort de plus d'une centaine de passagers lorsque l'appareil s'était écrasé en tentant d'échapper aux chasseurs israéliens. Le président Sadate s'efforça de calmer temporairement son turbulent allié libyen, tout en poursuivant méthodiquement ses propres préparatifs militaires. Le 3 mars 1973, dans le plus grand secret, il annonça à la direction restreinte de son parti sa décision irrévocable de déclencher une guerre contre Israël avant la fin de l'année, et se rendit personnellement à Damas pour coordonner avec Hafez al-Assad les détails d'une offensive combinée sur le Golan et le Sinaï. Ni à Washington ni à Jérusalem on ne prit véritablement au sérieux ces intentions belliqueuses, considérant qu'elles relevaient davantage de la rhétorique politique intérieure que d'un projet opérationnel crédible, sous-estimation fatale de la détermination égyptienne qui allait avoir des conséquences dramatiques.

Pourtant, des signes avant-coureurs se multipliaient : les diplomates égyptiens effectuaient une tournée frénétique des capitales arabes, sollicitant appuis politiques et soutiens financiers pour l'entreprise militaire qui se préparait. Quant au roi Hussein de Jordanie, échaudé par sa douloureuse expérience de 1967 à l'issue de laquelle il avait perdu la moitié de son royaume en se joignant imprudemment à Nasser, il déclina prudemment, cette fois, l'invitation de Sadate et choisit délibérément de rester en dehors de la coalition militaire qui se formait entre l'Égypte et la Syrie. Le président égyptien ne lui tint pas rigueur de cette abstention calculée et s'employa même à faciliter une réconciliation entre la Syrie et la Jordanie, apaisant temporairement les tensions entre ces deux voisins traditionnellement antagonistes. L'activité diplomatique égyptienne d'une intensité inhabituelle conjuguée à une accélération perceptible des préparatifs militaires aurait dû alerter davantage les services de renseignement occidentaux et israéliens. L'ampleur des concentrations de troupes égyptiennes sur la rive occidentale du canal était telle que le gouvernement israélien décréta à plusieurs reprises la mobilisation partielle de ses réservistes, avant de démobiliser rapidement ces forces, convaincu qu'il s'agissait simplement de manœuvres destinées à tester sa réactivité et sa vigilance.

Pour tromper efficacement la vigilance israélienne, les stratèges égyptiens continuaient méticuleusement de distiller dans la presse arabe et internationale de fausses informations dépréciatives sur l'état de leur matériel militaire d'origine soviétique, prétendument défectueux, et sur le moral supposément défaillant de leurs soldats et officiers, créant délibérément l'image d'une armée incapable d'entreprendre une action offensive d'envergure. Cette désinformation systématique atteignit pleinement son objectif puisque les médias israéliens, dans un aveuglement collectif remarquable, consacraient leurs gros titres et leurs reportages à des sujets domestiques parfaitement anodins, tels que l'entrée en politique, début juillet, du général Ariel Sharon qui, désespérant d'accéder aux fonctions convoitées de chef d'état-major général, avait démissionné de l'armée pour rejoindre le Likoud nouvellement formé par l'alliance de toutes les formations politiques de droite, notamment le Gahal de Menahem Begin.

Les présidents égyptien et syrien avaient fixé au 6 octobre 1973 le déclenchement de leur offensive conjointe, date qui coïncidait précisément avec la fête solennelle de Yom Kippour, jour de jeûne et d'expiation considéré comme le plus saint du calendrier juif. Ce choix tactique n'était nullement fortuit : en cette journée particulière, la vie publique israélienne se trouvait pratiquement paralysée, sans transports publics, sans émissions de radio ou de télévision, sans journaux, avec l'ensemble des services gouvernementaux et administratifs fermés, offrant ainsi une opportunité optimale pour une attaque surprise. La Central Intelligence Agency américaine avait effectivement eu vent de ces projets belliqueux, mais avait jugé qu'ils manquaient de crédibilité opérationnelle, transmettant cette appréciation erronée à ses homologues israéliens qui partageaient largement ce scepticisme.

Le 25 septembre, le roi Hussein, informé par ses propres sources de renseignement, demanda à rencontrer d'urgence et en toute discrétion la Première ministre israélienne. Lors de cet entretien confidentiel, il l'avertit explicitement d'un redéploiement offensif massif de l'armée syrienne sur le plateau du Golan, configuration qui présageait selon lui l'imminence d'une attaque coordonnée contre Israël. Golda Meir, tout en prenant note de ces informations préoccupantes, demeurait persuadée que la Syrie n'oserait jamais s'engager seule dans une guerre contre Israël sans la participation active de l'Égypte, dont les intentions offensives lui paraissaient encore improbables. Le ministre de la Défense Moshe Dayan commençait néanmoins à percevoir que la situation évoluait dangereusement, et des indices alarmants s'accumulaient effectivement à partir de la fin septembre. Des attentats terroristes se multipliaient dans diverses parties du monde, possiblement destinés à détourner l'attention des services de renseignement israéliens de la menace principale qui se profilait sur les frontières.

Le lundi 1er octobre, alors qu'elle venait d'achever une intervention devant le Conseil de l'Europe concernant la situation des Juifs soviétiques et l'attitude ambiguë du gouvernement autrichien face au transit des émigrants juifs d'URSS, la Première ministre reçut un message inquiétant de son proche conseiller Israël Galili relatif à des mouvements suspects dans le Golan. De retour en Israël le 3 octobre, Dayan lui communiqua des rapports détaillés faisant état de déplacements significatifs de troupes syriennes et égyptiennes, mais lors de la réunion qu'elle convoqua immédiatement avec ses principaux ministres et les chefs de l'armée, elle constata avec une certaine perplexité que les pronostics stratégiques n'avaient pas fondamentalement évolué depuis son départ en voyage. La conviction prévalait encore largement qu'une offensive combinée égypto-syrienne demeurait hautement improbable, évaluation que seul le chef du Mossad contredisait vigoureusement, affirmant avec une assurance remarquable que la guerre était désormais imminente.

Dans la nuit du jeudi 4 au vendredi 5 octobre, un indice révélateur aurait dû déclencher toutes les alarmes : plusieurs navires de guerre soviétiques quittèrent précipitamment les ports égyptiens, embarquant les familles des conseillers russes servant encore en Égypte, évacuation qui signalait clairement que Moscou anticipait un conflit imminent. La Première ministre jugea ce développement certes "étonnant" mais n'y perçut pas l'ultime avertissement qu'il constituait objectivement.

Au cours de cette même nuit, le Mossad reçut de ses informateurs les plus fiables la confirmation définitive qu'une offensive coordonnée allait être déclenchée dans les heures suivantes. Golda Meir fut réveillée et informée de cette situation critique à quatre heures du matin. Le chef d'état-major général David Elazar recommanda alors la mobilisation immédiate et massive de l'armée de l'air et le rappel urgent des 200 000 réservistes qui constituaient l'épine dorsale des forces terrestres israéliennes. Moshe Dayan s'opposa vigoureusement à cette proposition radicale, ne consentant initialement qu'au rappel de 50 000 réservistes, qu'il jugeait suffisants pour faire face à une menace qu'il continuait de sous-estimer gravement. Elazar insista avec une véhémence inhabituelle, créant une tension palpable entre le ministre et le chef d'état-major, tension qui retarda crucialement de plusieurs heures précieuses le déclenchement effectif du rappel des réservistes.

Ce fut finalement à Golda Meir, septuagénaire sans la moindre expérience militaire personnelle et qui n'avait jamais approché un champ de bataille, qu'incomba la lourde responsabilité de trancher entre ces généraux en désaccord profond. Dans un moment de lucidité tragique, elle autorisa la mobilisation immédiate mais partielle des réservistes, tout en refusant explicitement de sanctionner une frappe aérienne préventive contre les dispositifs égyptiens et syriens, mesure qui aurait pu significativement altérer le cours des événements. Elle s'était formellement engagée auprès des États-Unis à ne jamais frapper en premier, promesse qu'elle entendait scrupuleusement honorer, même dans ces circonstances extraordinaires. Environ 100 000 réservistes furent finalement rappelés, mais deux heures seulement avant que les sirènes d'alerte ne hurlent à travers tout le pays, annonçant que l'attaque égyptienne et syrienne avait commencé à 13h55 précises. L'unique avantage dont bénéficia Israël dans cette situation désespérée tenait au fait que, la journée de Yom Kippour étant chômée et les rues désertes, la plupart des soldats et réservistes purent rejoindre relativement rapidement leurs unités d'affectation, malgré le chaos initial. La guerre du Kippour venait de commencer dans les pires conditions possibles pour l'État hébreu, pris au dépourvu par la plus grave menace existentielle qu'il eût connue depuis la guerre d'indépendance de 1948.


Le séisme de Kippour : 1973.

La guerre du Kippour s'inscrit comme l'une des ruptures majeures dans l'histoire contemporaine d'Israël, dont les conséquences géopolitiques, militaires et sociales résonnent encore aujourd'hui dans la région. Ce conflit, débuté le 6 octobre 1973 - jour de Yom Kippour, fête la plus sacrée du calendrier juif - constitue un véritable séisme dans la conscience collective israélienne et marque un tournant décisif dans les relations israélo-arabes, bouleversant profondément les équilibres régionaux et internationaux établis depuis la guerre des Six Jours de juin 1967.

Lorsque l'Égypte et la Syrie ouvrirent conjointement les hostilités ce samedi à 14 heures, personne en Israël n'imaginait l'ampleur du désastre imminent. Les positions israéliennes furent submergées sous des tirs d'artillerie d'une intensité sans précédent, tandis que les MiG et les Soukhoï, équipés de missiles sophistiqués, pilonnaient méthodiquement les infrastructures militaires vitales : aérodromes, postes de commandement, stations radar et centres de communication. Cette offensive aérienne coordonnée visait à neutraliser d'emblée la supériorité aérienne israélienne, atout majeur lors des conflits précédents. Vingt minutes après le début des bombardements, trois divisions syriennes d'infanterie et de blindés s'élancèrent contre les défenses israéliennes au nord et au sud de Kuneitra sur le plateau du Golan, tandis que 8 000 fantassins, soldats du génie et commandos égyptiens, spécialement autorisés par leurs aumôniers à rompre le jeûne du Ramadan en ce milieu de journée, traversaient le canal de Suez aux cris d'"Allah Akbar". Avec une préparation minutieuse, ils parvinrent à ouvrir de larges brèches dans la ligne Bar-Lev, cette chaîne de fortifications censée protéger la frontière orientale du canal, considérée jusqu'alors comme inexpugnable par l'état-major israélien.

Les deux jours suivants virent près de 100 000 soldats des deuxième et troisième armées égyptiennes, disposant de plusieurs centaines de blindés et de batteries d'artillerie, franchir le canal et s'établir solidement sur une profondeur d'une dizaine de kilomètres à l'est de la voie d'eau. Leur progression était protégée par un écran particulièrement dense de missiles sol-air qui avait abattu trente-cinq appareils israéliens dans la seule journée du samedi, neutralisant ainsi la supériorité aérienne qui avait fait la force d'Israël lors des conflits précédents. La défense du front égyptien se révélait extraordinairement complexe comparée à celle du front syrien, et les combats atteignirent une intensité paroxystique, s'apparentant véritablement à une lutte à mort. Les soldats israéliens, bien que résistant avec un héroïsme remarquable, se trouvaient cruellement dépourvus d'armes et de munitions suffisantes face à l'offensive coordonnée.

Paradoxalement, malgré ses succès foudroyants initiaux, l'armée égyptienne n'exploita pas pleinement l'effet de surprise ni les béances manifestes dans le dispositif défensif israélien pour pousser plus avant son offensive et pénétrer profondément à l'intérieur de la péninsule du Sinaï. Tout se passait comme si le président égyptien Anouar el-Sadate, lui-même stupéfait par la rapidité de son succès, n'avait en réalité envisagé qu'une offensive limitée dans ses objectifs territoriaux, visant davantage à ébranler le statu quo géopolitique qu'à reconquérir l'intégralité des territoires perdus en 1967.

Dans l'urgence de la situation, Golda Meir, Première ministre d'Israël, constitua un cabinet de guerre restreint comprenant Moshe Dayan, ministre de la Défense, Yigal Allon et Israël Galili, conseillers proches et expérimentés. S'appuyant sur les rapports excessivement confiants de son chef d'état-major David Elazar, elle demeurait initialement persuadée que l'armée israélienne ne ferait qu'une bouchée des forces syriennes et égyptiennes. Plus lucide et pessimiste, Dayan estimait que la riposte nécessiterait un temps considérable. Lorsqu'il apprit que la ligne Bar-Lev avait été submergée et que près de la moitié des blindés israéliens avaient été mis hors de combat en quelques heures, il fut plongé dans une profonde consternation, craignant désormais une reconquête totale du Sinaï par les Égyptiens.

Le ministre de la Défense s'envola dès le lendemain à l'aube pour le front nord, où la situation se révélait tout aussi préoccupante : 45 000 soldats syriens avaient franchi la veille la "ligne pourpre" - désignation militaire de la frontière établie en juin 1967 - soutenus par 1 500 chars, un millier de pièces d'artillerie et une trentaine de lanceurs de missiles. Les forces syriennes s'étaient même emparées de la station d'écoute et d'observation du mont Hermon, véritable "œil israélien" sur la Syrie et le Liban, privant ainsi Tsahal de précieuses informations stratégiques. Si l'offensive syrienne se poursuivait au même rythme, conformément à un plan de guerre dont les détails étaient pourtant connus des services de renseignement israéliens depuis plusieurs semaines, il était à craindre que d'autres pays arabes, notamment l'Irak et la Jordanie, n'entrent également dans le conflit, transformant cette offensive bilatérale en une guerre régionale généralisée.

Moshe Dayan, figure emblématique de la guerre des Six Jours, se révéla complètement dépassé par l'ampleur des événements. Sa réaction initiale fut empreinte d'une panique évidente : il ordonna l'évacuation immédiate de tous les villages civils du Golan et envisagea même sérieusement de redéployer les troupes israéliennes sur la "ligne verte", c'est-à-dire l'ancienne ligne d'armistice de 1949, abandonnant ainsi la totalité des gains territoriaux de 1967. Ses tentatives de bombarder les positions de l'armée syrienne par l'aviation israélienne se heurtèrent à l'efficacité redoutable des batteries de missiles anti-aériens soviétiques récemment déployés. Sur le front sud égyptien, il préconisa pareillement l'évacuation immédiate de la rive orientale du canal et le retrait des forces le long d'une nouvelle ligne de défense située à une trentaine de kilomètres de la voie d'eau. Le chef d'état-major Elazar s'opposa à cette vision défaitiste, plaidant au contraire pour la mise en place rapide d'une contre-offensive, tout en reconnaissant la nécessité d'établir une seconde ligne de défense en retrait.

Pendant ces heures critiques, l'état psychologique de Golda Meir se détériora dangereusement. Enchaînant les cafés et les cigarettes, accumulant les nuits blanches, elle aurait, selon certains témoins proches, envisagé de mettre fin à ses jours, tant le désastre qui s'annonçait lui paraissait insurmontable. Elle parvint néanmoins à se ressaisir rapidement et ne laissa rien transparaître de son désarroi intérieur face à son entourage politique et militaire. Le 8 octobre, elle donna finalement son feu vert au commandant de la région sud pour lancer une contre-offensive sur le front égyptien. Cette opération se solda par un échec cuisant en raison de la présence massive de missiles antichars soviétiques qui décimèrent les blindés israéliens. L'armée israélienne perdit près de 400 chars lors de cette tentative avortée, ainsi que des centaines de soldats tués, blessés ou portés disparus. Les forces réunies dans le Sinaï se révélaient manifestement incapables de vaincre les deux armées égyptiennes qui les surclassaient tant en nombre qu'en matériel. L'ordre fut alors donné d'abandonner la ligne de fortifications initiale.

L'opinion publique israélienne, habituée aux victoires éclatantes depuis 1948, oscillait entre un optimisme residuel - conviction profondément ancrée que Tsahal finirait par reprendre le dessus - et une démoralisation croissante face aux revers inédits. Parallèlement, les relations entre les hauts gradés de l'armée se détériorèrent rapidement, notamment entre Dayan et Elazar, puis entre ce dernier et le général Ariel Sharon, commandant de division audacieux et controversé.

Au lendemain de la contre-attaque avortée du 8 octobre, les sombres prédictions du ministre de la Défense semblaient sur le point de se réaliser. Son pessimisme était si manifeste que Golda Meir lui interdit formellement de s'exprimer à la télévision, craignant l'impact désastreux qu'auraient ses déclarations défaitistes sur le moral de la population. Dans l'intimité des réunions gouvernementales, Dayan estimait qu'à moins d'un miracle, rien ne pourrait empêcher l'Égypte et la Syrie d'infliger une défaite historique à Israël - rien, sauf peut-être l'arme nucléaire, option extrême qu'il suggéra à la Première ministre d'envisager. Cette évocation dramatique visait autant à exercer une pression psychologique sur les belligérants arabes que sur le président américain Richard Nixon, parfaitement informé des capacités nucléaires israéliennes.

Sur le front syrien, cependant, l'armée israélienne parvint progressivement à reprendre l'avantage. À l'issue de cinq jours de combats acharnés, les forces de Tsahal réussirent à refouler l'armée du président syrien Hafez el-Assad du plateau du Golan. L'aviation israélienne bombarda le centre de Damas, plusieurs centrales électriques à travers le pays ainsi que des raffineries de pétrole, infligeant des dégâts considérables aux infrastructures civiles et militaires syriennes. Franchissant la ligne pourpre, les blindés israéliens foncèrent dans la nuit du 10 au 11 octobre en direction de la capitale syrienne, ne s'arrêtant qu'à une trentaine de kilomètres de Damas. Ils se trouvèrent alors confrontés à un corps expéditionnaire irakien particulièrement bien armé, comprenant également des éléments jordaniens, saoudiens et marocains, témoignant de la solidarité arabe envers la Syrie. Les combats qui s'ensuivirent furent d'une violence extrême. La bataille de Tell Shams marqua la fin des opérations majeures sur le front nord et se solda par la perte, pour la Syrie, d'une nouvelle portion de son territoire au profit d'Israël.

Moscou, alarmé au plus haut point par la dégradation de la situation de son allié syrien, tenta d'obtenir un arrêt immédiat des hostilités et la conclusion, avec l'approbation des États-Unis, d'un cessez-le-feu. Washington se montra favorable à cette initiative soviétique, surpris par la fragilité inattendue de son allié israélien, mais souhaitant éviter tant une défaite arabe humiliante qu'une victoire militaire israélienne trop éclatante qui compromettrait toute perspective de règlement négocié. Henry Kissinger, secrétaire d'État américain et artisan d'une nouvelle diplomatie vis-à-vis du monde arabe, retarda délibérément la mise en place d'un pont aérien destiné à réapprovisionner Israël en armements, profitant du refus des pays européens de mettre leurs aéroports à disposition pour le transit des avions militaires américains.

L'annonce par les producteurs arabes de pétrole de l'arrêt de leurs livraisons de brut à tous les pays soutenant Israël, suivie d'une augmentation spectaculaire du prix du baril passant de 6 à 30 dollars, provoqua une onde de choc économique mondiale. Cette utilisation inédite de "l'arme du pétrole" modifia radicalement la perception du conflit dans l'opinion internationale, et la presse occidentale devint subitement beaucoup plus critique à l'égard de l'État hébreu, accusé indirectement d'être responsable de cette crise énergétique sans précédent.

Dans ce contexte international qui lui semblait plus favorable, le président égyptien Sadate ne résista pas à la tentation de reprendre l'offensive contre les troupes israéliennes qu'il estimait au bord de l'effondrement. Il expliqua aux diplomates britanniques et soviétiques qu'il accepterait un arrêt des combats uniquement si Israël s'engageait à se retirer de tous les territoires conquis en juin 1967 - condition maximale qui reflétait sa confiance momentanée. Parallèlement à ces déclarations diplomatiques, il lança son armée en direction des cols stratégiques du Sinaï, cherchant à s'assurer le contrôle des axes de communication vitaux de la péninsule. Son chef d'état-major, le général Saad el-Shazli, exprima de sérieuses réserves face à cette initiative, craignant que les unités avancées ne se retrouvent hors de portée de la protection cruciale des missiles sol-air qui avaient jusqu'alors neutralisé l'aviation israélienne. L'armée israélienne se trouvait effectivement dans un tel état d'épuisement et manquait tellement d'armes et de munitions que le chef d'état-major Elazar était disposé à accepter un cessez-le-feu immédiat, préférant consolider les acquis défensifs plutôt que de risquer une contre-offensive hasardeuse.

Rejetant catégoriquement les objections prudentes de son chef d'état-major, le président égyptien, dont les arsenaux étaient constamment réapprovisionnés par l'Union soviétique, ordonna à son armée de passer à l'attaque le dimanche 14 octobre. Cette décision se révéla désastreuse : l'opération échoua lamentablement, transformant l'avantage initial égyptien en vulnérabilité stratégique. En réalité, les services de renseignement israéliens avaient eu vent de l'offensive imminente deux jours auparavant, ce qui avait permis à Tsahal de préparer méticuleusement sa riposte et de rappeler en renfort une partie significative de ses unités. Les avions israéliens, attendant patiemment que les blindés égyptiens s'éloignent de la couverture protectrice des missiles anti-aériens, purent enfin déployer leur puissance de feu dévastatrice contre les tanks et l'infanterie égyptienne désormais exposés. Ce renversement tactique permit aux forces israéliennes d'inverser la tendance des revers militaires subis durant la première semaine du conflit.

Simultanément, les États-Unis décidèrent de libérer d'importantes quantités d'équipements militaires destinés à Israël. Le président Nixon avait obtenu du Congrès le vote d'une aide militaire supplémentaire de plus de deux milliards de dollars pour son allié stratégique, témoignant de l'engagement américain à ne pas laisser Israël succomber malgré les réticences européennes et la pression pétrolière arabe. Suite à l'échec retentissant de l'offensive égyptienne, l'état-major israélien décida de saisir l'opportunité qui s'offrait à lui de franchir le canal et d'établir une tête de pont sur la rive occidentale, que le président Sadate avait imprudemment dégarnie de la force de réserve de la première armée. Une véritable course contre la montre s'engagea entre les diplomates des Nations Unies, qui s'efforçaient d'imposer un cessez-le-feu immédiat, et les généraux israéliens déterminés à exploiter leur avantage tactique nouvellement acquis.

Pendant que les représentants américains et soviétiques négociaient intensément les termes d'une résolution au Conseil de sécurité, les stratèges israéliens élaboraient les plans d'une contre-offensive majeure, estimant qu'il était essentiel d'obtenir un "égalisateur" militaire qui servirait de monnaie d'échange lors des futures négociations diplomatiques. Dans la nuit du 15 au 16 octobre, l'état-major israélien déclencha l'opération "Cœurs Vaillants", visant au franchissement du canal de Suez. Cette manœuvre audacieuse, dont les détails opérationnels avaient été élaborés par le général Ariel Sharon, prit complètement au dépourvu le commandement égyptien, qui ne comprit pas immédiatement qu'il s'agissait non pas d'un simple raid de diversion, comme ceux menés durant la précédente "guerre d'usure", mais d'une offensive de grande envergure destinée à renverser radicalement la situation stratégique. Le chef d'état-major égyptien n'eut pas la présence d'esprit de prendre des mesures immédiates pour éliminer la tête de pont israélienne avant qu'elle ne se consolide, commettant ainsi une erreur tactique aux conséquences désastreuses.

La nouvelle annoncée par Golda Meir devant la Knesset le 16 octobre, selon laquelle l'armée israélienne avait établi une présence sur la rive occidentale du canal de Suez, produisit un effet électrisant en Israël, redonnant espoir à une population ébranlée par les revers initiaux. Le président Sadate hésita longtemps avant d'ordonner une contre-offensive générale, laissant ainsi aux forces israéliennes le temps précieux de renforcer leur position. Ariel Sharon, commandant charismatique et controversé, fut instantanément propulsé au rang de héros national pour avoir orchestré ce retournement spectaculaire de situation.

Les États-Unis et l'Union soviétique parvinrent finalement à s'entendre sur les termes d'une résolution de cessez-le-feu, à laquelle le président égyptien donna son accord, pressé par le Premier ministre soviétique Alexis Kossyguine, présent au Caire depuis trois jours. Le président syrien Hafez el-Assad, furieux de ce qu'il percevait comme une trahison égyptienne, fut néanmoins contraint d'accepter également la suspension des hostilités, isolé diplomatiquement et militairement. Les combats étaient censés s'arrêter le lundi 22 octobre au soir, les belligérants s'engageant à entamer des pourparlers en vue d'une paix "juste et durable" - formule diplomatique dont l'ambiguïté convenait à toutes les parties. Ce premier cessez-le-feu échoua cependant lorsque Ariel Sharon, poursuivant son offensive, réussit à atteindre la ville de Suez, provoquant la reprise des combats. Un nouveau cessez-le-feu, plus contraignant, fut finalement établi dans l'après-midi du 25 octobre, marquant la fin effective des opérations militaires majeures.

Sur le plan diplomatique, alors que le secrétaire d'État américain Henry Kissinger tentait de mettre en œuvre sa nouvelle politique destinée à promouvoir les intérêts américains dans le monde arabe tout en relançant un processus de paix crédible, Israël éprouvait le sentiment amer d'être progressivement abandonné par son protecteur traditionnel. Le Conseil de sécurité des Nations Unies avait expressément demandé à l'État hébreu d'éloigner ses forces des lignes égyptiennes encerclées, exigence que Tel-Aviv refusait catégoriquement d'honorer sans garanties concrètes. La tension atteignit son paroxysme lorsque l'Union soviétique menaça d'intervenir militairement contre Israël et plaça en état d'alerte maximale ses forces stratégiques stationnées en République démocratique allemande. Face à cette escalade potentiellement catastrophique, la Maison-Blanche adressa un message d'avertissement particulièrement ferme au Kremlin, tout en menaçant parallèlement Israël de suspendre ses livraisons d'armes si l'intransigeance persistait.

Une nouvelle résolution fut élaborée, et les diplomates américains s'efforcèrent de persuader le gouvernement israélien d'autoriser l'acheminement de médicaments et de vivres à la troisième armée égyptienne encerclée, sous la supervision d'observateurs des Nations Unies. La Première ministre Golda Meir mit plusieurs heures à répondre favorablement à cette demande, délai qui suscita l'irritation manifeste d'Henry Kissinger, désireux de restaurer rapidement l'image des États-Unis dans le monde arabe.

Le 28 octobre, dans un geste sans précédent depuis la création de l'État d'Israël en 1948, des officiers israéliens et égyptiens acceptèrent de se rencontrer au "kilomètre 101" de la route Le Caire-Suez, en vue de mener des négociations directes sur les modalités précises du cessez-le-feu et le désengagement des forces. Ces discussions, marquant une rupture fondamentale avec des décennies de refus arabe de toute reconnaissance, aboutirent le 18 janvier 1974, trois semaines après l'infructueuse conférence de Genève convoquée par les Nations Unies, à un accord formel de désengagement militaire. Il faudrait cependant attendre plusieurs mois supplémentaires pour qu'un accord comparable soit signé avec la Syrie, plus réticente à toute normalisation avec l'État hébreu.

La quatrième guerre israélo-arabe s'achevait ainsi, laissant derrière elle un bilan humain considérable : pas moins de 2 500 morts, 5 500 blessés et près de 300 prisonniers du côté israélien. Les pertes des adversaires furent sensiblement plus élevées, avec approximativement 12 000 morts égyptiens et 3 000 morts syriens, témoignant de l'intensité exceptionnelle des combats. Au-delà de ces statistiques tragiques, la guerre du Kippour constitua un véritable séisme politique pour Israël, ébranlant profondément les fondements psychologiques et sociaux sur lesquels reposait l'État depuis sa spectaculaire victoire de 1967. Ce conflit remit brutalement en question plusieurs certitudes fondamentales de la société israélienne : l'invincibilité présumée de son armée, l'infaillibilité légendaire de ses services de renseignement, ainsi que la soutenabilité économique d'un état de belligérance permanent, le coût total du conflit ayant atteint le chiffre astronomique de 18 milliards de dollars pour une économie encore fragile.

La guerre mit également en lumière l'immobilisme structurel du gouvernement de Golda Meir et l'arrogance fatale du ministre de la Défense Moshe Dayan. Ni l'un ni l'autre, pas plus que le chef d'état-major Elazar, n'avaient su préparer adéquatement l'armée israélienne à cette confrontation, négligeant de l'équiper du matériel militaire nécessaire face à l'évolution rapide des capacités adverses. À l'inverse, en Égypte, l'opinion publique exultait d'avoir enfin prouvé sa valeur militaire face à un ennemi jusqu'alors perçu comme invincible. Le président Sadate avait magistralement réussi son pari stratégique : le statu quo territorial imposé par Israël après juin 1967 était définitivement ébranlé, et les États-Unis se trouvaient désormais contraints de s'impliquer activement dans la résolution du conflit régional, ne pouvant plus se contenter d'un soutien inconditionnel à leur allié israélien.

Pour la première fois dans l'histoire du conflit israélo-arabe, les pays producteurs de pétrole utilisèrent efficacement leur puissance économique comme arme diplomatique, imposant dès le déclenchement des hostilités un embargo sur leurs exportations à destination des États-Unis, considérés comme le soutien le plus fidèle d'Israël, ainsi que des Pays-Bas, perçus comme particulièrement favorables à la cause israélienne en Europe. Cette décision affecta brutalement les consommateurs du monde entier, qui virent du jour au lendemain le prix des produits pétroliers grimper de façon vertigineuse. Cet embargo contribua puissamment à modifier l'image d'Israël dans l'opinion mondiale et eut pour conséquence indirecte de rendre plus audibles et plus acceptables les thèses arabes sur le conflit, particulièrement concernant la question palestinienne. Les dirigeants de l'Organisation de Libération de la Palestine, marginalisés depuis leur expulsion de Jordanie en 1970, allaient habilement exploiter ce retournement de situation comme marchepied vers une reconnaissance progressive par la communauté internationale.

Le 1er décembre 1973, David Ben Gourion, père fondateur de l'État d'Israël et figure tutélaire du sionisme politique, s'éteignit à Tel-Aviv des suites d'une hémorragie cérébrale, à l'âge de 87 ans. Sa disparition passa presque inaperçue dans une société israélienne profondément traumatisée, où la colère populaire se cristallisait contre Moshe Dayan, tenu pour principal responsable des échecs initiaux du conflit. Malgré l'hostilité grandissante des familles endeuillées, des étudiants et des réservistes démobilisés, la Première ministre continua obstinément à protéger son ministre de la Défense contre les appels à la démission qui se multipliaient. Une commission d'enquête officielle, présidée par Shimon Agranat, président de la Cour suprême, fut mise en place pour examiner les défaillances qui avaient conduit à la "surprise stratégique" du 6 octobre.

Dans ce climat d'introspection douloureuse, Israël entra en campagne électorale, le mandat de la Knesset arrivant à son terme constitutionnel. Malgré les critiques acerbes, le Parti travailliste, au pouvoir sans interruption depuis la création de l'État, maintint Golda Meir comme tête de liste, pariant sur son image de "mère de la nation" pour transcender les griefs immédiats. Les résultats des élections reflétèrent paradoxalement une certaine continuité politique : les travaillistes ne perdirent que cinq sièges et demeuraient en mesure de former un nouveau gouvernement. Toutefois, le Likoud, principale formation d'opposition dirigée par Menahem Begin, réalisa une percée significative en gagnant treize sièges, notamment grâce au vote des jeunes générations et des Israéliens originaires des pays d'Afrique et d'Asie, traditionnellement plus nationalistes et méfiants envers l'establishment travailliste ashkénaze. Ce dernier puisait l'essentiel de son électorat dans les couches âgées et aisées de la population, principalement parmi les Israéliens originaires d'Europe et d'Amérique, illustrant une fracture sociologique persistante au sein de la société israélienne.

Golda Meir parvint le 16 mars 1974 à former un nouveau gouvernement, dont la composition restait pratiquement identique à celle de ses précédents cabinets. Moshe Dayan conserva, contre toute attente, son portefeuille de ministre de la Défense, tandis qu'Yitzhak Rabin, ancien chef d'état-major et ambassadeur aux États-Unis, faisait son entrée au gouvernement comme ministre des Transports, prélude à son ascension politique future. Cependant, la légitimité de cette équipe gouvernementale était profondément entamée, et les tensions sociales atteignirent un paroxysme sans précédent. Il ne se passait guère de jour sans que les journaux ne publient des témoignages poignants de réservistes ou de prisonniers de guerre récemment libérés, ravivant les plaies encore vives du conflit.

Le mouvement de protestation prit une dimension exceptionnelle lorsque le capitaine de réserve Motti Ashkenazi, rescapé héroïque du fortin "Budapest" de la ligne Bar-Lev, entama une grève de la faim très médiatisée devant les bureaux du Premier ministre. Sa détermination catalysa un mouvement de contestation qui draina des milliers de manifestants issus de tous les milieux sociaux et politiques. Moshe Dayan, autrefois adulé comme le symbole de la victoire de 1967, était désormais conspué et insulté publiquement, traité d'"assassin" par des familles endeuillées lors de chacune de ses apparitions publiques.

Le coup de grâce survint le 1er avril 1974 lorsque la commission d'enquête Agranat publia ses premières conclusions, qui produisirent l'effet d'une déflagration politique. Le rapport mettait sévèrement en cause plusieurs hauts gradés de l'armée ainsi que l'inaction du gouvernement face aux signes avant-coureurs de l'offensive arabe. Acculée par cette condamnation morale implicite et la pression populaire devenue insoutenable, Golda Meir annonça sa démission le 11 avril 1974. Moshe Dayan, qui avait jusqu'alors obstinément refusé de quitter ses fonctions malgré l'opprobre général, n'eut désormais plus d'autre choix que de suivre le même chemin, mettant fin à l'une des carrières politiques les plus fulgurantes et controversées de l'histoire d'Israël.

Parallèlement à ce mouvement de protestation anti-gouvernemental, une autre force politique émergea durant cette période tumultueuse : le Gush Emunim ("Bloc de la Foi"), organisation religieuse radicale fondée par d'anciens disciples du rabbin Zvi Yehuda Kook. Tous issus du Parti national religieux dont ils n'appréciaient plus la modération politique jugée excessive, ces militants messianiques entendaient accélérer par tous les moyens possibles la colonisation juive en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, territoires qu'ils considéraient comme partie intégrante de la "Terre d'Israël" promise par Dieu à son peuple. Ce mouvement, qui allait profondément influencer la politique israélienne des décennies suivantes, illustrait la montée en puissance d'un nationalisme religieux radical, directement nourri par le traumatisme de la guerre du Kippour et par la volonté de rendre impossible tout futur compromis territorial.

Golda Meir avait définitivement quitté les rênes du pouvoir à l'âge de 76 ans, mettant fin à une carrière politique exceptionnelle qui l'avait menée des rives du Dniepr à la plus haute fonction de l'État hébreu. Lasse et physiquement éprouvée, elle valida avec un enthousiasme manifeste la suggestion de son ami Pinhas Sapir, influent ministre des Finances et figure centrale de l'appareil travailliste, d'adouber Yitzhak Rabin comme son successeur à la tête du gouvernement. Ce choix inattendu – Rabin étant relativement novice en politique malgré son prestigieux passé militaire – marquait symboliquement la fin d'une époque : celle des pionniers fondateurs de l'État, au profit d'une génération née sur la terre d'Israël, les fameux "Sabras" dont la légitimité provenait davantage de leur service à l'armée que de leur engagement dans les institutions du mouvement sioniste.

Cette transition générationnelle, précipitée par les événements dramatiques d'octobre 1973, s'accompagnait d'une transformation profonde de la conscience nationale israélienne. L'euphorie conquérante issue de la guerre des Six Jours avait cédé la place à une vulnérabilité nouvelle, à une remise en question douloureuse des certitudes antérieures. Le mythe de l'invincibilité israélienne s'était brisé sur les berges du canal de Suez et les plateaux du Golan, révélant les failles d'une société qui avait peut-être trop vite cru en sa supériorité intrinsèque. La doctrine militaire de Tsahal devrait désormais intégrer la possibilité d'une défaite initiale, développer des capacités de résilience et d'adaptation, tout en reconnaissant que la technologie et la puissance de feu ne suffisaient pas face à la détermination d'un adversaire animé par une volonté de revanche.

Les conséquences géopolitiques de ce conflit s'avérèrent considérables et durables. L'utilisation stratégique de l'arme pétrolière par les pays arabes producteurs avait démontré l'extraordinaire vulnérabilité énergétique des économies occidentales, transformant radicalement les rapports de force internationaux. Les États européens, prenant conscience de leur dépendance, adoptèrent progressivement une position plus équilibrée dans le conflit israélo-arabe, s'éloignant du soutien inconditionnel à l'État hébreu qui caractérisait les années précédentes. Cette évolution favorisa l'émergence d'un "dialogue euro-arabe" institutionnalisé, précurseur du partenariat méditerranéen qui se développerait dans les décennies suivantes.

Pour les États-Unis, la guerre du Kippour marqua également un tournant majeur dans leur approche du Moyen-Orient. Henry Kissinger, artisan d'une "diplomatie de la navette" infatigable entre les capitales de la région, comprit que l'influence américaine ne pouvait plus reposer exclusivement sur l'alliance avec Israël, mais devait intégrer un dialogue constructif avec les États arabes "modérés", particulièrement l'Égypte. Cette réorientation stratégique, motivée tant par la nécessité de contenir l'influence soviétique que par les impératifs énergétiques, poserait les jalons des accords de Camp David de 1978, première reconnaissance formelle d'Israël par un État arabe.

Pour les Palestiniens, paradoxalement absents en tant qu'acteurs directs de ce conflit essentiellement interétatique, la guerre du Kippour ouvrit néanmoins des perspectives diplomatiques inédites. L'ébranlement du statu quo régional permit à Yasser Arafat, président de l'Organisation de Libération de la Palestine, d'accroître considérablement sa visibilité internationale. Son discours historique à l'Assemblée générale des Nations Unies en novembre 1974, où il déclara tenir "d'une main le rameau d'olivier et de l'autre un fusil de combattant", illustrait cette nouvelle stratégie combinant lutte armée et offensive diplomatique. La reconnaissance de l'OLP comme "seul représentant légitime du peuple palestinien" par la Ligue arabe puis par un nombre croissant d'États, constitua une avancée symbolique majeure pour une cause jusqu'alors marginalisée dans les négociations régionales.

En Israël même, les séquelles psychologiques et politiques de la guerre du Kippour continuèrent longtemps à façonner le débat public. Le nouveau Premier ministre Yitzhak Rabin dut naviguer entre les exigences contradictoires d'une société profondément divisée : d'un côté, un courant prônant des concessions territoriales en échange d'une paix véritable avec les voisins arabes ; de l'autre, un nationalisme renforcé par le traumatisme récent et cristallisé autour du mouvement des implantations. Cette polarisation politique annonçait déjà les tensions qui culmineraient avec la victoire historique du Likoud en 1977, première alternance politique majeure dans l'histoire de l'État d'Israël.

La guerre du Kippour avait ainsi révélé, au-delà des aspects purement militaires, les contradictions inhérentes au projet sioniste tel qu'il s'était concrétisé après 1967 : la tension irrésolue entre idéal démocratique et réalité de l'occupation, entre aspiration à la normalisation régionale et maintien de la supériorité stratégique, entre identité juive et définition civique de la citoyenneté israélienne. Ces questions fondamentales, momentanément occultées par l'ivresse de la victoire de 1967, resurgirent avec une acuité nouvelle à la lumière des révélations traumatisantes d'octobre 1973, dessinant les contours des débats qui structureraient la vie politique israélienne pour les décennies à venir.


Itzhak Rabin à la tête du Gouvernement.

L'accession d'Ithzak Rabin au poste de Premier ministre d'Israël s'inscrit dans un contexte particulièrement agité de l'histoire du jeune État hébreu. Au lendemain de la guerre du Kippour, qui avait profondément ébranlé les certitudes et la confiance d'une nation jusque-là persuadée de son invulnérabilité, le pays se trouvait confronté à des défis considérables tant sur le plan intérieur qu'extérieur. La démission de Golda Meir, emportée par la vague de contestation qui avait suivi ce conflit traumatisant, ouvrait la voie à une nouvelle génération de dirigeants, dont l'ancien chef d'état-major Ithzak Rabin allait devenir la figure emblématique.

Contrairement à sa prédécesseure, Rabin n'avait porté aucune responsabilité dans les erreurs stratégiques qui avaient conduit au désastre initial du Kippour. Auréolé du prestige de ses victoires militaires, notamment celle de 1967, il incarnait pour beaucoup l'espoir d'un renouveau et d'une direction plus ferme face aux multiples menaces qui pesaient sur le pays. Toutefois, à peine entreprit-il de briguer la direction du Parti travailliste qu'il se heurta à un obstacle de taille en la personne de Shimon Peres, représentant influent de la fraction Rafi au sein du mouvement, qui constituait approximativement un quart des adhérents.

Ce dernier, collaborateur fidèle de David Ben Gourion et artisan déterminant du rapprochement avec la France de la Quatrième République dans les années 1950, avait joué un rôle crucial dans l'acquisition par Israël de sa capacité nucléaire - cette "assurance-vie" stratégique qui demeurait officiellement non reconnue mais qui constituait déjà le secret de Polichinelle de la géopolitique moyen-orientale. Il convient néanmoins de souligner que Peres, contrairement à son rival, n'avait jamais servi dans l'armée ni participé directement à un conflit armé, ce qui constituait une singularité notable dans un pays où l'expérience militaire représentait souvent un passage obligé pour toute carrière politique d'envergure.

Les différences entre les deux hommes transcendaient largement le cadre de leurs parcours respectifs. Rabin, né à Jérusalem en 1922, était l'archétype même du "Sabra" - ces Juifs nés en Palestine mandataire puis en Israël - avec sa silhouette élancée, ses cheveux blonds et ses yeux bleus. Son apparence physique et son comportement incarnaient parfaitement l'idéal du "nouvel homme juif" que le sionisme avait cherché à façonner : direct, pragmatique, austère, enraciné dans la terre d'Israël. Peres, quant à lui, était arrivé de Pologne à l'âge de dix ans et, bien qu'il s'exprimât dans un hébreu impeccable, conservait une légère intonation yiddish qui rappelait ses origines diasporiques. Sa personnalité aux multiples facettes, sa souplesse intellectuelle et sa capacité à naviguer entre différents registres contrastaient fortement avec la raideur apparente et la franchise parfois brutale de Rabin.

Ces différences de tempérament se doublaient d'une animosité personnelle tenace, fruit d'une longue histoire de rivalités et de désaccords. Rabin n'avait jamais caché son scepticisme quant au programme nucléaire défendu avec tant d'ardeur par Peres, qu'il jugeait potentiellement dangereux pour l'avenir d'Israël. Plus personnellement encore, il ne pardonnait pas à son rival d'être intervenu auprès de Ben Gourion pour retarder son accession au poste convoité de chef d'état-major, interférence qu'il considérait comme une manœuvre déloyale caractéristique des méthodes de son adversaire.

Le duel décisif entre ces deux personnalités antagonistes pour la direction du Parti travailliste se déroula le 22 avril 1974 devant le Comité central du parti. La confrontation fut d'une intensité rare, chacun des prétendants déployant toute sa rhétorique pour convaincre les cadres du mouvement. Au terme d'un scrutin particulièrement serré, Rabin l'emporta par 298 voix contre 258, une marge relativement étroite qui présageait des relations tendues au sein de la future équipe gouvernementale.

Pendant que Golda Meir assurait encore la gestion des affaires courantes, Motta Gour, récemment nommé chef d'état-major, devait faire face à une recrudescence inquiétante des attentats et des raids palestiniens lancés depuis le territoire libanais, manifestation concrète de la montée en puissance des organisations de résistance palestiniennes dans le sillage de la guerre du Kippour. C'est dans ce contexte délicat que, le 3 juin 1974, Rabin forma officiellement son gouvernement, contraignant son orgueil à nommer Shimon Peres au poste stratégique de ministre de la Défense, décision qui était moins le fruit d'une réconciliation que d'une nécessité politique imposée par les équilibres internes du Parti travailliste.

Pour consolider sa coalition gouvernementale, le nouveau Premier ministre sollicita également l'appui des députés du Parti national religieux. Ces derniers, soumis à la pression croissante de leur aile radicale représentée notamment par le mouvement Goush Emounim (le "Bloc de la Foi"), manifestèrent une réticence certaine à rejoindre le gouvernement. Ils finirent néanmoins par accepter, non sans imposer comme condition préalable que toute décision concernant une éventuelle restitution de territoires en Cisjordanie soit soumise à l'approbation préalable des électeurs, posant ainsi les jalons d'une pratique référendaire inhabituelle dans un système parlementaire classique et introduisant un verrou constitutionnel potentiel face à toute initiative diplomatique d'envergure.

Peu après son installation, le nouveau Premier ministre se rendit à Washington pour y rencontrer le président Richard Nixon, dont le mandat touchait à sa fin en raison du scandale du Watergate. À cette occasion, le président américain encouragea vivement son interlocuteur israélien à rechercher un accord avec le roi Hussein de Jordanie, monarque hachémite avec lequel Rabin avait déjà eu des entretiens secrets. Le souverain jordanien, visiblement impatient de conclure avec Israël un accord de désengagement similaire à ceux qui avaient été signés avec l'Égypte et la Syrie, cherchait par cette initiative à contrer l'influence grandissante de Yasser Arafat et de l'Organisation de Libération de la Palestine (OLP) qui commençait à s'affirmer comme le représentant légitime des aspirations nationales palestiniennes.

Face à cette proposition, Rabin adopta une attitude prudemment évasive, faisant preuve d'une modération calculée sans pour autant rejeter a priori l'idée d'un accord de désengagement avec la Jordanie. Cette retenue diplomatique contrastait fortement avec le positionnement adopté par son ministre de la Défense, Shimon Peres, qui s'empressa d'endosser les habits du "faucon", multipliant les déclarations intransigeantes dans le but évident de se démarquer du Premier ministre. Cette stratégie de différenciation systématique visait manifestement à séduire les militants de droite et d'extrême droite, notamment les colons regroupés au sein du "Bloc de la Foi" dont Peres allait paradoxalement devenir le défenseur le plus ardent au sein du gouvernement, illustration parfaite des contorsions idéologiques auxquelles la rivalité personnelle peut parfois conduire.

Pendant ce temps, la question palestinienne effectuait son grand retour sur la scène diplomatique régionale. Le sommet arabe de Rabat, tenu en octobre 1974, marqua un tournant décisif en dépossédant officiellement la Jordanie de toute prérogative sur la question palestinienne et en reconnaissant l'OLP comme "l'unique représentant légitime du peuple palestinien". Cette décision historique mettait un terme définitif au lien constitutionnel et politique que le royaume hachémite avait maintenu avec la Cisjordanie depuis son annexion en 1950, et consacrait l'émergence d'une entité palestinienne distincte sur l'échiquier international.

Yasser Arafat, figure emblématique de la résistance palestinienne, avait entre-temps infléchi partiellement sa position en acceptant, du moins dans son discours officiel, l'idée d'une cohabitation entre un État arabe et un État juif, abandonnant ainsi la rhétorique maximaliste qui appelait à la destruction pure et simple d'Israël. Cette évolution lui valut une reconnaissance internationale croissante, dont le point culminant fut son entrée retentissante au siège des Nations Unies à New York, le 13 novembre 1974, où il apparut, keffieh sur la tête et ceinturon de revolver à la hanche, dans une mise en scène soigneusement calculée pour frapper les esprits. Dans son discours désormais célèbre, il affirma qu'il venait porteur "d'un rameau d'olivier et d'un fusil de révolutionnaire", formule ambiguë qui illustrait parfaitement l'ambivalence persistante de la stratégie palestinienne, oscillant entre lutte armée et quête de légitimité diplomatique.

La validation internationale de la cause palestinienne se poursuivit inexorablement, atteignant son paroxysme le 10 novembre 1975 lorsque l'Assemblée générale des Nations Unies adopta la résolution 3379 qui assimilait le sionisme à une forme de racisme et de discrimination raciale. Ce texte, approuvé par la quasi-totalité des pays du tiers-monde tandis que seuls les pays occidentaux s'y opposaient, constitua l'un des plus graves revers diplomatiques de l'histoire d'Israël, inscrivant officiellement dans le droit international une condamnation de l'idéologie fondatrice même de l'État hébreu. Pour de nombreux Israéliens, cette résolution ne faisait que confirmer leur sentiment d'isolement croissant sur la scène internationale et leur conviction que les institutions multilatérales manifestaient à leur égard une hostilité structurelle.

Parallèlement à ces développements diplomatiques défavorables, la situation économique du pays connaissait une dégradation significative. La croissance, qui avait atteint des taux remarquables de l'ordre de 10% avant la guerre du Kippour, chuta brutalement à 3% entre 1973 et 1977, s'effondrant même sous la barre de 1% en 1976. Cette détérioration spectaculaire s'expliquait en grande partie par l'augmentation vertigineuse des dépenses militaires consécutive au conflit de 1973. Israël, obsédé par sa sécurité depuis le traumatisme initial du Kippour, entretenait désormais une armée régulière proportionnellement quatre fois plus développée que celle de l'ensemble des pays arabes réunis, effort disproportionné qui pesait comme un fardeau insoutenable sur ses finances publiques et sur le niveau de vie de ses citoyens.

Le 16 juin 1974, le président Nixon effectua une visite triomphale en Israël, où il fut accueilli comme un sauveur par une population reconnaissante du pont aérien américain qui avait contribué de manière décisive à renverser le cours de la guerre du Kippour. Ironie du sort, deux mois plus tard, sa présidence s'achevait prématurément dans le scandale du Watergate, le contraignant à quitter la Maison Blanche le 9 août 1974, remplacé par Gerald Ford. Henry Kissinger, artisan infatigable de la diplomatie américaine au Moyen-Orient, conserva néanmoins son poste de secrétaire d'État et poursuivit ses efforts en vue de la conclusion d'une paix "juste et durable" entre Israël et ses voisins, conformément aux principes énoncés lors de la conférence de Genève et dans les accords de désengagement déjà signés avec l'Égypte et la Syrie.

La stratégie de Kissinger, fidèle à son approche gradualiste, consistait à privilégier la recherche d'accords intérimaires plutôt que de s'engager d'emblée dans la négociation d'un traité de paix global, entreprise qu'il jugeait prématurée au vu des positions encore largement irréconciliables des parties. L'Égypte lui semblait offrir un terrain plus propice que la Syrie à de telles avancées progressives, bien que les deux pays refusassent catégoriquement de prononcer le mot "paix", posant comme conditions préalables à toute normalisation le retrait complet d'Israël de tous les territoires conquis en juin 1967 et le règlement global de la question palestinienne.

Rabin, pour sa part, estimait que le processus de paix ne devait pas nécessairement débuter par des négociations directes et multilatérales, mais plutôt par des discussions bilatérales avec l'Égypte exclusivement, suivant une approche progressive et graduelle. S'il n'excluait pas, à terme, la restitution d'une grande partie des territoires occupés en 1967 - à l'exception notable de Jérusalem, de la vallée du Jourdain et de quelques autres zones stratégiques - il considérait que les régions à forte densité arabe, comme la bande de Gaza et les grandes villes de Samarie, devraient être les premières concernées par un tel retrait.

Un obstacle majeur se dressait toutefois sur la voie de cette approche pragmatique : le timing politique. Une évacuation des territoires immédiatement après la guerre du Kippour, alors que les pays arabes bénéficiaient d'une position de force sur la scène internationale grâce au levier pétrolier, risquait de donner l'impression qu'Israël agissait par faiblesse, confortant ainsi la stratégie de pression adoptée par ses adversaires. Il convenait donc, selon Rabin, d'attendre que cette conjoncture défavorable s'estompe et, surtout, de laisser aux Israéliens le temps de surmonter le traumatisme psychologique du Kippour avant de leur imposer des concessions territoriales susceptibles d'être perçues comme une nouvelle capitulation.

Fidèle à sa "politique des petits pas", Kissinger entreprit une nouvelle série de navettes diplomatiques intensives en février et mars 1975, se déplaçant inlassablement entre l'Égypte, la Syrie, la Jordanie et Israël dans l'espoir d'arracher un accord qui constituerait une avancée significative vers la normalisation régionale. Rabin, en tant que militaire, aurait volontiers consenti à transformer certaines parties du Sinaï en zones tampons démilitarisées, mais sans une déclaration égyptienne formelle de non-belligérance, le gouvernement israélien n'était nullement disposé à abandonner le col stratégique de Gidi et les champs pétrolifères du Sinaï qui assuraient une certaine autonomie énergétique à l'État hébreu.

Face à cette impasse persistante, la patience de Kissinger s'érodait dangereusement. Le secrétaire d'État, frustré dans ses ambitions médiatrices, n'hésita pas à attribuer ouvertement à Israël la responsabilité de l'échec de son initiative, fustigeant en termes particulièrement acerbes ce qu'il percevait comme l'incompétence et l'étroitesse de vues du Premier ministre, de son ministre de la Défense et de l'ensemble du cabinet israélien. Convaincu que les dirigeants israéliens cherchaient délibérément à saboter ses efforts et, par extension, à nuire à son prestige personnel, Kissinger ne cacha pas à Rabin que, par son intransigeance, il portait atteinte tant à la position des États-Unis dans la région qu'à la crédibilité internationale du président égyptien Anouar el-Sadate, qui avait pris le risque politique considérable de s'engager dans la voie de la négociation.

Le président Ford, partageant la frustration de son secrétaire d'État, adopta une posture inhabituellement critique envers Israël, allant jusqu'à adresser un message explicitement menaçant au Premier ministre israélien, l'informant de son intention de procéder à un "réexamen" approfondi de la politique américaine à l'égard d'Israël, formulation diplomatique qui masquait à peine la perspective d'une réduction substantielle du soutien américain. Cette menace se concrétisa rapidement : jusqu'en septembre 1975, l'administration Ford refusa systématiquement de signer le moindre contrat de vente d'armes à l'État hébreu, manifestation tangible du mécontentement de Washington.

Face à cette pression sans précédent de son principal allié, Israël ne disposait que d'une carte maîtresse : le soutien traditionnellement indéfectible du Congrès américain, où le lobby pro-israélien exerçait une influence considérable. Le 21 mai 1975, soixante-sept sénateurs adressèrent ainsi au président une lettre ouverte, l'exhortant à répondre favorablement aux besoins économiques et militaires légitimes d'Israël, initiative parlementaire qui rappelait opportunément à la Maison Blanche les limites institutionnelles de sa marge de manœuvre en matière de politique étrangère.

Cette mobilisation du législatif amena Kissinger à reconsidérer sa stratégie, concluant avec pragmatisme que des pressions excessives sur Israël risquaient de produire des effets contre-productifs et qu'il valait mieux, en définitive, revenir à sa méthode éprouvée des "petits pas". Le président Ford, comprenant la nécessité d'un rééquilibrage, décida de s'impliquer personnellement dans le processus en rencontrant d'abord le président Sadate, puis en recevant Rabin à la Maison Blanche dix jours plus tard, créant ainsi les conditions d'une reprise du dialogue.

L'ancien ambassadeur aux États-Unis qu'était Rabin, comprenant la nécessité d'une concession stratégique, accepta finalement de mettre beaucoup d'eau dans son vin. Après de multiples rebondissements et dix journées de négociations intensives entre le 21 et le 31 août 1975, un accord intérimaire entre Israël et l'Égypte fut enfin conclu, puis formellement signé à Genève le 4 septembre 1975. Ce texte prévoyait le retrait israélien jusqu'à l'est des cols stratégiques du Sinaï, la restitution de certains gisements pétrolifères et l'établissement de zones tampons contrôlées par les forces d'interposition des Nations Unies. Il garantissait également la liberté de passage dans le canal de Suez pour les navires à destination ou en provenance d'Israël, avancée symbolique significative après des décennies d'embargo égyptien.

Cet accord s'accompagnait d'un mémorandum secret israélo-américain aux termes duquel les États-Unis s'engageaient à accorder à Israël une aide économique sans précédent de deux milliards de dollars, ainsi qu'à lui fournir des chasseurs de dernière génération et des missiles Pershing dotés d'ogives conventionnelles. Washington promettait en outre de défendre l'État hébreu en cas de menace soviétique et - point particulièrement important pour la doctrine israélienne - de s'abstenir d'entamer des négociations avec l'OLP tant que celle-ci ne reconnaîtrait pas explicitement le droit d'Israël à l'existence.

Lors de son arrivée en Israël pour la conclusion de la phase finale de l'accord, Kissinger fut reçu solennellement par la Knesset, marque exceptionnelle de considération qui n'effaçait cependant pas l'hostilité persistante des éléments les plus extrémistes du spectre politique israélien. Les militants de Goush Emounim allèrent jusqu'à le menacer publiquement de lui faire subir le même sort que le comte Folke Bernadotte, médiateur des Nations Unies assassiné en 1948 par des terroristes juifs du groupe Lehi, allusion sinistre qui illustrait la radicalisation d'une fraction non négligeable de la société israélienne.

Pendant l'été 1975, un noyau de plusieurs familles appartenant au mouvement Goush Emounim se livra à une véritable guérilla administrative et politique, défiant ouvertement les directives gouvernementales qui limitaient strictement les implantations juives en Judée-Samarie. Délogés à plusieurs reprises par l'armée sur ordre des autorités, ces colons déterminés revenaient systématiquement à la charge, notamment en décembre, convaincus de pouvoir finalement s'installer durablement grâce au soutien actif de plusieurs députés du Parti national religieux et surtout du Likoud. Ils bénéficiaient également de l'appui tacite mais efficace d'une personnalité publique de premier plan : le général de réserve Ariel Sharon, qui servait alors comme conseiller militaire spécial du Premier ministre, nomination qui avait suscité l'indignation de Shimon Peres, dont les prérogatives de ministre de la Défense se trouvaient ainsi subtilement contournées.

La divergence d'approche entre Rabin et Peres sur la question des colonies s'accentua au fil des mois : tandis que le Premier ministre s'efforçait de maintenir une ligne relativement ferme face aux initiatives non autorisées des colons, son ministre de la Défense adoptait une attitude beaucoup plus ambiguë, favorisant délibérément les éléments les plus extrémistes dans une stratégie évidente de sape de l'autorité de son rival. Ces tiraillements incessants entre les deux hommes se poursuivirent tout au long de l'année 1976, sur fond de tensions croissantes en Galilée entre la population juive et la minorité arabe israélienne, qui exprimait son mécontentement par des grèves, des manifestations et parfois des actes de violence sporadiques.

Ces tensions communautaires culminèrent le 30 mars 1976, lors de la "Journée de la Terre", commémoration annuelle de l'expropriation de terres arabes par l'État d'Israël. Ce jour-là, la police et l'armée israéliennes, confrontées à des manifestations massives dans plusieurs localités arabes de Galilée, ouvrirent le feu sur les protestataires, faisant plusieurs morts et de nombreux blessés. Cet épisode sanglant, qui demeure gravé dans la mémoire collective des Arabes israéliens comme un tournant dans leur relation avec l'État, marquait l'exacerbation d'un clivage ethnique et politique que les fondateurs d'Israël avaient espéré pouvoir transcender.

Dans ce contexte de polarisation croissante, Shimon Peres prit l'initiative contestée d'organiser, en avril 1976, de nouvelles élections municipales en Cisjordanie, décision qui s'avéra rapidement désastreuse sur le plan stratégique. Le scrutin se solda par un fiasco retentissant pour la politique israélienne : plus de la moitié des maires et des conseillers municipaux proches du pouvoir jordanien furent balayés, remplacés par des nationalistes ouvertement partisans de l'OLP qui, sitôt élus, appelèrent sans ambages à la fin de l'occupation israélienne et à l'établissement d'un État palestinien indépendant.

Ce résultat électoral enfonçait un clou supplémentaire - involontairement fourni par Peres lui-même - dans le cercueil de "l'option jordanienne" à laquelle Rabin demeurait attaché malgré son érosion progressive. Le royaume hachémite continuait certes à verser une partie significative des salaires des fonctionnaires en activité dans les territoires occupés, maintenant ainsi une influence non négligeable auprès d'une population tiraillée entre son désir de mener une existence normale sous occupation et son identification croissante avec le mouvement nationaliste palestinien. Toutefois, la dynamique politique s'orientait désormais clairement en faveur de l'OLP, considérée par un nombre grandissant de Palestiniens comme leur représentant légitime.

La résistance passive s'organisait également sur le terrain : de nombreux propriétaires refusaient catégoriquement de vendre leurs terres à des Juifs et beaucoup de familles préféraient endurer les difficultés quotidiennes de l'occupation plutôt que d'émigrer hors de Cisjordanie ou de la bande de Gaza, manifestant ainsi un attachement indéfectible à leur terre natale qui constituait le pendant palestinien de l'enracinement revendiqué par le sionisme.

Un élément particulièrement significatif de ce scrutin fut la participation, pour la première fois, des femmes palestiniennes au vote municipal. Contrairement aux espoirs des autorités israéliennes qui avaient approuvé cette innovation dans l'espoir de favoriser les candidats conservateurs traditionnellement soutenus par l'électorat féminin, elles votèrent massivement en faveur des nationalistes, contribuant de manière décisive à leur victoire. Cette mobilisation féminine s'inscrivait dans un mouvement plus large de réveil de la société civile palestinienne, où les femmes prenaient une part de plus en plus active à la diffusion de la conscience nationale par le biais d'associations culturelles qui promouvaient les chants et danses patriotiques tout en développant des réseaux de solidarité entre toutes les composantes de la communauté.

Cette effervescence nationaliste avait atteint un premier palier au lendemain de la guerre du Kippour avec la formation semiclandestine d'un "Front National Palestinien" qui regroupait les représentants des principales branches de l'OLP présentes dans les territoires. Les activités de cette organisation furent toutefois rapidement suspendues dès 1974, la plupart de ses adhérents étant jetés en prison ou contraints à l'exil par les autorités israéliennes, illustration de la politique répressive qui accompagnait invariablement l'occupation.

Sur le plan du développement économique, force était de constater que la Cisjordanie et la bande de Gaza avaient été laissées pratiquement dans l'état où elles se trouvaient en 1967, aucun plan significatif d'industrialisation n'ayant été mis en œuvre, à l'exception de quelques initiatives limitées dans le domaine agricole. Le niveau de vie avait certes modestement augmenté et une mécanisation partielle de l'agriculture avait été introduite, mais ces progrès demeuraient marginaux et n'affectaient guère les structures fondamentales d'une économie maintenue dans un état de dépendance structurelle vis-à-vis d'Israël.

Pendant que l'administration israélienne s'efforçait de gérer ces territoires occupés avec un mélange de fermeté sécuritaire et d'improvisation politique, une tragédie d'une tout autre ampleur se déroulait à sa frontière nord. Le 13 avril 1975 marquait le début de la guerre civile libanaise, conflit complexe aux multiples dimensions qui allait ravager ce pays pendant plus de quinze ans. L'étincelle initiale fut apparemment anodine : des coups de feu tirés dans un faubourg chrétien de Beyrouth en direction du chef des Phalanges, Pierre Gemayel, lors de l'inauguration d'une église. L'un de ses gardes du corps fut tué et, en représailles, les partisans phalangistes attaquèrent peu après un autobus qui ramenait des Palestiniens dans un camp au sud de Beyrouth, tuant vingt-sept personnes. Ces incidents isolés déclenchèrent une spirale de violence qui se généralisa rapidement à l'ensemble de la capitale puis à plusieurs autres régions du pays.

Le conflit opposait schématiquement deux coalitions aux contours relativement fluides. D'un côté se trouvait le "camp progressiste" conduit par le chef druze Kamal Joumblatt à la tête du Mouvement National Libanais, qui prônait une déconfessionnalisation radicale des institutions publiques libanaises - fonction publique, pouvoir judiciaire, armée et corps électoral - dans le but de refléter plus fidèlement la réalité démographique du pays où les musulmans, toutes confessions confondues, étaient désormais majoritaires. De l'autre côté se dressait le "Front Libanais", coalition de partis chrétiens de droite dominée par les Phalanges de Pierre Gemayel, farouchement attaché au maintien du statu quo institutionnel hérité du recensement de 1932, qui garantissait constitutionnellement la prééminence chrétienne dans l'appareil d'État libanais par une répartition fixe des postes selon l'appartenance confessionnelle : présidence de la République réservée à un chrétien maronite, poste de Premier ministre attribué à un musulman sunnite et présidence du Parlement dévolue à un musulman chiite.

Tandis que le camp islamo-progressiste prônait une refonte en profondeur des institutions par la force des armes si nécessaire, les conservateurs, auxquels appartenaient également le président Soleiman Frangié et l'ancien président Camille Chamoun, aspiraient avant tout à renforcer la sécurité d'un pays qu'ils estimaient menacé dans son identité même par la présence massive des réfugiés palestiniens. Ces derniers, sous l'impulsion de Yasser Arafat, s'étaient naturellement rangés aux côtés de Kamal Joumblatt, accélérant ainsi la polarisation confessionnelle du conflit et l'hostilité croissante des chrétiens à l'égard du monde arabe dans son ensemble.

Les Palestiniens, qui représentaient environ 250 000 personnes au Liban, vivaient pour 90 % d'entre eux dans des camps gérés par l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA). Le Liban, longtemps vanté comme la "Suisse paisible et tolérante du Moyen-Orient", vit son équilibre fragile brutalement remis en cause par cette présence palestinienne massive. Comme en Jordanie lors du "Septembre noir" de 1970, les miliciens palestiniens avaient progressivement outrepassé les limites de l'hospitalité libanaise et, profitant de la faiblesse structurelle de l'État central, s'étaient érigés en véritables maîtres de Beyrouth et de ses environs. Ils avaient constitué dans le sud du pays un véritable "État dans l'État", doté d'une armée quasi conventionnelle équipée de pièces d'artillerie et de lance-roquettes sophistiqués. Les représailles israéliennes qui touchaient indistinctement Palestiniens et Libanais après chaque attaque transfrontalière contribuaient à exacerber les tensions communautaires au sein de la société libanaise.

Les affrontements ne tardèrent pas à prendre une dimension proprement confessionnelle, avec leur cortège d'horreurs et d'exactions. Après le "samedi noir" du 6 décembre 1975, au cours duquel quatre de leurs commandants furent assassinés, les phalangistes érigèrent des barrages dans la capitale et procédèrent à des exécutions sommaires de passants musulmans identifiés par leur carte d'identité. Le camp progressiste répliqua en attaquant les quartiers chrétiens, déclenchant une surenchère macabre de violences sectaires. Les phalangistes entreprirent alors un véritable nettoyage ethnique des zones chrétiennes de Beyrouth-Est, expulsant environ 300 000 musulmans et Palestiniens vers Beyrouth-Ouest, opération au cours de laquelle près d'un millier de personnes perdirent la vie. En représailles, les milices islamo-progressistes, épaulées par les combattants palestiniens, s'emparèrent le 20 janvier 1976 du village maronite de Damour, perpétrant un massacre qui fit plusieurs centaines de victimes parmi la population civile.

La Syrie, acteur incontournable de la géopolitique régionale, ne pouvait rester indifférente à l'embrasement de son voisin occidental. Le président Hafez el-Assad, considérant initialement les maronites comme les alliés objectifs des États-Unis, de l'Égypte et d'Israël, s'était senti trahi par le président Sadate après la conclusion de l'accord intérimaire israélo-égyptien de 1975. Il commença donc par soutenir le camp progressiste, facilitant l'adoption par le parlement libanais d'une charte de réforme qui préconisait des changements modestes dans le système électoral, accordant notamment la moitié des sièges parlementaires aux musulmans tout en maintenant la prééminence maronite à la tête de l'État et de l'armée.

Contre toute attente, ce document constitutionnel parrainé par la Syrie fut rejeté tant par les progressistes que par les militaires dissidents de "l'Armée de Libération Nationale" dirigée par l'officier sunnite Ahmad Khatib, qui avait pris le contrôle de plusieurs casernes du pays. Fort de cet appui, le mouvement de Kamal Joumblatt lança plusieurs offensives dans Beyrouth, menaçant sérieusement les positions chrétiennes. Assad, peu enclin à tolérer qu'on le défie sur sa gauche, opéra alors un revirement spectaculaire et envoya ses troupes soutenir les phalangistes. Ces derniers, avec l'appui syrien, attaquèrent entre juin et août 1976 le camp palestinien de Tell al-Zaatar, siège longtemps assiégé qui tomba finalement au prix de plus de 3 500 morts, nouvelle tragédie qui vint s'ajouter au martyrologe palestinien.

L'alliance de circonstance avec la Syrie n'empêcha nullement les phalangistes d'établir parallèlement des contacts discrets mais substantiels avec Israël. Ce dernier, fidèle à sa stratégie traditionnelle de recherche d'alliés parmi les minorités ethniques et confessionnelles de la région – Kurdes, Druzes et Maronites notamment – percevait dans le chaos libanais l'opportunité de favoriser l'émergence de deux entités amies à sa frontière nord : un "État druze" et un "État chrétien" qui constitueraient des zones tampons face aux forces hostiles. Néanmoins, Israël, encore profondément marqué par le traumatisme du Kippour, ne souhaitait pas s'engager dans un affrontement direct avec la Syrie ni intervenir massivement au Liban. Après plusieurs rencontres secrètes avec les dirigeants chrétiens, Israël et la Syrie parvinrent, par l'intermédiaire de la Jordanie, à un arrangement tacite délimitant une "ligne rouge" entre leurs zones d'influence respectives au Liban.

Les Palestiniens, lâchés tant par le président égyptien, soucieux de se réconcilier avec Assad, que par leurs alliés progressistes libanais, se retrouvèrent dans une situation paradoxale : pour échapper aux représailles syriennes, ils durent chercher refuge sous le parapluie protecteur d'Israël et des casques bleus internationaux dans le sud du Liban, illustration saisissante des retournements d'alliance qui caractérisent la complexité du Moyen-Orient. L'entrée des forces syriennes au Liban fut finalement entérinée par un sommet arabe extraordinaire, qui autorisa la mise en place d'une "Force Arabe de Dissuasion" composée officiellement de contingents de plusieurs pays arabes mais constituée en réalité à 90% de soldats syriens, soit environ 30 000 hommes.

Assad, désormais en position de force, décida de mettre un terme aux attaques de l'OLP contre le réduit chrétien du Mont-Liban. Dans une démonstration brutale de sa détermination, il fit assassiner, le 16 mars 1977, Kamal Joumblatt, élimination qui lui permit de renforcer considérablement son emprise sur le "Front National" libanais constitué de l'alliance entre l'OLP, les Druzes et les partis de gauche. La Syrie s'implanta ainsi durablement dans Beyrouth et ses environs, jouant avec une habileté consommée sur les clivages communautaires et politiques pour s'imposer comme l'arbitre incontournable du jeu libanais.

Au début de l'été 1976, tandis que la guerre civile libanaise s'enlisait dans une violence chronique, l'armée israélienne allait accomplir l'un de ses plus impressionnants faits d'armes à Entebbe, l'ancienne capitale de l'Ouganda. Le 27 juin 1976, un Airbus d'Air France assurant la liaison Tel-Aviv–Paris fut détourné peu après son escale à Athènes par un commando mixte composé de deux Palestiniens membres du Front Populaire de Libération de la Palestine et de deux militants allemands de la Fraction Armée Rouge. Après une escale technique à Benghazi en Libye pour faire le plein de carburant, l'avion se posa finalement à Entebbe avec l'approbation explicite du président ougandais Idi Amin Dada, dont les relations avec Israël s'étaient considérablement détériorées depuis sa prise de pouvoir en 1971.

Les terroristes relâchèrent la plupart des otages non juifs mais retinrent environ une centaine de passagers israéliens et juifs ainsi que les membres d'équipage français qui avaient courageusement refusé d'abandonner leurs passagers. Ils menacèrent d'exécuter l'ensemble des otages sous 48 heures si leurs exigences n'étaient pas satisfaites, à savoir la libération de 53 militants palestiniens détenus dans diverses prisons israéliennes, françaises, suisses et allemandes. Tout en faisant croire aux ravisseurs qu'il était disposé à négocier par l'intermédiaire de la France, le gouvernement israélien chargea immédiatement l'état-major des forces armées d'élaborer un plan d'intervention militaire. Dans un geste significatif qui transcendait les clivages politiques habituels, Rabin prit soin d'informer Menahem Begin, chef de l'opposition, de l'évolution de la situation et des options envisagées.

L'opération, code-nommée "Opération Tonnerre", fut lancée dans la nuit du 3 au 4 juillet. Pour éviter leur détection par les radars ennemis, quatre avions Hercules C-130 israéliens volèrent à très basse altitude au-dessus de la mer Rouge, puis franchirent l'espace aérien éthiopien avant d'effectuer une escale technique à Nairobi, au Kenya, grâce à la coopération discrète mais efficace des autorités kényanes. Les appareils gagnèrent ensuite les rives du lac Victoria et se posèrent à l'aéroport d'Entebbe, phares allumés et portes cargo ouvertes pour permettre un déploiement rapide des forces spéciales.

Une Mercedes noire semblable à celle utilisée par le président ougandais, transportant des commandos israéliens grimés, précéda le convoi de véhicules militaires sur le trajet entre la piste d'atterrissage et le terminal. Les soldats d'élite de l'unité Sayeret Matkal firent irruption dans le hall de transit où étaient détenus les otages, lançant en hébreu "Baissez-vous! Baissez-vous!" pour permettre l'identification immédiate des otages. Les quatre terroristes furent abattus sur-le-champ et l'ensemble des otages libérés en moins de trois minutes. L'opération, quasi chirurgicale dans sa précision, n'était cependant pas sans coût : trois otages périrent lors de l'échange de tirs, de même que le commandant de l'unité d'assaut, le lieutenant-colonel Yonatan Netanyahu, frère aîné du futur Premier ministre Benjamin Netanyahu. Les soldats ougandais, alertés par les premiers coups de feu, ouvrirent le feu sur les appareils israéliens, auxquels les commandos ripostèrent énergiquement, tuant une quarantaine de militaires ougandais. Une des otages, âgée de 73 ans, qui avait été transférée à l'hôpital de Kampala avant le raid, fut sauvagement assassinée par des soldats ougandais sur ordre direct d'Idi Amin Dada, en représailles de l'humiliation subie.

Ce raid audacieux, considéré encore aujourd'hui comme un modèle d'opération antiterroriste, suscita l'admiration internationale et redressa momentanément le moral d'une nation israélienne encore marquée par les incertitudes consécutives à la guerre du Kippour. Il fut néanmoins terni par les querelles intestines qui opposaient Rabin et Peres, chacun s'efforçant de s'attribuer le mérite principal de cette réussite spectaculaire, illustration supplémentaire de la rivalité destructrice qui continuait de miner l'exécutif israélien.

Sur le front diplomatique, Rabin maintenait une position relativement rigide, repoussant systématiquement les appels à une reprise des négociations en vue d'un règlement global du conflit israélo-arabe, même lorsque ces initiatives émanaient de personnalités a priori favorables à Israël, comme le roi Hassan II du Maroc – que Rabin avait rencontré secrètement en 1976 – ou le chancelier autrichien Bruno Kreisky. Dans ce contexte tendu, Shimon Peres, dont l'ambition demeurait intacte, s'efforçait de se positionner comme l'homme fort du gouvernement israélien, stratégie que les Égyptiens s'empressèrent d'exploiter en invitant directement le ministre de la Défense à des pourparlers informels, court-circuitant ainsi le Premier ministre. Ce dernier rejeta fermement cette manœuvre et rappela aux intermédiaires autrichiens que si le président Sadate souhaitait véritablement négocier, il savait parfaitement où le trouver, et qu'Israël demeurait ouvert à des négociations directes entre les deux pays, sans médiation étrangère.

En réalité, la marge de manœuvre diplomatique de Rabin était extrêmement réduite. Toute concession territoriale significative risquait de provoquer l'éclatement de sa fragile coalition gouvernementale et, par conséquent, sa chute immédiate. De surcroît, sa crédibilité politique fut sérieusement entamée par une série de scandales financiers qui éclaboussèrent son administration, conduisant notamment à l'emprisonnement du candidat pressenti au poste de gouverneur de la Banque d'Israël et provoquant le suicide tragique de son ministre du Logement. Paralysé sur le plan intérieur, le gouvernement travailliste semblait également impuissant à endiguer la progression spectaculaire, dans les sondages d'opinion, du nouveau parti centriste Dash, fondé par le professeur Yigael Yadin, archéologue de renommée mondiale et ancien chef d'état-major.

Le Parti travailliste, qui avait dominé sans partage la vie politique israélienne depuis la fondation de l'État, montrait des signes évidents de délitement, avec de nombreuses défections dans tous les segments de son électorat traditionnel. Cette vulnérabilité fut mise à profit par les formations ultra-orthodoxes qui déposèrent une motion de censure particulièrement embarrassante pour le Parti national religieux, partenaire de la coalition gouvernementale. Placés devant un dilemme cornélien, les députés de ce parti choisirent de s'abstenir lors du vote, compromis qui ne satisfit nullement le Premier ministre. Furieux de ce qu'il considérait comme un manquement inacceptable à la solidarité gouvernementale, Rabin révoqua sur-le-champ leurs ministres, provoquant ainsi la dislocation définitive de sa coalition et la convocation de nouvelles élections législatives, fixées au 17 mai 1977.

Fidèle à son ambition dévorante, Shimon Peres annonça immédiatement son intention de briguer la direction du parti contre le Premier ministre sortant. Les deux "frères ennemis" s'affrontèrent une nouvelle fois lors d'un vote interne particulièrement tendu, et le parti trancha le 23 février 1977 en faveur de Rabin, par une marge infime de 41 voix seulement (1445 contre 1404), résultat qui illustrait la profonde division du mouvement travailliste.

Au lendemain de cette victoire à la Pyrrhus, le Premier ministre se rendit à Washington pour y rencontrer le nouveau président américain, Jimmy Carter, récemment élu. Il en revint avec l'impression déplaisante que la nouvelle administration démocrate ne manifestait pas la même bienveillance envers Israël que ses prédécesseurs républicains, et que le nouveau locataire de la Maison Blanche, bien que sincèrement attaché à la résolution du conflit israélo-arabe, ne possédait pas l'envergure internationale de ses prédécesseurs.

Deux jours à peine après son retour en Israël, un coup de théâtre vint bouleverser complètement le paysage politique national : le correspondant du quotidien Haaretz révéla que Léa Rabin, épouse du Premier ministre, possédait un compte bancaire à Washington, en violation flagrante de la législation israélienne sur les devises étrangères qui interdisait formellement à tout citoyen d'ouvrir un compte à l'étranger sans l'autorisation expresse de la Banque d'Israël. Ce compte, initialement ouvert pendant la période où Rabin exerçait les fonctions d'ambassadeur aux États-Unis, n'avait pas été clôturé lors de son retour en Israël, omission que le Premier ministre attribua à un simple oubli. Il croyait de bonne foi que ce compte ne contenait que 2 000 dollars, alors qu'il s'y trouvait en réalité dix fois cette somme.

Face à cette révélation embarrassante, Rabin choisit d'assumer pleinement ses responsabilités. Il comparut à la télévision nationale pour reconnaître la faute commise par son épouse et – bien que rien ne l'y obligeât juridiquement – annonça sa propre démission, geste qui témoignait d'une conception particulièrement exigeante de l'éthique politique. Cette décision, qui surprit jusqu'à ses adversaires, ouvrait la voie à l'investiture de Shimon Peres comme candidat travailliste au poste de Premier ministre pour les élections à venir.

La campagne électorale s'engagea dans des conditions particulièrement défavorables pour le Parti travailliste. Le Likoud, principale formation de l'opposition, semblait initialement handicapé par l'hospitalisation de son dirigeant historique, Menahem Begin, qui souffrait de problèmes cardiaques. Cependant, le parti de droite bénéficia du soutien énergique d'Ezer Weizman, personnalité charismatique qui excellait dans l'art de la communication télévisuelle grâce à son audace naturelle et à sa vivacité d'esprit. La stratégie électorale du Likoud consista essentiellement à marteler le thème de la corruption supposée du gouvernement travailliste, rhétorique particulièrement efficace dans le contexte des récents scandales financiers.

Le Parti travailliste tenta de riposter en ressortant des archives les photographies de Begin haranguant une foule hostile lors de la crise de 1952 autour des réparations allemandes, épisode historique qui avait valu au dirigeant de droite une réputation d'extrémisme. Cette tactique ne parvint guère à convaincre un électorat plus préoccupé par les difficultés économiques immédiates que par des controverses historiques. Le débat télévisé entre Peres et Begin tourna rapidement à l'avantage du leader du Likoud, qui se montra étonnamment posé et digne face à un adversaire visiblement nerveux et hésitant.

Le verdict des urnes, qui tomba le 17 mai 1977, constitua un véritable séisme politique dans l'histoire d'Israël, événement rapidement qualifié de "renversement" (mahapakh) par les commentateurs. Pour la première fois depuis la création de l'État, le Parti travailliste était relégué dans l'opposition, perdant près de 20 sièges (de 51 à 32) par rapport au scrutin précédent. Le Likoud, avec 43 sièges, devenait la première force politique du pays, bouleversement historique qui mettait fin à près de trois décennies d'hégémonie travailliste sur la vie politique israélienne. La seule consolation pour le camp de gauche résidait dans la percée spectaculaire du nouveau parti centriste Dash, qui obtint 15 sièges dès sa première participation à un scrutin national. Peres tenta néanmoins de former une coalition alternative avec cette formation, mais l'addition de leurs forces respectives demeurait insuffisante pour constituer une majorité viable. Les partis religieux, qui avaient enregistré des gains modestes en obtenant 12 sièges, choisirent de s'allier avec le Likoud, scellant ainsi la victoire définitive du bloc conservateur.

L'enseignement principal de ce scrutin historique fut la confirmation que le bloc de droite et du centre était désormais largement majoritaire dans le pays, tendance particulièrement marquée parmi les électeurs séfarades des quartiers populaires et des "villes de développement" qui accueillirent l'annonce des résultats au cri de "Begin ! Begin !", manifestation symbolique d'une revanche longtemps attendue sur l'establishment ashkénaze qui avait dominé le pays depuis sa fondation. À l'inverse, les élites urbaines et les kibboutzim ruraux continuaient de voter massivement pour les partis de gauche, persistant à se targuer de valeurs progressistes tout en ayant conscience que l'usure du pouvoir avait considérablement érodé le contenu idéologique du projet travailliste.

Cette révolution électorale s'inscrivait dans un mouvement plus vaste de contestation qui couvait depuis la guerre du Kippour, catalyseur d'une crise de confiance sans précédent envers les institutions et les élites traditionnelles. À cette défiance politique s'ajoutait une crise économique profonde, conséquence directe de la hausse vertigineuse des prix pétroliers et de l'augmentation massive des dépenses militaires depuis le conflit de 1973. L'immigration, qui avait constitué pendant des décennies le moteur démographique et économique du pays, connaissait un ralentissement inquiétant, tandis que le chômage progressait et que l'inflation atteignait des niveaux alarmants.

Le scrutin de mai 1977 ne rendait toutefois pas pleinement compte de l'ampleur des transformations sociales et idéologiques qui travaillaient en profondeur la société israélienne depuis la guerre du Kippour. Le consensus national, qui avait longtemps constitué le socle de l'unité du pays face aux menaces extérieures, se fragmentait sous l'effet conjugué de multiples facteurs : effondrement de la popularité du leadership politique traditionnel, détérioration de l'image de l'armée après les défaillances initiales du Kippour, aggravation des tensions entre communautés ethniques (Ashkénazes/Séfarades) et religieuses (laïcs/orthodoxes), radicalisation des positions idéologiques aux deux extrémités du spectre politique.

Particulièrement préoccupante apparaissait la montée en puissance des religieux extrémistes du mouvement Goush Emounim, qui rejetaient ouvertement les décisions des tribunaux civils et prétendaient substituer aux frontières internationalement reconnues d'Israël les contours du "Grand Israël biblique", revendiquant ainsi la souveraineté juive sur l'intégralité de la Cisjordanie, rebaptisée "Judée-Samarie" dans leur terminologie à forte connotation messianique. À l'opposé du spectre politique, des groupuscules d'extrême gauche post ou anti-sionistes, comme le mouvement trotskyste Matzpen, remettaient fondamentalement en cause la légitimité même de l'État juif et appelaient à son remplacement par un État binational judéo-arabe, vision que la majorité écrasante de la population juive considérait comme suicidaire dans le contexte géopolitique du Moyen-Orient.

Sur le plan social, des mouvements protestataires comme les "Panthères noires" – collectif d'activistes séfarades empruntant leur nom à l'organisation afro-américaine – privilégiaient la voie de la confrontation directe, organisant des manifestations parfois violentes pour dénoncer les discriminations dont souffraient les Juifs originaires d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Simultanément, le Parti communiste israélien Rakah, qui avait rompu avec le Maki en 1965 sur la question du soutien à l'URSS, continuait de recueillir près de la moitié des suffrages arabes, témoignage éloquent de l'aliénation croissante de cette minorité par rapport aux institutions de l'État.

Ce paysage social et politique fragmenté, traversé de lignes de fracture multiples et profondément remaniées par les traumatismes successifs des guerres et des crises économiques, constitue la toile de fond sur laquelle allait s'inscrire l'événement fondamental qui marquerait le tournant de cette période : l'avènement au pouvoir de Menahem Begin et de son gouvernement de droite, porteur d'une vision radicalement différente de l'avenir d'Israël et de son insertion dans la région moyen-orientale.


Israël au temps du Likoud.

La nuit du 17 mai 1977 marqua un tournant décisif dans l'histoire politique d'Israël. Menahem Begin, cet homme que David Ben Gourion répugnait à nommer en public, peinait à dissimuler son émotion. Ayant récemment survécu à une grave crise cardiaque, ses premières pensées allèrent à son maître spirituel, Vladimir Ze'ev Jabotinsky, figure tutélaire du révisionnisme sioniste. Pour Begin, ce moment représentait une revanche contre l'establishment travailliste incarné par Ben Gourion, une victoire tant attendue qui venait couronner des décennies de marginalisation politique. L'ancien chef de l'Irgoun, cette organisation paramilitaire qui avait combattu tant les Britanniques que les Arabes durant la période pré-étatique, se coiffa d'une kippa noire et récita devant son auditoire médusé quelques versets soigneusement choisis du livre des Psaumes. Les militants du Likoud célébrèrent bruyamment leur victoire, dansant au son de musiques hassidiques tandis qu'un rabbin bénissait l'assistance. Chargé officiellement par le président de l'État de former un nouveau gouvernement, Begin décida de marquer symboliquement l'événement par une visite solennelle au pied du Mur des Lamentations.

Jamais une passation de pouvoir n'avait été accompagnée d'un tel déploiement de symboles sacrés. Jamais le nom de Dieu n'avait été prononcé autant de fois par un chef de gouvernement, que l'on savait respectueux de la tradition juive mais peu pratiquant. Cette théâtralisation religieuse n'était pas fortuite : la société israélienne s'était profondément transformée depuis les journées traumatisantes de la guerre des Six Jours en 1967 et surtout de la guerre du Kippour en 1973. Déstabilisés par l'angoisse d'une possible défaite militaire, de nombreux Israéliens avaient retrouvé le sentiment d'être à nouveau les "parias de l'univers" et s'étaient tournés vers Dieu. Condamnés pour leur intransigeance par la communauté internationale lors de la crise pétrolière qui suivit, les Israéliens avaient éprouvé l'impression de retourner à cet état de solitude et d'abandon qui avait été celui des Juifs en Europe pendant la Shoah. Cette évolution expliquait en partie le succès électoral de Begin, dont le discours nationaliste et traditionaliste résonnait désormais avec les préoccupations d'une part croissante de l'électorat.

Le nouveau Premier ministre se rendit rapidement chez les colons de Cisjordanie pour leur promettre de nouvelles implantations. Sous son gouvernement, jusqu'en 1983, le nombre de colons serait effectivement multiplié par cinq, témoignant de sa détermination à ancrer la présence juive dans les territoires conquis en 1967. Néanmoins, conscient des équilibres politiques à maintenir, Begin incorpora dans son gouvernement des personnalités connues pour leur expérience et leur modération. Il avait même tenté d'obtenir l'adhésion des députés centristes et, bien qu'ayant échoué dans un premier temps, leur réserva des portefeuilles au sein de son cabinet. Sa réussite la plus remarquable fut de convaincre Moshe Dayan, figure historique du travaillisme et artisan de la victoire de 1967, d'accepter le poste de ministre des Affaires étrangères, provoquant la fureur du nouveau chef du Parti travailliste, Shimon Peres.

Begin confia également des ministères sensibles à des politiciens religieux et intégra dans sa coalition des députés ultra-orthodoxes, renforçant ainsi ses liens avec l'électorat traditionnel. Il augmenta le quota d'étudiants des yeshivot (écoles talmudiques) exemptés de service militaire, durcit la réglementation concernant l'avortement et les autopsies, manifestant sa volonté de satisfaire les exigences des partis religieux. Ezer Weizmann, grand ordonnateur de la campagne électorale victorieuse, hérita du ministère de la Défense, tandis qu'Ariel Sharon, général controversé, fut nommé ministre de l'Agriculture. Cette intégration de chefs militaires prestigieux dans son gouvernement témoignait de la volonté de Begin de s'entourer de figures d'autorité capables de compenser son manque d'expérience militaire personnelle.

Soucieux d'affirmer une certaine sensibilité sociale, Begin nomma au poste de ministre du Logement David Lévy, syndicaliste d'origine marocaine, qui mit en place un vaste plan de réhabilitation des quartiers populaires des grandes villes et des villes en développement. Cette nomination illustrait également la volonté du Premier ministre de s'appuyer sur l'électorat séfarade, traditionnellement négligé par les travaillistes et qui constituait désormais un pilier de sa base électorale.

Begin prit le monde par surprise en annonçant, dès son entrée en fonction, sa décision d'accueillir en Israël quelques dizaines de "boat people" asiatiques fuyant le Vietnam communiste, geste humanitaire qui témoignait de sa sensibilité aux drames des réfugiés, lui-même ayant connu l'exil et la persécution dans la Pologne occupée par les nazis. Il répétait à l'envi qu'il souhaitait faire la paix avec tous les voisins d'Israël, ce qui ne l'empêchait pas d'affirmer simultanément que le peuple juif possédait un droit historique "incontestable et éternel" sur la terre d'Israël, position ambivalente qui caractériserait toute sa politique.

Invité dès le 19 juillet 1977 à Washington pour rencontrer le président Jimmy Carter, Begin se montra plus pragmatique que ses prédécesseurs en n'exigeant pas des États-Unis un accord préalable sur les termes d'un règlement. Il manifesta sa préférence pour un accord avec l'Égypte plutôt qu'avec la Jordanie, orientation stratégique qui s'avérerait déterminante. Surpris par tant de modération, Carter ne dissimula pas pour autant au Premier ministre israélien sa conviction que le problème palestinien constituait le nœud du conflit et que tout règlement durable impliquerait l'établissement d'un État palestinien, perspective que Begin ne pouvait évidemment pas accepter.

Dans ce contexte diplomatique incertain, le roi du Maroc Hassan II entra en scène, recevant en toute discrétion Moshe Dayan ainsi que le vice-premier ministre israélien. Cette médiation marocaine, discrète mais efficace, préfigurait le rôle important que jouerait ce pays dans les futures négociations israélo-arabes. Mais c'est le président égyptien Anouar el-Sadate qui allait véritablement bouleverser la donne en annonçant, le 9 novembre 1977, sa décision spectaculaire de se rendre à Jérusalem pour s'adresser directement au Parlement israélien. Cette initiative sans précédent prit par surprise non seulement les Américains et les Israéliens, mais l'ensemble du monde arabe. Visionnaire audacieux ou traître à la cause arabe selon les perspectives, Sadate venait rompre un tabou vieux de trois décennies en reconnaissant de facto l'existence d'Israël.

Begin saisit immédiatement l'opportunité et adressa une invitation officielle au président égyptien. Malgré les réserves du chef d'état-major Motta Gour, qui soupçonnait une ruse destinée à préparer une nouvelle attaque surprise, le Premier ministre fit confiance à la sincérité de Sadate. Dans la soirée du 19 novembre 1977, le président égyptien atterrit à l'aéroport de Lod. Un accueil solennel lui fut réservé, avec tapis rouge, drapeaux, hymne national et honneurs militaires rendus par le président de l'État Ephraim Katzir et le Premier ministre. Parmi les personnalités venues accueillir Sadate figuraient quelques notables arabes israéliens et palestiniens, peu représentatifs cependant de l'opinion palestinienne qui considérait l'initiative du raïs comme un affront et une trahison envers la cause arabe.

Les Israéliens, eux, peinaient à croire ce qu'ils voyaient : cet homme souriant et chaleureux était celui-là même qui avait lancé la guerre du Kippour quatre ans plus tôt. Des foules arborant le drapeau égyptien se massèrent tout au long du trajet de l'aéroport jusqu'à l'hôtel King David à Jérusalem. Les images firent le tour du monde, tandis que Sadate entrait instantanément dans le cœur des Israéliens ordinaires, tout en étant vilipendé par les médias arabes et palestiniens.

Le lendemain, Sadate débuta sa journée par une prière solennelle à la mosquée Al-Aqsa, puis eut un premier tête-à-tête avec Begin. L'après-midi, il prononça un discours historique devant la Knesset, déclarant être prêt à signer un accord de paix avec Israël, devenant ainsi le premier chef d'État arabe à prendre un tel engagement. Mais il posa ses conditions : Israël devrait se retirer des territoires occupés en 1967, y compris de la partie orientale de Jérusalem, et accepter la création d'un État palestinien. Il reconnut néanmoins le besoin légitime d'Israël de disposer de frontières sûres et garanties.

Begin, dans sa réponse, resta sur ses gardes et donna même l'impression de ne pas avoir pris toute la mesure de l'instant historique. Il proposa au président d'engager des négociations directes mais exclut d'emblée toute concession concernant Jérusalem et la question palestinienne. Quant à Shimon Peres, futur prix Nobel de la paix, il ne fit preuve d'aucune originalité lors de cette session parlementaire et s'exprima plutôt comme un faucon que comme une colombe.

Lors de leurs premiers entretiens, Sadate et Begin ne trouvèrent guère de terrains d'entente. Le mur de suspicion entre eux restait épais. Néanmoins, une certaine complicité personnelle s'établit progressivement entre ces deux hommes que tout semblait opposer. Les crispations initiales s'estompèrent au fil des heures. Au cours d'un nouveau tête-à-tête, Begin laissa entendre qu'il pourrait accepter un retrait intégral du Sinaï en échange de sa démilitarisation par l'Égypte. Il n'émit pas non plus d'objections sur la fin de l'état de belligérance entre les deux pays.

De retour au Caire, Sadate tenta d'organiser le 14 décembre une conférence de paix avec la participation de tous les États arabes, des États-Unis, de l'ONU et d'Israël. Ce fut un échec retentissant. Pire encore : à l'initiative du colonel Kadhafi, un "Front de refus et de la fermeté" antiégyptien et anti-israélien se constitua à Tripoli, regroupant la Libye, l'Algérie, la Syrie, l'Irak, le Yémen du Sud, le Soudan et évidemment l'Organisation de Libération de la Palestine (OLP). Ce front appela au boycott économique et à la suspension des relations diplomatiques avec l'Égypte, illustrant l'isolement croissant de Sadate dans le monde arabe.

Malgré ces obstacles, les négociations de paix se poursuivirent, émaillées de nombreuses propositions contradictoires et de vexations réciproques. Sadate reprochait à Begin son manque d'ouverture, notamment sur la question palestinienne. Les relations entre Begin et Carter se détériorèrent également, le président américain se montrant particulièrement favorable aux positions égyptiennes. Carter exacerba les tensions en approuvant une livraison d'avions militaires américains à l'Égypte et en déclarant publiquement, le 3 février 1978, que la paix au Proche-Orient passait nécessairement par le retrait d'Israël des territoires occupés, la reconnaissance des droits légitimes des Palestiniens et la fin des implantations israéliennes dans le Sinaï.

L'OLP tenta de saboter le processus de paix en perpétrant l'attentat de la route côtière (opération Deir Yassin), qui conduisit à l'assassinat du rédacteur en chef du grand journal égyptien Al-Ahram. Ce meurtre indigna profondément Sadate, qui traita publiquement les dirigeants de l'OLP de "pygmées" et de "mercenaires", suspendant toute relation avec l'organisation de Yasser Arafat. Israël réagit en lançant quelques jours plus tard l'opération Litani, bombardant le Sud-Liban et détruisant plusieurs bases palestiniennes. Cette opération, qui fit des centaines de victimes civiles, ne grandit pas le prestige de Tsahal et fut vivement condamnée par la communauté internationale, y compris par Sadate qui ne pouvait laisser passer sans réagir l'invasion d'un territoire arabe par l'armée israélienne.

Begin voyait son leadership contesté jusqu'au sein de son propre parti, le Likoud, dont l'aile modérée envisageait de le remplacer par Ezer Weizmann s'il persistait dans son intransigeance. L'opinion publique israélienne commençait également à lui reprocher de n'avoir pas donné suite à l'initiative de paix de Sadate. Des comités de soutien à la paix virent le jour dans toutes les grandes villes du pays, donnant naissance au mouvement "La Paix Maintenant" (Shalom Achshav), première grande organisation pacifiste d'Israël, qui organisa d'importantes manifestations. Begin soupçonnait ces manifestants d'être manipulés par le Parti travailliste, mais cette contestation l'incita néanmoins à reprendre le dialogue.

Dans ce contexte tendu, le président Carter décida en septembre 1978 de prendre personnellement les choses en main en organisant un sommet tripartite entre Sadate, Begin et lui-même à Camp David. Les négociations préparatoires avaient révélé l'ampleur des divergences, chaque partie maintenant fermement ses lignes rouges : pour Sadate, la récupération intégrale du Sinaï ; pour Begin, la préservation de ce qu'il considérait comme le "Grand Israël" ; pour Carter, la conclusion à tout prix d'un accord qui faciliterait sa réélection en 1980.

Le 5 septembre 1978, les négociations tripartites de Camp David débutèrent. Pendant douze jours, les trois délégations restèrent isolées dans cette résidence présidentielle du Maryland, loin des pressions médiatiques et politiques. Les discussions furent extraordinairement tendues, marquées par des éclats de voix, des disputes acharnées et de nombreux retours en arrière. Dans chaque délégation, on trouvait des pragmatiques prêts au compromis et des idéologues inflexibles. Pourtant, le dimanche 17 septembre à 23 heures, un accord-cadre fut signé.

Les Américains et les Israéliens manifestèrent leur joie, voyant s'accomplir le rêve d'un accord de paix avec le plus grand pays arabe de la région. Les Égyptiens se montrèrent plus réservés, conscients de l'isolement diplomatique qui les attendait. Le monde arabe était en effet furieux contre ces accords perçus comme une trahison de la cause palestinienne. Sadate lui-même subit une première déconvenue au Maroc, où le roi Hassan II lui réserva un accueil plutôt froid, malgré le rôle non négligeable que ce dernier avait joué dans l'ouverture des pourparlers.

Si Sadate fut accueilli triomphalement à son retour au Caire par une population aspirant à la paix après des décennies de conflit, il dut faire face aux critiques acerbes de l'OLP, de la Jordanie, de l'Arabie Saoudite et des pays du "Front du refus" qui, réunis quelques mois plus tard à Bagdad, appelèrent à des sanctions économiques sévères contre l'Égypte et à son exclusion de la Ligue arabe, dont le siège fut transféré du Caire à Tunis. Les réactions européennes furent également tièdes, particulièrement celle de la France de Valéry Giscard d'Estaing, les Européens ayant été tenus, comme les Soviétiques et les Palestiniens, à l'écart des négociations.

L'accord-cadre fut ratifié par la Knesset israélienne, mais les difficultés surgirent rapidement lors de la négociation de ses modalités d'application. Un point de friction majeur concernait le gel des colonies juives en Cisjordanie et à Gaza, Begin estimant que cette mesure ne devait durer que trois mois, ce qui irritait profondément Carter. Du côté égyptien, la principale pierre d'achoppement provenait de la volonté du Caire de lier l'application progressive du traité de paix à la mise en chantier du processus d'autonomie palestinienne. Sadate refusait catégoriquement d'échanger des ambassadeurs avec Israël avant la tenue d'élections libres en Cisjordanie et à Gaza.

L'annonce du prix Nobel de la paix décerné conjointement à Begin et Sadate n'améliora pas l'atmosphère. Le président égyptien était vexé de devoir partager cette distinction avec Begin, estimant que son initiative de se rendre à Jérusalem constituait un geste incomparablement plus courageux que tout ce qu'avait pu accomplir le Premier ministre israélien. Comme pour confirmer les réserves de Sadate, Begin décida, à la veille de la proclamation du prix Nobel, d'élargir les colonies existantes dans les territoires occupés, provoquant une mise en garde du président américain.

Les divergences s'accentuèrent non seulement entre les trois protagonistes mais aussi au sein même du gouvernement israélien. Begin, attaqué par l'aile extrémiste de son parti, réduisit la marge de manœuvre laissée à sa délégation, accusée d'être trop conciliante. Pour lui, l'essentiel était de séparer strictement le traité de paix avec l'Égypte de la question palestinienne et de préserver par tous les moyens l'intégrité territoriale du "Grand Israël". Il désavoua même publiquement Dayan qui avait proposé un calendrier pour la reprise des négociations sur les territoires occupés.

Carter redoubla d'efforts pour parvenir à un accord entre Israël et l'Égypte, d'autant plus qu'il venait d'essuyer un revers majeur avec la chute du Shah d'Iran et la prise en otage des employés de l'ambassade américaine à Téhéran. Du Pakistan au Maroc, l'anti-américanisme grandissait dans le monde musulman, tandis que les décisions de la conférence de Bagdad avaient eu un effet désastreux sur l'économie égyptienne, privée de la manne financière saoudienne. L'Égypte, craignant les conséquences de la vague fondamentaliste qui déferlait sur la région suite à la révolution iranienne, commençait à durcir sa position dans les négociations. Israël, de son côté, tergiversait, appréhendant les conséquences de l'abandon des puits de pétrole du Sinaï, particulièrement problématique depuis la fermeture du marché iranien où l'État hébreu s'approvisionnait auparavant.

Alors que les perspectives d'accord semblaient s'éloigner, Carter tenta un ultime effort en se rendant au Caire le 7 mars 1979, puis trois jours plus tard à Tel-Aviv. Une fois de plus, il fut déçu par l'attitude de Begin qui invoqua divers points de procédure pour entraver les négociations. La question des fournitures de pétrole constitua un autre point de discorde, Begin refusant de désigner une société américaine pour l'acheminement du pétrole du Sinaï vers Israël.

Navré par la tournure désastreuse que prenait la visite de Carter, Dayan tenta de mobiliser le gouvernement israélien. Il réussit à proposer deux clauses additionnelles au traité de paix : l'une reconnaissait le droit d'Israël d'acheter du pétrole sur le marché égyptien comme n'importe quel autre pays, même si l'Égypte n'était pas tenue de lui en vendre ; l'autre liait la présence d'officiers égyptiens à Gaza à la normalisation des rapports entre Israël et l'Égypte. Une fois la libre circulation établie entre les deux pays, tout Égyptien pourrait se rendre à Gaza et dans les territoires occupés, comme tout Israélien pourrait visiter Le Caire ou Alexandrie.

Le traité de paix fut finalement signé le 26 mars 1979 sur la pelouse de la Maison Blanche, en présence du président Carter. Devant le bâtiment, des centaines de manifestants pro-palestiniens exprimaient leur désapprobation. Ainsi prit fin un conflit vieux de plus de trente ans entre Israël et l'Égypte. Les deux pays échangèrent leurs premiers ambassadeurs le 26 février 1980.

Begin fut invité à effectuer une visite officielle au Caire le 2 avril 1979. Lors de cette visite, il ne put s'empêcher de glisser à ses guides que c'étaient des Israélites qui, "du temps des pharaons, avaient construit les pyramides", remarque qui illustrait sa propension à mêler références bibliques et revendications historiques, au risque parfois de froisser ses interlocuteurs.

Malgré la conclusion de cet accord historique, Begin poursuivit l'élargissement des colonies israéliennes dans les territoires occupés. Il remplaça Dayan, qui avait démissionné en désaccord avec cette politique, par des ministres issus des partis religieux. La coalition gouvernementale commença à chanceler, et Ezer Weizmann, autre modéré, quitta le gouvernement. Begin accusa alors ce populaire aviateur, auquel il était en grande partie redevable de sa victoire électorale de 1977, d'avoir monté un "complot" contre lui.

Six mois plus tard, en novembre 1980, Jimmy Carter perdit les élections présidentielles face à Ronald Reagan. Le 6 octobre 1981, Anouar el-Sadate fut assassiné au Caire lors d'un défilé militaire marquant le huitième anniversaire de la guerre du Kippour. Les auteurs de l'attentat appartenaient à un groupe islamiste qui ne pardonnait pas au président égyptien son rapprochement avec Israël et les États-Unis. Survenant deux ans après la révolution de l'ayatollah Khomeiny en Iran et l'occupation de la Grande Mosquée de La Mecque par des extrémistes religieux, cet assassinat constitua l'un des signes les plus spectaculaires de la montée en puissance de l'islamisme radical dans la région. Le successeur de Sadate, Hosni Moubarak, poursuivrait dans ses grandes lignes la politique de son prédécesseur et maintiendrait les relations avec Israël, tout en cherchant à réintégrer progressivement l'Égypte dans le concert arabe.

Neuf jours après Sadate, Moshe Dayan décéda à son tour. La disparition de Yadin, le départ de Weizmann et l'échec politique de Rabin marquèrent symboliquement la fin de l'ère des sabras (Juifs nés en Palestine puis en Israël) et le début de l'hégémonie politique des dirigeants nés et formés en diaspora comme Begin et son futur successeur Yitzhak Shamir, tous deux fortement attachés à la vision du "Grand Israël".

Sur le plan économique, le gouvernement Begin mit en œuvre dès octobre 1977 une réforme libérale destinée à favoriser les entreprises privées et les classes aisées qui constituaient la base électorale traditionnelle du Likoud. Cette politique comprenait la libéralisation des importations, la suppression du contrôle des changes, la fluctuation libre de la livre israélienne par rapport au dollar et aux autres devises étrangères, l'augmentation de la TVA de 8 à 12%, la fin des subventions pour les produits de consommation courante comme le pain et le lait, et une augmentation générale des prix de 15%.

Les conséquences de cette réforme, qui ne fut pas accompagnée de coupes budgétaires sérieuses ni de privatisations d'entreprises publiques, ne tardèrent pas à se manifester : hausse généralisée des prix, augmentation en spirale des salaires (qui étaient indexés sur l'inflation), chute de la croissance, baisse du PIB et inflation galopante. Pendant que les épargnants investissaient massivement dans des actions bancaires, la balance des paiements accusait un déficit record de 2,5 milliards de dollars.

Une politique d'austérité, menée par le ministre des Finances Yigal Horowitz, conduisit à de graves problèmes sociaux. Son successeur, Yoram Aridor, prit le contre-pied de cette approche en rétablissant les subventions pour les produits de base, en réduisant la TVA et en diminuant les tarifs douaniers. Cette politique populiste mais économiquement irresponsable entraîna une hausse du chômage à 10% et une explosion de la dette publique, qui passa de 12 à 18 milliards de dollars. L'inflation reprit de plus belle, frôlant les 200% en 1982. La croissance ne dépassa plus jamais 2%, et l'économie entra dans une phase de stagflation caractérisée. En octobre 1983, l'éclatement d'une bulle boursière mit le système bancaire israélien au bord de la faillite.

Dans le domaine social, néanmoins, le gouvernement Begin connut quelques succès, notamment dans le secteur de l'éducation, avec l'adoption de deux lois essentielles portant à 16 ans l'âge de la scolarité obligatoire et prolongeant jusqu'à 18 ans la gratuité de l'enseignement. Toutefois, faute de budget suffisant, les écoles durent réduire le nombre d'heures de cours et augmenter les effectifs par classe. Si les parents d'élèves des quartiers aisés pouvaient pallier ces difficultés par leurs propres moyens, tel n'était pas le cas dans les quartiers périphériques, les "villes de développement" (souvent peuplées de Juifs orientaux) et les localités arabes. Un système éducatif à deux vitesses s'installa ainsi, creusant les inégalités entre enseignement laïque et religieux, entre écoles juives et arabes.

Une vaste politique de réhabilitation urbaine permit de sortir de la déchéance physique et sociale les quartiers pauvres des grandes villes et la plupart des villes de développement. Cette opération se traduisit par l'amélioration des infrastructures et la reconstruction d'immeubles entiers, visant surtout à décloisonner les quartiers périphériques en les reliant mieux au reste du tissu urbain. Des programmes sociaux à l'intention des personnes âgées et des familles nécessiteuses furent également mis en place, principalement grâce à l'initiative du parti centriste Dash.

Begin, qui préférait s'adresser à ses concitoyens en tant que Juifs plutôt qu'en tant qu'Israéliens, ne fut pas difficile à convaincre par les partis religieux de sa coalition d'interdire aux avions de lignes nationales de voler le jour du Shabbat, mesure symbolique qui renforçait la judaïsation de l'espace public. Il accentua également la pression sur les autorités soviétiques en faveur des refuzniks, ces Juifs soviétiques qui se voyaient refuser le droit d'émigrer vers Israël. Il négocia en 1977 avec le dictateur éthiopien Mengistu Haile Mariam un accord qui aurait permis le départ des Juifs d'Éthiopie (les Falashas) en échange d'armes et de munitions, mais l'Éthiopie suspendit rapidement cet arrangement. Les migrations depuis ce pays ne reprendraient véritablement que douze ans plus tard.

En août 1978, Begin accueillit en invité de marque dans sa résidence officielle à Jérusalem l'ancien président libanais Camille Chamoun. C'était sa première visite en Israël. Les deux hommes trouvèrent un large terrain d'entente concernant l'avenir du Liban et de la communauté chrétienne, prise en tenaille entre les Syriens et les Palestiniens. Chamoun obtint de son hôte la garantie d'une aide militaire accrue en faveur des milices chrétiennes, bien plus conséquente que celle octroyée jusqu'alors par les gouvernements travaillistes. Avant de partir, le vieux leader maronite adressa à Begin une mise en garde prémonitoire : "Les Français nous ont imposé le Grand Liban. À l'indépendance, ils nous ont contraints à annexer des zones peuplées de musulmans. Résultat : nous ne sommes plus majoritaires. Ne commettez pas dans les territoires occupés les mêmes erreurs que les chrétiens du Liban." Begin ne réagit pas ; sa détermination à conserver le "Grand Israël" demeurait intacte.

Les tensions dans les territoires occupés s'intensifièrent entre les mouvements nationalistes palestiniens et les colons israéliens, particulièrement ceux d'obédience religieuse. Le gouvernement envisagea de réformer l'administration de ces territoires en instaurant une administration civile appuyée sur des notables ruraux organisés en "associations de villages", hostiles à l'OLP. Ces notables ruraux palestiniens, bénéficiant d'avantages pécuniaires non négligeables et autorisés à porter des armes, suscitèrent rapidement le rejet de la population palestinienne qui les qualifiait de "collaborateurs". Les associations de villages tombèrent rapidement en désuétude et, dès la fin de l'année 1982, disparurent pratiquement du paysage politique local. Très affaibli par ces échecs successifs, le gouvernement Begin vacillait chaque jour davantage. L'annonce de nouvelles élections anticipées semblait inévitable. Shimon Peres et Yitzhak Rabin, figures de proue du Parti travailliste, étaient tellement convaincus de leur retour imminent au pouvoir qu'ils n'attendirent pas la publication de la date officielle du scrutin pour commencer à se disputer la première place sur la liste électorale. Après un débat tendu, Shimon Peres fut finalement choisi pour mener la campagne travailliste.

Face à cette menace électorale, Begin tenta le tout pour le tout en faisant voter une loi qui reconnaissait Jérusalem "unifiée et indivisible" comme capitale éternelle d'Israël, initiative provocatrice destinée à consolider sa base électorale nationaliste. Parallèlement, son gouvernement continua à investir des sommes considérables dans les territoires occupés et dans la partie orientale de Jérusalem annexée après 1967. Afin d'encourager les Israéliens de condition modeste à s'installer dans les territoires occupés, il entreprit la construction de 1800 villas à proximité immédiate de la "ligne verte" (la frontière d'avant 1967), offrant ainsi des logements spacieux à des prix subventionnés, bien plus abordables que dans les grandes villes israéliennes.

Cette politique d'implantation s'appuyait idéologiquement sur le mouvement Goush Emounim (le "Bloc de la Foi"), créé officiellement en 1974 par les disciples du rabbin Zvi Yehouda Kook. Le premier noyau de cette organisation s'était établi à Hébron, ville sainte du judaïsme située au cœur des montagnes de Judée. Persuadés de revivre l'épopée de la conquête de la Terre Promise par les anciens Hébreux, les membres du Goush Emounim s'installèrent ensuite, avec ou sans l'autorisation des pouvoirs publics, dans des dizaines d'implantations dispersées à travers la Cisjordanie et la Bande de Gaza. Ils incarnaient un nouveau type de sionisme israélien, hyper-nationaliste, messianique et fondamentalement anti-démocratique, bien différent de celui des générations précédentes de sionistes religieux.

L'idée fondamentale du Goush Emounim était que le sionisme classique, qui s'était fixé pour objectif la "normalisation" du peuple juif par la création d'un État-nation semblable aux autres, était désormais dépassé. Selon eux, une nouvelle phase avait débuté en 1967 avec la conquête de la Judée-Samarie (nom biblique de la Cisjordanie) : celle d'un "sionisme de la rédemption" dont le but n'était plus de faire des Juifs un peuple comme les autres mais, au contraire, de réaffirmer leur exceptionnalité en tant que "peuple sacré". Dans cette vision théologico-politique, l'État d'Israël n'était plus un but en soi mais un instrument entre les mains de la Providence, une étape sur le chemin de la "complète rédemption de la Terre d'Israël", sans laquelle le salut du peuple juif serait impossible.

Le rabbin Kook, figure tutélaire de ce mouvement, affirmait catégoriquement : "Toute cette terre est à nous." Il ne reconnaissait aux Arabes aucun droit sur la Palestine, qui appartenait selon lui "éternellement et exclusivement" au peuple juif en vertu de la promesse divine. Moins timorés que les sionistes religieux de la génération précédente, souvent surnommés les "calottes crochetées" en raison de leur intégration au système politique israélien, les militants du Goush Emounim inventèrent un nouveau judaïsme israélien qui intégrait la plupart des symboles du sionisme classique en les réinterprétant dans un cadre religieux orthodoxe. Cette fusion entre nationalisme exacerbé et fondamentalisme religieux leur valut le sobriquet de "Hardalim", anagramme composée des termes "Haredi" (ultra-orthodoxe) et "Leoumi" (nationaliste).

Le Goush Emounim définissait les Juifs comme ceux qui aspirent à vivre selon les préceptes de la Torah, mais refusent de se considérer comme un simple appendice culturel de l'Occident. Ses membres rejetaient l'idéal d'une société occidentale moderne, libérale, pacifique et cosmopolite, car dans la culture occidentale, disaient-ils, "on relativise tout, chaque chose a son envers et son endroit". En rupture avec l'esthétique pionnier du sionisme classique – short kaki et chemise bleue – ils adoptèrent des tenues plus conformes à leur vision religieuse : chemises blanches pour les hommes, jupes longues et sombres pour les femmes, châles de prière à longues franges, sandales "bibliques", papillotes et barbes broussailleuses, kippa au crochet volumineuse.

Poussant jusqu'à ses ultimes conséquences l'assimilation entre le religieux et le politique, ils recyclèrent en les détournant de leur sens initial certaines notions-clés du langage sioniste séculier. Ils ressuscitèrent des concepts comme le "Ha'sharat Ha'adamah" (le verdissement du désert), la "shlilat ha'galut" (négation de la diaspora), en les réinterprétant comme la condamnation d'un "esprit diasporique" qui caractérisait selon eux le comportement de certains gouvernements israéliens trop conciliants, qui par crainte "d'irriter les non-juifs", refusaient d'annexer toute la Terre Sainte.

Adoptant un franc-parler et des postures inhabituelles dans les milieux religieux traditionnels, ils "judaïsèrent" également de nombreuses célébrations nationales laïques comme la fête de l'Indépendance, la sonnerie aux morts et la minute de silence observée lors de la Journée du Souvenir. Il en fut de même pour la commémoration de la Shoah : ils intégrèrent cette tragédie dans une grille de lecture victimaire et téléologique de la souffrance juive à travers les âges, où l'antisémitisme hitlérien n'apparaissait que comme une expression parmi d'autres de la haine perpétuelle à l'égard des Juifs. La Shoah devenait ainsi, selon eux, la répétition des malheurs subis par les Juifs sous les pharaons, et la création de l'État d'Israël en 1948, une nouvelle "sortie d'Égypte".

Profondément militaristes, les adeptes du Goush Emounim applaudissaient à tous les raids de représailles et à toutes les guerres menées par l'armée israélienne. La guerre du Liban elle-même leur fit oublier comme par magie leurs récents déboires avec Ariel Sharon, qu'ils accusaient auparavant d'avoir évacué trop brutalement les implantations du Sinaï. Pour eux, les nationalistes palestiniens n'étaient rien d'autre que des "nazis" arabes, et tout compromis territorial équivalait à une capitulation face au terrorisme.

Sur le plan éducatif, ils rénovèrent les programmes d'étude de leurs écoles de manière à y introduire massivement l'enseignement de la Bible ainsi que l'archéologie et la géographie de la Terre Sainte. Ils organisèrent des fouilles archéologiques, partant en quête de sites bibliques disparus et de lieux de pèlerinage authentiques voire factices, dans une entreprise de réappropriation symbolique du territoire qui s'appuyait davantage sur le texte sacré que sur la méthode scientifique.

D'origine essentiellement ashkénaze et appartenant le plus souvent à des milieux aisés issus du sionisme national-religieux, l'audience du Goush Emounim dépassait largement le cadre des colonies des territoires occupés. L'écrasante majorité du monde religieux, tant ashkénaze que séfarade, sans approuver toujours les excès anti-arabes de ses militants les plus radicaux, partageait néanmoins leur xénophobie et leurs positions concernant les "frontières définitives" d'Israël ainsi que les relations entre État et religion.

Sans atteindre l'extrémisme des "hommes en noir" ultra-orthodoxes dans leur rejet de la modernité, le Goush Emounim critiquait constamment les "valeurs pseudo-démocratiques" héritées de l'Occident. Pour ses idéologues, l'émancipation juive incarnée par les Lumières et la Haskala (mouvement des Lumières juives) avait "miné le peuple de l'intérieur", et le sionisme originel, trop laïque et trop occidental, n'avait pas rempli toutes ses promesses spirituelles, étouffant le "souffle messianique" qui avait accompagné la naissance de l'État. Un nouveau sionisme serait né après 1967, un sionisme théocratique pour lequel la création d'un État juif ne se résumait pas à des questions de légitimité internationale ou de régime politique, mais relevait fondamentalement de la "rédemption de la Terre d'Israël".

Paradoxalement, le Goush Emounim faisait preuve d'une indifférence relative à l'égard du niveau de pratique religieuse de leurs coreligionnaires. Contrairement aux ultra-orthodoxes obsédés par le respect minutieux de chaque commandement, le Bloc de la Foi se préoccupait davantage de la sanctification du territoire que de celle du quotidien. De même, il accordait relativement peu d'attention au statut juridique de ses voisins arabes. Sans réclamer explicitement le départ ou le "transfert" (euphémisme pour l'expulsion) des Palestiniens, ces colons ne se privaient pas de les harceler constamment et de proclamer que la coexistence pacifique n'était qu'une dangereuse utopie.

Le Goush Emounim offrait aux Palestiniens trois options : la concrétisation de leur identité nationale dans "l'État arabo-palestinien de Jordanie" (théorie selon laquelle "la Jordanie est la Palestine"), avec un statut de résident étranger accordé à ceux qui préféreraient rester sur place ; l'autonomie administrative sous égide israélienne ; ou l'acceptation de la citoyenneté israélienne pleine et entière, qui impliquerait leur allégeance à l'État juif. Tout Palestinien qui n'accepterait aucune de ces solutions serait, à terme, expulsé – éventualité que le mouvement n'excluait pas, tout en évitant généralement de la mentionner publiquement.

Comme toute la droite israélienne, le Goush Emounim fut profondément déstabilisé par la visite historique du président Sadate à Jérusalem en novembre 1977, et plus encore par l'accueil enthousiaste que lui réserva la population israélienne. Ce mouvement se trouvait désormais confronté à une organisation pacifiste de même nature extra-parlementaire que la leur : "La Paix Maintenant" (Shalom Achshav). Ce mouvement pacifiste fut dès l'origine centré sur une idée simple mais puissante : la paix en échange des territoires. Sans structure formelle, sans adhérents ni cotisations, sans véritable leadership hiérarchisé ni publications régulières, sa force résidait uniquement dans sa capacité à mobiliser, quand les circonstances l'exigeaient, des dizaines de milliers de manifestants. Composé à 90% de travaillistes ou de sympathisants de gauche, il s'opposa frontalement au Goush Emounim, notamment lors de l'affaire de la colonie d'Elon Moreh, où les pacifistes obtinrent gain de cause devant la Cour Suprême. "La Paix Maintenant" estimait que l'occupation et l'asservissement d'un autre peuple étaient moralement inacceptables et politiquement suicidaires pour Israël.

La confrontation entre ces deux mouvements antagonistes divisait profondément la société israélienne : d'un côté, la droite religieuse et nationaliste ; de l'autre, la gauche laïque et libérale. Les premiers se considéraient comme les dépositaires des valeurs sacrées du peuple juif et les gardiens de ses droits éternels sur la Terre d'Israël ; les seconds comme les héritiers du sionisme des pères fondateurs et l'incarnation de l'esprit pionnier de 1948. Tout les séparait, depuis la tenue vestimentaire jusqu'aux chants entonnés lors de leurs manifestations respectives. Les militants du Goush Emounim préféraient les hymnes religieux sur des airs hassidiques importés des ghettos d'Europe orientale ou de Brooklyn, tandis que ceux de "La Paix Maintenant" reprenaient des rengaines nostalgiques datant des premières années de l'État.

Pourtant, ces organisations antagonistes partageaient un trait sociologique fondamental : elles étaient toutes deux composées majoritairement d'héritiers de la première génération des élites ashkénazes fondatrices de l'État. Ils comptaient finalement peu de Séfarades (Juifs originaires d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient) dans leurs rangs. Cette sous-représentation posait particulièrement problème au mouvement pacifiste, qui souffrait d'une image élitiste dans les villes de développement et les quartiers populaires à forte population séfarade. Cette perception contribuait à l'image négative qu'avait le Parti travailliste auprès des Séfarades qui, après la guerre du Liban, accusèrent fréquemment les pacifistes d'être "plus proches des Arabes que des Juifs".

Les Séfarades supportaient difficilement les critiques formulées par la gauche contre Begin, qu'ils avaient surnommé affectueusement "le roi d'Israël". Ces communautés originaires du monde arabo-musulman admiraient le discours nationaliste et émotionnel du chef du Likoud, auquel elles étaient reconnaissantes d'avoir été le premier Premier ministre à nommer des Séfarades à des postes ministériels importants, rompant ainsi avec des décennies de marginalisation politique sous les gouvernements travaillistes.

De nouvelles élections générales eurent lieu le 30 juin 1981. La campagne électorale fut dominée par des questions intérieures telles que l'inflation galopante, les fractures sociales et l'identité religieuse du pays. Begin apparut revigoré et combatif sur les estrades électorales, en contraste saisissant avec la campagne terne des travaillistes de Peres, qui se contentaient du slogan négatif "Tout sauf le Likoud". Néanmoins, les sondages donnaient largement en tête le Parti travailliste.

C'est dans ce contexte électoral tendu que Begin ordonna, le 7 juin 1981, à trois semaines des élections, le bombardement du réacteur nucléaire irakien d'Osirak, que Saddam Hussein avait acquis auprès de la France. Ce raid audacieux, exécuté avec une précision chirurgicale, fut initialement prévu pour le 10 mai, mais Begin accéda à la demande de Peres de le reporter afin de ne pas interférer avec le second tour de l'élection présidentielle française, dont on espérait qu'elle porterait François Mitterrand à l'Élysée, présageant un possible changement dans la politique française vis-à-vis d'Israël.

Après ce raid spectaculaire, la popularité de Begin monta en flèche. En décidant d'attaquer l'Irak deux jours après la visite au Caire du président Sadate, il avait également réussi à embarrasser son hôte égyptien face à l'opinion arabe. Dans la dernière ligne droite de la campagne, Begin ne manqua pas de rappeler ses origines modestes aux électeurs séfarades et d'exploiter jusqu'à la nausée certaines remarques condescendantes à connotation élitiste et anti-orientale prononcées par des figures travaillistes.

Dans la nuit du 30 juin 1981, les Israéliens s'endormirent en pensant que Peres serait leur prochain Premier ministre, mais se réveillèrent avec la nouvelle du maintien de Begin pour un second mandat. Grâce à l'appui désormais indéfectible de ses alliés religieux, la droite disposait du nombre de sièges nécessaire pour former un gouvernement. Un cabinet hypernationaliste fut constitué, dirigé par un Premier ministre revigoré et triomphant qui n'hésitait pas à rabrouer publiquement le ministre hollandais des Affaires étrangères pour avoir serré "la main dégoulinante de sang" de Yasser Arafat.

Begin s'employa à attaquer les symboles emblématiques de l'ère du Mapaï (ancien nom du Parti travailliste), donnant ainsi satisfaction à son électorat des villes de développement et à leurs habitants d'origine nord-africaine ou asiatique. L'hostilité des couches défavorisées de la nation visait l'ensemble du système social "blanc" hérité de l'époque de l'hégémonie travailliste. Le Premier ministre rouvrit à la surprise générale le dossier oublié de l'assassinat de Haïm Arlosoroff, leader travailliste tué en 1933 dans des circonstances mystérieuses, et ordonna une commission d'enquête, ravivant ainsi les tensions historiques entre les deux camps politiques.

Le 26 novembre 1980, Begin se brisa le col du fémur et fut hospitalisé pendant trois semaines. À sa sortie de l'hôpital, il fit voter l'annexion du plateau du Golan, territoire syrien conquis en 1967. C'était comme si, avant de quitter la scène politique, l'ancien disciple du grand révisionniste Jabotinsky voulait accomplir son destin historique en calquant au plus vite les frontières de l'État hébreu sur celles du "Grand Israël" biblique. Plus confiant que jamais en son jugement, il balaya d'un revers de main les protestations des États-Unis. Le président Ronald Reagan ne pouvait pas laisser passer sans réagir cette décision unilatérale qui risquait d'enflammer toute la région, et se vit contraint de suspendre l'accord de coopération stratégique récemment conclu entre les deux pays.

Six mois plus tard, le 6 juin 1982, Begin entraîna Israël dans l'une des aventures les plus controversées de son histoire : la guerre du Liban. Ariel Sharon, nommé ministre de la Défense, jouissait alors d'une immense popularité. C'était l'un des rares à avoir pu faire évacuer les implantations du Sinaï malgré la résistance acharnée des colons. Fidèle à sa réputation de "bulldozer" sans états d'âme, il n'avait pas hésité à raser entièrement certaines installations avant de les remettre aux Égyptiens.

En réalité, l'esprit de Sharon était entièrement accaparé par le Liban où, depuis 1978, la Syrie, l'OLP et les milices chrétiennes se livraient une guerre sans merci. Le pays était profondément divisé : une partie du territoire était contrôlée par Damas, une autre par les chrétiens alliés d'Israël, une troisième par le major pro-israélien Saad Haddad au sud, et une dernière zone par les organisations palestiniennes et leurs alliés musulmans de gauche. Le nord du pays restait sous l'influence de Suleiman Frangié, un chrétien rival des puissantes familles Gemayel et Chamoun. Quant au président de la République libanaise, son autorité ne dépassait guère l'enceinte de son palais à Beyrouth.

Béchir Gemayel, fils cadet de Pierre Gemayel, chef historique des Phalanges (parti chrétien d'inspiration fasciste), entretenait depuis 1976 d'étroites relations avec les Israéliens. Il avait réussi à étendre son autorité sur l'ensemble de la communauté maronite, n'hésitant pas à éliminer brutalement ses principaux rivaux. Il fit notamment assassiner Tony Frangié, sa femme, leur garde du corps et l'ensemble de leur personnel domestique. Le 7 juin 1980, il s'attaqua avec la même violence à Dany Chamoun et à sa milice des Tigres, dont il liquida près de 80 membres. Redoutant de subir le même sort que Tony Frangié, Dany Chamoun préféra se réfugier en Europe. Cela n'empêcha pas son père, l'ancien président Camille Chamoun, de se réconcilier avec Béchir.

Ambitionnant de devenir président de la République libanaise, Béchir Gemayel impressionnait Begin par sa jeunesse et sa haine profonde de l'OLP, ennemi commun des Israéliens et des Phalanges. Le Premier ministre israélien espérait que ce jeune leader maronite pourrait suivre l'exemple de Sadate et signer un traité de paix avec Israël. Si Gemayel restait évasif sur l'avenir des relations libano-israéliennes, il était néanmoins un allié précieux dans la lutte contre la présence syrienne et palestinienne au Liban, et comptait sur le soutien israélien pour accéder au pouvoir.

Début 1981, Béchir Gemayel envoya une centaine de ses partisans dans la ville de Zahlé, enclave chrétienne de 200 000 habitants de rite grec-catholique. Le 1er avril, il attaqua un poste de garde syrien contrôlant l'autoroute Beyrouth-Damas, axe considéré comme vital par les Syriens. Cette provocation fut de trop pour le président syrien Hafez el-Assad, qui fit bombarder sans relâche Zahlé encerclée. Begin ne tarda pas à dénoncer ce qu'il qualifiait de "génocide". Béchir Gemayel et Camille Chamoun se rendirent à Jérusalem pour demander l'aide d'Israël, mais se gardèrent bien d'informer Begin que Damas était disposé à lever le siège si les miliciens chrétiens se retiraient de la ville. Plusieurs officiers du renseignement militaire israélien soupçonnaient qu'il s'agissait d'un complot ourdi par les maronites pour entraîner Tsahal dans leur guerre.

Alors que les tensions s'exacerbaient, les Syriens portèrent une atteinte sérieuse au rayon d'action des avions israéliens au-dessus du territoire libanais en installant dans la vallée de la Bekaa plusieurs batteries de missiles sol-air. Cette mesure provoqua la réaction immédiate d'Israël, qui ne pouvait tolérer une telle restriction de sa liberté de manœuvre aérienne. Les rampes de lancement syriennes furent détruites sur ordre de Begin, bien que l'opération ait été reportée à la dernière minute sous la pression des États-Unis, qui cherchaient une solution diplomatique.

Parallèlement, l'armée israélienne intensifia à partir du 28 mai ses attaques contre les positions palestiniennes du sud du Liban. Un cessez-le-feu entre l'OLP et Israël entra en vigueur le 24 juin 1981, mais la tension restait palpable. Sharon était arrivé au ministère de la Défense avec des idées très arrêtées sur le Liban, mais aussi sur le rôle d'Israël aux côtés des États-Unis dans la lutte contre le "terrorisme international" et contre la pénétration soviétique au Moyen-Orient. À ses yeux, depuis la défection de l'Iran, Israël était devenu l'unique puissance régionale capable d'épauler stratégiquement les États-Unis dans cette partie du monde.

En septembre 1981, Begin et Sharon se rendirent à Washington pour rencontrer le président Reagan. Ils proposèrent aux Américains de faire d'Israël leur relais dans toutes les "zones chaudes" du Moyen-Orient, de la Turquie jusqu'à l'Iran en passant par les Émirats du Golfe. À la demande des Américains, Tsahal pourrait envoyer des forces pour réprimer toute insurrection dans la région. Sharon avait d'ailleurs effectué une longue tournée en Afrique qui l'avait conduit jusqu'au Gabon, en Centrafrique, au Zaïre, en Afrique du Sud et au Kenya. Il avait rencontré le président soudanais pour discuter des moyens de déstabiliser le régime libyen de Kadhafi, dont les agissements menaçaient directement le Tchad et la Centrafrique. De même, il préparait un soulèvement en Iran contre le pouvoir des mollahs, sous la direction du jeune prince héritier Reza Pahlavi, réfugié au Maroc. L'opération devait être financée par l'Arabie Saoudite, les partisans de l'ancien régime iranien étant entraînés au Soudan et équipés par Israël.

Aucun de ces plans grandioses n'allait véritablement se concrétiser, mais un accord de coopération stratégique fut néanmoins signé entre les États-Unis et Israël en novembre 1981. La cérémonie eut lieu au Pentagone dans la plus grande discrétion, en présence du ministre israélien des Affaires étrangères, Yitzhak Shamir, ancien dirigeant du groupe Stern, organisation paramilitaire d'extrême droite active durant la période pré-étatique. Les Américains attendirent cependant le moment propice pour dénoncer cet accord, ce qu'ils firent lorsque Begin décida d'annexer le Golan.

Le Premier ministre avait une raison supplémentaire d'en vouloir aux États-Unis : ils avaient suspendu leur livraison de nouveaux chasseurs-bombardiers F-16 à Israël après l'intensification des attaques israéliennes contre l'OLP et le bombardement de ses installations situées au centre de Beyrouth. Cette décision américaine avait d'autant plus irrité Begin que Yasser Arafat continuait de bénéficier du soutien massif de Damas et de celui de Moscou. La reprise des hostilités avec les Palestiniens n'était plus qu'une question de temps.

Le gouvernement israélien était d'autant plus pressé d'en découdre qu'il n'appréciait guère les nouvelles idées qui commençaient à circuler au Département d'État américain concernant une possible solution négociée au conflit israélo-palestinien. Aux yeux de Sharon, Israël ne pourrait jamais se débarrasser complètement de la présence militaire palestinienne au Liban sans une offensive de grande envergure qui déborderait rapidement du Sud-Liban pour atteindre les quartiers généraux de l'OLP installés au cœur de Beyrouth. Begin annonça sa décision d'envahir le Liban pour démanteler l'ensemble des infrastructures militaires palestiniennes.

Sharon avait habilement manipulé les ministres du gouvernement en leur présentant un plan d'opération minimaliste qu'il avait baptisé "Petit Oranim", alors que son intention véritable était de marcher jusqu'à Beyrouth et d'affronter directement les forces syriennes. Sharon ambitionnait d'instaurer un "nouvel ordre politique" au Liban : l'Égypte étant neutralisée après le retour du Sinaï, l'Irak enlisé dans sa guerre contre l'Iran, il estimait possible de renverser la situation au Liban en y installant un régime pro-israélien dominé par les Phalanges. Avec l'aide de Tsahal, les chrétiens débarrasseraient le pays des milices palestiniennes et des troupes syriennes. Sharon n'écartait pas la possibilité d'expulser les réfugiés palestiniens du Liban et de les transférer en Jordanie, ce qui provoquerait la chute du roi Hussein et l'avènement d'un pouvoir palestinien à Amman. La Jordanie devenue "Palestine", les habitants des territoires occupés n'auraient alors plus d'autre choix que d'accepter le statut d'autonomie limitée proposé par le Likoud.

Begin, qui restait un démocrate convaincu malgré son nationalisme intransigeant, répugnait à l'usage excessif de la force contre les civils. Il n'est pas certain qu'il ait partagé les visées géopolitiques de Sharon concernant le transfert des réfugiés palestiniens en Jordanie. On ignore également s'il envisageait sérieusement une guerre totale contre la Syrie, comme le souhaitait son ministre de la Défense. Le soutien américain demeurait essentiel à ses yeux, et il cherchait à éviter tout ce qui pourrait compromettre les relations israélo-américaines.

Les forces chrétiennes libanaises elles-mêmes commençaient à nourrir certaines inquiétudes. Elles ignoraient quelle place leur serait réservée dans le plan israélien et soupçonnaient de plus en plus que Béchir Gemayel cherchait à ménager ses relations futures avec le monde arabe en évitant de s'engager publiquement à conclure un traité de paix avec l'État hébreu. La réalité était que Gemayel souhaitait mettre en scène un désaccord apparent avec Israël tout en profitant discrètement de son appui militaire pour consolider son pouvoir.

Les Américains, quant à eux, avaient percé à jour ce double jeu. Les Américains, par l'intermédiaire de l'Arabie Saoudite, avaient demandé à Yasser Arafat de ne fournir aucun prétexte aux Israéliens pour déclencher une offensive. Les services de renseignement égyptiens lui prodiguèrent d'ailleurs les mêmes conseils. Au sein de l'établissement militaire israélien, les dissensions restaient nombreuses quant à l'opportunité et à l'ampleur d'une opération au Liban. Sharon défendait néanmoins son projet d'intervention limitée auprès des instances gouvernementales et lors de ses entretiens à Washington.

Le ministre israélien de la Défense s'était rendu aux États-Unis le 19 mai 1982, mais au moment où il s'apprêtait à quitter le sol américain, plusieurs journaux commencèrent à publier des informations embarrassantes pour Israël, révélant la vente d'armes par l'État hébreu à l'Iran de Khomeiny, alors en guerre contre l'Irak. Ces révélations, qui contredisaient la position officielle d'Israël sur le terrorisme et détonnaient avec sa rhétorique anti-iranienne, amenèrent la Maison Blanche à retirer son soutien tacite à une opération au Liban.

Begin attendit néanmoins le premier incident frontalier pour déclencher les hostilités. Une première occasion se présenta le 3 avril 1982, après l'assassinat à Paris d'un diplomate israélien qui était en réalité un agent du Mossad. L'attaque fut annulée au dernier moment. D'autres opportunités surgirent le 21 avril puis le 9 mai, mais Begin dut à chaque fois s'incliner devant la pression des États-Unis qui exigeaient des motifs "internationalement compréhensibles" pour justifier une intervention militaire. Or, depuis juillet 1981, aucune action hostile dirigée contre Israël à partir du territoire libanais n'avait eu lieu, l'OLP s'efforçant délibérément d'éviter toute provocation.

Le 3 juin 1982, Begin obtint enfin sa justification : l'ambassadeur d'Israël en Grande-Bretagne, Shlomo Argov, fut grièvement blessé à Londres dans un attentat perpétré par le groupe d'Abou Nidal, dissident de l'OLP qui opérait parfois pour le compte de la Syrie, parfois pour celui de l'Irak, et qui avait à son actif l'assassinat de plusieurs dirigeants palestiniens modérés. Pour Begin, qui ne faisait aucune distinction entre les différentes factions palestiniennes, cette tentative de meurtre méritait une riposte immédiate. Plutôt que d'attaquer Bagdad ou Damas qui abritaient les activités d'Abou Nidal, il choisit de frapper les camps palestiniens du Sud-Liban. Le vendredi 4 juin, l'aviation israélienne pilonna une dizaine d'objectifs palestiniens au sud de Beyrouth. La guerre venait de commencer.

Dans la nuit du samedi 5 juin 1982, Begin convoqua une séance extraordinaire du cabinet qui approuva officiellement le déclenchement de l'opération "Paix en Galilée". Sharon s'apprêtait à mettre en œuvre son plan maximaliste, bien plus ambitieux que le plan minimaliste que le gouvernement avait approuvé. Begin rédigea lui-même le communiqué annonçant le début de la guerre ; il évita toute mention explicite de Beyrouth comme objectif militaire et s'engagea à ne pas attaquer l'armée syrienne si celle-ci n'intervenait pas dans les combats. Il affirma la volonté d'Israël de signer un traité de paix avec "un Liban indépendant dont l'intégrité territoriale serait préservée".

Le dimanche 6 juin 1982, quinze ans jour pour jour après le triomphe de la guerre des Six Jours, Israël s'engagea dans une nouvelle aventure militaire, cette fois non plus contre des armées régulières mais contre des organisations qualifiées de "terroristes" opérant dans un pays voisin en pleine déliquescence. L'armée israélienne mobilisa entre 80 000 et 90 000 hommes pour cette opération. Face à cette force considérable, l'OLP ne pouvait aligner que 10 000 à 15 000 combattants. Quant aux Syriens, leur corps expéditionnaire de 25 000 hommes était déployé dans la vallée de la Bekaa, le long de l'autoroute Beyrouth-Damas et dans les faubourgs de la capitale libanaise.

Pressentant les véritables intentions de Sharon, le président syrien Hafez el-Assad ordonna à ses troupes de rester sur leurs positions et se garda même d'envoyer des renforts aux Palestiniens. Cette passivité irrita profondément Arafat qui avait espéré un soutien logistique plus substantiel de la part des Syriens, ainsi que des milices chiites et druzes libanaises. Les autres pays arabes ne se montrèrent guère plus empressés d'aider leurs "frères palestiniens". Seule l'Algérie envoya deux avions cargo chargés d'armes et de munitions, mais pour des raisons obscures, ceux-ci restèrent bloqués à l'aéroport de Damas durant toute la guerre. Il en fut de même pour la Libye, qui ne concrétisa pas ses promesses d'aide, accusant les Syriens d'avoir interdit à ses commandos de pénétrer sur leur territoire. L'Arabie saoudite se contenta d'envoyer du matériel médical, et finalement seule la Jordanie dépêcha des secours sous la forme de la "Force Badr", composée en grande partie de repris de justice d'origine palestinienne dont le roi Hussein souhaitait se débarrasser.

La progression de Tsahal fut rapide. La prise par une unité d'élite du château de Beaufort, imposante forteresse croisée perchée à 717 mètres d'altitude, constitua un exploit tactique remarquable. En réalité, les troupes conventionnelles de l'OLP ne firent pas preuve d'une grande combativité et se dispersèrent dès les premiers affrontements. Le 8 juin, Begin annonça, feignant la surprise, qu'alors même qu'Israël ne souhaitait pas attaquer la Syrie, des combats avaient éclaté entre les deux armées.

Le mercredi 9 juin, l'aviation israélienne, appuyée au sol par l'artillerie, réalisa l'un des exploits militaires les plus spectaculaires de son histoire en détruisant en quelques minutes 17 batteries de missiles anti-aériens syriens déployées dans la vallée de la Bekaa. Le président Assad ordonna à ses avions de décoller pour repousser les chasseurs israéliens, déclenchant l'une des plus grandes batailles aériennes de l'histoire. Damas perdit un tiers de son aviation et une quarantaine de ses meilleurs pilotes dans cette confrontation désastreuse.

La Syrie refusa néanmoins de baisser les armes. Alors que des négociations s'engageaient entre Washington, Moscou, Jérusalem, Damas et Beyrouth, une importante bataille de chars opposa les forces israéliennes et syriennes le 10 juin. Sharon profita de cette escalade pour informer les ministres du cabinet que l'armée israélienne atteindrait prochainement la "route des routes" (l'autoroute Beyrouth-Damas) et ferait jonction avec les forces libanaises de Gemayel. C'est alors seulement que les ministres comprirent qu'ils avaient été manipulés par leur ministre de la Défense.

Un premier cessez-le-feu entre Israël et la Syrie fut proclamé le vendredi 11 juin à midi. Begin n'avait pas osé tenir tête au président Reagan qui exigeait l'arrêt des hostilités. Si l'armée israélienne avait disposé de quarante heures supplémentaires, elle aurait pu chasser complètement les Syriens du Liban. En évitant à Damas une défaite totale, les Américains contribuèrent, selon l'analyse de certains stratèges israéliens comme David Kimche, à la prolongation du conflit et permirent à l'armée syrienne de conserver son influence au Liban.

Arrivées aux abords de Beyrouth, les troupes israéliennes hésitèrent à se lancer dans une guerre urbaine qui aurait pu occasionner de lourdes pertes. Elles optèrent pour le siège de la partie occidentale de la ville, où vivaient un demi-million de civils, dans le but d'obtenir la reddition des 15 000 combattants palestiniens qui s'y trouvaient retranchés. Le spectacle des canons d'artillerie et des blindés bombardant pendant des semaines des quartiers densément peuplés d'une ville privée d'eau, d'électricité et de ravitaillement suscita l'indignation internationale. Israël fut dénoncé par les médias du monde entier et condamné par plusieurs chefs d'État occidentaux, notamment par François Mitterrand qui établit une comparaison particulièrement blessante entre le siège de Beyrouth et le massacre d'Oradour-sur-Glane perpétré par les nazis en 1944.

Jamais les horreurs de la Seconde Guerre mondiale ne furent évoquées aussi fréquemment que durant ce conflit, et ce des deux côtés. Begin considérait Arafat comme "la réincarnation d'Hitler" et la charte de l'OLP comme un nouveau "Mein Kampf". Ses références constantes à la Shoah pour justifier les opérations militaires israéliennes finirent par lasser l'opinion publique et exaspérer de nombreux intellectuels israéliens, qui y voyaient une instrumentalisation indigne de la mémoire des victimes du nazisme.

Les premiers désaccords entre Israéliens et maronites apparurent au grand jour. Sharon constata avec amertume que Béchir Gemayel ne manifestait aucun empressement à engager ses hommes aux côtés de Tsahal pour prendre Beyrouth. Le jeune chef des Phalanges entendait devenir "le président de tous les Libanais", et une collaboration militaire trop étroite avec les Israéliens risquait de compromettre ses ambitions politiques en le cantonnant définitivement dans le rôle peu glorieux de chef de milice chrétienne à la solde des Israéliens. Faute de pouvoir compter sur les phalangistes, les soldats de Tsahal durent assumer seuls la responsabilité du siège de Beyrouth-Ouest.

La contestation commença à se faire entendre au sein même de l'armée israélienne. Des soldats, qui voyaient s'éloigner de jour en jour les objectifs initiaux de l'opération "Paix en Galilée", exprimèrent leur désarroi. Certains refusèrent même d'obéir aux ordres, inaugurant une forme d'insoumission qui était jusqu'alors inédite dans les forces armées israéliennes. Le 24 juin, Begin et Sharon perdirent leur principal soutien à Washington avec la démission du secrétaire d'État Alexander Haig, contraint de quitter ses fonctions par le président Reagan.

Une mission diplomatique américaine fut envoyée à Beyrouth pour tenter de trouver une issue au conflit. Sharon souhaitait prendre de vitesse les émissaires américains en lançant un assaut final contre Beyrouth-Ouest, mais les ministres s'y opposèrent fermement. Ces dissensions au sein du gouvernement israélien reflétaient l'évolution de l'opinion publique qui, tout en continuant de soutenir globalement l'armée, commençait à se lasser d'une guerre sans fin et de plus en plus meurtrière.

À ce sentiment de lassitude s'ajoutait le malaise provoqué par les images d'une ville martyrisée et les témoignages d'actes de brutalité rapportés chaque soir par les journaux télévisés du monde entier. L'ONU condamna sans appel l'intervention israélienne. Les manifestations d'insubordination dans l'armée se multiplièrent, allant jusqu'à toucher la prestigieuse Armée de l'Air, dont plusieurs pilotes refusèrent de larguer leurs bombes sur des cibles civiles telles que des immeubles d'habitation, des hôpitaux, des écoles et des camps de réfugiés. L'un des cas les plus retentissants fut celui du colonel Eli Geva, commandant d'une brigade blindée, qui demanda à être relevé de ses fonctions plutôt que de participer à l'assaut de Beyrouth.

Cette crise de conscience au sein de Tsahal fournit au mouvement "La Paix Maintenant" l'occasion d'organiser d'imposantes manifestations rassemblant des dizaines de milliers de personnes dans les grandes villes israéliennes. Paradoxalement, Sharon bénéficiait toujours du soutien des deux principaux dirigeants de l'opposition travailliste, Yitzhak Rabin et Shimon Peres, qui furent d'ailleurs vivement critiqués pour cette position par l'Internationale Socialiste.

À l'inverse, la popularité de Yasser Arafat ne cessait de croître. Les sept semaines de siège de Beyrouth firent davantage pour la cause palestinienne dans l'opinion mondiale que trente-cinq années de lutte armée. Le leader de l'OLP bénéficia notamment du soutien actif du gouvernement français, qui voyait dans cette crise l'occasion de réaffirmer son influence au Liban et de se positionner comme le défenseur des aspirations palestiniennes.

Exaspéré par le refus persistant des phalangistes de participer aux combats, Sharon lança à partir du 1er août une série de raids aériens et navals particulièrement meurtriers contre les positions palestiniennes et syriennes à Beyrouth-Ouest. Cette nouvelle offensive atteignit son paroxysme le 12 août, journée surnommée le "Jeudi Noir", au cours de laquelle la ville fut bombardée sans interruption pendant quinze heures. Le président Reagan dut intervenir personnellement, téléphonant à Begin pour le menacer des pires sanctions s'il n'ordonnait pas l'arrêt immédiat des bombardements.

Vivement critiqué par ses collègues du gouvernement, qui n'appréciaient guère d'être tenus dans l'ignorance des opérations militaires, Sharon eut à peine le temps d'exposer son point de vue avant d'être désavoué par Begin, puis partiellement dessaisi de ses prérogatives. La réalité était que le Premier ministre lui-même semblait dépassé par les événements, incapable de maintenir le contrôle sur son belliqueux ministre de la Défense.

La fin du siège de Beyrouth fut finalement négociée, et l'évacuation des combattants palestiniens et syriens commença le 21 août 1982. Au total, 14 398 hommes quittèrent la ville, transportés par bateau vers l'Égypte, l'Algérie, la Tunisie, le Yémen et le Soudan, tandis que d'autres rejoignaient la Syrie par voie terrestre. L'opération se déroula sous l'égide d'une force multinationale composée de 2 000 soldats américains, français et italiens.

Le 30 août, Yasser Arafat fut l'un des derniers à quitter la capitale libanaise. Après une brève visite au cimetière des martyrs palestiniens, entouré de ses fidèles compagnons d'armes, il embarqua à bord du ferry "Atlantide" qui, flanqué de deux navires américains et français ainsi que de trois bâtiments battant pavillon grec et palestinien, accosta quarante heures plus tard en Grèce. De là, le leader de l'OLP partit pour Tunis, où l'organisation avait désormais établi son quartier général.

Éloigné de la population des camps de réfugiés et des combattants de base, Arafat allait progressivement infléchir l'orientation de l'OLP en renonçant plus ou moins ouvertement à l'option militaire. Cette évolution stratégique devait l'éloigner d'une partie de ses fidèles qui, à l'instigation de Damas, créèrent des factions dissidentes hostiles à toute négociation avec Israël.

Sous la protection de l'armée israélienne, Béchir Gemayel fut élu président de la République libanaise par l'Assemblée nationale le 23 août. Considérant sa mission accomplie, la force multinationale quitta le Liban plus tôt que prévu, dès le 10 septembre. Du côté israélien, on pouvait légitimement espérer que le rêve d'une alliance entre Juifs et chrétiens au Levant était sur le point de se concrétiser. Mais l'inquiétude grandissait face au désir manifeste du nouveau président élu de normaliser ses relations avec la Syrie.

Gemayel avait fait preuve de peu d'enthousiasme pour combattre aux côtés de Tsahal et semblait de moins en moins enclin à tenir sa promesse de signer un traité de paix avec Israël. Il laissait désormais entendre qu'un simple accord de non-agression était le maximum qu'il pourrait offrir. Le 1er septembre, Begin organisa une réception en son honneur à Nahariya, ville israélienne proche de la frontière libanaise. L'absence notable du Premier ministre au début de la cérémonie intrigua les observateurs : il venait de recevoir dans ses appartements l'ambassadeur américain, qui lui avait remis personnellement une nouvelle initiative de paix signée par le président Reagan.

Ce plan, qui reconnaissait le rôle central de la Jordanie et de l'Arabie Saoudite dans le processus de paix, préconisait la création dans les territoires occupés d'une "entité palestinienne" détachée d'Israël mais politiquement liée à la Jordanie. Begin, furieux, estimait avoir été trahi par les Américains qui semblaient ainsi valider la théorie jordano-palestinienne qu'il avait toujours combattue. Lors de sa rencontre avec Gemayel, le président libanais lui promit qu'il serait "le second chef d'État arabe après Sadate" à visiter la Knesset. Begin coupa abruptement la parole à son jeune hôte et lui asséna une longue série de reproches qui blessèrent profondément le chef maronite. Sharon parvint tant bien que mal à détendre l'atmosphère, et les deux parties convinrent de se revoir le 22 septembre.

Cette rencontre n'eut jamais lieu. Le 14 septembre, une bombe télécommandée pulvérisa le local des Phalanges où Béchir Gemayel avait pris la parole. Commandité par les services secrets syriens, l'attentat fut exécuté par un jeune chrétien membre du Parti Social Nationaliste Syrien, organisation rivale des Phalanges. Cette mort brutale porta un coup terrible aux plans de Begin et Sharon. Furieux et avides de vengeance, les phalangistes décidèrent de "régler leurs comptes" dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila, où se trouvaient, selon les services de renseignement israéliens, quelques combattants palestiniens ayant échappé à l'évacuation.

Avec l'autorisation tacite des forces israéliennes qui contrôlaient les accès aux camps, des centaines de miliciens phalangistes pénétrèrent dans Sabra et Chatila dans la nuit du 16 au 17 septembre. Pendant près de quarante heures, ils se livrèrent à un massacre systématique de la population civile. Les viols et les tortures accompagnèrent cette tuerie qui choqua profondément l'opinion israélienne lorsque les détails en furent connus. La réaction internationale fut immédiate et d'une virulence sans précédent : la France rappela son ambassadeur à Tel-Aviv, le Conseil de sécurité de l'ONU se réunit en urgence à New York et somma Israël de fournir des explications. L'État hébreu tenta maladroitement de rejeter l'entière responsabilité sur les phalangistes, mais personne ne fut dupe de cette défense. Sous la pression de Washington et de Paris, le gouvernement libanais accepta le retour d'une force multinationale renforcée, portée à 4 000 hommes.

Acculé, Begin se défendit piètrement en établissant un parallèle douteux entre l'indifférence de la communauté internationale face à la Shoah et les critiques adressées à Israël après les massacres de Sabra et Chatila. Le 25 septembre, la plus grande manifestation pacifiste de l'histoire d'Israël rassembla 400 000 personnes à Tel-Aviv, soit près de 10% de la population du pays, à l'appel du mouvement "La Paix Maintenant". Les manifestants exigeaient la constitution d'une commission d'enquête sur les événements et la démission de Sharon.

Il ne se passait plus un jour sans que Begin et Sharon ne soient confrontés à des manifestants en colère. Finalement, le Premier ministre céda à la volonté populaire et fit voter la création d'une commission d'enquête présidée par le président de la Cour suprême, le juge Yitzhak Kahan. La "Commission Kahan" rendit ses conclusions le 8 février 1983, disculpant l'armée israélienne de toute responsabilité directe dans les massacres mais blâmant sévèrement Begin, Shamir et surtout Sharon pour leur négligence coupable.

Le gouvernement fut convoqué le 10 février pour discuter de ces conclusions. L'atmosphère était d'autant plus tendue que les partisans et les adversaires de Sharon s'affrontaient violemment devant le siège du gouvernement. Les premiers, majoritairement séfarades, réclamaient son maintien au cabinet, tandis que les seconds, essentiellement des pacifistes ashkénazes, exigeaient son départ immédiat. Une grenade lancée par un militant d'extrême droite dans la foule des manifestants antiguerre fit un mort et plusieurs blessés. Le pays semblait au bord de la guerre civile. Abandonné par Begin, Sharon dut finalement démissionner de son poste de ministre de la Défense, tout en restant au gouvernement comme ministre sans portefeuille.

La guerre du Liban s'était soldée par un fiasco monumental, tant sur le plan militaire que politique. Israël n'avait en définitive rien obtenu de tangible, car Amin Gemayel, frère de Béchir devenu président à son tour, se montrait encore plus réticent que son prédécesseur à conclure un accord avec l'État hébreu. Begin, profondément affecté par l'échec de son entreprise libanaise et par le fait que l'OLP, loin d'être anéantie, jouissait désormais d'un prestige international sans précédent, refusa même de se rendre aux États-Unis pour rencontrer le président Reagan.

Le 28 août 1983, Begin annonça sa démission à son cabinet. Avant de quitter la scène politique, il avait accepté à contrecœur l'évacuation des forces israéliennes de Beyrouth. Le vide ainsi créé fut rapidement comblé par les Syriens et leurs alliés "progressistes", ainsi que par des milices musulmanes radicales comme le Jihad islamique et le Hezbollah chiite, soutenues par l'Iran révolutionnaire.

Le 4 novembre 1983, le Hezbollah signa sa première action d'envergure contre Israël avec un attentat au camion piégé qui détruisit le quartier général de Tsahal à Tyr, faisant 60 morts dont plusieurs officiers supérieurs. Cette milice fondamentaliste, téléguidée par Téhéran, disposait déjà d'un puissant réseau de militants infiltrés à l'intérieur même des lignes israéliennes. Les années Begin s'achevaient ainsi dans le sang et le chaos, préfigurant les défis sécuritaires que l'État hébreu allait devoir affronter dans les décennies suivantes.

L'ère Begin avait pourtant débuté sous des auspices prometteurs avec les accords de Camp David et la paix avec l'Égypte, première reconnaissance formelle d'Israël par un grand État arabe. Mais la vision maximaliste du Premier ministre concernant les territoires bibliques de Judée et de Samarie, combinée à l'aventurisme militaire de Sharon au Liban, avaient précipité le pays dans une impasse stratégique dont il aurait du mal à sortir. Si Begin avait réussi à briser le monopole travailliste sur le pouvoir et à intégrer les communautés séfarades dans le jeu politique, son héritage en matière de politique étrangère et de sécurité demeurait profondément contesté.

La guerre du Liban marqua une césure profonde dans l'histoire d'Israël : pour la première fois, une guerre menée par l'État juif apparaissait comme une guerre de choix et non de nécessité, une "guerre de luxe" selon l'expression du journaliste Zeev Schiff. Pour la première fois également, l'opinion publique israélienne se divisait profondément sur la légitimité et la conduite des opérations militaires, tandis que des soldats commençaient à questionner ouvertement les ordres reçus. Cette évolution signalait la fin de l'unanimisme qui avait longtemps caractérisé la société israélienne face aux menaces extérieures, et annonçait l'émergence d'un débat plus critique sur l'usage de la force militaire et l'occupation des territoires conquis en 1967.

Dans les années qui suivirent, Begin, retiré de la vie publique et plongé dans une profonde dépression après le décès de son épouse Aliza, assista impuissant à la dégradation de l'image internationale d'Israël et à la montée en puissance des mouvements islamistes radicaux comme le Hamas et le Hezbollah, paradoxalement renforcés par la politique intransigeante qu'il avait menée. L'intifada, révolte populaire palestinienne qui éclata en décembre 1987, constituerait l'ultime réfutation de sa conviction que les Palestiniens finiraient par accepter passivement la domination israélienne sur leurs terres.

Replié dans son modeste appartement de Jérusalem, l'ancien Premier ministre refusait désormais toute visite et ne faisait plus aucune apparition publique. Il mourut le 9 mars 1992, quelques mois avant la victoire électorale de Yitzhak Rabin qui allait inaugurer le processus d'Oslo, tentative sans précédent de résolution négociée du conflit israélo-palestinien. La disparition de Begin symbolisait la fin d'une époque, celle des fondateurs d'Israël marqués par l'expérience traumatisante de la Shoah et animés par une vision irrédentiste de la patrie juive. Les défis auxquels serait confrontée la génération suivante – comment concilier sécurité et démocratie, identité juive et droits des minorités, souveraineté nationale et impératifs moraux – exigeraient des réponses nouvelles, au-delà des paradigmes qui avaient guidé l'action de figures comme Begin.

La transformation du paysage politique israélien amorcée sous Begin se poursuivit après son départ. L'équilibre traditionnel entre la gauche travailliste et la droite du Likoud fut progressivement bouleversé par l'émergence de partis sectoriels représentant des intérêts spécifiques : partis ultra-orthodoxes, formations des immigrants russes, mouvements des colons, partis arabes israéliens. Cette fragmentation rendrait de plus en plus difficile la formation de coalitions stables, reflet d'une société israélienne de plus en plus diverse et divisée sur les grandes questions existentielles : rapport à l'occupation, place de la religion dans l'État, relations avec la diaspora juive, intégration dans le Moyen-Orient.

Le paradoxe de l'héritage de Begin réside dans cette tension irrésolue entre son plus grand accomplissement – la paix avec l'Égypte – et son échec le plus cuisant – l'enlisement au Liban et le renforcement du mouvement nationaliste palestinien. Homme de convictions profondes, capable de gestes audacieux comme de postures inflexibles, il illustrait les contradictions d'Israël lui-même, tiraillé entre son aspiration à la normalisation et son exceptionnalisme revendiqué, entre son désir de paix et son attachement à des territoires disputés, entre ses idéaux démocratiques et les réalités de l'occupation militaire.

L'impact du mandat de Begin se mesure également à l'accent mis sur l'identité juive de l'État, par opposition à une conception plus civique et universaliste portée par certains fondateurs travaillistes. Cette redéfinition identitaire, accentuée par l'influence croissante des partis religieux dans les coalitions gouvernementales, alimenterait les débats sur la nature même de l'État d'Israël : État-nation du peuple juif ou démocratie libérale garantissant l'égalité de tous ses citoyens quelle que soit leur appartenance confessionnelle ou ethnique.

Sur le plan économique, les réformes libérales initiées sous Begin, malgré leurs résultats mitigés à court terme, préfiguraient la transformation profonde que connaîtrait l'économie israélienne dans les décennies suivantes, évoluant d'un modèle socialiste centralisé vers une économie de marché dynamique et innovante, particulièrement dans les secteurs de la haute technologie. Cette mutation économique s'accompagnerait cependant d'un creusement des inégalités sociales, fragilisant le consensus national que Begin avait cherché à renforcer en intégrant les communautés séfarades traditionnellement défavorisées.

Si Begin, lui-même rescapé de la Shoah, entretenait un lien viscéral avec le judaïsme mondial, sa vision ethno-nationale et sa politique d'expansion territoriale suscitèrent des tensions croissantes avec les communautés juives libérales de la diaspora, particulièrement aux États-Unis. Ces dernières, attachées aux valeurs démocratiques et universalistes, s'inquiétaient de plus en plus de l'évolution d'Israël sous l'influence des courants religieux et nationalistes. Le fossé se creusait entre une diaspora majoritairement progressiste et un Israël perçu comme de plus en plus conservateur, préfigurant les débats qui agiteraient les relations israélo-diasporiques dans les décennies suivantes.

L'empreinte de Begin sur le paysage politique et culturel israélien fut durable et profonde. Son style rhétorique passionné, émaillé de références bibliques et historiques, sa posture de défenseur intransigeant des droits du peuple juif, et son refus catégorique de toute concession territoriale en Judée-Samarie inspirerait les générations suivantes de dirigeants nationalistes. Sa capacité à mobiliser les émotions collectives et à donner une expression politique aux ressentiments des communautés marginalisées, notamment séfarades, transformerait durablement la culture politique israélienne, introduisant une dimension plus conflictuelle et moins consensuelle dans le débat public.

L'émergence du Goush Emounim comme force politique et sociale majeure durant le mandat de Begin illustrait parfaitement cette évolution. Ce mouvement, qui combinait messianisme religieux et nationalisme territorial, parvint à établir un réseau d'implantations à travers la Cisjordanie, créant des "faits accomplis" sur le terrain qui rendraient de plus en plus difficile toute solution territoriale au conflit israélo-palestinien. La légitimation idéologique de la colonisation par une lecture fondamentaliste des textes bibliques représentait une rupture significative avec le sionisme travailliste des origines, pourtant lui aussi attaché à la terre historique d'Israël mais davantage dans une perspective séculière et pragmatique.

Cette transformation idéologique s'accompagna d'une évolution démographique majeure : l'arrivée massive, à partir des années 1970, de Juifs orientaux (mizrahim) fuyant les persécutions dans les pays arabes. Ces nouveaux immigrants, souvent issus de milieux traditionnels et peu familiers avec les valeurs laïques du sionisme originel, furent particulièrement réceptifs au discours identitaire et religieux de la droite nationaliste. Leur installation dans des "villes de développement" en périphérie des grands centres urbains ou dans les nouveaux quartiers de Jérusalem-Est annexée créa un lien sociologique entre leur statut socio-économique défavorisé et leur soutien aux positions territoriales maximalistes. Le Likoud de Begin sut habilement capitaliser sur cette dynamique, transformant ces communautés en base électorale fidèle.

Parallèlement, le visage même des implantations dans les territoires occupés se diversifiait. Aux côtés des colonies idéologiques du Goush Emounim, souvent perchées sur les hauteurs et composées majoritairement de religieux-nationalistes ashkénazes issus des classes moyennes éduquées, surgissaient des "colonies-dortoirs" à proximité immédiate de la Ligne verte, attirant des Israéliens de classe moyenne-inférieure motivés davantage par les avantages économiques que par les convictions idéologiques. Cette diversification sociologique du mouvement des colons renforçait son poids politique tout en compliquant les perspectives de désengagement territorial.

La géographie humaine d'Israël elle-même se reconfigurait sous l'effet de ces dynamiques de peuplement. La démographie galopante des communautés ultra-orthodoxes, l'installation massive de colons en Cisjordanie, la concentration des populations arabes israéliennes dans des régions spécifiques comme la Galilée ou le Néguev, et l'émergence de nouveaux quartiers séfarades dans les grandes villes dessinaient une carte socio-spatiale de plus en plus segmentée. Cette fragmentation territoriale reflétait et renforçait les clivages identitaires, religieux et politiques qui traversaient la société israélienne.

L'une des conséquences les plus visibles de ces mutations fut l'évolution du système éducatif. Sous Begin, l'existence de filières scolaires séparées – enseignement public laïque, religieux-sioniste, ultra-orthodoxe et arabe – se consolida, chacune véhiculant sa propre vision de l'histoire, de la citoyenneté et de l'identité nationale. Cette segmentation éducative, initialement conçue pour respecter les particularismes culturels et religieux, aboutit paradoxalement à la formation de "tribus" distinctes partageant de moins en moins de références communes, fragilisant ainsi le socle civique de la nation.

Dans le domaine culturel, l'ère Begin vit également émerger de nouvelles expressions artistiques reflétant la diversité croissante de la société israélienne. La littérature, longtemps dominée par les voix ashkénazes héritières du sionisme travailliste, s'enrichit d'œuvres évoquant l'expérience des Juifs orientaux, leurs traditions, leur déracinement et leurs difficultés d'intégration. Des écrivains comme Albert Swissa, Sami Michael ou Shimon Ballas introduisirent dans la culture israélienne des perspectives et des sensibilités jusqu'alors marginalisées, contribuant à une redéfinition plus inclusive de l'identité nationale.

Le cinéma israélien connut une évolution similaire, s'éloignant des représentations héroïques et consensuelles des débuts pour explorer les zones d'ombre et les contradictions de la société. Des films comme "Hamsin" de Daniel Wachsmann ou "Au-delà des murs" d'Uri Barbash abordaient frontalement les tensions intercommunautaires et les dilemmes moraux liés à l'occupation, tandis que des œuvres comme "Casablan" reflétaient l'affirmation culturelle des communautés séfarades. Cette diversification des voix artistiques, si elle témoignait d'une société plus plurielle et plus ouverte à l'auto-critique, révélait aussi les fractures croissantes d'une nation en quête d'une définition renouvelée de son identité collective.


LE TEMPS DES DOUTES ET DES REMISES EN QUESTION.

De Madrid à Oslo : l'improbable paix avec les Palestiniens.

Le 1er septembre 1983, le Comité central du Likoud fit un choix qui surprit nombre d'observateurs en désignant une personnalité relativement effacée pour succéder à Menahem Begin à la tête du gouvernement d'Israël. Itzhak Shamir, taciturne et dépourvu du charisme flamboyant de son prédécesseur, partageait néanmoins avec lui des racines idéologiques profondes. Né en Pologne et disciple fervent de Vladimir Jabotinsky comme Begin, il avait émigré en Palestine en 1935, rejoignant d'abord brièvement l'Irgoun avant de s'engager en 1940 dans la faction dissidente et plus radicale du Lehi (Combattants pour la liberté d'Israël). Après l'assassinat d'Abraham Stern par les Britanniques en février 1942, il devint l'un des principaux dirigeants de ce groupe paramilitaire clandestin, assumant la responsabilité de nombreuses opérations antibritanniques, notamment l'assassinat de Lord Moyne au Caire le 6 novembre 1944 et, plus tard, celui du médiateur des Nations Unies, le comte Folke Bernadotte. Après la création de l'État d'Israël, Shamir avait poursuivi sa carrière dans l'ombre, intégrant les services secrets du Mossad en 1955, avant de rejoindre finalement le Likoud en 1970. Devenu président de la Knesset en 1977, il s'était distingué par son opposition farouche et publique aux accords de Camp David, qu'il considérait comme une trahison des idéaux du Grand Israël. Ce fut donc à un âge relativement avancé, à 68 ans, qu'il fut désigné sans grand enthousiasme par son parti pour remplacer Begin, après avoir succédé en 1980 à Moshe Dayan comme ministre des Affaires étrangères.

"Faucon d'entre les faucons, un terroriste fanatique", comme l'écrivait sans détour le Times de Londres, personne n'attendait de Shamir qu'il s'écartât des grandes options idéologiques de son prédécesseur. Peu imaginaient également qu'il conserverait ses fonctions durant neuf années, devenant ainsi l'un des Premiers ministres les plus durables de l'histoire d'Israël. On espérait simplement qu'il achèverait rapidement le retrait complet de l'armée du bourbier libanais, qu'il rétablirait au plus vite les liens de confiance et d'amitié avec les États-Unis, sérieusement malmenés sous Begin et Sharon, et enfin qu'il sortirait le pays de la pire crise économique de son histoire. Mesurant l'immensité de la tâche qui l'attendait, Shamir invita le parti travailliste à rejoindre un gouvernement d'union nationale, mais Shimon Peres, chef de l'opposition, refusa catégoriquement cette proposition.

La situation au Liban empirait de jour en jour, et la panique s'était entre-temps emparée de l'opinion publique après la fermeture en novembre de la Bourse de Tel-Aviv. De nouvelles élections générales furent donc organisées le 23 juillet 1984. Les deux frères ennemis du Parti travailliste, Shimon Peres et Itzhak Rabin, s'étaient rapidement mis d'accord sur un partage des responsabilités futures, allouant à l'un la présidence du Conseil et à l'autre la Défense. Les sondages prédisaient une victoire écrasante de la gauche après les années troublées de la guerre du Liban. Au soir du scrutin, les héritiers de Ben Gourion et de Golda Meir eurent effectivement le dessus, mais quelle ne fut pas leur déception en constatant qu'ils n'avaient obtenu que trois sièges de plus que leurs adversaires du Likoud.

Cette situation paradoxale reflétait l'échec de la stratégie timorée et peu combative choisie par les travaillistes qui, pour ne pas effaroucher les électeurs modérés, avaient soigneusement évité de s'attarder sur les conséquences dramatiques de la guerre du Liban. Au lieu de présenter au public un plan de paix courageux tranchant nettement avec la politique expansionniste du parti au pouvoir, ils s'étaient bornés à proférer de vagues généralités sur la nécessité d'un compromis territorial. Cependant, cette élection constituait néanmoins un événement remarquable : c'était la première et unique fois de sa vie que Shimon Peres remportait des élections législatives.

Chargé par le président Herzog de former un nouveau gouvernement, Peres comprit rapidement que, même avec le soutien des députés arabes, il ne disposerait que de 60 voix au maximum à l'Assemblée, socle insuffisant pour gouverner efficacement. De son côté, le Likoud pouvait compter sans trop de difficulté sur l'appui de toutes les formations religieuses et d'extrême droite, incluant entre autres le parti séfarade Shas. Cette répartition du corps électoral reflétait largement la division profonde de la société israélienne entre deux blocs quasiment de même poids : d'un côté, un bloc à forte prédominance ashkénaze et d'orientation laïque, relativement aisé; de l'autre, un bloc à forte coloration séfarade et religieuse, appartenant aux couches défavorisées de la population, habitant la périphérie et les "villes en développement", et vouant une admiration sans borne aux figures charismatiques de Begin et Sharon.

Dans ce contexte de quasi-égalité des forces, un gouvernement d'union nationale entre le Parti travailliste et le Likoud semblait inévitable. Après deux semaines de discussions laborieuses, un gouvernement d'union nationale "de rotation" fut mis en place, dans lequel Peres et Shamir échangeraient au bout de deux ans leurs fonctions respectives de Premier ministre et de ministre des Affaires étrangères.

Le nouveau Premier ministre, Shimon Peres, avait alors 61 ans et avait considérablement évolué depuis 1977, tant par son apparence physique que dans ses opinions politiques. Ses nombreuses lectures, ses contacts avec des écrivains et des artistes israéliens et étrangers, ses échanges avec des dirigeants socialistes européens comme Willy Brandt, François Mitterrand et Felipe Gonzalez, l'avaient profondément transformé, le conduisant à abandonner ses postures de faucon pour adopter des positions conciliantes à l'égard du monde arabe et des Palestiniens. Considérant que l'État d'Israël, de par sa puissance militaire, n'était plus en danger de mort immédiate, il estimait que la paix avec les Arabes, et en premier lieu avec la Jordanie, constituait la seule chance pour l'État hébreu de pérenniser son existence et d'assurer le bien-être de ses citoyens.

Cette conversion pacifiste ne fut cependant pas bien comprise par l'opinion publique, particulièrement parmi les Israéliens d'origine nord-africaine qui l'avaient beaucoup admiré dans un passé encore récent pour son militarisme déclaré et son attachement à la France. Il eut d'ailleurs fort à faire pour effacer la mauvaise image que venait de lui coller son grand rival de toujours, Itzhak Rabin, qui avait maintes fois dénigré ses qualités de leader.

Le jour de son investiture, Peres effectua symboliquement sa première visite à l'ancien bureau de David Ben Gourion, son mentor, à Tel-Aviv. Il s'était donné neuf mois pour sortir l'armée israélienne du guêpier libanais, mission qu'il aborda méthodiquement. Dès janvier 1985, il fut en mesure de soumettre à l'approbation du gouvernement un plan préconisant un retrait en deux étapes du Liban. Shamir s'y opposa fermement, mais tous les ministres du parti de droite n'étaient pas sur la même longueur d'onde, certains reconnaissant l'impasse militaire dans laquelle Israël s'était engagé. En tout état de cause, en juin 1985, Israël évacua l'ensemble du territoire libanais à l'exception d'une mince "zone de sécurité" de 869 km² le long de la frontière, laissée sous le contrôle de l'Armée du Sud-Liban, milice chrétienne alliée d'Israël.

Le Premier ministre s'attela ensuite à trouver une solution rapide à la crise économique dans laquelle le pays était plongé depuis quatre ans. Il élabora un plan de stabilisation d'une extrême audace, qui avait pour objectif de réduire l'inflation de 20 à 30% par an et de revenir au plus vite à l'équilibre budgétaire. Ce plan faisait entrer Israël de plain-pied dans le système capitaliste : l'État s'interdisait désormais de recourir à la dévaluation et aux emprunts auprès de la banque centrale pour couvrir son déficit; les employés acceptèrent une réduction de 15% de leur salaire; et les entreprises s'engagèrent à un gel pendant trois mois de leurs prix. De son côté, le gouvernement américain accorda à Israël une aide de 1,5 milliard de dollars pour améliorer sa balance des paiements et renflouer ses réserves en devises étrangères.

Les résultats ne se firent pas attendre : l'inflation tomba à 20%, le budget d'État fut équilibré, et la dette publique passa de 260% à 147% du PIB au bout de trois ans. Comme toute médaille, celle-ci avait son revers : l'augmentation du chômage et une récession qui conduisirent notamment la Histadrout, la puissante centrale syndicale, à privatiser une partie de ses entreprises. Affaiblie, la centrale syndicale n'était plus à même de freiner l'inégalité croissante des salaires entre employés ni de résorber le chômage. Le secteur privé finissait par prendre le dessus sur le secteur public en matière d'emploi et de contrats de travail, marquant une rupture profonde avec le modèle socialiste des fondateurs de l'État.

Fort de ces succès économiques, le Premier ministre crut que le moment était venu de relancer le processus de paix, en commençant par régler un contentieux avec l'Égypte concernant Taba, petite enclave disputée près de la frontière égyptienne. Passant outre l'opposition de Shamir, l'affaire fut soumise à un comité d'arbitrage international qui statua en faveur du retour à l'Égypte de ce village de villégiature, dernier vestige de la présence israélienne dans le Sinaï depuis 1967.

Le Premier ministre entama ensuite à Londres des négociations très avancées avec le roi Hussein de Jordanie sur l'avenir des territoires occupés. Excluant la création d'un État palestinien sous la houlette de Yasser Arafat, il estimait que le règlement de la question palestinienne devait s'inscrire dans un cadre tripartite associant Israéliens, Jordaniens et Palestiniens, ces derniers devant choisir entre la nationalité jordanienne et la nationalité israélienne. Le roi de Jordanie trouva l'initiative intéressante mais n'était disposé à négocier un traité de paix que dans le cadre d'une conférence internationale, position qu'Israël refusait catégoriquement sous la pression de son aile droite.

À l'approche de la date prévue pour la rotation du pouvoir, le Premier ministre fut tenté de ne pas respecter l'accord conclu avec son rival et de provoquer, comme l'y poussaient ses conseillers, des élections anticipées. Il finit néanmoins par céder la présidence du conseil à Itzhak Shamir, dont il devint le ministre des Affaires étrangères. Il aurait ainsi commis, selon son biographe, la plus grosse erreur de sa carrière politique, parce qu'il tenait à montrer à ses détracteurs qu'il était un homme de parole et non un tricheur, qualificatif dont l'avait souvent affublé son rival.

Son départ de la présidence du conseil le 20 octobre 1986 n'avait en rien diminué sa détermination à poursuivre ses négociations secrètes avec le roi Hussein. Il n'avait jamais perdu espoir de récupérer la Cisjordanie et, en tant que ministre des Affaires étrangères, établit même des premiers contacts avec l'OLP par l'intermédiaire d'Ezer Weizman. Le fossé entre les deux têtes de l'exécutif se creusait un peu plus chaque jour. Il devint infranchissable après la divulgation de l'accord secret mis au point le 11 avril 1987 à Londres entre Hussein et Peres concernant la tenue d'une conférence internationale sous l'égide des Nations Unies.

Prenant comme prétexte le refus de Peres de lui communiquer une copie de l'accord avec Hussein, Shamir sabota l'affaire. Le 23 avril, il dépêcha à Washington une délégation pour faire savoir aux Américains qu'il était formellement opposé à ce projet. Le projet d'une conférence internationale tomba ainsi à l'eau. Vivement critiqué au sein même de son propre parti, l'ancien Premier ministre travailliste menaça de démissionner mais resta finalement à son poste. Déçu par la tournure que prenaient les événements, le roi Hussein abandonna cette fois définitivement la Cisjordanie à son sort et se désintéressa complètement de la question palestinienne. Le 31 juillet 1988, il annonça officiellement la rupture des liens légaux et administratifs entre les deux rives du Jourdain, laissant Shimon Peres sans autre interlocuteur que l'OLP, dont le leader Yasser Arafat refusait toujours de renoncer à la lutte armée comme l'y invitaient les États-Unis et l'ensemble des pays occidentaux.

La tension entre Israéliens et Palestiniens, exacerbée depuis la guerre du Liban, n'avait jamais été aussi vive que durant les deux années qui précédèrent l'éclatement, au début de l'hiver 1987, du soulèvement populaire palestinien appelé l'Intifada. De graves incidents émaillaient les relations israélo-palestiniennes depuis trois ans. En mai 1985, Rabin avait approuvé l'échange de 1100 prisonniers palestiniens contre trois soldats israéliens retenus au Liban par l'organisation extrémiste de Ahmed Jibril, transaction qui avait été très mal perçue par l'opinion publique israélienne. Le 1er octobre 1985, un raid aérien de l'armée israélienne contre le quartier général de l'OLP à Tunis fit 73 morts. Six jours après, quatre membres d'un commando du Front de libération de la Palestine de tendance pro-iranienne arraisonnèrent au large d'Alexandrie le paquebot de touristes italien Achille Lauro. Avec l'intervention du président Hosni Moubarak et de Yasser Arafat, les otages furent libérés, à l'exception d'un passager juif, Léon Klinghoffer, invalide américain, qui fut tué dans sa chaise roulante et dont le corps fut jeté à la mer.

Ces événements rendaient de plus en plus inaudibles les discours de paix de Peres, qui parcourait inlassablement le monde pour faire avancer coûte que coûte son projet d'une conférence de paix internationale. Shamir paraissait mieux apprécié du public israélien, lequel semblait avoir oublié entre-temps l'excellent bilan économique et politique des travaillistes. C'est dans ce contexte incertain que les Israéliens furent appelés aux urnes le 1er novembre 1988. Les travaillistes, que les sondages donnaient vainqueurs, jouèrent de malchance une fois de plus. Les deux partis au pouvoir avaient laissé des plumes et avaient perdu un certain nombre de sièges. Néanmoins, grâce à l'appoint des religieux qui avaient nettement augmenté leur score, Shamir était assuré de pouvoir former le gouvernement suivant. Oubliant momentanément ses déboires avec Peres, il l'invita à constituer un nouveau gouvernement d'union nationale, mais cette fois sans rotation du pouvoir. Benjamin Netanyahou, ambassadeur d'Israël à l'ONU, fut promu vice-ministre des Affaires étrangères, marquant ainsi l'entrée dans l'arène politique israélienne d'une figure qui allait jouer un rôle majeur dans les décennies suivantes.

Visiblement à l'étroit dans ses nouvelles fonctions de ministre des Finances, Peres, qui supportait mal les bonnes relations entre Shamir et Rabin, attendait la première occasion pour renverser le gouvernement. Les conditions s'y prêtaient de mieux en mieux grâce à l'accession au pouvoir du président George Bush en 1988. Résolu à relancer le processus de paix et rompant avec les discours unifiants et amicaux de Reagan, le nouveau chef de la diplomatie américaine mit le Premier ministre israélien au pied du mur et, lors de la visite de celui-ci à Washington, demanda à Shamir de répondre à une seule question : Israël était-il prêt ou non à ouvrir des négociations avec les Palestiniens de Cisjordanie, y compris les habitants de Jérusalem-Est?

Pendant ce temps, Shimon Peres avait concocté, de concert avec deux jeunes élus travaillistes, Haim Ramon et Yossi Beilin, une manœuvre destinée à faire tomber le gouvernement avec l'aide des députés ultra-orthodoxes. Il leur avait promis monts et merveilles en échange de leur soutien, notamment des budgets accrus pour leurs établissements scolaires et une exemption massive du service militaire pour les étudiants des yeshivot, ainsi que d'autres promesses alléchantes telles que la modification de la loi du retour et l'adoption d'une loi du "Qui est juif?" conforme à leurs exigences religieuses strictes.

La première étape de l'opération réussit parfaitement, et le 15 mars 1990, le gouvernement Shamir tomba comme prévu. Peres s'activa ensuite sans tarder à obtenir le soutien des trois partis ultra-orthodoxes de l'époque : Agoudat Israël, Shas et Degel Ha-Torah. Le plus réservé était le chef de la mouvance hassidique des Loubavitch, qui accepta à grand-peine d'échanger quelques mots avec l'émissaire spécial du leader travailliste. Peres finit par comprendre que l'appui des ultra-orthodoxes était loin d'être acquis, mais cela ne l'empêcha pas de convoquer pour le 11 avril une séance spéciale du Parlement pour la présentation de son nouveau gouvernement. La veille du vote d'investiture, il espérait encore convaincre deux ou trois députés religieux de lui apporter leur soutien. Pendant que les premiers députés prenaient la parole, le dirigeant travailliste fut informé que les deux derniers élus du Shas lui faisaient faux bond. Cette manœuvre politique, baptisée plus tard "le sale tour" (Ha-trik Ha-malukhlakh), allait hanter longtemps la vie politique israélienne et contribuer à éroder davantage la confiance entre les deux grands blocs.

Shamir put ainsi constituer le 11 juin 1990 un gouvernement exclusivement de droite, appelé à rester en fonction deux années jusqu'en juin 1992. Ces années allaient être cruciales dans l'histoire du monde, du Proche-Orient et d'Israël, marquées par la chute du régime soviétique, la guerre du Golfe et le début de l'immigration massive des Juifs d'URSS en Israël. Une seconde immigration massive allait survenir à la même période : celle des Juifs d'Éthiopie, acheminés en mai 1991 dans le cadre de l'opération Salomon, qui vit l'évacuation en trente-six heures de plus de 14 000 Juifs éthiopiens menacés par la guerre civile qui ravageait leur pays.

Jamais le nombre de colons juifs dans les territoires occupés ne fut aussi important que depuis l'arrivée du Likoud au pouvoir, passant de 5 000 en 1977 à 67 000 en 1987, puis à plus du double, 150 000 personnes en 1995. Cela ne représentait pourtant que 12% de la population arabe en Cisjordanie et 1,5% dans la bande de Gaza. Néanmoins, la dispersion géographique des colonies était telle qu'elle rendait déjà malaisée la fondation d'un État palestinien au contour géographique homogène, objectif que poursuivait délibérément la politique d'implantation.

Au lendemain des accords de Camp David, avec l'évacuation du nord du Sinaï, un réseau clandestin du Goush Emounim (Bloc de la foi) constitué essentiellement d'activistes férus de cabale et d'armes à feu s'était formé dans les territoires. Il voulait changer le cours de l'histoire d'Israël, sinon du monde entier, en faisant exploser la mosquée du Dôme du Rocher à Jérusalem. L'idée en était venue à un obscur conseiller juridique du ministère de l'Industrie et du Commerce, Shabbetai Ben Dov, qui préconisait la réalisation immédiate du rêve messianique d'un royaume d'Israël sur la totalité de la Terre sainte en utilisant les seules prescriptions légales de la Torah, sans passer par l'action politique traditionnelle.

Ancien militant du groupe Stern et admirateur du rabbin Kook, polyglotte parlant une douzaine de langues, il estimait que la guerre de juin 1967 avait préparé la voie au rétablissement d'un royaume d'Israël ainsi qu'à la reconstruction du Troisième Temple. La destruction des sites sacrés de l'Islam, pensait-il, embraserait l'humanité toute entière et provoquerait une guerre à l'échelle planétaire, au terme de laquelle le Messie ferait son apparition. Israël deviendrait alors une théocratie militante et combattante, destinée à guider l'humanité vers sa rédemption finale.

Parmi les conspirateurs se trouvait un français, Dan Beeri, né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans le nord de la France, dans une famille d'enseignants d'origine catholique passée au protestantisme. Après avoir terminé son lycée à Arles, il fut admis en classes préparatoires à Montpellier, étant alors doublement attaché au marxisme et au christianisme. En 1964, il arriva en khâgne au lycée Louis-le-Grand à Paris, où il fit la connaissance de plusieurs futurs dirigeants maoïstes de Mai 68, mais, pris d'une profonde crise spirituelle, il abandonna ses études en milieu d'année. Il effectua ses premiers voyages en Israël, et de retour en France, il voulut devenir israélien d'identité mais chrétien de religion, s'inscrivant en philosophie grecque à la Sorbonne. Très actif dans les manifestations pro-israéliennes de mai 1967, il retourna en Israël après la guerre des Six Jours et fut admis dans les départements bibliques et de langues à l'Université hébraïque de Jérusalem. En 1969, il se convertit au judaïsme et se maria au lendemain de la guerre du Kippour, s'installant dans la colonie de Keshet.

Se substituant aux autorités de l'État qu'ils estimaient trop faibles pour défendre les colons, les membres de l'organisation clandestine passèrent à l'acte en mai 1980, en représailles à un attentat perpétré par le Fatah à Hébron. Ils piégèrent les voitures de cinq maires palestiniens, blessant grièvement deux d'entre eux. Les conjurés s'apprêtaient à faire exploser à Jérusalem cinq autobus arabes bondés quand l'opération fut éventée à la dernière minute par la police. Le démantèlement de cette "Organisation terroriste juive" (Ha-Machteret Ha-Yehudit) plaça dans une situation très embarrassante le Bloc de la foi. Pointé du doigt par la République, le mouvement disparut en tant que tel de la scène politique pour s'incarner dans diverses associations de défense des colons comme Yesha, et se dissoudre dans les groupes politiques d'extrême droite existants.

Depuis 1967, beaucoup de Palestiniens étaient employés dans les implantations des territoires occupés et travaillaient parfois même en Israël. Environ 40% de la main-d'œuvre des territoires était mobilisée hors du secteur agricole traditionnel, provoquant une baisse drastique du nombre d'ouvriers agricoles, d'employés du bâtiment et d'agents du tertiaire disponibles localement. L'économie palestinienne subissait de plein fouet les soubresauts de l'économie israélienne, et au lendemain de la mise en application du plan de stabilisation conçu par le gouvernement travailliste, elle entra dans une phase aiguë de récession. Cela venait aggraver la réduction partielle des subventions jordaniennes, décidée par Hussein pour punir l'OLP de son intransigeance, ainsi que la baisse des envois de devises en provenance des pétromonarchies du Golfe, conséquence de la crise du pétrole consécutive à la guerre entre l'Iran et l'Irak.

Le nombre de travailleurs palestiniens dans les pays du Golfe diminua lui aussi de plus de deux tiers, passant de 18 000 au début des années 1970 à 5 000 au milieu des années 1980. En 1985, seuls 20% des diplômés des sept universités de Cisjordanie et de Gaza trouvaient du travail à la fin de leurs études. Des milliers de chômeurs arabes s'agglutinaient au bord des routes, attendant qu'un employeur israélien vienne leur proposer du travail et un salaire généralement très inférieur à celui payé aux employés juifs. N'ayant pas le droit de passer la nuit en territoire israélien, beaucoup d'entre eux étaient contraints de s'entasser dès la tombée du jour dans des caves et des écuries, souvent fermées du dehors pour éviter les contrôles.

À la veille de l'Intifada, 87% des Palestiniens arrêtés pour atteinte à l'ordre public étaient âgés de moins de 30 ans. Cette "génération de l'occupation", née peu avant ou après 1967, se caractérisait par un niveau d'éducation sans précédent : les trois quarts avaient achevé des études secondaires ou universitaires. Ils pouvaient s'exprimer en hébreu, langue qu'ils avaient apprise au contact des Israéliens, mais beaucoup vivaient toujours dans des camps de réfugiés où leurs parents leur avaient transmis la mémoire des lieux dont ils avaient été chassés, entretenant ainsi la flamme du retour.

Pendant la seconde moitié des années 1980, la tension alla crescendo dans les territoires. La décision provocatrice d'Ariel Sharon de venir s'installer dans une maison située en plein cœur du quartier musulman de la vieille ville de Jérusalem fut considérée comme une provocation délibérée. Peu de temps auparavant, les autorités avaient nationalisé la Compagnie d'électricité de Jérusalem-Est, dont le fonctionnement laissait à désirer. C'était néanmoins la plus grosse entreprise industrielle des territoires occupés, et cette mesure fut interprétée par les Palestiniens comme une action destinée à les déposséder de leurs avoirs. Cette décision s'accompagnait en outre de l'interdiction faite aux Palestiniens de creuser des puits sans autorisation spéciale, mesure perçue comme une tentative de contrôler les ressources hydriques vitales.

Le mépris affiché par le roi Hussein à l'égard de Yasser Arafat lors du sommet arabe d'Amman du 8 novembre 1987 n'avait pas aidé à apaiser les tensions. Le roi jordanien avait refusé d'accueillir Arafat à l'aéroport, et surtout, il ne fut question lors de ce sommet que de la guerre entre l'Irak et l'Iran, et pas de la question palestinienne. Les Palestiniens avaient de bonnes raisons de craindre que les Jordaniens s'apprêtaient à revenir en Cisjordanie en connivence avec les Israéliens.

Paupérisée et désespérée, la jeunesse qui croupissait dans les camps de réfugiés monta spontanément au créneau le 8 décembre 1987 pour secouer le joug de l'occupation israélienne. La cause immédiate fut un accident de la circulation provoqué par un camion israélien qui heurta deux taxis transportant des ouvriers palestiniens : quatre passagers furent tués sur le coup, les autres grièvement blessés. La nouvelle se répandit dans tout Gaza et, le soir même, au retour des funérailles des victimes de l'accident, une foule de jeunes déshérités et enragés manifesta violemment dans le camp de Jabaliya, le plus grand et le plus misérable de la bande de Gaza. La contestation gagna ensuite rapidement l'ensemble des camps puis, l'après-midi, c'est toute la bande de Gaza qui entra en ébullition. Quelques jours après, la révolte s'étendit au reste des territoires occupés, à Jérusalem-Est et, dans une moindre mesure, même aux Arabes israéliens. Écoliers, étudiants, adultes des deux sexes et de toutes les classes sociales participèrent à ce mouvement spontané. Le port du keffieh devint de rigueur, en rouge pour l'extrême gauche, en vert pour les islamistes, et en noir pour les nationalistes. À Gaza, l'agitation s'étendit contre les propriétaires terriens et les riches, accusés de collaborer avec l'occupant. Les autorités israéliennes mirent plusieurs jours avant de se rendre compte de la gravité de la situation. Le ministre de la Défense Itzhak Rabin accusa initialement la Syrie et Damas d'être à l'origine des troubles de Gaza, tentant ainsi de minimiser le caractère spontané et populaire du soulèvement. Le Premier ministre Shamir, quant à lui, accabla l'OLP, qui était en fait complètement étrangère au déclenchement de ce qui allait bientôt être connu sous le nom d'"Intifada" (le "soulèvement").

Yasser Arafat lui-même avait mis plusieurs jours avant de comprendre qu'il ne s'agissait pas d'une énième flambée de violence éphémère, mais bien d'un soulèvement d'un type particulier, un soulèvement non armé qui ne cadrait pas avec sa propre vision révolutionnaire traditionnelle. Arafat chargea néanmoins son adjoint Khalil al-Wazir, alias Abou Jihad, de "prendre le train en marche". Mieux renseigné que son chef, celui-ci se borna dans un premier temps à envoyer aux manifestants des slogans favorables au mouvement nationaliste et des portraits du "frère commandant" Arafat, tentant ainsi de s'approprier une dynamique qui lui échappait largement.

Il faut dire que le vide laissé par le mouvement nationaliste depuis ses échecs au Liban était en passe d'être comblé par de nouvelles formations d'obédience intégriste pour la plupart, et par de nouvelles têtes, souvent d'anciens détenus libérés, des personnages charismatiques n'hésitant pas à recourir à la violence. De plus, les dirigeants de l'OLP n'avaient pas suffisamment pris en compte le fait que, quelques semaines auparavant, le Djihad islamique avait fait sortir à deux reprises dans la rue à Gaza une foule considérable de manifestants : d'abord pour protester contre la mort de quatre militants du Djihad tombés dans une embuscade après leur évasion de prison, puis pour dénoncer la déportation de l'un de leurs chefs spirituels.

Partie intégrante de la mouvance islamiste qui déferlait sur le monde arabe depuis les années 1970, le Djihad islamique ne considérait pas la libération de la Palestine et la lutte armée contre Israël comme une fin en soi, mais seulement comme un passage obligé vers la restauration d'un régime islamique en Palestine et le rétablissement du califat sur l'ensemble du monde musulman. À la veille des révoltes, l'organisation ne comptait pas plus de 300 militants, constitués en cellules de cinq à dix membres qui, au lieu de passer leur temps à endoctriner leurs voisins, creusaient des bunkers, amassaient des armes et se préparaient à un affrontement général avec Israël. Ils avaient pris les signes extérieurs de leur engagement religieux, portant la barbe longue et revêtant des djellabas traditionnelles.

Un autre mouvement islamiste, celui des Frères musulmans, bien plus puissant que le Djihad islamique et originaire d'Égypte, était resté lui totalement inactif au cours des premiers jours de l'Intifada. Cette neutralité bienveillante n'était pas pour déplaire aux dirigeants israéliens qui, depuis des années, avaient discrètement encouragé l'émergence de ce mouvement religieux pour contrebalancer l'influence de l'OLP laïque. Mais le calcul s'avéra bientôt désastreux : un nombre grandissant de jeunes Palestiniens se détournèrent du mouvement de Yasser Arafat pour adhérer aux Frères musulmans et à leur institution centrale dans la bande de Gaza appelée le Rassemblement islamique (al-Mujamma' al-Islami), qui donna naissance en 1988 au mouvement Hamas.

Fondé en 1973 et autorisé par Israël cinq ans plus tard, le Mujamma était dirigé d'une main de maître par le cheikh Ahmed Yassine, un instituteur charismatique presque entièrement paralysé, qui en avait fait la pièce maîtresse d'un puissant réseau caritatif, éducatif et religieux couvrant de ses œuvres l'ensemble de la zone de Gaza. Bénéficiant du soutien financier de l'Arabie Saoudite et des émirats du Golfe, et s'abstenant d'attaquer de front Israël, le principal souci du mouvement était, d'une part, l'islamisation "par le bas" de la société palestinienne en y multipliant les écoles coraniques et les institutions religieuses, et d'autre part, la prise de contrôle de la plupart des organisations associatives qui réglaient la vie sociale et professionnelle de la zone.

La "lutte contre l'immoralité" prônée par le mouvement impliquait l'obligation de porter le voile pour les femmes, l'abandon des mœurs occidentales, la suppression de la prostitution, la prohibition de l'alcool et des drogues, l'interdiction de la diffusion de publications pornographiques, et la fermeture des salles de cinéma et des cafés. C'était là le principal objectif de l'organisation, qui dépensait par ailleurs beaucoup d'énergie et d'argent dans l'ouverture de nouvelles mosquées, dont le nombre tripla de 1967 à 1989. Libres de toute ingérence extérieure, les prières collectives constituaient des sites de propagande idéaux, ainsi que des sanctuaires commodes pour toutes sortes d'activités religieuses. On y collectait notamment des fonds au nom de la charité, qui servaient à financer les œuvres sociales du mouvement mais aussi, de plus en plus, ses activités militantes.

Au début des années 1980, l'organisation islamiste connut une progression spectaculaire, aussi bien à Gaza que dans l'ensemble des territoires occupés. Plusieurs facteurs expliquent cette montée en puissance : d'abord la révolution islamique en Iran et l'assassinat du président égyptien Anouar el-Sadate par des islamistes, puis la détérioration de la situation économique en Israël et ses conséquences sur les territoires. Conscient de sa force d'attraction, le mouvement voulait écarter les nationalistes et leurs alliés des principaux leviers de commande de la société civile palestinienne. Dès lors, ses membres commencèrent à briguer des fonctions électives dans les syndicats et les groupements professionnels. En 1983, des partisans du cheikh Yassine n'hésitèrent pas à affronter à main nue leurs adversaires gauchistes du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP). Le chef du mouvement venait juste d'inscrire à son actif l'un de ses plus beaux succès : la prise de contrôle de l'Université islamique de Gaza et la mise au pas de son personnel enseignant et de ses étudiants.

Ces efforts furent en revanche bien moins récompensés en Cisjordanie, où les Frères musulmans locaux étaient solidement encadrés par de riches notables conservateurs très attachés à la monarchie jordanienne. Le mouvement y fit tout de même une percée remarquable dans les élections étudiantes des années 1980. Ses représentants eurent néanmoins beaucoup de mal à expliquer leur politique de temporisation vis-à-vis d'Israël et leur refus déclaré de prendre les armes contre l'État hébreu. Cette position de principe finit par aliéner au mouvement une partie de ses sympathisants les plus radicaux, qui rejoignirent les rangs du Djihad islamique, plus enclin à l'action directe.

Le 13 mars 1988, le Hamas publia son premier appel contre Israël, donnant à la lutte contre l'État hébreu une vision radicalement différente de celle de l'OLP, car elle se centrait désormais sur la question religieuse. Le conflit israélo-arabe prenait dans cette optique une dimension complètement islamisée et s'inscrivait dans la vision effroyable des Juifs et du judaïsme élaborée depuis la fin des années 1960 par les islamistes égyptiens. La charte du Hamas citait abondamment les "Protocoles des Sages de Sion", pamphlet antisémite notoire, comme "preuve irréfutable" de ses accusations contre Israël et les Juifs. Selon ce document fondateur, ces derniers aspireraient à étendre leur domination "du Nil à l'Euphrate", voire plus loin encore, et seraient à l'origine de tous les grands bouleversements mondiaux depuis la Révolution française jusqu'à l'époque contemporaine.

Le Hamas attribuait ensuite au "sionisme" tous les malheurs qui avaient frappé les pays de l'Islam au cours du XXe siècle : l'impérialisme, le colonialisme, les deux guerres mondiales, l'abolition du Califat ottoman, la déclaration Balfour, la création de la Société des Nations puis celle des Nations Unies. Dans cette vision manichéenne, le conflit israélo-arabe n'était plus un conflit de nature politique mais mystique, opposant le bien et le mal. La guerre israélo-arabe n'était donc pas une simple guerre de libération ou un conflit à propos de frontières entre deux peuples, mais bel et bien la réédition de la lutte menée en son temps par le Prophète contre les juifs de Médine. À la limite, la guerre ne se faisait pas contre l'État d'Israël, mais contre les Juifs en tant que tels.

Dès lors, parallèlement à l'usage intensif d'images péjoratives concernant les Juifs, le Hamas rappelait fréquemment le sort des tribus juives évoqué dans le Coran. Le caractère religieux de la guerre contre les Juifs était d'autant plus naturel qu'en même temps que la récupération de la Palestine, le Hamas projetait d'y instaurer un État islamique dans lequel "chacun et chaque chose retourneraient à leur condition naturelle : l'été reviendrait à son propriétaire légitime, l'oppression serait bannie, les vaincus..." C'est la place particulière de la Palestine dans l'Islam qui conférait au combat pour sa récupération un caractère de guerre sainte (jihad).

La Palestine, sans forcément de fondement religieux préalable, devenait ainsi par mimétisme une terre sainte comparable à celle qu'elle avait toujours été pour les Juifs. Si Jérusalem, ville choisie avant La Mecque par le Prophète pour la direction de la prière, était considérée comme ville sainte en vertu également de la présence sur son sol du troisième lieu saint de l'Islam, la mosquée al-Aqsa, ainsi que du lieu de l'ascension du Prophète lors de son voyage nocturne miraculeux entre La Mecque et Jérusalem rapporté par le Coran, le reste de la Palestine acquérait une dimension sacrée inédite dans l'histoire musulmane.

Autrement dit, la présence d'un État juif sur le sol palestinien constituait un sacrilège, et la signature d'un accord de paix avec lui relevait d'un acte impie. Le Hamas marquait sur ce point sa différence avec l'OLP, qui n'avait pas exclu l'ouverture de négociations avec Israël. Le cheikh Yassine reprochait également à Yasser Arafat le caractère laïque de son mouvement, né comme toutes les organisations nationalistes contemporaines dans le nationalisme arabe sécularisé du XXe siècle.

La libération de la Palestine ne passait donc pas, selon le Hamas, par la négociation avec Israël, et encore moins par l'intervention des Nations Unies, mais par le jihad, élevé au rang d'obligation religieuse individuelle (fard 'ayn) incombant à chaque musulman dans le monde d'y prendre part, bien que son objectif ultime ne fût pas la restauration du Califat universel mais la libération d'un seul pays, la Palestine. C'est ce que l'on pourrait appeler un "déviationnisme" par rapport à la doctrine jihadiste classique, qui place généralement la restauration du Califat au-dessus des considérations territoriales particulières.

Le combat contre Israël revêtait ainsi un double objectif : politique, en visant à faire cesser les injustices consécutives à l'occupation, et religieux, en mettant fin au scandale théologique que constituait l'humiliation des musulmans par les "incroyants". Ce serait en Palestine, affirmait le Hamas, que s'était nouée depuis Bonaparte la confrontation entre l'Orient et l'Occident, dont les Juifs n'étaient que le fer de lance. Le déclin de l'Islam et l'existence d'Israël contrevenaient à l'ordre divin. La Palestine était aussi le coin du monde où l'Islam allait recouvrer sa gloire et sa vigueur religieuse, car Dieu, écrivait l'un des chefs du mouvement, avait rassemblé les Juifs en Palestine non point pour qu'ils y disposent d'un foyer ou d'une terre, mais pour que celle-ci devienne leur cimetière, afin de délivrer l'humanité de leur "fléau".

Pendant ce temps, l'Intifada ne faiblissait pas, bien au contraire. Surprise par l'ampleur des émeutes, ni l'armée ni la police israéliennes n'étaient outillées pour affronter des manifestants très déterminés comprenant des milliers de femmes et d'enfants, qui n'avaient pour toutes armes que des pierres, des bombes incendiaires rudimentaires et parfois des couteaux. Sous la vigilance des organisations pacifistes israéliennes comme "La Paix Maintenant" et de l'association des droits civiques B'Tselem, et face aux protestations et aux critiques de nombreux intellectuels juifs et dirigeants communautaires de la diaspora, les forces de l'ordre n'eurent d'autre choix que de modérer l'ardeur répressive de leurs hommes. Cette prise de conscience et ces remords n'empêchèrent pas l'usage excessif de matraques et d'armes à feu tirant à balles réelles, ainsi que l'instauration de couvre-feux prolongés dans les territoires.

Dans une tentative de décapiter la direction présumée du soulèvement, une unité spéciale de l'armée israélienne élimina à Tunis le plus proche adjoint d'Arafat, Abou Jihad, tenu pour le coordinateur des opérations alors que ce n'était pas le cas. Ce raid spectaculaire porta un coup sérieux à l'OLP mais ne changea pas le cours des événements. Il eut même pour conséquence immédiate d'attiser le feu de la révolte, qui n'était pas davantage maîtrisable, notamment à la suite de l'entrée en scène des colons des territoires occupés. Ces derniers recoururent aux mêmes méthodes que les Palestiniens, et leurs actes ne furent condamnés par le gouvernement que du bout des lèvres.

L'Intifada provoqua un sérieux glissement à droite de l'opinion israélienne et la montée en puissance de petits partis d'extrême droite extrémistes comme Kach et Kahane Hai. À côté d'eux, Shamir et le Likoud faisaient figure de grands modérés. Autre souci majeur pour le gouvernement : la perspective de plus en plus concrète de voir les Arabes israéliens "contaminés" par l'Intifada. Des drapeaux palestiniens étaient hissés dans plusieurs villages de Galilée, et les services de sécurité craignaient une participation des Arabes israéliens à la gigantesque opération de communication préparée par l'OLP : l'envoi depuis la Grèce vers le littoral israélien d'un "bateau du retour" où prendraient place des Palestiniens expulsés de leurs villages, aux côtés de journalistes de la presse du monde entier et d'un certain nombre de députés arabes israéliens. Quelques jours plus tard, une explosion mystérieuse endommagea sérieusement le "bateau du retour", qui ne put appareiller.

L'Intifada força le parti au pouvoir à admettre que les habitants des territoires occupés n'accepteraient jamais comme définitive l'occupation israélienne, et que la question palestinienne était bien le nœud du conflit avec les Arabes. Dès l'été 1987, un représentant officieux du gouvernement avait organisé des discussions secrètes avec des responsables palestiniens, préparant ainsi le terrain pour de futurs pourparlers plus officiels. C'est à ce moment-là d'ailleurs, le 31 juillet 1988, que le roi Hussein avait décidé de rompre les liens administratifs et légaux avec la Cisjordanie, ouvrant ainsi une brèche dans laquelle Yasser Arafat s'engouffra avec opportunisme.

Au lendemain des élections israéliennes du 31 octobre 1988, le chef de l'OLP réunit le 12 novembre à Alger le Conseil National Palestinien, qui proclama solennellement la naissance de l'État indépendant de Palestine sur la base des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies. Sur les conseils avisés du président français François Mitterrand, Yasser Arafat annonça le 2 mai 1989 que la charte palestinienne préconisant la destruction d'Israël était désormais caduque. Son attitude fut jugée suffisamment positive par le Département d'État américain pour que les États-Unis acceptent, le 15 décembre 1988, d'engager un dialogue officiel avec l'OLP, marquant ainsi une rupture majeure dans la politique américaine au Proche-Orient.

Le gouvernement israélien s'en inquiéta vivement, tout comme le Hamas, le Djihad islamique et même le FPLP. Soucieux et ne voulant pas prêter le flanc à l'accusation de diviser la communauté musulmane (fitna), les formations islamistes prirent grand soin de ne pas donner une tournure trop violente à leur différend avec les nationalistes, tout en multipliant les enlèvements, les meurtres de soldats et les liquidations de civils palestiniens accusés de collaboration avec Israël. En 1989, l'Union soviétique battait en retraite en Afghanistan, à la suite d'un jihad en règle financé par l'Arabie Saoudite et armé par les États-Unis. Des milliers de moudjahidines musulmans étaient venus du monde entier participer à cette guerre sainte contre l'athéisme soviétique. Une agitation islamiste sans précédent secouait le monde musulman, de l'Algérie aux Philippines, en passant par l'Égypte et le Liban. La défaite de l'Armée rouge avait fait pousser des cris de joie aux organisations islamistes palestiniennes, dont l'influence s'exerçait même jusqu'au sein du parti communiste local.

Devant l'aggravation subite des émeutes, les autorités israéliennes procédèrent le 18 mai 1989 à l'arrestation du cheikh Ahmed Yassine. La direction du Hamas se replia dans la capitale jordanienne, pendant que le premier ministre israélien, pressé par le président Bush, acceptait d'organiser des élections générales dans les territoires et d'ouvrir des négociations avec les États arabes en vue de l'élaboration d'un statut définitif des territoires occupés dans un délai de dix ans. Le Premier ministre refusa cependant toute négociation directe avec l'OLP, qu'il continuait à considérer comme une organisation terroriste.

Un événement inattendu mit à mal le dialogue à peine amorcé entre Américains et Palestiniens : Yasser Arafat apporta son soutien inconditionnel à Saddam Hussein après l'invasion du Koweït en août 1990. En outre, au second jour de l'opération "Tempête du désert" contre l'Irak, le 18 janvier 1991, le dictateur de Bagdad lança ses missiles Scud sur Israël, soulevant des clameurs de joie dans les territoires occupés. Saddam Hussein espérait par cette action une riposte israélienne, voire l'entrée de l'État hébreu dans la guerre. Cela aurait pu gêner considérablement les alliés arabes des États-Unis, qui s'efforçaient d'éloigner le plus possible Israël de la coalition anti-irakienne. L'attitude du Premier ministre Shamir, qui ne riposta pas aux tirs de missiles, fut saluée à l'étranger comme un exemple de retenue et de sagesse politique.

George Bush, qui craignait que la présence américaine en Irak soit mal perçue dans le monde arabe, mit les bouchées doubles pour relancer le processus de paix au Proche-Orient en organisant la tenue d'une conférence internationale à Madrid avec la participation des Israéliens et des Palestiniens. Le Premier ministre Shamir accepta de céder aux pressions de Washington et consentit à négocier avec les Palestiniens. S'apprêtant à accueillir des centaines de milliers d'immigrants originaires d'Union soviétique qu'il fallait loger de toute urgence, il avait un besoin impérieux de l'aide financière des États-Unis. Bush accepta néanmoins que la délégation palestinienne à la conférence de Madrid ne soit composée que de Palestiniens des territoires et qu'elle fût intégrée à la délégation jordanienne, excluant ainsi toute représentation directe de l'OLP.

La conférence de Madrid se réunit le 30 octobre 1991. Comme convenu, les Américains n'y avaient pas invité l'OLP, mais trois éminentes personnalités palestiniennes de Jérusalem-Est y participèrent. Personne n'était dupe : formellement membres de la délégation jordanienne, ces représentants recevaient leurs directives non pas de la capitale jordanienne mais bien de Tunis, siège de l'OLP. La conférence ne déboucha sur aucun résultat tangible. Elle eut cependant pour mérite de créer plusieurs commissions multilatérales et bilatérales (israélo-palestiniennes, israélo-jordaniennes, israélo-syriennes, israélo-libanaises) qui allaient continuer à se réunir à Washington et à Moscou, préparant ainsi le terrain aux futures négociations de paix entre Israël et l'OLP qui devaient aboutir en 1993 aux accords d'Oslo.

La guerre couvait dans les territoires entre partisans et adversaires de la conférence de Madrid. Encouragées ouvertement par Téhéran, les factions opposées aux négociations de paix, comme le Djihad islamique et le Hamas, n'hésitaient plus désormais à faire usage de leurs armes contre les militants nationalistes. Ceux-ci voyaient l'influence des islamistes grandir inexorablement dans les syndicats professionnels et dans les associations d'étudiants. Le Hamas avait d'autant plus de raisons de se réjouir que, depuis la guerre du Golfe, l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis avaient cessé pratiquement toute assistance financière à l'OLP, en représailles au soutien d'Arafat à Saddam Hussein.

Le 19 février 1992, Peres et Rabin se livrèrent à leur énième duel pour la direction du Parti travailliste. Cette fois, Shimon Peres dut céder la place à son rival qui, le 23 juin 1992, remporta les élections législatives et forma un nouveau gouvernement de gauche constitué des députés du Parti travailliste et du Meretz (bloc de gauche laïque), avec la participation du parti séfarade Shas et le soutien des députés arabes. Rabin accepta de laisser à son rival le ministère des Affaires étrangères, mais en lui retirant le dossier essentiel des relations avec les États-Unis ainsi que toute implication dans les négociations bilatérales avec la Syrie, la Jordanie, le Liban et les Palestiniens. Peres se vit confier uniquement la responsabilité d'intervenir dans les pourparlers multilatéraux de Washington consécutifs à la conférence de Madrid. L'ancien ambassadeur en Israël aux États-Unis ne pouvait deviner que, grâce à sa petite équipe de collaborateurs qui lui était dévouée corps et âme, Shimon Peres allait faire de cette structure subalterne un levier très commode pour engager des négociations secrètes avec l'OLP, contournant ainsi les canaux officiels contrôlés par le Premier ministre.

Rabin ne cachait pas son mépris pour les colons qu'il traitait de "cancer dans le corps de la nation" et entendait faire avancer la paix avec les Palestiniens. Cela ne l'empêcha pas de sévir durement contre les derniers foyers encore actifs de l'Intifada et de procéder à de vastes coups de filet dans les rangs du Hamas et du Djihad islamique. Ces mesures n'étaient pas pour déplaire à Yasser Arafat, déstabilisé par la montée en puissance de l'islam radical dans les territoires. Les rabbins des implantations étaient remontés contre le nouveau gouvernement, qu'ils accusaient d'être "soumis aux Arabes", au point que certains d'entre eux allèrent jusqu'à ne plus prononcer le samedi et les jours de fête les prières d'usage pour le salut de l'État et de ses dirigeants, marquant ainsi une rupture symbolique profonde.

Le Premier ministre, grand vainqueur de la guerre des Six Jours devenu partisan du compromis territorial, était d'autant plus détesté des colons que, pour bénéficier de l'aide financière américaine, il avait inscrit le gel de la colonisation dans son programme de gouvernement. C'était toutefois une décision en trompe-l'œil car, outre le fait qu'elle ne s'appliquait pas à Jérusalem-Est et à la vallée du Jourdain, elle laissait aux colons la possibilité d'élargir à tout moment leurs agglomérations pour "résoudre leurs problèmes de surpopulation", perpétuant ainsi l'expansion des implantations sous couvert d'accroissement naturel.

La crainte des représailles violentes des colons fut sans doute l'une des causes qui firent hésiter le Premier ministre à engager des pourparlers directs avec l'OLP. Il tenta d'abord d'établir un accord avec le régime de Damas sur l'avenir du Golan, mais la reprise par le Hezbollah, allié de la Syrie, de ses attaques meurtrières contre les agglomérations du nord d'Israël durant l'été 1993 compliqua considérablement les négociations. La flexibilité limitée du président Assad fit que le Premier ministre changea son fusil d'épaule et se tourna vers les Palestiniens et les négociations multilatérales de Washington, qui piétinaient elles aussi.

L'idée d'une filière de contournement des négociations officielles de Washington fut lancée dans certains milieux académiques et diplomatiques. Les discussions s'enlisèrent en janvier 1993, et le Premier ministre, au départ méfiant envers cette initiative parallèle menée par Peres, finit par s'y rallier devant l'absence d'alternatives crédibles. Plusieurs gestes symboliques marquèrent l'évolution des positions : l'apparition de Yasser Arafat à la télévision publique israélienne, l'abrogation par la Knesset de la loi interdisant tout contact entre Israéliens et membres de l'OLP, la rencontre secrète du 23 juin à Tunis entre Shimon Peres et Yasser Arafat, et enfin l'annonce, le 28 août 1993, de la mise au point par les négociateurs d'Oslo d'une "Déclaration de principes" sur des arrangements intérimaires d'autonomie.

C'était le premier accord conclu directement entre Israéliens et Palestiniens, sans passer par les États arabes ou les grandes puissances. La reconnaissance mutuelle entre Israël et la centrale palestinienne n'avait jamais eu lieu jusqu'alors. Il n'était encore question ni d'indépendance ni de souveraineté palestiniennes, ni même d'évacuation des colonies, mais c'était la première fois de leur histoire que les Palestiniens allaient prendre leur destin en main : à Jéricho d'abord et à Gaza, puis, après une période transitoire de cinq ans, dans le reste des territoires occupés. Les deux parties s'engageaient par ailleurs à discuter ultérieurement de toutes les questions d'intérêt commun, y compris l'avenir de Jérusalem et le sort des réfugiés.

Sans doute le Premier ministre Rabin et Yasser Arafat avaient-ils pris des risques énormes en donnant leur aval à des pourparlers commencés comme de simples discussions entre universitaires, à l'insu des canaux diplomatiques officiels. Yasser Arafat fut violemment pris à parti par la Syrie et l'Iran et, à leur suite, par les islamistes du Hamas, du Djihad islamique et du Hezbollah. Il fut également condamné par le FPLP et même par certains de ses proches collaborateurs qui y voyaient une capitulation.

Le Premier ministre Rabin eut, quant à lui, fort à faire pour convaincre le chef d'état-major des armées, Ehoud Barak, ainsi que pour obtenir l'approbation du Parlement. À l'issue d'un débat particulièrement houleux, les accords d'Oslo furent approuvés à 61 voix pour, contre 50 contre et 9 abstentions. Bénéficiant d'un large soutien populaire, le Premier ministre et son ministre des Affaires étrangères durent affronter les critiques particulièrement virulentes du nouveau chef du Likoud, Benjamin Netanyahou, qui n'hésita pas à comparer Shimon Peres à Neville Chamberlain et sa politique d'apaisement avec Hitler, analogie qui suscita l'indignation de nombreux survivants de la Shoah.

Quinze ans après le traité de paix de Camp David, la Déclaration de principes israélo-palestinienne représentait le second accord de paix signé entre Israël et ses voisins et le premier accord direct entre Israéliens et Palestiniens. Organisée le 13 septembre 1993 à Washington, la cérémonie de signature fut scellée en présence du président Bill Clinton par une poignée de main hésitante entre Yasser Arafat, le Premier ministre Rabin et Shimon Peres, image symbolique qui fit le tour du monde et cristallisa les espoirs de paix de toute une génération.

Un an après, le 10 décembre 1994, les trois hommes recevraient conjointement le prix Nobel de la Paix à Oslo, consécration internationale d'un processus qui suscitait autant d'espoirs que de craintes. L'annonce de la signature des accords provoqua une levée de boucliers générale chez les extrémistes des deux camps. Du côté palestinien, le Hamas célébra à sa manière l'événement en envoyant, le jour même, un kamikaze se faire exploser à l'entrée d'un poste de police du camp de réfugiés de Jabalia dans la bande de Gaza, inaugurant ainsi la sinistre stratégie des attentats-suicides qui allait ensanglanter Israël dans les années suivantes. Craignant de s'attirer les foudres de cette organisation, Yasser Arafat adopta comme politique de ne jamais condamner publiquement ses agissements contre Israël, calculant cyniquement qu'il pourrait ainsi tirer parti de cette violence pour accélérer le retrait israélien de la bande de Gaza.

Ce jeu avec le feu encouragea les extrémistes juifs de Hébron qui, le 25 février 1994, perpétrèrent l'un des crimes les plus odieux de l'histoire récente d'Israël. Un colon d'origine américaine, médecin de profession, fit irruption dans une salle de prière du Caveau des Patriarches à Hébron et vida ses chargeurs sur des centaines de fidèles musulmans en pleine prosternation durant la prière de l'aube du mois de Ramadan. Le bilan fut de trente morts et d'une centaine de blessés. L'auteur de ce massacre, Baruch Goldstein, fut lynché sur place par les survivants.

Loin d'être unanimement condamné par l'ensemble du monde religieux, son acte fit l'objet de louanges dans un livre rédigé par un rabbin très en vue du mouvement des Loubavitch, Itzhak Ginsbourg. L'auteur fut arrêté pour appel au meurtre, mais son ouvrage soutenait que le commandement biblique "Tu ne tueras point" ne s'appliquait pas ordinairement au meurtre des non-juifs, surtout dans les périodes de "guerre sainte". Cette interprétation aberrante, rejetée par l'immense majorité des autorités rabbiniques, témoignait néanmoins de la radicalisation d'une frange extrémiste du judaïsme religieux, notamment parmi les colons.

Le Premier ministre Rabin, alors que beaucoup autour de lui voulaient en finir définitivement avec les colons les plus radicaux, n'imposa pas de mesures trop draconiennes qui risquaient de faire fuir de sa coalition les ministres religieux séfarades, dont le soutien lui était indispensable pour gouverner. Il ordonna en même temps la reprise accélérée des pourparlers du Caire en vue de l'élaboration des modalités d'application de la Déclaration d'Oslo. Le Premier ministre et Yasser Arafat se retrouvèrent côte à côte le 4 mai 1994 dans la capitale égyptienne pour la signature de l'accord du Caire, en présence des représentants des États-Unis, de la Russie et de l'Égypte.

Cet accord fixait au 14 mai la date limite de retrait de l'armée israélienne de Jéricho et de la majeure partie de la bande de Gaza, et stipulait la création d'une Autorité palestinienne sous le contrôle de laquelle passeraient tous les territoires évacués par Israël. Israël s'engageait en outre à libérer dans un délai de cinq semaines 5 000 prisonniers palestiniens, à l'exclusion de ceux appartenant au Hamas et au Djihad islamique, distinction qui témoignait de la volonté israélienne d'affaiblir les mouvements islamistes et de renforcer l'OLP.

Yasser Arafat avait fait preuve d'une certaine ambiguïté dans sa réaction, car il considérait qu'il aurait pu arracher beaucoup plus aux Israéliens. En visite en Afrique du Sud, il parla de "jihad pour la récupération de Jérusalem" et compara l'accord du Caire à un stratagème appliqué par le Prophète en 628 à l'encontre des Qurayshites de La Mecque, référence historique islamique interprétée par beaucoup comme un aveu que ces accords n'étaient pour lui qu'une étape tactique avant la reprise du combat contre Israël. Ces déclarations contradictoires illustraient la position inconfortable du leader palestinien, tiraillé entre les pressions internationales pour faire avancer le processus de paix et la nécessité de ne pas apparaître comme un traître aux yeux de sa propre population.

Néanmoins, le Premier ministre, comme prévu, ordonna l'évacuation des troupes israéliennes et rencontra secrètement à Londres le roi Hussein de Jordanie, auquel il promit de veiller aux intérêts de la monarchie hachémite dans les lieux saints musulmans de Jérusalem. Le 26 octobre 1994, un traité de paix en bonne et due forme fut signé entre Israël et la Jordanie en présence du président Clinton, marquant ainsi la normalisation des relations entre les deux pays après quarante-six ans d'état de guerre officiel.

Le 12 juillet 1994, le leader palestinien était entré en héros à Gaza, devenue capitale de l'autonomie palestinienne. L'une de ses premières visites fut pour la famille du fondateur du Hamas, geste qui avait alors été très mal perçu par l'opinion israélienne. Arafat n'était pas très apprécié d'elle, restant aux yeux de beaucoup d'Israéliens un terroriste impénitent. Il faut dire qu'il avait beaucoup hésité à briser l'infrastructure militaire du Hamas et du Djihad islamique, par crainte de déclencher une guerre civile palestinienne. Ces deux organisations lancèrent de nombreux attentats-suicides et, à chaque fois, le nombre de morts et de blessés se comptait par dizaines.

Pour calmer les esprits, le gouvernement israélien ne pouvait faire autrement que de procéder à des bouclages fréquents de la bande de Gaza et d'interdire l'entrée en Israël à de nombreux travailleurs palestiniens. Le chômage à Gaza atteignit ainsi le taux record de 38% en 1995, et ces chômeurs palestiniens, privés de leur gagne-pain, vinrent grossir les rangs des "déçus d'Oslo". Yasser Arafat n'avait pas vraiment les moyens de répondre aux souhaits et aux attentes de son peuple. Il s'était montré incapable d'obliger les Israéliens à accélérer la libération des prisonniers et à cesser de créer de nouvelles implantations, chaque nouveau chantier de colonisation étant perçu par les Palestiniens comme une preuve que les Israéliens n'avaient nullement l'intention de leur rendre un jour les territoires occupés.

La seule issue à ce tragique cercle vicieux était la poursuite constante des efforts de paix. Le 28 septembre 1995, à Washington, un nouveau texte appelé "Oslo II" fut approuvé par les deux camps. Il préconisait l'élection au suffrage universel d'un président et d'un Conseil législatif palestinien, et étendait le régime d'autonomie à toute la Cisjordanie, à l'exception de Jérusalem-Est, des colonies juives et des zones militaires. Un découpage complexe du territoire en trois zones fut instauré : la zone A (les grandes villes palestiniennes) passait sous contrôle total de l'Autorité palestinienne; la zone B (villages et petites villes) relevait d'une administration civile palestinienne mais restait sous contrôle militaire israélien; la zone C (colonies, routes stratégiques et zones militaires) demeurait entièrement sous autorité israélienne.

L'annonce de la fermeture des camps militaires à l'entrée des grandes villes de la zone dite A suscita un tombereau d'injures à l'encontre du Premier ministre. Y voyant une atteinte à l'intégrité du "Grand Israël" et une étape préparatoire à l'évacuation des implantations, plusieurs figures importantes de l'establishment rabbinique de droite signèrent une pétition appelant les soldats à désobéir aux ordres. Ni les sionistes religieux du Mafdal ni les ultra-orthodoxes d'Agoudat Israël ne condamnèrent cet appel à la sédition. Ils étaient tous d'avis que le gouvernement ne devait pas renoncer à la moindre parcelle de la "Terre d'Israël", considérée comme un interdit absolu de la Torah.

Certains rabbins allèrent même jusqu'à condamner à mort le Premier ministre en tant que "Rodef" (persécuteur) et "Mosser" (délateur), les seuls cas autorisés par la loi juive traditionnelle justifiant la mise à mort d'un Juif par un autre Juif. Partout, Rabin était assailli par des invectives et des injures de la part des manifestants qui guettaient chacun de ses déplacements pour le harceler et l'empêcher de prendre la parole. À un rassemblement de droite, son effigie fut même brandie vêtue de l'uniforme nazi, image sacrilège qui choqua profondément l'opinion publique.

Les accords d'Oslo II furent néanmoins approuvés à une majorité étroite par le Parlement le 5 octobre 1995. Durant le débat, les opposants, comprenant Netanyahou, Sharon et Katsav, criaient à la tribune des slogans tels que "Rabin traître" et "Rabin assassin". Cette atmosphère délétère de haine et de délégitimation conduisit à l'assassinat du Premier ministre par un jeune étudiant religieux radicalisé, Yigal Amir, le 4 novembre 1995, à l'issue d'une manifestation pour la paix sur la place des Rois d'Israël à Tel-Aviv. Lors de son interpellation, l'assassin déclara qu'il regrettait de ne pas avoir pu tuer également Shimon Peres.

L'annonce officielle du décès du Premier ministre sema la consternation dans tout le pays. Shimon Peres prit de nouveau le pouvoir et forma un gouvernement d'urgence. L'atmosphère de deuil et de désarroi qui s'empara du pays contribua à accroître les tensions entre laïques et religieux, entre gauche et droite. Aux yeux de la gauche laïque et pacifiste, Peres représentait le dernier espoir d'un nouvel air de tolérance et d'ouverture. Yasser Arafat avait voulu assister aux funérailles, mais le chef palestinien dut se contenter de venir présenter ses condoléances, sa présence effective étant jugée trop risquée dans un contexte aussi tendu. La veuve du Premier ministre refusa ostensiblement, le jour de l'enterrement, de serrer la main à Benjamin Netanyahou, qu'elle considérait comme moralement responsable de l'assassinat de son mari par ses propos diffamatoires et ses appels à peine voilés à la violence.

Le nouveau Premier ministre, Shimon Peres, souffrait d'une image controversée auprès du public, qu'il voulut effacer au plus vite. Il avait consacré de longues années à commander l'institution militaire et avait même doté Israël de la centrale nucléaire de Dimona. Il ajouta à ses fonctions de Premier ministre celle de ministre de la Défense, comme David Ben Gourion l'avait fait avant lui, ainsi que son prédécesseur assassiné. Bénéficiant d'une cote de popularité bien supérieure à celle du chef du Likoud Benjamin Netanyahou, il repoussa également les conseils de ses amis lui recommandant d'avancer les élections générales prévues pour octobre 1996. Tous les sondages le donnaient pourtant vainqueur car, profondément secoué par l'assassinat du Premier ministre auquel il s'identifiait, Peres pensait que lui-même aurait pu être assassiné en même temps. Il s'obstina à ne pas dissoudre la Knesset, et ce fut une mauvaise décision stratégique.

Le Premier ministre ne semblait pas pressé de faire avancer les négociations de paix et ne donna pas suite à l'accord de Stockholm concocté entre son équipe et Mahmoud Abbas, l'adjoint de Yasser Arafat, qui esquissait les contours d'un règlement définitif du conflit. Cet accord préconisait la création d'un État palestinien démilitarisé qui s'étendrait sur 94% du territoire de la Cisjordanie. Jérusalem continuerait d'être la capitale de l'État hébreu, et les lieux saints musulmans de Jérusalem-Est bénéficieraient d'un statut d'extraterritorialité. Craignant les foudres des religieux, le Premier ministre refusa également, en mars 1996, d'appliquer l'accord sur Hébron signé avec Yasser Arafat du vivant de Rabin, qui consistait à confier à l'Autorité palestinienne l'administration civile de cette ville particulièrement sensible en raison de la présence d'une petite communauté juive au cœur d'une population arabe nombreuse.

Peres se montra très ferme sur les questions militaires, comme s'il voulait faire oublier son passé récent de "colombe de la paix". Il n'hésita pas à donner, en janvier 1996, son accord à l'assassinat, à l'aide d'un téléphone portable piégé, du chef artificier du Hamas, Yahya Ayache, surnommé "l'ingénieur". Cette élimination suivait l'assassinat par le Mossad, en octobre 1995, du chef du Djihad islamique, Fathi Shqaqi, à Malte. Ces opérations n'allaient pas rester sans réponse, et une vague extrêmement meurtrière d'attentats secoua l'ensemble du pays. Après avoir été porté aux nues dans les sondages, la popularité de Peres fut gravement entamée et, pour la première fois depuis 1995, les instituts d'opinion donnèrent comme vainqueur son adversaire, Benjamin Netanyahou.

Yasser Arafat finit par comprendre la gravité de la situation et procéda à l'arrestation de la plupart des dirigeants des mouvements islamistes, en évitant toutefois de s'en prendre au chef militaire du Hamas, Mohammed Deif, par crainte de représailles. Le Premier ministre avait fini par avancer au 29 mai 1996 la date des élections. Il ne désespérait pas de gagner la confiance des religieux et des ultra-orthodoxes, et multiplia les rencontres avec les principaux rabbins du pays. Ceux-ci appréciaient certes ses efforts de rapprochement entre religieux et laïques, mais ils restaient farouchement opposés à la présence dans le gouvernement des ministres du Meretz, Shulamit Aloni et Yossi Sarid, qui avaient déposé des projets de loi visant à légaliser la prostitution et à accorder l'égalité des droits aux couples homosexuels. Le Premier ministre empêcha l'adoption de ces textes par le Parlement, mais il n'obtint pas en retour le soutien des religieux, qui préférèrent soutenir Netanyahou.

Peres dut affronter en outre, le 30 mars 1996, la subite détérioration de la situation sur la frontière libanaise, à la suite de la reprise des bombardements du Hezbollah contre la Galilée. Il ordonna le 11 avril l'opération "Raisins de la colère" contre les villages chiites du sud du Liban, provoquant l'exode de presque 400 000 civils. Le Premier ministre joua de malchance, car pendant que Beyrouth exigeait de Damas de freiner les ardeurs du Hezbollah, le 18 avril, l'artillerie israélienne se trompa de cible et ses obus atteignirent par erreur un camp de réfugiés de l'ONU à Cana, faisant 106 morts, pour la plupart des femmes et des enfants. Cet événement tragique contribua à saper la légitimité de l'opération "Raisins de la colère", qui se termina en queue de poisson.

L'échéance électorale était d'autant plus périlleuse que la réforme du système électoral prévoyait désormais que les Israéliens devaient glisser deux bulletins dans l'urne : l'un pour élire leurs députés, et l'autre pour désigner directement le Premier ministre. Pour la première fois dans l'histoire d'Israël, les électeurs allaient devoir choisir entre deux candidats nommément désignés : Shimon Peres et Benjamin Netanyahou. Celui que l'on surnommait "Bibi", qui avait fait ses études aux États-Unis à Boston et qui pouvait se prévaloir d'un passé militaire glorieux dans les unités d'élite, allait remporter les élections avec 50,5% des voix, soit un écart de moins de 30 000 suffrages. Les électeurs d'origine orientale (séfarades) et les nouveaux immigrants russes avaient voté massivement en faveur du chef de la droite nationaliste, déterminant ainsi l'issue du scrutin. Shimon Peres abandonna alors la direction du parti à Ehoud Barak. Il estimait avec amertume que ce qui avait été en jeu durant la campagne électorale n'avait pas été le processus de paix ou l'avenir des territoires occupés, mais le regard que la société israélienne portait sur elle-même.

Les partis religieux ne recueillirent que 20% des voix, mais beaucoup d'électeurs laïcs qui, dans un passé encore récent, votaient pour la gauche, s'étaient détournés d'elle et de son rêve d'un "nouveau Proche-Orient" en raison du traumatisme des attentats-suicides. Beaucoup avaient été excédés par l'extrémisme des ministres du Meretz et par l'activisme politique du président de la Cour suprême, Aharon Barak, qui avait inspiré l'adoption par l'Assemblée de deux lois fondamentales définissant l'État d'Israël comme "un État juif et démocratique".

Cette formulation signifiait qu'Israël était un État juif non seulement dans le sens politique et national du terme, mais que son identité reposait sur les valeurs universelles juives de justice, d'égalité et de solidarité humaine. Il ne s'agissait donc pas d'un État religieux traditionnel, car celui-ci ne pourrait jamais être pleinement démocratique, mais d'un État dont le visage culturel était clairement déterminé par son héritage juif. C'est précisément ce qui inquiétait le plus les religieux et les traditionalistes qui, depuis la fin des années 1980, avaient le sentiment d'assister à une véritable contre-offensive séculière conduite par la Cour suprême, visant à réduire la place de la religion au sein de la société israélienne.

La Haute Cour avait contraint l'administration rabbinique centrale à admettre, dans le cas des conversions effectuées à l'étranger, une définition libérale de l'identité juive. Elle avait levé les conséquences juridiques de l'interdit religieux des mariages entre femmes divorcées et "Cohen" (membres de la caste sacerdotale). Elle avait réduit la portée des interdictions relatives au Shabbat en permettant depuis des années à la télévision israélienne de diffuser ses programmes le samedi, et en rendant possible, même à Jérusalem, l'ouverture des lieux de commerce et de loisirs durant le jour de repos hebdomadaire. Elle avait également autorisé l'importation et la vente de viande non casher dans les agglomérations qui en exprimaient le souhait et, surtout, avait imposé au ministère de la Défense d'accorder une pension de veuvage au conjoint homosexuel d'un militaire mort en service commandé. La compagnie aérienne nationale El Al avait été contrainte d'accorder un traitement égal au conjoint homosexuel de ses stewards, mesure qui avait provoqué la fureur des milieux religieux.

Par ailleurs, depuis 1989, Israël avait accueilli près d'un million de nouveaux immigrants en provenance de l'ex-URSS, sur une population totale de cinq millions d'habitants. Cette immigration massive, essentiellement composée de Juifs sécularisés ou de conjoints non-juifs bénéficiant de la loi du retour, avait profondément modifié l'équilibre démographique et culturel du pays. En même temps, un discours "post-sioniste" émergeait dans les milieux universitaires et artistiques de gauche, remettant en question les mythes fondateurs de l'État d'Israël et appelant à une redéfinition radicale de l'identité nationale.

C'est dans ce contexte de profonde crise identitaire et de remise en question des valeurs traditionnelles que Benjamin Netanyahou accéda au pouvoir, promettant de restaurer la fierté nationale et de garantir la sécurité d'Israël face aux menaces extérieures et aux déchirements internes. Sa victoire marquait un tournant décisif dans l'histoire politique israélienne et annonçait une période de turbulences dans le processus de paix israélo-palestinien, déjà fragilisé par la violence des extrémistes des deux camps.

Ainsi, à l'aube du cinquantième anniversaire de sa création, l'État d'Israël se trouvait à un carrefour crucial de son existence. Confronté à des défis existentiels tant sur le plan extérieur qu'intérieur, il devait trouver un équilibre délicat entre ses aspirations contradictoires : être à la fois un État juif et démocratique, garantir sa sécurité tout en poursuivant le processus de paix, préserver son identité spécifique tout en s'intégrant dans un Moyen-Orient en pleine mutation. L'assassinat de Rabin avait révélé les fractures profondes qui traversaient la société israélienne, fractures qui n'avaient cessé de s'élargir depuis la guerre des Six Jours et l'occupation des territoires.

Ce petit pays, né dans la douleur à peine un demi-siècle plus tôt, avait accompli des prouesses extraordinaires dans tous les domaines, transformant un désert en terre fertile, bâtissant une économie dynamique et innovante, intégrant des millions d'immigrants venus des quatre coins du monde, et créant une démocratie vibrante au cœur d'une région dominée par les régimes autoritaires. Mais le rêve des fondateurs d'un "État modèle" vivant en paix avec ses voisins semblait encore lointain, entravé par les conflits non résolus avec les Palestiniens et les États arabes, et par les divisions internes entre religieux et laïcs, Ashkénazes et Séfarades, "colombes" et "faucons".

L'avènement de Netanyahou marquait le début d'une nouvelle ère dans la vie politique israélienne, caractérisée par l'émergence d'une nouvelle génération de dirigeants n'ayant pas connu les luttes fondatrices de l'État, et par une remise en question des paradigmes qui avaient guidé la politique israélienne depuis sa création. Le destin d'Israël, intimement lié à celui des Palestiniens et de l'ensemble du Moyen-Orient, dépendrait désormais de la capacité de ses leaders à surmonter les divisions internes et à trouver un terrain d'entente avec leurs voisins, tout en préservant la sécurité et l'identité unique de cet État singulier.


La crise d'identité de l'Etat israélien.

La période qui suit immédiatement la première guerre du Liban marque un tournant significatif dans la perception qu'ont les Israéliens de leur propre histoire nationale. Alors que depuis la guerre de Six Jours la gauche d'Israël avait délibérément détourné son attention des problèmes sociaux internes du pays, voici qu'émergent, particulièrement dans les milieux universitaires et artistiques, de nouveaux intellectuels audacieux qui entreprennent une démarche critique sans précédent. Ces "nouveaux historiens" et sociologues s'attellent à déconstruire méthodiquement les mythes fondateurs du sionisme, ces récits structurants qui avaient façonné la conscience politique des premières générations de l'État hébreu. Qualifiés dédaigneusement de "Tel-Aviviens" par leurs détracteurs religieux et de droite, ils sont accusés de malmener avec délectation, selon ces derniers, les valeurs sacrées d'Israël, offrant une image peu flatteuse de l'État, de l'armée, du judaïsme et même des Juifs en général.

Ce mouvement intellectuel s'exprime non seulement dans la recherche académique mais aussi dans les productions culturelles, comme l'illustre le film provocateur "La Reine de la salle de bain" du dramaturge Hanoch Levine. Au cinéma comme en littérature, une nouvelle représentation de l'Arabe israélien fait son apparition, dépouillée des stéréotypes traditionnels, le montrant désormais comme étonnamment semblable à son voisin israélien. Dans son œuvre marquante, l'écrivain Eshkol Nevo va jusqu'à imaginer la création, loin du Proche-Orient, d'un contre-État sioniste - plus exactement un espace thérapeutique communautaire - destiné à abriter tous les éclopés et tous les mutilés de l'aventure israélienne, métaphore saisissante d'une société profondément traumatisée par ses conflits successifs. L'occupation des territoires en 1967 et le sort réservé aux Palestiniens occupent désormais une place prépondérante dans le cinéma israélien, comme en témoigne l'œuvre engagée d'Amos Gitaï, cinéaste dont les films explorent sans complaisance les zones d'ombre de l'histoire israélienne.

Cette révision critique de l'historiographie nationale a suscité une profonde aversion d'une partie significative de l'opinion publique envers la gauche intellectuelle, et pas uniquement d'ailleurs chez les religieux et les nationalistes du Likoud. Car ce que cette nouvelle historiographie suggère remet fondamentalement en question l'image vertueuse qu'Israël se faisait de lui-même. Non, Israël ne serait plus ce petit pays constamment menacé, qui n'aurait fait que se défendre contre des pays arabes assoiffés de sang juif. Le mouvement sioniste aurait été conçu en Europe par des utopistes en mal de colonisation agricole, à l'exemple des Boers sud-africains ou des pieds-noirs d'Algérie. Les organisations militaires juives comme la Hagana, le Palmach et l'Irgoun auraient eu pour mission de "nettoyer" les régions conquises de leurs habitants palestiniens, portant ainsi une lourde responsabilité dans l'exode massif et l'apparition du problème des réfugiés. Les maisons et les villages arabes, ainsi vidés de leur population, auraient été attribués en priorité aux immigrants juifs originaires des pays arabes.

Ces Juifs originaires du monde arabe n'auraient d'ailleurs pas été épargnés par les discriminations systémiques, réduits qu'ils étaient à servir de main-d'œuvre bon marché pour les capitalistes ashkénazes venus implanter leurs usines dans les villes dites "de développement". Ils seraient venus à l'appel de la centrale syndicale et des partis de gauche au pouvoir qui, à coups de réductions fiscales exorbitantes, avaient cru pouvoir maintenir ces immigrants originaires des pays arabes dans ces villes de développement à la périphérie des grandes cités industrielles. Ces agglomérations d'immigrants auraient ainsi servi d'écran humain face aux bombardements et aux attaques quasi quotidiennes lancées contre Israël, révélant une instrumentalisation cynique des populations les plus vulnérables.

Ce discours post-sioniste a profondément choqué une grande partie de l'opinion israélienne. Cette remise en cause systématique des mythes fondateurs de l'identité nationale fut d'autant moins bien perçue qu'elle survenait précisément au moment où la gauche travailliste s'apprêtait à faire d'importantes concessions territoriales aux Palestiniens. De guerre lasse, alors que la première Intifada venait à peine d'être jugulée, la gauche donnait l'impression de vouloir se délester précipitamment de ses acquis territoriaux, comme si elle reconnaissait implicitement la validité des critiques formulées par les nouveaux historiens.

Ces intellectuels contestataires, parmi lesquels figurent Benny Morris, Ilan Pappé et Avi Shlaim, affirmaient que les dirigeants israéliens des premières heures avaient préféré s'entendre avec le roi Abdallah de Transjordanie sur le dos des Palestiniens, car ils n'avaient pas, à ce niveau, de réseau pour répondre aux offres sérieuses de paix émanant de certains pays arabes, préférant s'en remettre à la politique aventureuse de représailles mise au point ultérieurement par ses généraux et futurs "faucons". L'état-major, dominé par Ben Gourion et Dayan, n'aurait eu comme seul objectif que celui d'enterrer définitivement toute possibilité d'arrangement avec le colonel Nasser. Il est significatif que toutes ces thèses avaient d'abord été développées par les historiens arabes eux-mêmes, mais les nouveaux historiens israéliens étaient pratiquement les premiers chercheurs professionnels à défricher cette vaste littérature sur l'histoire du conflit israélo-arabe depuis la fin des années 1940. Certains leur reprochaient leur relativisme moral et leur approche délibérément non-sioniste, qui semblait faire fi des conditions existentielles précaires dans lesquelles les premiers dirigeants israéliens avaient dû prendre des décisions cruciales.

Scientifiquement plus cohérente et travaillant sur un terrain universitaire mieux balisé, la remise en question par les géographes et les sociologues critiques comme Baruch Kimmerling, Adi Ophir et d'autres s'avérait plus véhémente encore. Dans la revue "Théorie et Critique" comme dans leurs conférences universitaires, ils ne prenaient guère de précautions oratoires pour déconstruire, voire délégitimer complètement le projet sioniste en le présentant sans ambages comme une entreprise coloniale. Tandis qu'un penseur provocateur comme Shlomo Sand allait jusqu'à nier l'existence même d'un peuple juif en attribuant sa création à la mythologie sioniste, le politologue Zeev Sternhell faisait voler en éclats les prétentions socialistes de la gauche sioniste historique. D'autres chercheurs, moins virulents mais non moins incisifs, réduisaient en cendres l'image de marque égalitariste d'Israël, portant désormais une plus grande attention aux laissés-pour-compte de la sociologie ancienne : les Arabes israéliens, les Séfarades, les juifs arabes, les femmes, et récusant en bloc le discours moderniste de leurs aînés. Cette querelle intellectuelle s'apparentait presque à celle des Anciens contre les Modernes, révélant les fractures profondes au sein de la société israélienne quant à sa propre définition identitaire.

La révolte des intellectuels de gauche avait été dynamisée par le choc traumatique des guerres du Kippour et du Liban, qui avaient ôté aux Israéliens une bonne partie de leurs illusions sur la qualité morale et intellectuelle de leur élite politique et militaire. Même la recherche sur la Shoah ne fut pas épargnée par ce regard critique, certains chercheurs dénonçant de plus en plus l'attitude pour le moins ambivalente du foyer national juif à l'égard des rescapés à l'époque du mandat britannique. Les intellectuels de la gauche radicale reprenaient à leur compte les arguments développés par Hannah Arendt sur la "banalité du mal", pointant du doigt le cynisme présumé des élites sionistes qui auraient ainsi monté de toutes pièces l'exceptionnalité du massacre des Juifs par les nazis pour édifier, sur les décombres de la société palestinienne, leur propre État-nation.

Poussant à l'extrême cet argument, certains allaient jusqu'à conclure qu'Israël devait cesser d'exister en tant qu'État juif. Beaucoup commencèrent à suggérer qu'il fallait qu'Israël se fonde dans un État binational israélo-palestinien, que ses habitants juifs retournent dans leurs pays d'origine, ou bien qu'ils s'établissent dans un nouveau pays. Les pays "normaux" susceptibles de les accueillir ne manquaient pas : les États-Unis bien sûr, mais aussi la Pologne, la Russie et même l'Allemagne, ancienne terre de persécution devenue terre d'accueil potentielle dans cette vision radicale. Certains intellectuels particulièrement extrémistes n'hésitaient pas à établir des parallèles troublants entre l'État hébreu et le Troisième Reich, comparaison qui relevait pour beaucoup d'une provocation délibérée et moralement indéfendable. Cette mouvance intellectuelle et culturelle prit une ampleur considérable au lendemain des négociations avortées de Camp David entre Ehud Barak et Yasser Arafat en 2000, lorsque l'espoir d'une paix négociée sembla s'évanouir définitivement. Les nouveaux historiens avaient, à leur manière, réalisé l'un des objectifs majeurs du sionisme, c'est-à-dire la normalisation des Juifs comme un peuple comme un autre, capable de porter un regard critique sur sa propre histoire nationale, mais au prix peut-être d'une crise identitaire sans précédent.

Il était inévitable que dans cette crise identitaire israélienne, le rapport entre le sionisme et le judaïsme devienne de plus en plus tendu et problématique. Deux événements majeurs avaient cristallisé cette tension. D'abord, l'arrivée au pouvoir de Menahem Begin en 1977, qui accéléra le basculement à droite des formations religieuses, à commencer par le Parti national religieux, le Mafdal, qui allait devenir, de façon assez inattendue, le champion de la colonisation des territoires. Il entraîna dans son sillage le parti ultra-orthodoxe ashkénaze Agoudat Israël qui, tout en gardant une attitude théoriquement ambiguë à l'égard du sionisme en tant qu'idéologie séculière, n'hésita pas à envoyer des dizaines de milliers de ses fidèles peupler les colonies urbaines des territoires. Ensuite, en 1983, l'entrée en scène du parti ultra-orthodoxe séfarade Shas, qui ne se fit aucun scrupule à intégrer les coalitions de droite et à abandonner en rase campagne les travaillistes, témoignait du même phénomène : un vaste mouvement religieux de "retour à Dieu" s'était emparé de la société israélienne sous le choc de la guerre des Six Jours, puis surtout de celle du Kippour.

Il s'agissait d'une véritable contre-révolution religieuse consécutive à l'essoufflement du sionisme laïque et à l'érosion de la synthèse plus ou moins réussie entre laïcité, socialisme et judaïsme éclairé qui avait caractérisé les premières décennies de l'État. Une quête de spiritualité et un désir d'un judaïsme plus enraciné dans la tradition se manifestaient désormais à travers plusieurs phénomènes significatifs : l'expansion spectaculaire des études juives dans les universités, la multiplication spontanée des cercles d'initiation à la mystique réunissant des adultes de tous horizons, le mouvement du "repentir" connu sous le nom de techouva, et l'adhésion massive à des associations hassidiques d'obédience Loubavitch.

La réalité sociologique israélienne se révèle en fait beaucoup plus complexe que ne le suggère la division binaire classique entre "religieux" et "non-religieux". En 2002, en Israël, près de 6% des citoyens juifs se considéraient comme ultra-orthodoxes, 10% comme religieux, 13% comme traditionalistes religieux, 28% comme traditionalistes non religieux, et 42,5% comme non religieux ou laïques. La place de la religion dans la vie publique ne fut pas à proprement parler un phénomène nouveau : le judaïsme est pour ainsi dire inscrit dans l'ADN même du sionisme qui, tout en faisant au départ de la négation de la diaspora l'un de ses principaux fondements, et tout en aspirant à créer un "nouveau Juif" libéré des tares de l'exil, ne voulait pas couper entièrement avec le patrimoine juif. Une bonne partie des symboles et de la justification de ses ambitions politiques provenait des textes sacrés du judaïsme, et le choix de la terre ancestrale d'Israël pour ériger son État, ainsi que celui de l'hébreu comme langue nationale, n'était évidemment pas anodin.

En se proclamant "juif et démocratique", l'État d'Israël avait institutionnalisé cette ambiguïté caractéristique quant à son attitude à l'égard du judaïsme. Ce n'est pas véritablement une religion d'État, mais en même temps, l'État et la religion n'y sont pas séparés comme ils le sont dans les démocraties laïques occidentales. David Ben Gourion s'était initialement mis en tête de créer une sorte de judaïsme laïque basé sur une lecture actualisée de la Bible, avant de renoncer à son projet et de cesser de vilipender l'exil, allant jusqu'à remplacer dans ses discours le terme connoté de "diaspora" par celui, plus neutre, de "dispersion". En accordant aux ultra-orthodoxes l'exemption du service militaire, en proclamant le shabbat comme jour de repos hebdomadaire officiel, ou encore en abandonnant des pans entiers du système judiciaire aux tribunaux rabbiniques, il avait fait un choix lourd de conséquences pour l'avenir du pays.

Cette évolution n'était pas pour déplaire à la masse des immigrants, notamment ceux venant d'Orient et d'Afrique du Nord, qui étaient venus en Israël au nom de la Loi du Retour et souvent poussés par des motivations religieuses authentiques, et non pas véritablement par adhésion à une doctrine politique laïque qui leur était largement étrangère. Personne ne trouvait à redire au fait que les nouvelles recrues de l'armée prêtent serment de fidélité à l'État sur un exemplaire de la Bible. Les fêtes religieuses rythmaient la vie de tous les Israéliens, qu'ils soient agnostiques, traditionalistes ou religieux observants. Pour l'écrasante majorité des citoyens, identité israélienne et identité juive étaient parfaitement interchangeables, témoignant de l'indissociabilité profonde entre le projet national et l'héritage religieux.

Cette symbiose se traduisait par des pratiques concrètes : la quasi-totalité des Israéliens de confession juive fixait une mezouza à l'entrée de leur domicile (92%), faisait circoncire leurs garçons (91%), observait les rituels mortuaires religieux (88%), célébrait le Séder pascal (85%), organisait la cérémonie de bar-mitsva pour leurs fils (83%), s'abstenait de manger du pain pendant Pâques (68%), jeûnait le jour de Kippour (67%) et croyait en Dieu (67% également). Plus de la moitié (58%) ne consommait pas de chair de porc ni d'aliments non casher. En revanche, seuls 27% d'entre eux s'abstenaient de voyager pendant le shabbat, et à peine 15% se rendaient quotidiennement à la synagogue, témoignant d'une relation sélective aux prescriptions religieuses, où certains rituels identitaires étaient largement observés tandis que d'autres, plus contraignants pour la vie quotidienne moderne, étaient souvent délaissés.

Les sionistes religieux du Mafdal avaient connu une véritable métamorphose politique et théologique au lendemain de la guerre des Six Jours. Ce processus s'était considérablement amplifié après l'arrivée au pouvoir du Likoud, avec l'émergence du mouvement Gush Emunim ("Bloc de la Foi") et la mise à l'écart progressive de leur vieille garde modérée. Ce changement de cap radical avait fait d'eux les alliés naturels du parti de droite, et une partie importante des militants du Parti national religieux était passée corps et âme au sein du Likoud ou dans des formations d'extrême droite encore plus radicales. Le sionisme religieux avait connu une phase messianique particulièrement intense dans les années 1980 sous l'influence du rabbin Zvi Yehouda Kook, fils et héritier spirituel du grand rabbin Abraham Isaac Kook.

Parallèlement à la sacralisation de l'État d'Israël, désormais perçu comme un "Troisième Temple" annonçant la rédemption finale selon une lecture mystique de l'histoire contemporaine, les disciples du rabbin Kook s'imposèrent comme des guides spirituels pour l'ensemble des sionistes religieux. À ce titre, ils avaient progressivement instauré de nouvelles normes religieuses, plus strictes que celles qui avaient cours parmi eux dans le passé, témoignant d'une indéniable poussée d'intégrisme. À la manière des "craignant-Dieu" ultra-orthodoxes, il était désormais conseillé aux hommes de porter de longues franges rituelles (tsitsit) tressées aux coins de leurs vêtements, et aux femmes d'allonger leurs jupes et leurs robes jusqu'aux mollets, de se couvrir les bras jusqu'aux poignets et de cacher leur chevelure sous un foulard ou une perruque si elles étaient mariées. Garçons et filles étaient systématiquement séparés dans les écoles, dans un souci de "pureté" morale qui contrastait avec les pratiques plus libérales du sionisme religieux traditionnel.

Déchiré par des dissensions internes après la mort du rabbin Kook en 1982, le mouvement Gush Emunim avait commencé à se dissoudre en multiples groupuscules. D'abord annuels même par des laïcs pour leur courage et leur abnégation, leurs débordements anti-arabes finirent par les discréditer et éloigner d'eux une bonne partie de leurs sympathisants, y compris religieux, qui ne se reconnaissaient plus dans cette radicalisation idéologique et pratique.

Il faut souligner que les sionistes religieux demeurent, contrairement aux ultra-orthodoxes, fondamentalement respectueux des lois du Parlement et des décisions des tribunaux civils, même lorsqu'elles ne vont pas toujours dans le sens de la tradition juive telle qu'ils l'interprètent. Représentant entre 11 et 23% de la population juive selon les définitions retenues, ils se divisent en deux tendances principales : d'une part, les sionistes religieux proprement dits, qui constituent la majorité libérale et moderniste, proche des tendances conservatrice et réformiste du judaïsme américain, et d'autre part, les nationalistes ultra-orthodoxes, minoritaires mais très vocaux, qui placent la tradition juive telle qu'ils la comprennent au-dessus des lois de la Knesset.

Aux yeux de ces derniers, la renonciation au "Grand Israël" biblique constitue un véritable sacrilège, et au lendemain de la signature des Accords d'Oslo, ils participèrent activement à toutes les manifestations contre les travaillistes. Certains rabbins de cette mouvance allèrent jusqu'à inciter ouvertement les soldats à ne pas obéir aux ordres de leurs officiers s'il s'agissait d'évacuer des implantations juives, provoquant une crise d'autorité sans précédent au sein de Tsahal. Plus jeunes que la moyenne nationale et plus cultivés aussi, ces sionistes religieux, dont environ un quart sont d'origine orientale, habitent principalement au centre et au sud du pays, ainsi qu'à Jérusalem. La plupart se positionnent politiquement à droite, sans surprise, mais tous ne sont pas favorables à l'annexion pure et simple des territoires occupés, témoignant d'une certaine diversité d'opinions au sein même de ce courant.

Sur le plan social et religieux, ils s'opposent généralement au mariage homosexuel, à la circulation des transports publics les samedis et jours de fête, ainsi qu'à la reconnaissance des conversions au judaïsme effectuées par des rabbins non orthodoxes. Ces accents rigoristes mis à part, on observe depuis le milieu des années 1980 l'émergence d'un nouveau type de Juifs religieux que presque rien ne distingue de leurs concitoyens laïques hormis la kippa, dont la taille et la couleur varient au gré des sensibilités de son porteur. Ces jeunes religieux sont entrés remarquablement dans toutes les unités d'élite de l'armée israélienne. Avant de débuter leur service militaire, une partie de ces recrues ont effectué leur préparation dans des académies prémilitaires combinant études religieuses avancées et entraînement physique très poussé.

Cette évolution n'est pas du goût de tous, et certains vieux généraux, par exemple, ne cachent pas leur crainte de voir apparaître des soldats dont la fidélité irait d'abord à leurs rabbins plutôt qu'à leurs commandants, créant potentiellement des situations de conflit de loyauté lors d'opérations politiquement sensibles. L'armée a notamment dû mettre en sourdine l'existence de chœurs mixtes lors des cérémonies militaires officielles, pour ne pas heurter la sensibilité religieuse de ces nouvelles recrues.

Les années 1980 ont également été marquées par l'apparition de ce qu'il est convenu d'appeler un "féminisme religieux", avec l'ouverture d'une multitude de cercles d'études talmudiques destinés spécifiquement aux femmes, domaine traditionnellement réservé aux hommes dans le judaïsme orthodoxe. Au risque de s'attirer les foudres du rabbinat officiel et des ultra-orthodoxes, réfractaires comme toujours à toute forme de mixité dans les lieux de prière, plusieurs militantes issues de ces cénacles intellectuels apportèrent leur soutien à l'action des Juifs libéraux et réformistes américains qui revendiquaient un accès égal au Mur des Lamentations et aux autres lieux saints pour les femmes.

Une partie significative de la jeunesse sioniste religieuse semble avoir adopté la célèbre formule de la Haskala, les Lumières juives du XIXe siècle : "Sois religieux chez toi et israélien à l'extérieur". Étudiant dans les mêmes universités et les mêmes facultés que leurs camarades laïques, ils aspirent comme eux à des carrières prestigieuses et rémunératrices comme médecins, juristes, informaticiens ou managers. Ils partagent le même quotidien, les mêmes loisirs et les mêmes rêves de réussite sociale que leurs concitoyens non religieux, et se retrouvent fréquemment ensemble dans les mêmes pubs, les mêmes salles de sport et les mêmes festivals de musique et de cinéma, témoignant d'une intégration croissante dans la société séculière.

De nombreux jeunes religieux mettent à profit la période transitoire entre la fin de leur service militaire et l'entrée à l'université pour faire le tour du monde, sac au dos et baskets aux pieds, sans trop se soucier des problèmes que la traversée de l'Inde, du Népal, de la Thaïlande ou des pays andins ne manquera pas de leur occasionner en termes d'observance religieuse, adoptant une attitude pragmatique et flexible face aux contraintes de la halakha. On voit également apparaître de nouveaux rabbins à l'accent américain très prononcé qui, tout en ne déviant pas d'un iota de la tradition sur le fond, ne craignent plus d'exprimer leur point de vue dans un style et avec des manières peu habituels parmi leurs collègues plus conservateurs.

Malgré ces évolutions, le monde de la Torah avait connu une brève vague de remise en question et de repentance après l'assassinat traumatisant du Premier ministre Yitzhak Rabin en 1995 par un extrémiste religieux, mais il est resté dans l'ensemble réfractaire à tout changement significatif dans sa vision théologique et politique. Le courant conservateur et orthodoxe a encore de beaux jours devant lui, et de nombreux groupes ont poursuivi leur virage à l'extrême droite, comme le mouvement Zo Artzenou ("C'est notre pays") de Moshe Feiglin, qui défiera même Benyamin Netanyahou lors des primaires de 2013 pour la direction du Likoud, ou encore la "jeunesse des collines", ces jeunes religieux à l'allure débraillée, portant de larges kippot bariolées et de longues papillotes, qui s'adonnent à l'agriculture biologique et à l'élevage de moutons, passant leur temps libre à gratter la guitare autour de feux de camp et, plus problématiquement, à harceler leurs voisins arabes dans un activisme ethnique qui défie ouvertement l'autorité de l'État.

Le 14 mai 1999, Jérusalem avait connu l'une des manifestations les plus impressionnantes de son histoire lorsqu'affluèrent de tous les coins du pays des dizaines de milliers de haredim (ultra-orthodoxes) de toute origine et de toute obédience. Ces fidèles ashkénazes et séfarades étaient venus dénoncer ce qu'ils percevaient comme l'omnipotence de la Haute Cour de Justice et le "despotisme" de son président Aharon Barak, accusé de mener une politique judiciaire activiste contraire aux valeurs religieuses. Cette manifestation survenait après les graves remous qui avaient accompagné le procès pour corruption du charismatique dirigeant du parti ultra-orthodoxe séfarade Shas, Aryeh Dery.

Les ultra-orthodoxes venaient dénoncer notamment, à travers cette mobilisation exceptionnelle, les traces des deux lois fondamentales adoptées entre 1992 et 1994, qui définissaient explicitement l'État d'Israël comme un État "juif et démocratique", formulation qu'ils jugeaient problématique dans sa hiérarchisation implicite des valeurs. L'État hébreu n'était à leurs yeux rien d'autre qu'une communauté juive parmi d'autres, qu'il fallait juger non pas pour ce qu'elle prétendait représenter symboliquement, mais pour ses actes concrets, comme par exemple sa générosité vis-à-vis du "monde de la Torah" - c'est-à-dire l'ampleur des subventions accordées aux institutions religieuses. Pour ces ultra-orthodoxes, l'État sioniste devait essentiellement avoir un bon volume de budget à allouer aux religieux pour l'expansion et l'entretien de leurs yeshivot (académies talmudiques), sans interférer dans leur mode de vie traditionnel.

Israël continue cependant de poser de sérieux problèmes métaphysiques aux ultra-orthodoxes, qui refusent même de bénir ses dirigeants dans leurs prières le jour de Kippour, témoignant d'une ambivalence fondamentale quant à la légitimité religieuse de l'État. L'attitude des milieux orthodoxes oscille entre deux visions totalement opposées : l'une, strictement instrumentale, d'un État perçu comme un simple "tiroir-caisse" finançant leurs institutions religieuses, et l'autre, plus affective, d'un État fondé certes sur une idéologie jugée erronée (le sionisme séculier), mais renfermant néanmoins une importante communauté juive dont le sort ne pouvait leur être indifférent.

C'est précisément ce que n'a cessé de proclamer le dernier chef spirituel des Loubavitch, le rabbin Menachem Mendel Schneerson, qui avait paradoxalement empêché les ultra-orthodoxes séfarades du Shas d'entrer au gouvernement de Shimon Peres. Le rabbin était un antisioniste convaincu qui refusa jusqu'à sa mort de mettre les pieds en Israël, mais qui s'opposait aussi avec force à tout retrait de l'armée israélienne des territoires occupés, selon une logique théologique complexe. Le dirigeant tout-puissant des Loubavitch voyait dans le maintien sous domination juive d'Eretz Israël dans ses frontières bibliques la garantie de l'avènement imminent du Messie. C'est ce qui le rapprochait du "Bloc de la Foi" et d'autres mouvements nationalistes religieux, mais qui le séparait simultanément de la mouvance lituanienne non-hassidique d'Agoudat Israël, qui condamnait vigoureusement ses "élucubrations messianiques" et celles du mouvement Breslev.

Près d'un tiers des colons de Cisjordanie – soit à peu près 115.000 personnes en 2015 – étaient des ultra-orthodoxes habitant dans des agglomérations urbaines conçues spécialement pour eux, comme Modiin Illit ou Beitar Illit. À l'origine, les haredim représentaient une partie bien définie de la société juive et se considéraient comme les uniques dépositaires du judaïsme authentique tel qu'il s'était développé au XIXe siècle en Europe de l'Est, en réaction à la modernité et au mouvement de la Haskala, né en Allemagne sous l'impulsion de Moses Mendelssohn. Rien ne les distinguait d'un point de vue théologique des autres composantes du judaïsme classique si ce n'est leur attachement inflexible au respect strict de la tradition juive et leur rejet catégorique de toute innovation non conforme à la loi écrite (la Torah) et à la loi orale (le Talmud). Si la télévision était généralement rejetée comme véhicule de valeurs profanes, ils considéraient comme licite l'usage d'outils modernes pouvant aider à la diffusion des sermons et des textes religieux, comme les lecteurs MP3, les ordinateurs, les téléphones portables et, de façon plus sélective et contrôlée, Internet.

Parlant couramment le yiddish (hormis les séfarades), portant chapeau et vêtements noirs et se laissant pousser la barbe, ils habitaient traditionnellement dans des quartiers séparés, vivaient en relative autarcie économique, disposaient de leurs propres règles de cacherout et d'abattage rituel plus strictes que celles du rabbinat officiel. Ils envoyaient systématiquement leurs enfants dans des écoles spécifiques indépendantes et avaient recours à leurs propres instances juridiques pour régler leurs litiges internes. Ils formaient ainsi une véritable contre-société puritaine, délibérément coupée du monde moderne et préconisant une ségrégation rigoureuse entre les deux sexes en tout endroit et en toute occasion. Dans ce milieu, les femmes étaient tenues de se vêtir avec une extrême discrétion afin de ne pas éveiller les "mauvais penchants" des hommes, conformément à une conception traditionnelle de la pudeur (tsniout) poussée à son paroxysme.

Très jeunes, les hommes ultra-orthodoxes se mariaient et passaient ensuite leur vie adulte sur les bancs des yeshivot pour hommes mariés (kollelim), entièrement dédiés à l'étude des textes sacrés. David Ben Gourion, soucieux de permettre la reconstruction d'un judaïsme orthodoxe décimé par la Shoah, avait initialement consenti à aider financièrement ces rescapés établis en Israël et à leur permettre de reconstituer leurs écoles talmudiques. Il avait également accepté de dispenser un nombre limité de leurs étudiants du service militaire obligatoire, mais pour un laps de temps défini à l'avance et dans des proportions modestes. Cet arrangement était resté inchangé jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Menahem Begin en 1977, qui accepta, sous la pression politique, d'augmenter considérablement le quota des étudiants concernés et d'allonger la durée de leur période d'exemption du service militaire. De proche en proche, un pourcentage croissant d'hommes adultes haredi, pour qui l'étude de la Torah était devenue une véritable profession à plein temps, allait se voir libérer de toute obligation militaire, créant un précédent qui susciterait d'âpres débats dans la société israélienne.

En 1948, la communauté ultra-orthodoxe ne comptait qu'environ 35.000 personnes. Trente ans plus tard, ils étaient déjà 140.000, et en 1995, leur nombre atteignait 290.000. Grâce à leur taux de natalité exceptionnellement élevé et à l'afflux incessant de nouveaux convertis et "repentis" (baalei teshuva), leur population passa à 350.000 en 2000 et à 750.000 en 2010. Aujourd'hui, ils sont plus d'un million de personnes et pourraient constituer, selon certaines projections démographiques, près d'un tiers de la population totale d'Israël au milieu du XXIe siècle. Cette perspective n'est pas sans inquiéter de nombreux observateurs car, chargés de familles nombreuses dans lesquelles souvent seules les femmes travaillent (les hommes se consacrant à l'étude), il n'est guère surprenant que plus de la moitié des ultra-orthodoxes se trouvent aujourd'hui sous le seuil de pauvreté officiel, faisant peser une charge considérable sur le système d'aide sociale israélien.

Sur le plan politique, les ultra-orthodoxes avaient fondé, à la veille de la Première Guerre mondiale, un parti politique nommé Agoudat Israël, dont l'un des buts essentiels était paradoxalement d'empêcher la création de l'État hébreu en Palestine, tout en ne s'opposant pas ouvertement au repeuplement juif du pays. Le parti suivait scrupuleusement les directives du "Conseil des Grands de la Torah", un aréopage composé des savants talmudiques les plus réputés et souvent les plus âgés de la communauté, dont les membres représentaient principalement l'obédience lituanienne non-hassidique. En 1952, ce fut précisément cette instance qui ordonna au parti de quitter la coalition gouvernementale après que David Ben Gourion eut décidé d'imposer un service civique de deux ans aux jeunes filles religieuses, mesure jugée inacceptable par les autorités rabbiniques.

Le parti, qui disposait généralement de trois à quatre sièges au Parlement, s'était particulièrement investi dans l'intégration spirituelle des immigrants orientaux et leur "débauchage" des écoles publiques séculières ainsi que des établissements religieux du Parti national religieux (Mafdal), jugés trop modernistes. Il n'avait pas cessé de harceler le gouvernement au sujet des violations répétées du shabbat sur la voie publique, sur la question sensible des autopsies (considérées comme une profanation du corps) ou encore celle des fouilles archéologiques, que les ultra-orthodoxes voulaient strictement limiter, voire interdire complètement lorsqu'elles risquaient de perturber d'anciennes sépultures juives.

Sous le Likoud, ce parti avait fini par se joindre aux coalitions gouvernementales, mais avait refusé pendant des années tout poste ministériel afin de marquer symboliquement son rejet du sionisme et de l'État d'Israël tel qu'il était constitué. En compensation de ce soutien parlementaire, le parti avait néanmoins obtenu la présidence de deux commissions parlementaires cruciales : la commission des finances et la commission des affaires sociales, postes stratégiques qui lui permettaient d'influencer considérablement la répartition des budgets publics. La limitation des avortements, le soutien aux familles nombreuses, la régulation des autopsies et des fouilles archéologiques, et surtout l'interdiction du vol pendant le shabbat des avions de la compagnie aérienne nationale El Al figuraient parmi leurs principales exigences et réalisations législatives.

Cependant, la discorde faisait rage au sein même du Conseil des Grands de la Torah entre Lituaniens et Hassidim, représentant les deux branches historiques de l'ultra-orthodoxie ashkénaze. Jouissant d'un immense prestige intellectuel, le chef de file des Lituaniens, le rabbin Eliezer Schach, alla jusqu'à pousser en 1983 les ultra-orthodoxes séfarades à quitter le parti Agoudat Israël pour former leur propre formation politique, qui prit le nom de Shas, et dont il demeura le patron spirituel occulte jusqu'en 1994, illustrant la complexité des relations inter-communautaires au sein même du monde haredi.

Les ultra-orthodoxes ne sont ni homogènes ni aussi isolés du monde extérieur qu'ils n'y paraissent à première vue. Leur croissance démographique exceptionnelle, l'intégration dans leurs rangs de milliers de "repentis" de toute origine et de toute profession antérieure, ou encore le passage annuel dans leurs écoles de centaines d'étudiants américains, belges, suisses ou français, ont progressivement modifié leur sociologie et leur rapport au monde environnant. Parmi eux, on trouve également des centaines de "défroqués" qui, chaque année, rompent les amarres avec leur famille pour se fondre dans la population cosmopolite de Tel-Aviv, "la ville de tous les péchés" selon l'expression consacrée, témoignant des tensions internes qui traversent ce monde apparemment monolithique.

En hiver 1983, dans un pays profondément ébranlé depuis le déclenchement de la guerre du Liban et encore sous le choc du massacre de Sabra et Chatila, la tension politique était à son comble en Israël. La Commission Kahane avait déposé son rapport en pointant du doigt la responsabilité indirecte d'Ariel Sharon, alors ministre de la Défense, et du général Rafael Eitan, chef d'état-major, dans ce massacre perpétré par les milices chrétiennes libanaises alliées d'Israël. Le sang avait coulé pour la première fois ce jour-là dans une manifestation pacifiste en Israël même. Pendant que des sympathisants du mouvement "La Paix Maintenant" défilaient devant la résidence du gouvernement à Jérusalem, une grenade avait été lancée depuis un trottoir d'en face, tuant plusieurs manifestants. Yona Avrushmi, un contre-manifestant d'extrême droite identifié comme le coupable, fut arrêté plusieurs semaines plus tard. Fait particulièrement significatif, il était d'origine orientale, témoignant de la fracture ethnique qui s'ajoutait désormais à la fracture politique dans la société israélienne.

Le célèbre journaliste Amnon Dankner avait alors publié une diatribe d'une violence inouïe contre les Juifs séfarades, fustigeant leurs "mœurs rétrogrades" et leur culture qu'il jugeait inférieure, n'ayant selon lui rien produit de comparable aux accomplissements des Ashkénazes. Ces propos d'une haine à peine voilée en disaient long sur l'état d'esprit d'une partie de l'élite bien-pensante de Tel-Aviv à l'égard des Orientaux. La gauche intellectuelle acceptait mal de voir ces "babouins à peine sortis de leurs cages à poules", selon une expression méprisante qui circulait alors, se revendiquer d'une nouvelle identité juive israélienne spécifiquement orientale, distincte du modèle ashkénaze dominant.

C'est dans ce contexte explosif que le parti Shas avait fait son apparition fracassante, après s'être séparé avec éclat d'Agoudat Israël durant l'été 1983, à l'occasion des élections municipales de Jérusalem. Dès sa première participation électorale, il avait raflé quatre sièges au conseil municipal de la capitale, un succès remarquable pour une formation politique naissante. Contrairement aux autres partis ultra-orthodoxes, le Shas s'adressait à l'ensemble des religieux séfarades et non pas aux seuls électeurs du milieu haredi stricto sensu, élargissant considérablement sa base potentielle. Il lui avait suffi pour cela de décliner la très longue liste des discriminations et des injustices que les rabbins et les étudiants séfarades subissaient quotidiennement dans les institutions religieuses ashkénazes.

La ségrégation scolaire existait bel et bien, et il y avait effectivement très peu de rabbins séfarades siégeant au Grand Conseil de la Torah. Certaines yeshivot ashkénazes pratiquaient même l'interdiction factuelle des mariages mixtes entre séfarades et ashkénazes. Dans les synagogues ashkénazes, les fidèles séfarades n'étaient que rarement invités aux places d'honneur ou autorisés à lire une portion de la Torah lors des offices, autant de signes tangibles d'une discrimination ethnique qui, bien que rarement évoquée publiquement, n'en était pas moins réelle et douloureusement ressentie.

Le rabbin lituanien Eliezer Schach n'était pas mécontent de ce schisme qu'il avait contribué à provoquer, car il était en guerre ouverte contre l'aile hassidique d'Agoudat Israël. Il avait donc stratégiquement encouragé la création du parti séfarade Shas pour affaiblir ses adversaires internes, illustrant les complexes manœuvres politiques qui se jouaient au sein même du monde ultra-orthodoxe. Le visage barré de larges lunettes fumées, arborant une barbe grise soigneusement taillée et un calot noir traditionnel, le rabbin Ovadia Yossef, figure tutélaire du nouveau parti, était arrivé en 1924 de Bagdad à Jérusalem à l'âge de quatre ans avec sa famille. Admis à douze ans dans une prestigieuse yeshiva séfarade de la vieille ville de Jérusalem, il s'était rapidement distingué par ses dons intellectuels exceptionnels.

À vingt ans à peine, il était déjà célèbre pour son immense science talmudique et sa capacité rare à démêler les problèmes halakhiques les plus complexes, optant généralement pour des solutions étonnamment libérales qui lui avaient valu le respect, au-delà même des cercles religieux. Contrairement à la plupart de ses pairs ashkénazes, il avait courageusement reconnu la judéité des Falashas éthiopiens, ouvrant la voie à leur sauvetage et à leur intégration en Israël. Au lendemain de la guerre du Kippour, il avait autorisé les femmes dont les maris étaient portés disparus (agounot) à se remarier, alors qu'elles n'avaient plus de nouvelles d'eux depuis l'ouverture des hostilités, faisant preuve d'une compassion et d'un pragmatisme remarquables. Il avait également validé les mariages avec les Karaïtes, une secte dissidente du judaïsme, témoignant de son ouverture d'esprit sur les questions matrimoniales.

De retour en Israël après un bref passage en tant que grand rabbin du Caire, il fut élu de 1974 à 1984 grand rabbin séfarade d'Israël et prit position, à la surprise générale, pour un retrait des territoires occupés au nom du principe talmudique de "préservation de la vie" (pikouah nefesh), qui prime selon lui sur l'attachement à la terre. Cela ne l'avait pas empêché, par ailleurs, de tenir parfois des propos injurieux et manifestement racistes à l'égard des Arabes, des Palestiniens, des populations noires et des non-juifs en général, révélant les contradictions d'une personnalité complexe et imprévisible. Il avait qualifié David Ben Gourion de "démon" et le président américain Barack Obama d'"esclave", et n'avait pas été plus tendre envers les chefs de file de la gauche israélienne comme Shulamit Aloni ou Yossi Sarid, dont il avait publiquement souhaité la mort. C'est lui qui devint, en 1984, le chef spirituel incontesté du Shas, parti qu'il allait transformer en une formidable machine électorale et en un instrument de revanche sociale pour les Juifs orientaux marginalisés.

C'était sur les conseils avisés d'un jeune et brillant protégé, Aryeh Dery, que le rabbin Yossef allait se hisser à la tête du nouveau parti séfarade et en faire, en quelques mois seulement, le plus grand parti religieux du pays. Dery, né en 1959 au Maroc dans une famille modeste, avait appris à lire et à écrire non pas à l'école française de l'Alliance israélite universelle, comme la plupart des Juifs marocains, mais dans un établissement religieux ultra-orthodoxe, préfigurant son orientation future. Sa famille avait quitté le Maroc pour Israël au lendemain de la guerre des Six Jours, en 1968, s'installant à Bat Yam, dans la banlieue sud de Tel-Aviv.

Nommé secrétaire général du parti émergent, Dery avait immédiatement mis la formation en ordre de bataille en vue des élections législatives du 23 juillet 1984, déployant un sens politique et organisationnel hors du commun. Le Shas y avait obtenu un résultat stupéfiant : deux fois plus de sièges que la formation-mère Agoudat Israël, et autant de députés que le vénérable Parti national religieux, auquel il allait progressivement ravir le rôle de "faiseur de roi" dans l'échiquier politique israélien. Son électorat était naturellement favorable au Likoud, tout comme son chef spirituel Ovadia Yossef. Néanmoins, ni ce dernier ni le pragmatique Dery n'étaient opposés, par principe, à l'entrée dans un gouvernement travailliste si les circonstances s'y prêtaient.

En 1992, le parti n'hésita pas à rejoindre, avec ses six députés, le cabinet de Yitzhak Rabin, aux côtés des très progressistes Aloni et Sarid, contre toute attente. Ils y restèrent jusqu'à la conclusion des accords d'Oslo en 1993, avant de passer dans l'opposition sous la pression conjuguée de leur base électorale et des rabbins Schach et Schneerson, farouchement opposés à toute concession territoriale. Le parti avait considérablement augmenté son score aux élections de 1996, devenant le troisième parti d'Israël après le Likoud et le parti travailliste, un accomplissement remarquable qui témoignait de sa capacité à mobiliser un électorat traditionnellement peu participatif. En 1999, il gagna encore neuf sièges supplémentaires, alors même que son charismatique dirigeant Dery se battait devant les tribunaux dans une retentissante affaire d'abus de confiance et de corruption.

Ministre de l'Intérieur depuis 1988, Dery fut finalement condamné en mars 1999 à trois ans de prison ferme, une sentence qui provoqua une onde de choc dans la communauté séfarade, où beaucoup y virent un acte supplémentaire d'injustice à l'égard des Juifs orientaux et une manifestation flagrante d'un "deux poids, deux mesures" judiciaire. Certains de ses partisans les plus ardents allèrent jusqu'à le comparer à Alfred Dreyfus, suggérant qu'il était victime d'une conspiration ashkénaze visant à briser l'ascension politique des Séfarades.

Le génie spirituel du rabbin Yossef et le génie politique de Dery n'expliquent cependant pas à eux seuls la montée météorique du parti. La formation avait parfaitement saisi tout l'intérêt stratégique de s'adresser à une population séfarade laminée par des décennies d'intégration incomplète et désordonnée, qui n'acceptait plus d'être le jouet électoral des grands partis traditionnels. Le Shas avait habilement parié sur le fond de sensibilité religieuse qui sommeillait encore chez la plupart des Juifs orientaux, s'adressant particulièrement aux habitants des quartiers défavorisés des grandes villes, historiquement négligés par les pouvoirs publics.

Un vaste réseau d'écoles primaires avait été mis en place qui, en moins de quatorze ans, était parvenu à attirer plus de 15.000 élèves provenant des écoles publiques et nationales religieuses, offrant un encadrement personnalisé et des services sociaux appréciés par des familles souvent en difficulté. Le chef spirituel du mouvement donnait lui-même des cours de "ressourcement spirituel" les jeudis et samedis soir, attirant des foules considérables séduites par son érudition et son charisme naturel. Une étude sociologique révélait que 55% des sympathisants du parti, bien que peu soucieux d'une stricte observance religieuse dans leur vie quotidienne, déclaraient préférer vivre dans un État théocratique régi par la tradition juive plutôt qu'en démocratie séculière, témoignant d'un rapport ambivalent aux institutions démocratiques.

Tout en partageant avec les ultra-orthodoxes ashkénazes le même socle d'idées religieuses et politiques conservatrices, l'attitude du Shas à l'égard du sionisme était beaucoup plus nuancée que celle développée, du moins à l'origine, par Agoudat Israël. Le parti acceptait implicitement l'existence de l'État juif et respectait des symboles nationaux comme la fête de l'indépendance, généralement boycottée par les haredim ashkénazes. Néanmoins, il demeurait profondément critique envers le sionisme historique, non pas tant pour sa modernité laïque, que parce qu'il l'identifiait comme la source principale de la "dégradation" du statut culturel et social des Juifs d'Asie et d'Afrique du Nord, réduits selon eux au rang de citoyens de seconde zone dans l'État hébreu.

Le rabbin Ovadia Yossef n'était pas la seule référence ni l'unique source d'inspiration spirituelle pour les innombrables adeptes séfarades. D'autres figures charismatiques, comme le rabbin Yitzhak Kadouri d'origine irakienne, jouissaient également d'une immense popularité. Ses amulettes de protection étaient si recherchées que lors du scrutin de 1996, les militants du parti en distribuèrent à tous les électeurs potentiels, promettant qu'elles les protégeraient s'ils glissaient dans l'urne le bulletin portant le nom du Shas, mêlant ainsi habilement spiritualité traditionnelle et marketing électoral moderne.

Subissant les conséquences judiciaires et politiques de la mise hors jeu de son leader charismatique Dery, le parti perdit plus d'un tiers de ses sièges aux élections de 2003 et passa, pour la première fois de son histoire, dans l'opposition. Il n'y resta cependant pas longtemps, rejoignant dès 2006 le gouvernement de centre-droit d'Ehud Olmert. La direction politique du parti avait été confiée à Eli Yishai, qui ne possédait ni le charisme ni l'intelligence stratégique de son prédécesseur, ce qui se traduisit par un certain déclin électoral. En 2012, après avoir purgé sa peine, Aryeh Dery revint spectaculairement aux commandes du parti, marquant le début d'une nouvelle phase dans son histoire. Le rabbin Ovadia Yossef, pilier du mouvement, s'éteignit en 2013 à l'âge de 93 ans. Près d'un million d'Israéliens assistèrent à ses funérailles dans les rues de Jérusalem, l'une des plus grandes manifestations collectives jamais vues dans le pays, témoignant de l'impact profond qu'il avait eu sur la société israélienne dans son ensemble, bien au-delà des cercles strictement religieux.

Israël était ainsi devenu, au fil des décennies, un amalgame complexe de religions, d'ethnies, de langues et de cultures, un pays traversé par de fortes tensions qui mettaient en péril sa cohésion politique et sociale. Tout se cristallisait autour de la définition même de l'État comme "juif et démocratique", formule qui tentait de concilier deux principes potentiellement contradictoires. Il est vrai qu'Israël était constitué d'une majorité croissante de Juifs, aux côtés d'une importante minorité de citoyens arabes dotés d'une identité nationale distincte, créant une équation politique sans cesse renégociée.

La population arabe israélienne elle-même n'était pas homogène, composée principalement de musulmans sunnites, mais aussi de Druzes, de Bédouins, de Circassiens, ainsi que de chrétiens de diverses confessions. Parallèlement, la population juive présentait une diversité interne considérable : laïques, traditionalistes, ultra-orthodoxes, colons, ashkénazes, séfarades, orientaux, "juifs arabes", russophones, Éthiopiens, sans oublier les Karaïtes, les Samaritains, les Arméniens, et des dizaines de milliers de travailleurs étrangers et de migrants clandestins dispersés dans tous les coins du pays.

Les fractures internes de la société israélienne étaient devenues si prononcées que celle-ci avait fini par se disloquer et se transformer en une sorte de société tribale, où chaque groupe ethnique et religieux préservait jalousement ses rites, ses codes politiques, ses tabous et ses centres d'intérêt spécifiques. Schématiquement, on pouvait identifier quatre blocs principaux : les laïcs, les religieux modernes, les ultra-orthodoxes et les Arabes, auxquels venait s'ajouter le clivage classique droite-gauche, qui recoupait partiellement mais pas totalement ces divisions communautaires.

La question des relations entre les Juifs et les Arabes demeurait évidemment capitale et particulièrement sensible. Le processus d'"israélisation" des citoyens arabes, qui avait connu une certaine dynamique jusqu'au lendemain des accords d'Oslo en 1993, s'était brutalement interrompu à la suite des graves événements qui, à la fin du XXe siècle et au début du suivant, avaient ébranlé le Proche-Orient : la reprise de l'Intifada, les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center de New York, les guerres américaines en Afghanistan et en Irak, et la montée de l'islamisme tant dans le monde arabe qu'en Israël même.

Constituant environ 16% de la population totale du pays et 10% du corps électoral, les Arabes israéliens se percevaient traditionnellement comme appartenant simultanément à trois cercles d'identité : arabes, palestiniens et israéliens. L'identification à Israël avait cependant fortement décliné au début des années 2000, sauf parmi les Druzes et certaines communautés chrétiennes. Les sentiments d'appartenance arabe et palestinienne s'étaient au contraire exacerbés, particulièrement chez les jeunes générations, plus politisées et plus éduquées que leurs aînés. Ceux-ci supportaient de plus en plus mal la discrimination économique et sociale dont ils souffraient depuis des décennies, l'état de délabrement de leurs villages faute d'investissements publics adéquats, ou encore les confiscations répétées de terres en Galilée au profit de localités juives nouvelles.

Les citoyens arabes d'Israël trouvaient de moins en moins leur place dans un pays qui se définissait constitutionnellement comme "juif et démocratique", formule dans laquelle ils percevaient une claire hiérarchisation, la prééminence étant toujours accordée au caractère juif de l'État. Cette tendance lourde, prédominante dans les milieux de droite au pouvoir et chez les religieux, s'était cristallisée depuis 2015 avec l'adoption par le Parlement de la controversée "loi sur la nationalité". Son but déclaré était d'établir une distinction nette entre les citoyens juifs et les citoyens arabes, entérinant juridiquement l'idée que les premiers étaient les propriétaires légitimes du pays et les seconds des citoyens de seconde zone, ou tout au plus des "invités" tolérés.

Pour de nombreux Arabes israéliens, cette discrimination formalisée par la loi fondamentale existait en réalité depuis toujours. Il leur suffisait de rappeler que la "Loi du Retour" permettait aux seuls Juifs du monde entier d'immigrer librement en Israël et d'y acquérir automatiquement la nationalité, privilège dont ne bénéficiaient pas les familles palestiniennes dispersées à travers le monde arabe. À l'exception des Druzes, fidèles alliés de l'État juif depuis sa création, les citoyens arabes étaient exemptés du service militaire obligatoire, une mesure qui, sous couvert de respect pour leur sensibilité nationale, les privait systématiquement de tous les avantages accordés aux soldats démobilisés en matière de logement, de travail, d'emploi et d'études supérieures.

Jamais une ville ou un village arabe n'avait été inclus dans une "zone de développement prioritaire", statut qui offrait à ses habitants des allègements fiscaux substantiels et un budget conséquent pour le développement de ses infrastructures. C'était pourtant une mesure dont bénéficiaient nombre de villages frontaliers juifs, la plupart des "villes de développement" où vivaient les immigrants défavorisés, et même, plus récemment, les colonies implantées dans les territoires occupés.

En 2008, plus de la moitié des citoyens arabes vivaient sous le seuil officiel de pauvreté, représentant à eux seuls près de 50% des personnes pauvres en Israël, un taux alarmant bien qu'inférieur à celui des ultra-orthodoxes, autre population marginalisée. Une proportion significative des travailleurs arabes était employée dans de petites entreprises locales appartenant à des entrepreneurs musulmans, et touchait généralement des salaires sensiblement inférieurs à ceux pratiqués dans les secteurs économiques dominés par la majorité juive. Le taux d'activité féminine était particulièrement bas dans la communauté musulmane, contrairement à ce qu'on observait chez les chrétiens ou les Juifs, tous groupes confondus. Cela expliquait en partie leur taux très élevé de chômage - plus de 14%, soit trois fois plus que chez les Juifs - et leur accès limité à la mobilité sociale.

Cependant, le nombre d'étudiants arabes dans l'enseignement supérieur avait fait un bond remarquable à partir de 1982, augmentant de 50% dans les universités et de près de 700% dans les collèges académiques régionaux, plus accessibles géographiquement et financièrement. Leur nombre atteignait 37.000 étudiants en 2016, même s'ils ne constituaient encore que 18% de l'ensemble des étudiants en 2022, dont environ 40% de femmes, témoignant d'une évolution significative mais encore incomplète. Cet accroissement notable du nombre d'universitaires arabes changeait progressivement la physionomie socioculturelle de la population arabe israélienne, créant une nouvelle classe moyenne éduquée aux aspirations distinctes. Près d'un tiers des diplômés arabes avaient choisi l'enseignement comme débouché professionnel, 16% s'orientaient vers les métiers juridiques et le management, 13% vers les professions de santé, et 7% vers des activités scientifiques et techniques spécialisées. Quant aux femmes diplômées, plus de 60% d'entre elles optaient cette même année pour l'enseignement primaire et secondaire, le reste se partageant entre les métiers de santé et les emplois de bureau, reproduisant partiellement les schémas de genre traditionnels malgré leur niveau d'éducation.

Si traditionnellement les notables arabes s'étaient préoccupés en priorité de questions touchant à la situation matérielle immédiate de la population – comme la discrimination dans l'allocation des ressources publiques, la pénurie chronique de budgets de développement, le délabrement des infrastructures routières et des services de voirie – les nouvelles élites arabes avaient progressivement embrassé ouvertement, à partir du milieu des années 1990, la cause palestinienne dans toutes ses dimensions, y compris ses déclinaisons les plus radicales. Cette politisation croissante s'était particulièrement manifestée lors des événements d'octobre 2000, au début de la seconde Intifada, lorsque treize citoyens arabes israéliens furent tués par la police au cours de manifestations de solidarité avec les Palestiniens des territoires.

Comme à son habitude face aux manifestations arabes, la police n'avait pas fait preuve de retenue, recourant rapidement à des moyens létaux là où des méthodes de contrôle de foule auraient été plus appropriées. À la demande insistante des députés arabes à la Knesset, une commission d'enquête présidée par un juge de la Cour suprême fut constituée. Ses conclusions s'avérèrent sans appel, pointant une discrimination systémique dans le traitement des citoyens arabes par les forces de l'ordre. Le Premier ministre de l'époque, Ehud Barak, s'était alors publiquement excusé auprès des citoyens arabes pour ces violences policières disproportionnées, mais leurs représentants politiques rejetèrent ces excuses jugées tardives et insuffisantes, exigeant des réformes structurelles plutôt que des paroles apaisantes.

Ces événements traumatiques avaient profondément marqué les relations intercommunautaires. De nombreux Juifs israéliens développèrent le sentiment que leurs relations avec leurs concitoyens arabes avaient atteint un point de non-retour, tandis que la presse hébraïque se remplissait de déclarations violemment anti-arabes émanant de personnalités politiques ou religieuses. Les citoyens arabes, quant à eux, se radicalisèrent davantage : beaucoup parmi l'intelligentsia adoptèrent un discours ouvertement nationaliste palestinien, certains allant jusqu'à prôner la transformation d'Israël en État binational, tandis que dans les couches populaires, principalement musulmanes, on observait une adhésion croissante aux thèses islamistes, notamment celles du Hamas.

Un nombre croissant d'intellectuels et d'activistes arabes israéliens estimaient désormais qu'Israël était fondamentalement né d'un "péché colonial originel" et qu'il devait céder la place à une démocratie consensuelle qui garantirait aux Palestiniens le droit de gérer librement leurs affaires et l'égalité complète avec la majorité juive en tant que collectif national, et non plus seulement comme individus jouissant de droits civiques formels. Cette vision, qui remettait en cause les fondements mêmes de l'État juif, était naturellement perçue comme une menace existentielle par la majorité des Juifs israéliens, creusant davantage le fossé entre les communautés.

Israël reflétait également une dichotomie persistante entre deux grandes entités socioculturelles identifiables par leurs expériences historiques distinctes et leurs caractéristiques démographiques et socioculturelles différentes. Le clivage entre les Ashkénazes, originaires principalement d'Europe centrale et orientale, et les Séfarades et Orientaux, issus des communautés d'Asie et d'Afrique du Nord, semblait moins prononcé dans l'Israël des années 2000 qu'il ne l'avait été auparavant, notamment à la fin des années 1960 au temps des "Panthères noires", mouvement de protestation des Juifs orientaux défavorisés.

L'intégration progressive, le service militaire commun et la modernisation générale de la société avaient indéniablement estompé certaines différences anthropologiques et culturelles entre les deux groupes. Des écarts initialement considérables concernant le statut de la femme, l'âge du mariage, le nombre d'enfants par ménage s'étaient progressivement réduits, et les mariages exogames s'étaient multipliés, donnant naissance à un nombre significatif d'Israéliens de souche mixte – environ un quart de la population juive totale – qui ne s'identifiaient exclusivement ni à l'une ni à l'autre des grandes communautés historiques.

Ce brassage démographique posait d'ailleurs des défis méthodologiques aux sociologues et aux statisticiens. Par convention, on considérait comme séfarade ou ashkénaze toute personne née à l'étranger ou en Israël de parents de même origine ethnique. Néanmoins, conformément aux critères de filiation en vigueur dans le judaïsme traditionnel, un enfant né d'un père (et non d'une mère) ashkénaze ou séfarade se voyait généralement attribuer la même appartenance ethnique que son géniteur dans les études démographiques, créant parfois des incohérences dans le recensement des populations.

En 2022, plus de 75% de la population israélienne était composée de "Sabras", personnes nées dans le pays, le reste se répartissant entre originaires d'Europe et d'Amérique d'une part, et natifs d'Asie et d'Afrique d'autre part. Dans la composition de la population juive israélienne, la proportion de Séfarades et d'Orientaux était désormais de l'ordre de 48%, ayant légèrement diminué à la suite de l'arrivée massive, à partir des années 1990, des Juifs originaires de l'ex-Union soviétique, majoritairement ashkénazes.

Si des écarts socioéconomiques persistaient toujours entre les originaires d'Afrique et d'Asie et leurs concitoyens d'Europe et d'Amérique, des progrès sensibles avaient été accomplis par les premiers sur plusieurs décennies. Toutefois, les inégalités demeuraient visibles dans le domaine éducatif : ainsi, le pourcentage des étudiants séfarades en 2004-2005 ne dépassait pas 22% alors que les Ashkénazes représentaient 38% des effectifs universitaires, le reste étant constitué d'étudiants d'origine mixte ou de la nouvelle immigration russe. Cet écart était notamment dû aux différences entre les scores au baccalauréat : la même année, alors que 73% des lycéens ashkénazes avaient obtenu un baccalauréat leur permettant d'accéder à l'université, seuls 51% des lycéens d'origine séfarade se trouvaient dans le même cas.

Néanmoins, l'ascension sociale des Orientaux avait été remarquable dans deux domaines stratégiques. D'abord dans l'armée, où ils représentaient désormais près d'un tiers des généraux, alors qu'ils étaient pratiquement absents des hauts échelons militaires dans les premières décennies de l'État. Ensuite en politique, où leur présence s'était considérablement renforcée, notamment après la victoire historique du Likoud en 1977, qui avait ouvert aux Séfarades les arcanes du pouvoir jusque-là monopolisées par l'establishment ashkénaze travailliste.

Il convient de noter que le Shas n'avait pas été le premier parti ethnique centré spécifiquement sur l'électorat séfarade. Depuis le début des années 1950, diverses initiatives du même genre avaient été tentées, comme les listes électorales séfarades aux municipales ou le parti "Tami" dans les années 1980. Elles s'étaient généralement heurtées à la désapprobation générale de l'opinion publique et aux critiques véhémentes des grands partis, qui refusaient catégoriquement de voir émerger une protestation légitime contre l'hégémonie ashkénaze, préférant la stigmatiser comme une manifestation de "tribalisme" contraire à l'idéal sioniste d'unité nationale.

Les membres de ces formations avaient été systématiquement mis au défi de choisir entre une identité israélienne prétendument universaliste (mais en réalité largement modelée sur les valeurs et les références culturelles européennes) et leur particularisme ethnique à forte connotation clientéliste, voire "tribale" selon leurs détracteurs. Toutes ces tentatives antérieures avaient donc échoué, jusqu'à ce que le Shas réussisse là où les autres avaient échoué, précisément parce qu'il avait choisi la voie religieuse pour exprimer ce qui était fondamentalement une revendication identitaire et sociale.

Le parti ultra-orthodoxe Shas s'était révélé relativement insensible aux critiques habituelles des médias et de l'establishment, et avait au contraire endossé fièrement, sans complexe, l'identité séfarade dans sa dimension à la fois religieuse et socioculturelle. Néanmoins, les grands journaux continuaient à reprocher régulièrement à cette formation son caractère ethnique supposément rétrograde, témoignant de la persistance des préjugés au sein des élites médiatiques majoritairement ashkénazes.

En 2000, Israël avait accueilli à l'aéroport international Ben Gourion de Lod le millionième immigrant en provenance de l'ex-Union soviétique depuis le début de cette vague migratoire exceptionnelle en 1989. Cette marée humaine avait indéniablement transformé le visage et la trajectoire de l'État hébreu. Hantée depuis sa naissance par la "menace démographique" arabe et sa possible submersion par les populations environnantes, la démographie juive israélienne avait augmenté d'un cinquième en quelques années seulement. Entre 1990 et 1995, Israël avait accueilli près de 600.000 nouveaux citoyens d'un niveau d'instruction remarquablement élevé par rapport aux immigrants des périodes précédentes, et dotés de compétences professionnelles exceptionnelles : quelque 60.000 ingénieurs, 20.000 médecins et chirurgiens-dentistes, 45.000 enseignants, 24.000 infirmières et 20.000 musiciens et artistes, un apport humain et intellectuel sans précédent.

L'écrasante majorité de ces nouveaux arrivants provenait de Russie, d'Ukraine, de Biélorussie, de Moldavie et des républiques baltes. Le reste, environ 20%, était originaire des républiques soviétiques d'Asie centrale et du Caucase, notamment la Géorgie, l'Azerbaïdjan, l'Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Tadjikistan, formant au sein même de cette immigration un sous-groupe spécifique aux caractéristiques distinctes.

La réaction initiale des Israéliens face à cette déferlante migratoire avait été mitigée, contrastant avec les 10.000 à 12.000 immigrants annuels auxquels ils étaient habitués dans les années précédentes. La gauche était généralement ravie de voir arriver ces nouveaux citoyens majoritairement laïcs, cultivés et ashkénazes, susceptibles de renforcer son électorat traditionnel. La droite, de son côté, pensait que cet afflux massif d'un million de personnes redonnerait à Israël toute sa confiance démographique face aux Palestiniens et justifierait l'annexion des territoires occupés, projet central de son programme politique.

Les ultra-orthodoxes, quant à eux, étaient profondément scandalisés par le fait que près de 200.000 non-juifs (principalement des conjoints ou des personnes dont la judéité ne correspondait pas aux critères halakhiques stricts) se seraient "glissés" parmi les émigrants légitimes, remettant en cause la judéité même de l'État. Cette préoccupation conduisit d'ailleurs à des modifications restrictives de la Loi du Retour et à des conflits persistants avec le rabbinat concernant les conversions de ces "non-juifs".

Il n'en fallait pas davantage aux militants et intellectuels des communautés orientales pour percevoir l'immigration soviétique comme étant, d'une certaine manière, dirigée contre eux et leurs intérêts légitimes. Sans revenir aux humiliations subies par leurs parents et grands-parents lors des grandes migrations des années 1950, ils craignaient que cette nouvelle vague d'immigration européenne ne vienne restaurer l'hégémonie ashkénaze qu'ils avaient eu tant de mal à ébranler, et ne repousse à nouveau leurs propres revendications sociales et culturelles au second plan des préoccupations nationales.

Les citoyens arabes israéliens n'étaient pas moins inquiets face à ce phénomène. Ils observaient avec amertume la facilité avec laquelle l'État hébreu accueillait en grande pompe des dizaines de milliers de Juifs étrangers, leur offrant logements subventionnés, allocations généreuses et programmes d'intégration élaborés, alors qu'eux-mêmes, nés sur cette terre, continuaient à souffrir de discriminations systémiques dans l'allocation des ressources publiques. Yasser Arafat, de son côté, s'était montré extrêmement irrité contre le "camarade Gorbatchev" qui avait permis le départ de tant d'"ennemis potentiels" du peuple palestinien, selon ses propres termes, illustrant la perception arabe de cette immigration comme un renforcement délibéré du camp adverse.

Unique tant par son ampleur, qui en fit rapidement la plus importante communauté du pays, que par sa structure économique et sociale singulière – avec un nombre de diplômés universitaires quatre fois supérieur à celui de la population d'accueil – l'immigration soviétique présentait également cette particularité qu'elle ne s'empressait nullement de se fondre dans le creuset israélien traditionnel. Pour la majorité des russophones débarqués dans les années 1990, Israël n'était pas culturellement à la hauteur de la "mère patrie" soviétique qu'ils venaient de quitter, malgré toutes les difficultés qu'ils y avaient connues.

Ces immigrants avaient tendance à réduire au strict minimum leurs contacts avec leurs voisins israéliens "de souche", surtout avec les Orientaux ou les Éthiopiens qu'ils considéraient souvent avec un dédain à peine dissimulé. Travailleurs acharnés, ne dédaignant pas d'accepter des fonctions bien en-deçà de leur qualification professionnelle pour assurer leur subsistance, les immigrants russophones habitaient majoritairement dans les villes côtières comme Ashdod, Ashkelon, les environs de Tel-Aviv et Haïfa. Ils s'y regroupaient dans des quartiers spécifiques où fleurissaient leurs propres épiceries proposant spécialités nostalgiques et charcuterie non casher, leurs restaurants servant de la cuisine russe traditionnelle, ainsi que leurs clubs d'échecs, de chant et de danse folklorique.

Réfractaires à l'apprentissage intensif de l'hébreu, qu'ils maîtrisaient souvent de façon approximative même après des années de résidence, ils avaient obtenu de disposer de leurs propres journaux en russe, de leurs théâtres, de leurs écoles où l'on enseignait les mathématiques selon "les bonnes vieilles méthodes soviétiques", ainsi que d'une chaîne de télévision dédiée. Cette volonté de préserver leur identité culturelle distincte s'expliquait en partie par le fait que beaucoup d'entre eux avaient émigré davantage pour fuir les difficultés économiques de l'ex-URSS que par conviction sioniste ou attachement religieux.

En 1995, un tiers des immigrants étaient employés dans l'industrie, proportion qui tomba à moins de 24% vingt ans plus tard, témoignant d'une mobilité professionnelle progressive. Environ 11% travaillaient dans le commerce, 6% dans l'informatique et les communications, 4,5% dans la fonction publique, et 17,5% dans les professions médicales et les services sociaux, contre seulement 9,8% parmi les Israéliens de souche, illustrant leur surreprésentation dans certains secteurs stratégiques.

Cette intégration économique relativement réussie n'avait pas entraîné de modification significative dans leurs comportements religieux : en 2015, 67% d'entre eux se déclaraient encore "laïques", contre 40% parmi les Israéliens de naissance, maintenant ainsi une distinction culturelle forte avec la société d'accueil. Dans l'ensemble, 83% des immigrants russophones des années 1990 se disaient satisfaits de leurs conditions de vie en Israël, tout en conservant une identité complexe où ils se définissaient d'abord comme "Russes", puis comme "Juifs", et seulement en troisième position comme "Israéliens".

Grâce à cette forte présence russophone et aux liens personnels que maintenaient ces immigrants avec leur pays d'origine, les relations entre Jérusalem et Moscou étaient passées au beau fixe après de longues années de tension durant la Guerre froide, lorsque l'URSS soutenait activement les États arabes contre Israël. L'État hébreu était même devenu un lieu de passage et parfois de résidence secondaire pour de nombreux oligarques russes, créant des réseaux d'influence et d'affaires transnationaux d'une ampleur inédite.

La communauté russophone connut cependant son baptême du sang lors d'un événement tragique. Dans la nuit du vendredi 1er juin 2001, alors que la seconde Intifada faisait rage, un attentat-suicide frappa le Dolphinarium, une discothèque de Tel-Aviv fréquentée principalement par de jeunes immigrants russes. À travers ce drame qui fit 21 morts, presque tous adolescents, l'opinion israélienne prit brutalement conscience qu'elle connaissait finalement peu de choses de la vie quotidienne de ces jeunes gens, de leurs activités sociales et de leurs lieux de divertissement préférés. Quant aux parents russophones, l'exemple de la politique musclée de Poutine en Tchétchénie à l'esprit, ils attendaient du Premier ministre Ariel Sharon qu'il réagisse fermement et sans tarder pour venger la mort de leurs enfants, illustrant une conception particulière de la "sécurité" largement importée de leur expérience soviétique.

Les immigrants de l'ex-Union soviétique n'avaient pas mis longtemps à saisir la portée de leur poids électoral considérable, représentant l'équivalent de 12 à 16 sièges potentiels à la Knesset. Ceux qui penchaient initialement à gauche avaient rapidement compris que cette gauche israélienne était perçue comme "pro-arabe", tandis que la droite se positionnait comme défenseur des intérêts "juifs" face aux ennemis de l'État. Allergiques à tout ce qui respirait de près ou de loin le marxisme ou le socialisme après des décennies de régime soviétique, ils s'étaient massivement tournés vers la droite dure, modifiant significativement l'équilibre politique du pays.

Certains leaders russes ethniques fondèrent leurs propres formations politiques, notamment en 1996 avec le parti "Israël B'Aliyah" (Israël en montée) créé par Natan Sharansky, ancien dissident et prisonnier politique soviétique devenu figure emblématique du combat pour les droits des Juifs de l'URSS. Ce parti s'allia rapidement au Likoud avant de s'y fondre complètement. Sharansky perdit néanmoins progressivement son influence au profit d'Avigdor Lieberman, fondateur en 1999 du parti "Israël Beiteinu" (Israël notre foyer), formation ouvertement nationaliste et séculière qui prônait notamment le "transfert" des Arabes israéliens vers une future entité palestinienne, position extrémiste qui séduisait néanmoins une large partie de l'électorat russophone.

Arrivés en Israël approximativement à la même période que les immigrants russes, mais dans des circonstances très différentes, les Juifs éthiopiens furent transportés lors de deux opérations de sauvetage spectaculaires : l'opération Moïse en 1984 et l'opération Salomon en 1991, organisées dans le plus grand secret par l'armée israélienne face aux menaces que faisaient peser sur ces communautés l'instabilité politique en Éthiopie. En 2015, ils comptaient environ 141.000 personnes, dont la moitié était née en Israël, formant ainsi une minorité visible et spécifique au sein de la mosaïque israélienne.

Cette communauté était constituée de deux groupes principaux : d'une part les Beta Israël, c'est-à-dire les Falashas proprement dits, communauté juive éthiopienne dont les pratiques religieuses spécifiques s'étaient développées en isolement pendant des siècles, s'écartant significativement du judaïsme rabbinique normatif ; d'autre part les Falashmura, descendants de Juifs convertis de force au christianisme au XIXe siècle, qui ignoraient par la force des choses tout ou presque de la religion juive telle qu'elle était pratiquée ailleurs.

Avant leur immigration, ces populations vivaient essentiellement dans des zones rurales d'Éthiopie et n'avaient généralement qu'une idée très vague du pays qui allait les accueillir. Ils ne connaissaient souvent qu'un seul lieu mythique : Jérusalem, la "Sion" de leurs prières. Tant par leur couleur de peau qui les rendait immédiatement identifiables que par leurs différences culturelles, leur identité religieuse spécifique et leur niveau économique et social particulièrement bas, ils posaient des défis considérables à la société israélienne, partagée entre un indéniable sentiment de rejet et une volonté sincère, du moins dans les discours officiels, de faciliter leur intégration.

C'est un mélange complexe de racisme latent et de paternalisme bien intentionné qui avait conduit les autorités à diriger l'ensemble des enfants d'origine éthiopienne vers des écoles et des internats religieux, sous prétexte de respecter leurs traditions, mais souvent au détriment d'une véritable intégration sociale. Cette approche ségrégative n'avait pas produit les résultats escomptés : les performances scolaires de ces élèves restaient généralement les plus faibles de l'ensemble de la population du pays, perpétuant un cycle de marginalisation socioéconomique.

Installés principalement dans le centre et le sud du pays, souvent dans des quartiers défavorisés ou des "villes de développement" périphériques, 65% des Juifs éthiopiens étaient sans emploi en 2005, un taux catastrophique. En 2012, leur salaire moyen demeurait inférieur de 30 à 40% à celui d'un citoyen arabe israélien, lui-même significativement plus bas que celui de la population juive générale, témoignant d'une stratification socioéconomique complexe où l'origine ethnique jouait un rôle déterminant.

Les discriminations à leur encontre n'étaient pas seulement économiques mais profondément culturelles et institutionnelles. Certains employeurs exerçaient un racisme à peine voilé à leur égard. Plusieurs directeurs d'écoles religieuses avaient ouvertement refusé d'accueillir dans leurs établissements des fillettes éthiopiennes en raison de leur couleur de peau, suscitant des scandales médiatiques mais peu de sanctions effectives. Plus symptomatique encore, jusqu'en 2013, il était interdit aux Éthiopiens de donner leur sang lors des collectes nationales, sous prétexte qu'ils seraient porteurs du virus du SIDA, perpétuant un stigmate sanitaire infondé et profondément blessant pour cette communauté.

La distinction fondamentale entre la "droite" et la "gauche" israéliennes remontait aux origines mêmes du foyer national juif en Palestine mandataire. Durant cette période formatrice, tous les militants sionistes lisaient exclusivement les journaux de leur mouvance idéologique, vouaient un respect presque religieux à leurs chefs respectifs, votaient exclusivement pour leurs représentants aux différents scrutins, et envoyaient systématiquement leurs enfants dans les réseaux scolaires spécifiques qu'ils entretenaient. Cette ségrégation idéologique s'étendait à la médecine, au sport, aux services sociaux, au travail, au logement et même aux habitudes de consommation, créant de véritables "piliers" sociopolitiques hermétiques les uns aux autres.

La société yishouv (communauté juive pré-étatique) était extraordinairement politisée, les mouvements idéologiques exerçant une emprise quasi-totale sur la vie quotidienne de leurs adhérents. Ils passaient leur temps à s'entre-déchirer sur des questions fondamentales comme le système politique et économique du futur État juif, ou l'attitude à adopter à l'égard des Arabes palestiniens et de la puissance mandataire britannique. Deux grandes visions du monde s'affrontaient alors : celle d'une droite révisionniste, libérale et capitaliste sur le plan économique, mais intransigeante sur le plan territorial, réclamant une politique de fermeté face aux Arabes et aux Britanniques. Les disciples de Vladimir Jabotinsky, théoricien de cette droite nationaliste, n'excluaient pas de chasser les Britanniques de Palestine par la force s'il le fallait, adoptant parfois des méthodes violentes que la gauche majoritaire qualifiait de "terroristes".

De l'autre côté de l'échiquier politique se trouvait une gauche elle-même divisée en plusieurs tendances sur la question arabe, allant des partisans du "Grand Israël" incluant la Transjordanie et prônant le "transfert" des Arabes hors de Palestine (comme le souhaitaient certains dirigeants travaillistes de la première heure), aux défenseurs d'un État binational judéo-arabe ou d'un État juif limité à une petite portion seulement de la Palestine historique. Cette gauche sioniste dominante adoptait généralement une approche pragmatique à l'égard des Britanniques, évitant la confrontation directe tout en organisant l'immigration juive clandestine et le développement des institutions proto-étatiques.

Elle se distinguait principalement de la droite par son socialisme affiché et sa plus grande sensibilité aux intérêts de la classe ouvrière juive, au soutien de laquelle elle avait fondé la puissante confédération syndicale Histadrout et ses nombreuses coopératives de production et de consommation. En marge de ce clivage gauche-droite structurant se positionnaient les ultra-orthodoxes, généralement hostiles au projet sioniste qu'ils jugeaient prématuré et impie, préférant attendre l'intervention divine pour restaurer la souveraineté juive en Terre sainte.

Après la création de l'État d'Israël en 1948 et la stabilisation de ses institutions parlementaires et juridiques, la tension idéologique perdit progressivement de son acuité existentielle, mais les débats entre la droite et la gauche demeurèrent particulièrement vifs sur des sujets sensibles comme les réparations allemandes (accepter ou non l'argent "souillé" de l'Allemagne post-nazie), l'épineuse question de "qui est juif" (définition légale de la judaïté pour la Loi du Retour), ou encore des enjeux économiques et sociaux comme le droit de grève, la fiscalité, la sécurité sociale, et enfin les rapports complexes entre les institutions religieuses et l'État séculier.

Quant aux relations avec les Arabes, chaque camp comptait ses "faucons" et ses "colombes", mais tout compte fait, le Likoud (droite) ne se montra pas nécessairement plus belliqueux ou plus pacifique que les travaillistes sous Ben Gourion. La guerre de 1967, avec son issue spectaculaire, effaça dans son sillage, en même temps que les frontières internationalement reconnues, la plupart des marqueurs idéologiques qui distinguaient traditionnellement la droite de la gauche israéliennes. C'est bien la gauche de Golda Meir qui mena la désastreuse guerre du Kippour en 1973, et la droite de Menahem Begin qui signa en 1979 la paix historique avec l'Égypte, au prix de l'évacuation complète du Sinaï, illustrant la fluidité des positions au-delà des étiquettes partisanes.

C'est également à partir de la guerre de 1967 que les partis religieux amorcèrent leur grande révolution idéologique, passant d'une position globalement modérée à un nationalisme territorial de plus en plus affirmé. Déçus par l'URSS qui les avait pourtant initialement soutenus contre les puissances coloniales occidentales, les dirigeants israéliens se tournèrent résolument vers les États-Unis au lendemain de la guerre des Six Jours, tandis que la société israélienne s'occidentalisait à vue d'œil, adoptant progressivement le consumérisme et l'individualisme caractéoccidentalisait à vue d'œil, adoptant progressivement le consumérisme et l'individualisme caractéristiques des démocraties libérales occidentales.

Cette transformation progressive de la société israélienne s'illustra par l'émergence parallèle de deux mouvements antagonistes : d'un côté "La Paix Maintenant" (Shalom Akhshav), créé en 1978 par des officiers de réserve opposés à la politique de colonisation, et de l'autre le "Bloc de la Foi" (Gush Emunim), mouvement messianique prônant l'implantation juive dans les territoires conquis comme réalisation de la promesse biblique. Ces organisations emblématiques représentaient désormais la nouvelle configuration idéologique d'Israël, bien éloignée des clivages socioéconomiques traditionnels.

Les organisations pacifistes, par leur composition humaine même, reflétaient la nouvelle configuration sociologique de la gauche israélienne, désormais largement détachée de ses racines ouvriéristes et socialistes, ne jurant plus que par la mondialisation et la coopération régionale entre Juifs et Arabes, censée faire émerger un jour un "nouveau Moyen-Orient" pacifié et prospère. Intellectuels, artistes, diplômés des universités, hommes d'affaires cosmopolites, étudiants, citadins, membres des kibboutzim et des anciens moshavim constituaient, à leurs propres yeux du moins, le "bel Israël", celui des valeurs humanistes et universalistes héritées des Lumières européennes.

La droite et la gauche avaient ainsi subi simultanément, après la guerre des Six Jours, un phénomène comparable de reconfiguration idéologique qui les avait rendues méconnaissables aux yeux de leurs militants historiques. Elles avaient chacune développé leurs propres assises sociologiques nouvelles : une population à prédominance ashkénaze, constituée d'Israéliens de souche, laïques, diplômés et aisés à gauche ; un électorat plus populaire, à dominante séfarade et davantage porté sur la tradition religieuse à droite – exception faite des immigrants russes qui, bien qu'ashkénazes et généralement très sécularisés, votaient majoritairement pour les partis nationalistes.

De condition modeste dans l'ensemble, l'électorat de droite habitait principalement les quartiers périphériques des grandes villes et les "villes de développement" construites dans les années 1950 pour accueillir les immigrants orientaux, tandis que la gauche était devenue par excellence urbaine et aisée, ses partisans résidant majoritairement dans les villes prospères de la plaine côtière, les quartiers résidentiels privilégiés et les communautés rurales historiques du mouvement travailliste.

Traitant leurs adversaires politiques de "primitifs illuminés" et d'"adorateurs d'amulettes", les militants de gauche se percevaient comme les derniers représentants du rationalisme et de la modération politique dans un pays de plus en plus gagné par les extrémismes religieux et nationalistes. Ils comptaient dans leurs rangs un nombre important d'universitaires et d'officiers de réserve des unités d'élite, et à ce titre au moins, ils étaient théoriquement à l'abri des accusations d'antipatriotisme que la presse de droite proférait habituellement à l'encontre des pacifistes, des "post-sionistes" et des objecteurs de conscience.

La gauche israélienne pouvait se prévaloir d'un succès idéologique non négligeable : malgré le matraquage médiatique incessant de la droite sur la légitimité historique et religieuse des "territoires libérés", la majorité des Israéliens continuait, dans les sondages, à considérer la Cisjordanie et Gaza comme des "territoires occupés" dont il faudrait un jour se séparer pour garantir l'avenir démocratique et juif de l'État. C'est d'ailleurs la gauche travailliste, sous Yitzhak Rabin, qui avait signé les accords d'Oslo en 1993, première reconnaissance mutuelle officielle entre Israël et l'Organisation de Libération de la Palestine, ouvrant ainsi la voie à une potentielle solution à deux États.

Subissant chacun à leur tour les effets conjugués de l'usure du pouvoir, du vieillissement idéologique et des désaveux électoraux successifs, les deux grands blocs politiques avaient vu fleurir à leurs marges des courants radicaux en rupture avec le discours plus nuancé de leur camp d'origine. D'un côté, une extrême droite messianique et ouvertement hostile aux principes démocratiques libéraux poussait à la colonisation systématique des territoires occupés puis à leur annexion pure et simple par Israël, considérant tout compromis territorial comme une trahison des droits historiques du peuple juif sur "Eretz Israël". De l'autre, une extrême gauche radicale "post-sioniste" réclamait non seulement le retrait intégral de tous les territoires occupés et la reconnaissance du droit au retour des réfugiés palestiniens, mais aussi, dans ses franges les plus radicales, la fin de l'État juif en tant qu'incarnation du projet sioniste, perçu comme une entreprise coloniale.

La question démographique se trouvait au cœur de ce débat existentiel. Grâce à leur taux de natalité supérieur à celui des Juifs, les Palestiniens et les Arabes israéliens finiraient mathématiquement, si la situation territoriale actuelle se maintenait, par devenir la majorité démographique dans l'espace situé entre la Méditerranée et le Jourdain. Mais alors que l'extrême droite croyait pouvoir neutraliser les conséquences politiques d'une telle évolution en instaurant un régime de séparation ethnique semblable à l'apartheid sud-africain, l'extrême gauche y voyait au contraire l'occasion d'effacer ce qu'elle considérait comme le "péché originel" du sionisme : le déplacement et la dépossession des Palestiniens autochtones.

En s'aliénant, par ses positions radicales sur la "question nationale", l'opinion israélienne majoritaire, devenue plus réfractaire que jamais aux rapports critiques concernant la situation dans les territoires occupés, l'extrême gauche avait entraîné dans son discrédit électoral l'ensemble de la gauche modérée, compromettant durablement les perspectives d'un retour au pouvoir des travaillistes et de leurs alliés. De tous les clivages traversant la société israélienne, le plus inquiétant était sans conteste celui séparant les citoyens juifs et arabes, fracture à la fois nationale, religieuse, culturelle et socioéconomique qui menaçait le fondement même du contrat social israélien.

Sur le plan économique, Israël avait entamé sa restructuration néolibérale au lendemain même de la guerre des Six Jours lorsque, victime de l'embargo français sur les ventes d'armes décrété par le général de Gaulle, l'État hébreu entreprit de développer sa propre industrie militaire de pointe. En quelques années seulement, ce secteur devint l'un des plus performants au monde, faisant d'Israël l'un des principaux exportateurs d'armement, notamment vers les pays en développement d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine.

Dynamisée par l'euphorie consécutive à la victoire de 1967, par l'appui stratégique croissant des États-Unis, ainsi que par l'accroissement substantiel des dons en provenance de la diaspora juive galvanisée par ce succès militaire spectaculaire, l'économie israélienne connut une croissance exceptionnelle entre 1967 et 1974, avec un taux moyen de 13% par an et un niveau de chômage historiquement bas de 3% en 1968. Pour la première fois dans l'histoire du jeune État, les exportations industrielles dépassèrent en valeur absolue les ventes à l'étranger des produits agricoles et des diamants taillés, les deux piliers traditionnels du commerce extérieur israélien.

Les budgets publics, qui jusqu'en 1967 étaient principalement investis dans l'intégration des vagues successives d'immigrants, la construction de logements sociaux et l'éducation, furent désormais consacrés pour une large part au renforcement du nouveau statut géopolitique du pays, au développement de son complexe militaro-industriel, au financement du stationnement de ses troupes dans les territoires occupés, et bientôt à la construction des premières colonies de peuplement en Cisjordanie et à Gaza, détournant ainsi des ressources considérables de leur vocation sociale initiale.

À la vieille élite politique et militaire des années 1950-1960 succéda une nouvelle classe dirigeante composée d'hommes d'affaires, d'anciens officiers supérieurs reconvertis dans le secteur privé, de patrons d'industrie de haute technologie et de banquiers résolument tournés vers les marchés extérieurs, ainsi que d'économistes formés aux États-Unis et convertis aux théories néolibérales alors en vogue. Il s'agissait d'une véritable classe de managers et de businessmen aux idées libérales bien trempées, en rupture avec l'éthique collectiviste des pionniers.

Cette libéralisation progressive de l'économie israélienne, amorcée sous Golda Meir qui avait engagé entre 1968 et 1972 la privatisation de dizaines d'entreprises publiques, fut considérablement accélérée par le Likoud après son arrivée historique au pouvoir en 1977. Cette tendance ne fit que s'accentuer dans les décennies suivantes, notamment avec le plan de stabilisation drastique mis en œuvre par Shimon Peres en 1985 pour juguler une inflation galopante qui avait atteint 445% annuels, marquant l'abandon définitif du modèle économique socialiste au profit d'une économie de marché dérégulée.

Le sionisme socialiste, qui avait trouvé sa plus parfaite incarnation dans les institutions collectives comme la Histadrout et ses nombreuses entreprises, avait ainsi délibérément cédé la place à un capitalisme entrepreneurial intégré à l'économie mondiale. L'immigration massive, à partir de 1989, des Juifs de l'ex-URSS avec leurs compétences technologiques et scientifiques exceptionnelles, ainsi que la conférence de Madrid puis les accords d'Oslo qui laissaient entrevoir des perspectives de paix régionale, permirent une expansion sans précédent des échanges économiques à l'échelle du Moyen-Orient et un accroissement spectaculaire des investissements étrangers.

Au cours des années 1990 et 2000, le PIB israélien connut un taux de croissance moyen variant entre 4,8% et 6,6% selon les périodes, performance remarquable qui propulsa progressivement l'État hébreu au rang de 14e puissance économique mondiale en termes de PIB par habitant. Comme tous les pays développés, Israël fut affecté par la crise des subprimes en 2008, mais de façon nettement moins sévère que les États-Unis et les pays de l'Union européenne, grâce notamment à la solidité de son système bancaire et à la diversification de son économie. De même, la pandémie de COVID-19 en 2019-2020 porta un coup à la croissance israélienne, mais là encore moins violemment qu'ailleurs, le pays ayant su capitaliser sur son excellence technologique pour gérer la crise sanitaire.

Le "miracle" de la high-tech israélienne, faisant de l'État hébreu l'un des centres d'innovation les plus dynamiques du monde avec son impressionnante densité de start-ups et d'incubateurs technologiques, suscitait l'admiration internationale. Israël se positionnait désormais aux côtés de la Corée du Sud, de Singapour ou de l'Irlande comme un hub technologique global. En 2008, la part des investissements en capital-risque par habitant y était deux fois et demie plus importante qu'aux États-Unis, 80% plus élevée qu'en Europe et 350 fois supérieure à celle de l'Inde. Israël, avec ses sept millions d'habitants seulement, attirait cette année-là davantage d'investissements en capital-risque que la France ou l'Allemagne, témoignant de son extraordinaire dynamisme entrepreneurial dans les secteurs de pointe.

La migration vers une économie de l'innovation n'était certes pas le fruit du hasard. Israël disposait de plusieurs atouts stratégiques irremplaçables : son multilinguisme et son ouverture internationale, son système universitaire particulièrement performant régulièrement honoré dans les classements mondiaux, et surtout un écosystème unique de firmes spécialisées dans les télécommunications, l'informatique, l'imagerie médicale, l'aéronautique, les technologies spatiales, les biotechnologies et la cybersécurité. L'armée, avec ses unités scientifiques d'élite comme la prestigieuse Unité 8200 du renseignement électronique, jouait également un rôle crucial comme pourvoyeuse de talents, ses anciens membres fondant nombre de start-ups après leur service militaire.

Cette concentration exceptionnelle de capital humain hautement qualifié – physiciens, mathématiciens, chimistes, ingénieurs, programmeurs – constituait un trésor national d'une valeur inestimable, permettant à Israël de développer des partenariats scientifiques de premier plan avec les principales puissances technologiques mondiales, notamment l'Allemagne qui était devenue l'un de ses principaux partenaires économiques malgré le lourd héritage historique de la Shoah.

La révolution numérique avait également permis à Israël d'exercer une influence considérable dans des domaines stratégiques comme le renseignement électronique et la cybersécurité, où ses entreprises comme Check Point, NSO Group ou CyberArk figuraient parmi les leaders mondiaux, fournissant leurs solutions à de nombreux gouvernements et multinationales. Dans le même temps, à l'instar de toutes les économies mondialisées, Israël n'hésitait pas à délocaliser certaines productions à faible valeur ajoutée vers des pays aux coûts salariaux moins élevés, notamment en Turquie, en Égypte et en Jordanie, tirant parti des accords de paix pour développer des relations économiques régionales.

Cette transformation radicale du modèle économique israélien s'était accompagnée d'une réduction drastique des subventions publiques dans des secteurs autrefois très encadrés, entraînant une hausse significative des prix des produits de consommation courante. Parallèlement, le gouvernement avait substantiellement baissé les impôts sur les sociétés et les taxes douanières, tout en privatisant à un rythme soutenu les entreprises publiques, y compris dans des secteurs stratégiques comme les télécommunications, les transports et l'énergie.

Ces politiques néolibérales s'étaient traduites par un désengagement progressif de l'État dans les domaines sociaux, avec une réduction marquée des subventions publiques dans l'éducation, la santé et les services aux personnes âgées. Le résultat prévisible de ces transformations fut une augmentation alarmante des inégalités socioéconomiques et une progression inquiétante de la pauvreté. Selon l'indice de Gini, qui mesure les inégalités de revenus, Israël était devenu l'un des cinq pays les plus inégalitaires de l'OCDE, situation paradoxale pour un État fondé sur des idéaux socialistes égalitaires. En 2022, près de 27% de sa population vivait sous le seuil de pauvreté, faisant de l'État hébreu le quatrième pays le plus inégalitaire de l'OCDE, derrière seulement le Mexique, la Turquie et le Costa Rica.

Malgré ces disparités croissantes, certains indicateurs sociaux demeuraient relativement positifs : l'espérance de vie en Israël restait supérieure de plus de deux ans à la moyenne de l'OCDE, témoignant de l'efficacité persistante de son système de santé universel. Sur le plan de l'emploi, 68% des 15-64 ans occupaient un emploi, un taux significativement plus élevé que la moyenne des pays développés, même si la qualité et la sécurité de ces emplois variaient considérablement selon les secteurs et les populations concernées.

Toutefois, cette prospérité globale masquait d'importantes disparités internes. Tandis que Tel-Aviv et sa région se transformaient en une métropole cosmopolite prospère rivalisant avec les grandes capitales occidentales en termes de niveau de vie et de dynamisme culturel, certaines zones périphériques, particulièrement dans le Néguev et la Galilée, restaient largement à l'écart de cette réussite économique. De même, si la "nation start-up" accaparait les gros titres de la presse économique internationale, une part croissante de la population – notamment les ultra-orthodoxes, les Arabes israéliens, les Éthiopiens et une partie des Juifs séfarades des villes de développement – demeurait en marge de cette réussite spectaculaire, créant ce que certains sociologues israéliens qualifiaient de "société à deux vitesses".

Cette fracture socioéconomique recoupait largement les clivages identitaires, ethniques et religieux préexistants, renforçant encore la fragmentation de la société israélienne contemporaine. Le rêve originel des fondateurs sionistes d'une nation homogène, égalitaire et solidaire paraissait désormais bien lointain face à cette mosaïque complexe de communautés séparées, aux visions parfois profondément antagonistes de ce que devrait être l'État d'Israël et son avenir. L'impressionnante réussite du "miracle israélien" sur le plan économique et technologique n'avait pas réussi à surmonter – et avait même peut-être accentué – les divisions profondes au sein d'une société dont la cohésion sociale et le projet national commun semblaient plus incertains que jamais.

Dans ce paysage contrasté, la croissance fulgurante de la communauté ultra-orthodoxe, avec son modèle socioéconomique spécifique caractérisé par une faible participation au marché du travail et une dépendance marquée aux allocations publiques, posait des défis particuliers pour la soutenabilité à long terme du modèle social israélien. La perspective de voir cette population, dont le taux de fécondité moyen dépassait les six enfants par femme, représenter potentiellement un tiers de la société israélienne à l'horizon 2050, soulevait d'importantes questions quant à l'avenir économique, politique et culturel du pays.

De même, la persistance de disparités socioéconomiques significatives affectant les citoyens arabes, malgré l'émergence progressive d'une classe moyenne éduquée au sein de cette communauté, maintenait une fracture ethnique potentiellement déstabilisatrice pour le tissu social israélien. La montée en puissance de partis identitaires de tous bords – ultra-orthodoxes, nationalistes religieux, arabes islamistes ou nationalistes – au détriment des formations politiques traditionnelles prônant un projet national inclusif, témoignait de cette "tribalisation" croissante de la société israélienne, où les appartenances communautaires semblaient de plus en plus l'emporter sur l'identité citoyenne commune.

Israël se trouvait ainsi confronté à un paradoxe fondamental : alors même que sa puissance militaire, sa prospérité économique et son influence internationale n'avaient jamais été aussi grandes, sa cohésion interne et sa capacité à définir un projet national partagé semblaient plus fragiles que jamais. La "startup nation" admirée à travers le monde pour son innovation technologique et sa résilience face à l'adversité extérieure peinait à résoudre ses contradictions internes et à réconcilier les multiples visions concurrentes de son identité et de son avenir.

Cette tension permanente entre ses extraordinaires réussites et ses profondes divisions internes, entre son aspiration historique à être un "État juif et démocratique" et la difficulté pratique à concilier ces deux dimensions, entre son désir de normalisation internationale et la persistance du conflit avec les Palestiniens, définissait la condition israélienne contemporaine dans toute sa complexité. L'ancien "peuple du Livre", transformé en puissance régionale de premier plan, continuait sa quête existentielle de légitimité, de sécurité et d'identité, sur cette terre ancienne où s'entrecroisaient les revendications historiques, religieuses et politiques les plus passionnées.

Au terme de ce parcours à travers les méandres de l'histoire et de la sociologie israéliennes, depuis les temps bibliques jusqu'aux défis contemporains, force est de constater que le projet sioniste, dans sa tentative de "normaliser" l'existence juive en créant un État-nation sur le modèle européen, avait paradoxalement engendré une société d'une exceptionnelle singularité. Ni complètement occidentale ni véritablement moyen-orientale, ni parfaitement séculière ni strictement religieuse, ni homogène ni totalement pluraliste, la société israélienne contemporaine défie les catégories simplistes et continue à se réinventer dans un processus dialectique permanent entre tradition et modernité, particularisme et universalisme, force et vulnérabilité.

Cette tension créatrice, qui fut à l'origine même du sionisme comme synthèse révolutionnaire entre l'héritage millénaire juif et les aspirations nationales modernes, demeure au cœur de l'identité israélienne, lui conférant à la fois sa fragilité existentielle et son extraordinaire vitalité. La capacité d'Israël à résoudre ses contradictions internes, à intégrer harmonieusement ses diverses composantes ethniques, religieuses et culturelles, et à trouver une solution juste et durable au conflit qui l'oppose encore aux Palestiniens, déterminera largement son avenir en tant qu'État juif démocratique dans cette région tourmentée qu'est le Moyen-Orient.


La paix en miettes.

Benyamin Netanyahou incarne à lui seul un aspect essentiel de la continuité historique de l'État d'Israël, pays où les lignées politiques se transmettent souvent comme des héritages dynastiques. Véritable prince de la droite israélienne, il est le fils d'un éminent intellectuel révisionniste, Benzion Netanyahou, historien de renom spécialiste des marranes espagnols et proche collaborateur de Vladimir Zeev Jabotinsky, figure tutélaire de la droite nationaliste. L'ombre glorieuse de son frère aîné, Yoni Netanyahou, héros national tombé en 1976 lors du raid d'Entebbe en Ouganda alors qu'il tentait de libérer des otages israéliens aux mains d'activistes pro-palestiniens, plane constamment sur sa trajectoire politique, comme pour rappeler que le sacrifice ultime pour la patrie court dans les veines familiales. Formé dans l'unité d'élite Sayeret Matkal, à l'instar de ses deux frères, maîtrisant un anglais châtié - fruit de ses années d'études et de formation aux États-Unis - et bénéficiant du parrainage précieux de figures comme Yitzhak Shamir et Moshe Arens, tout semblait prédestiner "Bibi", comme le surnomme affectueusement une partie de la population, à prendre un jour les rênes du Likoud.

C'est à l'âge relativement jeune de 47 ans que ce Sabra d'origine américaine accède pour la première fois au poste de Premier ministre, après avoir remporté de justesse, le 29 mai 1996, une élection qui l'opposait à l'homme politique le plus aguerri du pays: Shimon Peres. Sa campagne, articulée autour du slogan "Paix et Sécurité", joue habilement sur deux registres complémentaires et parfois contradictoires: l'espoir d'une normalisation avec les voisins arabes et la peur des attentats terroristes qui endeuillent alors le quotidien des Israéliens. Lors de sa première allocution en tant que Premier ministre, il surprend par sa modération et son discours rassembleur, tendant même la main à des rivaux historiques comme David Levy, auquel il confie le prestigieux portefeuille des Affaires étrangères. Parallèlement, il intègre Ariel Sharon à son gouvernement, créant spécialement pour cet ancien général à la réputation sulfureuse le ministère des Infrastructures nationales, position stratégique qui permettra à Sharon de poursuivre méthodiquement le développement des implantations dans les territoires occupés. Bien que farouchement opposé aux Accords d'Oslo, Netanyahou déclare contre toute attente qu'il respectera le cadre établi par ces accords, tout en réitérant fermement son opposition à la création d'un État palestinien et en réaffirmant sa détermination à consolider les implantations juives, proclamant Jérusalem capitale éternelle d'Israël.

Ce double langage, cette ambiguïté calculée, deviendra sa marque de fabrique: s'adressant au président américain Bill Clinton, au roi Hussein de Jordanie, au président égyptien Hosni Moubarak, et même à Yasser Arafat, il multiplie les promesses de paix, tout en menant une politique qui rend cette dernière toujours plus improbable. Sa première visite officielle à Washington, début juillet 1996, révèle déjà les tensions avec l'administration Clinton, le président américain, qui n'éprouve guère de sympathie pour le nouveau Premier ministre israélien et s'inquiète de sa proximité avec les néoconservateurs américains, l'exhortant à rencontrer le chef de l'OLP pour relancer le processus d'Oslo. La rencontre entre Benjamin Netanyahou et Yasser Arafat, qui finit par avoir lieu le 4 septembre en bordure de la bande de Gaza, se déroule dans un climat glacial: l'Israélien reproche à son interlocuteur de relâcher prématurément des détenus palestiniens impliqués dans des actes terroristes, tandis que le Palestinien ne cache pas son amertume face au bouclage des territoires et aux annonces incessantes de nouvelles constructions coloniales.

La tension s'aggrave considérablement lorsque Netanyahou, contre l'avis du Shin Bet (service de sécurité intérieure), ordonne le 24 septembre l'ouverture d'un tunnel archéologique dans le quartier musulman de la vieille ville de Jérusalem, reliant ce dernier au Mur des Lamentations. Cette initiative, destinée à faciliter la circulation des milliers de touristes et fidèles juifs qui s'y rendent quotidiennement, avait été prudemment repoussée par le gouvernement Rabin par souci d'apaisement. Les autorités musulmanes, persuadées que les Juifs cherchent à détruire les fondations de la mosquée Al-Aqsa pour y reconstruire leur Troisième Temple, perçoivent cette décision comme une provocation majeure. Al-Aqsa, bien plus que le troisième lieu saint de l'Islam après La Mecque et Médine, est devenue au fil des décennies l'incarnation même de l'identité palestinienne. À l'appel de Yasser Arafat, des milliers de Palestiniens se rassemblent le 25 septembre à Jérusalem-Est et dans d'autres villes pour protester contre cette initiative. Les affrontements qui s'ensuivent font 70 morts et des dizaines de blessés du côté palestinien, 15 morts et de nombreux blessés du côté israélien. Tsahal déploie des chars à l'entrée de Ramallah et menace l'Autorité palestinienne de reprendre le contrôle des villes de Cisjordanie si le calme n'est pas rétabli.

Face à cette escalade, le président Clinton convoque Netanyahou et Arafat à la Maison Blanche début octobre 1996, les sommant de reprendre les négociations sur le retrait de l'armée israélienne d'Hébron. Après trois mois de négociations laborieuses, un accord est finalement conclu: 80% de la superficie de la ville passe sous le contrôle de l'Autorité palestinienne, les 20% restants demeurant sous responsabilité israélienne pour protéger la petite communauté juive vivant au cœur de cette cité historique. Présenté au gouvernement israélien, l'accord est ratifié avec difficulté par 11 voix contre 7, le fils de l'ancien Premier ministre Menahem Begin, Benny Begin, figurant parmi les opposants les plus véhéments. L'accord est également condamné avec virulence par le Hamas et le Jihad islamique, qui y voient une trahison de la cause palestinienne.

Les premiers mois de l'année 1997 voient une nouvelle provocation d'Ariel Sharon, ministre des Infrastructures nationales, qui lance ses bulldozers à l'assaut des collines surplombant la route reliant Jérusalem à Bethléem pour y construire un vaste lotissement à Har Homa. Ce nouveau quartier, destiné à accueillir 30 000 Israéliens, vise à renforcer l'annexion de fait de Jérusalem-Est. L'initiative suscite un tollé international, car elle s'inscrit manifestement dans la stratégie de Sharon visant à compléter la ceinture de colonies entourant Jérusalem et empêchant toute continuité territoriale entre la partie arabe de la ville et le reste des territoires palestiniens. Yasser Arafat dénonce vigoureusement le Premier ministre israélien, tandis que le Conseil de sécurité des Nations Unies se réunit en séance extraordinaire. Seul un veto américain épargne à Israël une condamnation formelle de l'ONU.

Netanyahou se retrouve de nouveau sur la sellette lorsque, le 24 septembre 1997, il ordonne au Mossad d'éliminer, dans la capitale jordanienne, le chef politique du Hamas, Khaled Meshaal. Cette décision fait suite à un attentat-suicide perpétré deux mois plus tôt dans un marché de Jérusalem, ayant causé la mort de 14 personnes. L'opération tourne au fiasco diplomatique: deux agents israéliens, infiltrés en Jordanie munis de faux passeports canadiens, parviennent à injecter une substance toxique à l'oreille du chef du Hamas, mais sont immédiatement arrêtés et leur véritable identité révélée, tandis que Meshaal est transporté à l'hôpital entre la vie et la mort. Informé de l'incident, le roi Hussein menace le Premier ministre israélien d'envoyer ses soldats prendre d'assaut l'ambassade d'Israël pour y arrêter les responsables de l'opération et de rompre ses relations avec l'État hébreu si Netanyahou ne lui fait pas parvenir immédiatement l'antidote nécessaire pour sauver le blessé. Danny Yatom, directeur du Mossad, est dépêché en urgence à Amman pour rencontrer le monarque hachémite, et l'antidote est administré à Meshaal, qui survit.

Cet épisode révèle une facette méconnue des relations complexes entre le Hamas et ses voisins. Peu de temps avant cette tentative d'assassinat, le roi Hussein avait soumis au directeur adjoint du Mossad une proposition émanant directement du Hamas, selon laquelle l'organisation islamiste était prête à conclure une trêve de trente ans avec Israël. Très conscient des espoirs suscités chez les Palestiniens par les accords d'Oslo, le Hamas avait temporairement mis en sourdine sa condamnation de principe de toute négociation avec l'État juif. Sans renoncer formellement au jihad, le cheikh Yassin et ses compagnons n'étaient pas loin d'adopter la position stratégique qui avait été, durant des années, celle de l'OLP vis-à-vis d'Israël: une libération par étapes de la Palestine, se traduisant dans un premier temps par la récupération des territoires occupés en 1967, assortie du retrait israélien de Jérusalem-Est et de la reconnaissance du droit au retour des réfugiés de la Nakba (l'exode palestinien de 1948). En échange, le Hamas se disait prêt non pas à une réconciliation définitive ou à une paix durable, mais à une simple trêve (hudna), armistice provisoire qui laisserait aux musulmans la possibilité de reprendre les armes le moment venu. Depuis 1993, le Hamas avait d'ailleurs fait preuve d'une certaine prudence dans ses relations avec le nouveau pouvoir palestinien, évitant notamment d'entraver le processus démocratique initié en 1996 par l'élection au suffrage universel du Conseil législatif palestinien et celle de Yasser Arafat comme premier président de l'Autorité palestinienne. Sans jamais dissimuler le fossé idéologique le séparant de la mouvance laïque du mouvement national palestinien, le Hamas était parvenu à contenir la frustration de ses militants les plus radicaux, partisans d'une guerre à outrance contre Israël, qui s'indignaient parfois de voir des policiers palestiniens les empêcher de perpétrer des attentats en territoire israélien. La réalité est que c'était davantage Yasser Arafat et l'OLP qui, à l'instar de larges couches de la population palestinienne, subissaient l'influence croissante du discours islamiste du Hamas, et non l'inverse.

Dépêché d'urgence dans la capitale jordanienne après l'échec de l'opération contre Meshaal, le directeur adjoint du Mossad, Efraim Halevy, qu'une solide amitié unissait au roi Hussein, suggéra à Jérusalem de libérer le cheikh Yassin, fondateur du Hamas, et plusieurs de ses compagnons, arrêtés en 1989. Netanyahou s'exécuta, mais le retour triomphal du vénérable religieux à Gaza porta ombrage à Yasser Arafat, contribuant indirectement à accélérer les dynamiques qui conduiraient plus tard au déclenchement de la deuxième Intifada.

Sur la scène politique intérieure israélienne, d'importants changements se profilaient. Le Parti travailliste, ayant choisi l'ancien chef d'état-major Ehud Barak pour succéder à Shimon Peres, modifia en mai 1997 son programme électoral, supprimant la motion adoptée de longue date contre la création d'un État palestinien. Ce revirement reflétait une évolution significative de l'opinion israélienne qui, à cette époque, ne s'opposait plus majoritairement à la coexistence d'un État palestinien aux côtés d'Israël.

Dans ce contexte politique mouvant, où la droite du Likoud commençait à se rebeller contre ce qu'elle percevait comme des concessions excessives, Benjamin Netanyahou nomma, le 13 octobre 1998, Ariel Sharon ministre des Affaires étrangères. Le "bulldozer", comme on le surnommait, entretenait des rapports privilégiés avec le roi Hussein, lui ayant notamment alloué, en tant que ministre des Infrastructures nationales, 50 millions de mètres cubes d'eau annuels provenant du lac de Tibériade. C'est à ce titre de ministre des Affaires étrangères qu'il rejoignit, dans le Maryland, les négociations entre Américains, Israéliens et Palestiniens à Wye River Plantation, visant à parvenir à un nouvel accord pour un retrait israélien de 13% des zones établies par les accords d'Oslo II. Un mémorandum fut finalement signé le 23 octobre entre un Yasser Arafat radieux et un Premier ministre israélien visiblement mal à l'aise. Deux jours auparavant, ce dernier avait menacé de faire ses bagages et de quitter les négociations, mais il avait changé d'avis après la visite surprise du roi Hussein qui, le crâne rasé et le visage ravagé par la maladie qui l'emporterait quelques mois plus tard, avait imploré Palestiniens et Israéliens d'accepter le compromis élaboré par l'équipe du président Clinton.

L'accord prévoyait le redéploiement des troupes israéliennes sur une période de douze semaines, stipulant la libération graduelle de prisonniers palestiniens, l'ouverture d'une liaison routière sécurisée entre la Cisjordanie et Gaza, ainsi que l'entrée en service de l'aéroport international de Gaza. Les Palestiniens s'engageaient pour leur part à confisquer les armes à feu en circulation dans les territoires, à arrêter les suspects signalés par les services israéliens, à démanteler les réseaux terroristes islamistes et à abolir définitivement, dans la charte de l'OLP, les clauses stipulant la destruction d'Israël. Tout cela devait s'effectuer en cinq étapes successives. L'accord de Wye River Plantation fut ratifié par la Knesset le 17 novembre, notamment grâce aux voix de la gauche. Le Premier ministre peinait cependant à résister aux pressions intenses de l'aile droite de sa coalition, qui réclamait la suspension de l'accord. Il finit par céder, décidant le 21 décembre de stopper l'évacuation des troupes et de convoquer de nouvelles élections législatives, fixées au 17 mai 1999. Trois candidats principaux se retrouvèrent en lice: Benjamin Netanyahou pour le Likoud, Ehud Barak pour les travaillistes, et Benny Begin pour l'extrême droite.

Ehud Barak, né en 1942, ancien chef d'état-major général des forces armées israéliennes, nourrissait une très haute opinion de lui-même, non sans raison. Soldat le plus décoré de l'histoire d'Israël, il avait également brillé dans ses études, décrochant une double licence de mathématiques et de physique à l'Université hébraïque de Jérusalem, puis un master d'économie à l'université Stanford en Californie. Ministre de l'Intérieur sous Rabin, puis des Affaires étrangères sous Peres, il s'était emparé de la direction du Parti travailliste en 1996, au lendemain de la défaite électorale de Peres face à Netanyahou. Manquant quelque peu de charisme, ce personnage hybride entre faucon et colombe, brillant et distant, fut le premier dirigeant travailliste à présenter ses excuses aux Juifs orientaux pour les humiliations subies lors de leur installation en Israël dans les années 1950. Ce geste symbolique, destiné à réconcilier la population des quartiers périphériques et des villes de développement avec la gauche, contribua sans doute à son accession au pouvoir le 17 mai 1999.

Conformément au nouveau système électoral, Barak fut élu directement par le peuple, mais cela ne modifia guère l'équilibre des forces entre les deux blocs parlementaires. Le Likoud avait certes perdu des sièges, passant de 32 à 19, mais certainement pas au profit du Parti travailliste, qui avait lui-même reculé de 34 à 26 sièges. Le grand bénéficiaire de ces élections fut le parti ultra-orthodoxe séfarade Shas, qui passa de 10 à 17 sièges. Malgré sa victoire confortable contre Netanyahou dans l'élection directe au poste de Premier ministre, Barak, pour disposer d'une majorité stable à la Knesset, dut constituer une coalition hétéroclite intégrant des partis que tout opposait, comme le Shas, le parti russophone Israël Be'Aliya, et, à l'autre extrémité du spectre politique, les formations de gauche comme Meretz et Shinui.

L'une des premières décisions du nouveau Premier ministre fut d'informer Yasser Arafat de sa volonté d'appliquer les clauses de l'accord de Wye River Plantation laissées en suspens par son prédécesseur. Le leader palestinien accueillit favorablement cette initiative, et les deux hommes se rencontrèrent à Charm el-Cheikh le 4 septembre 1999 pour un premier sommet, en présence de la secrétaire d'État américaine Madeleine Albright, du président égyptien Hosni Moubarak et du roi Abdullah II de Jordanie, qui avait succédé à son père Hussein, décédé en février. La rencontre déboucha sur trois résolutions majeures: la première prévoyait trois nouveaux retraits des troupes israéliennes; la deuxième, la libération par Israël de 350 prisonniers palestiniens; et la troisième, la plus novatrice, annonçait l'ouverture, à partir du 13 septembre 1999, de négociations intensives entre Israéliens et Palestiniens en vue d'un règlement définitif du conflit, sur la base des résolutions 242 et 338 des Nations Unies.

Les premiers accrocs surgirent cependant dès la mise en application de l'accord, chacune des parties accusant l'autre de ne pas en respecter l'esprit ou la lettre. Les Israéliens reprochaient à Arafat son inaction face aux attentats terroristes, tandis que les Palestiniens dénonçaient la poursuite insidieuse de la colonisation. Ces tensions conduisirent à une suspension des pourparlers, et Barak annula plusieurs de ses engagements.

Confronté à cette impasse avec les Palestiniens, le Premier ministre israélien décida de se tourner vers Hafez al-Assad, estimant que le conflit avec la Syrie était plus aisément soluble. Dans le sillage de ses prédécesseurs travaillistes, il retrouva sur son bureau les résultats des négociations antérieures entre le président syrien et Netanyahou. Ce dernier avait accepté le principe d'un retrait des troupes israéliennes du Golan jusqu'à la ligne d'armistice du 4 juin 1967, tandis que le président syrien ne s'opposait pas à la présence sur le plateau, pendant quinze ans, de postes d'observation américains et français. Netanyahou n'avait cependant pas mené ces négociations à leur terme, cédant aux pressions des éléments les plus radicaux de son parti.

Pour Barak, la signature d'un traité de paix avec la Syrie présentait trois avantages évidents: neutraliser le seul pays arabe représentant encore une menace militaire sérieuse pour Israël; se désengager du sud du Liban, où des soldats israéliens tombaient presque quotidiennement sous les coups du Hezbollah; et, enfin, ouvrir la voie à une normalisation avec l'ensemble du monde arabe, Damas étant perçue comme la clé de cette réconciliation régionale. Les premiers échanges entre Barak et Assad furent prometteurs, le leader syrien complimentant l'Israélien pour sa force et son honnêteté, ce dernier saluant en retour la capacité d'Assad à bâtir un État fort et indépendant, gage de stabilité au Moyen-Orient. Mais les pourparlers s'enlisèrent rapidement. Le président Bill Clinton se rendit spécialement à Genève le 26 mars 2000 pour y rencontrer le président Assad, qui avait entre-temps durci sa position, exigeant désormais non seulement la restitution du plateau du Golan mais également l'accès à la rive nord du lac de Tibériade, ce que les Israéliens considéraient comme inacceptable.

Après cet échec sur le front syrien, Barak décida de mettre à exécution l'une de ses promesses de campagne: le retrait unilatéral des dernières unités israéliennes stationnées au Liban depuis l'invasion de 1982. Le Premier ministre ordonna à l'armée de quitter le territoire libanais le 7 juillet 2000, ce qui entraîna l'effondrement immédiat de l'Armée du Liban-Sud, milice alliée d'Israël, et la dispersion de ses 6 500 hommes, tandis que les combattants du Hezbollah déferlaient triomphalement sur les villages de l'ancienne "zone de sécurité" établie par l'État hébreu.

Le mois de juin 2000 fut marqué par deux événements majeurs: le décès du président Hafez al-Assad, auquel succéda son fils Bachar, et l'élection surprise de Moshe Katsav au poste de président de l'État d'Israël, battant contre toute attente le favori Shimon Peres. L'option syrienne étant désormais caduque, Barak décida de concentrer ses efforts diplomatiques sur le dossier palestinien, appelant dès mars 2000 à la convocation d'un nouveau sommet avec Yasser Arafat et le président Clinton. Témoignant de sa bonne volonté, il exécuta le deuxième redéploiement prévu par les accords antérieurs, transférant à l'Autorité palestinienne trois zones d'une superficie totale de 341 km². Il accepta même, à la demande de Yasser Arafat, d'inclure dans ce transfert la bourgade d'Abou Dis, aux portes de Jérusalem. Ce geste fit sortir de leurs gonds les colons des territoires occupés et leurs soutiens au gouvernement, notamment les ministres ultra-orthodoxes et russophones, qui menacèrent de quitter la coalition.

Barak sollicita auprès du président américain la convocation d'un nouveau sommet, mais l'enthousiasme n'était plus au rendez-vous. Yasser Arafat craignait qu'un échec ne conduise à une nouvelle escalade de violence, tandis que Bill Clinton, désireux de couronner son second mandat à la Maison Blanche par un succès diplomatique éclatant, considérait ce sommet comme sa dernière carte maîtresse, qu'il ne fallait pas gâcher inconsidérément. La rencontre eut finalement lieu le 11 juillet 2000 à Camp David, conçue comme un "sommet du tout pour le tout" devant durer quinze jours. Arafat s'y rendit avec la conviction qu'on cherchait à lui imposer un accord désavantageux, l'obligeant à des concessions inacceptables sur Jérusalem-Est, notamment en ce qui concerne l'esplanade des Mosquées. Quelques semaines auparavant, le roi d'Arabie saoudite lui avait d'ailleurs rappelé que la mosquée Al-Aqsa était un lieu saint de l'Islam appartenant à l'ensemble des musulmans, pas seulement aux Palestiniens. De son côté, Barak arrivait en position de faiblesse: sans coalition gouvernementale depuis le 9 juillet ni majorité stable à la Knesset, qui lui avait refusé sa confiance par 54 voix contre 52 la même semaine, il jouait son avenir politique sur l'issue de ces négociations. Alors que Yasser Arafat menaçait de proclamer unilatéralement l'indépendance de la Palestine en cas d'échec des pourparlers, le Premier ministre israélien ne prêtait guère attention aux avertissements de ses services de renseignement, qui lui prédisaient que les territoires occupés s'embraseraient si le sommet s'achevait sans résultat tangible. Conscient de la gravité des enjeux, Barak ne fit pourtant rien pour faciliter une issue positive, s'interdisant tout contact direct avec Arafat durant l'intégralité du sommet.

La réalité est que Yasser Arafat, alors âgé de 70 ans, se radicalisait face à ce qu'il percevait comme l'inefficacité de la stratégie de négociation d'Ehud Barak. Il exigeait désormais des fondamentaux non négociables: retour aux frontières de 1967, restitution intégrale de la vieille ville de Jérusalem et de l'esplanade des Mosquées, reconnaissance du droit au retour des réfugiés palestiniens de 1948. Le leader palestinien avait d'ailleurs joué cartes sur table dès l'ouverture de la conférence, ne cachant pas au président Clinton qu'il aurait préféré une conférence internationale avec la participation de l'Union européenne, de la Russie et des pays arabes, plutôt qu'un sommet tripartite avec les seuls Américains comme médiateurs. Il ne comprenait pas pourquoi il fallait organiser une telle rencontre alors que les Nations Unies, par leurs différentes résolutions, avaient depuis longtemps dessiné les contours d'un règlement: l'établissement d'un État palestinien sur tous les territoires conquis par Israël en 1967, le démantèlement des colonies, la partition de Jérusalem et un retour massif des réfugiés palestiniens en territoire israélien. Cette intransigeance suscita l'irritation de la délégation américaine. Les Palestiniens rejetèrent la proposition israélienne de leur transférer 81% de la Cisjordanie, arguant que dans ses frontières de juin 1967, Israël s'étendait déjà sur 78% de la superficie de la Palestine mandataire, et qu'ils ne voyaient pas pourquoi, sur les 22% restants, l'État hébreu devait encore s'arroger 10% de territoire supplémentaire. La délégation israélienne repoussa quant à elle la revendication historique du droit au retour des réfugiés palestiniens, mais accepta néanmoins d'autoriser un retour symbolique de 10 000 à 30 000 personnes (sur les 3,6 millions recensées par les Nations Unies) sur une période de dix ans, proposition jugée "insultante" par les négociateurs palestiniens.

Mais c'est sur la question de Jérusalem que le sommet achoppa définitivement. La pierre d'achoppement était le statut du "bassin sacré" comprenant l'esplanade des Mosquées, le Mont du Temple (pour les juifs), le Mur des Lamentations et le Saint-Sépulcre. Les Palestiniens réclamaient la pleine souveraineté sur Jérusalem-Est et sur la vieille ville, incluant l'esplanade des Mosquées. Israël s'y opposait catégoriquement, souhaitant conserver sa souveraineté sur ce lieu hautement symbolique tout en garantissant aux juifs l'accès au Mur des Lamentations. Pour sortir de l'impasse, la délégation israélienne proposa finalement un partage de souveraineté sur la vieille ville, octroyant aux Palestiniens les quartiers musulman et chrétien. Yasser Arafat expliqua alors qu'il ne représentait pas seulement le peuple palestinien mais l'ensemble du monde musulman, et qu'à ce titre, il ne pouvait accepter que l'espace où se dressent le Dôme du Rocher et la mosquée Al-Aqsa soit placé sous une souveraineté non musulmane.

Le sommet se termina le 24 juillet sans qu'un accord-cadre n'ait pu être trouvé. Arafat rejeta les suggestions de dernière minute de Bill Clinton, les qualifiant de "copie légèrement retouchée des propositions israéliennes". Furieux, le président américain fit porter l'entière responsabilité de l'échec au dirigeant palestinien. Trois jours plus tard, dans une interview accordée à la télévision israélienne, il loua au contraire "le grand courage" du Premier ministre Barak, annonçant le renforcement des relations bilatérales avec Israël, allant même jusqu'à évoquer le possible transfert de l'ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. Pendant que Yasser Arafat était accueilli par une foule en liesse à Gaza, le Premier ministre israélien tirait de cet échec une conclusion amère qui allait marquer durablement la politique israélienne et l'imaginaire collectif de son peuple : "les Israéliens n'ont pas de partenaire pour faire la paix". Cette formule lapidaire, bientôt reprise en leitmotiv par toute la droite israélienne, constituait un revirement dramatique après sept années de processus d'Oslo et enterrait, peut-être durablement, les espoirs d'une génération.

Les canaux de communication entre Israéliens et Palestiniens n'étaient pourtant pas totalement rompus. Le 21 septembre 2000, à une semaine du déclenchement de ce qui allait devenir la seconde Intifada, Ehud Barak recevait à dîner à son domicile le président palestinien. L'ambiance fut décrite comme cordiale, mais rien de concret ne sortit de cette ultime rencontre. Tirant les leçons de l'échec des négociations et soucieux de laisser une marque diplomatique avant la fin de son second mandat, Bill Clinton rassembla à la Maison Blanche des représentants israéliens et palestiniens, leur présentant un plan détaillé qui tentait de répondre aux attentes des deux parties.

Le "plan Clinton" prévoyait un futur État palestinien dont la capitale se trouverait dans la partie arabe de Jérusalem et qui engloberait 95% des territoires occupés, l'État hébreu devant céder 1 à 3% de son propre territoire en compensation des zones qu'il conserverait. S'agissant de Jérusalem, les quartiers arabes reviendraient aux Palestiniens, les quartiers juifs aux Israéliens, tandis que le Mur des Lamentations resterait sous souveraineté juive et l'esplanade des Mosquées passerait sous contrôle palestinien, une force internationale veillant à l'application de ces dispositions sensibles. Sur la question épineuse des réfugiés, Israël reconnaîtrait les souffrances morales et matérielles infligées aux Palestiniens en 1948, mais le droit au retour s'entendrait principalement comme un droit de revenir dans le futur État de Palestine, non à l'intérieur des frontières de l'État d'Israël. Une force internationale garantirait l'application de ces clauses, son retrait n'étant possible que par consentement mutuel des deux parties. Israël maintiendrait en outre, pendant une période limitée, une présence militaire le long du Jourdain ainsi que trois stations d'alerte en Cisjordanie. L'État palestinien serait démilitarisé, ne disposant que de forces de police et de sécurité intérieure.

Israéliens et Palestiniens acceptèrent ces "paramètres Clinton" malgré de fortes réserves de part et d'autre, convenant de se rencontrer à nouveau en Égypte début 2001 pour finaliser l'accord. Mais l'aura du Premier ministre israélien était désormais ternie, même auprès de ses alliés traditionnels. Il avait notamment obtenu le soutien du président Jacques Chirac et de son ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, pour la création d'une commission d'enquête internationale sur les affrontements de l'esplanade des Mosquées, initiative qui avait suscité la fureur des milieux politiques israéliens, prompts à accuser la France d'encourager l'intransigeance de Yasser Arafat. Les perspectives de paix s'amenuisaient à vue d'œil, l'opinion israélienne se durcissant face à ce qu'elle percevait comme l'obstination palestinienne : 48% des Israéliens s'opposaient aux propositions de paix du président américain, 57% rejetaient le contrôle de l'esplanade des Mosquées par les Palestiniens et 72% se prononçaient contre tout retour, même symbolique, des réfugiés palestiniens en Israël.

Depuis la fin de la première Intifada et la conclusion des accords d'Oslo en 1993, tout un pays avait vécu dans l'espoir d'une paix imminente et de l'avènement d'un "nouveau Moyen-Orient", selon la formule popularisée par Shimon Peres. Après l'annonce de l'échec de Camp David, cet état d'esprit avait radicalement changé. La classe politique conventionnelle étant largement discréditée, comme à l'époque de Golda Meir, les Israéliens se tournèrent vers les "hommes forts", notamment issus des cercles militaires et sécuritaires. Le réveil fut tout aussi rude du côté palestinien : exaspérée par trente années d'occupation militaire, de bouclage des territoires, de barrages routiers, de destructions de maisons, de perquisitions arbitraires et par la poursuite inexorable de la colonisation, confrontée à l'éloignement de la perspective d'indépendance après l'échec de Camp David, la population des territoires occupés bascula vers l'insurrection.

La précipitation d'Ehud Barak, conjuguée à l'impatience d'un président Clinton en fin de mandat et à l'incapacité de Yasser Arafat d'abandonner son costume de révolutionnaire charismatique pour endosser celui d'homme d'État pragmatique, avait mené à l'impasse de Camp David. Il ne manquait plus que l'étincelle pour mettre le feu aux poudres. Celle-ci fut allumée par Ariel Sharon lors de sa visite intempestive, le jeudi 28 septembre 2000, sur l'esplanade des Mosquées.

Les conseillers en communication du nouveau dirigeant du Likoud s'étaient efforcés de donner une image plus rassurante du général baroudeur, le présentant comme un Ariel Sharon mélomane, parlant peu et à l'écoute de ses interlocuteurs, un grand-père idéal jouant avec ses petits-enfants ou bien un vieux cowboy sillonnant à cheval les champs immenses de son ranch dans le Néguev. Très affecté par la mort en mars 2000 de son épouse Lily, Sharon semblait s'ennuyer dans les bureaux du Likoud à Tel-Aviv, entouré de ses deux fils Omri et Gilad, qui ne le quittaient jamais. L'ancien ministre de la Défense, responsable controversé de la première guerre du Liban, restait cependant l'un des derniers représentants encore actifs de la génération des fondateurs de l'État, figure imposante et charismatique qui, à 72 ans, demeurait capable de polariser l'opinion.

L'idée de monter sur l'esplanade des Mosquées ne surgit pas ex nihilo : elle lui fut suggérée par l'ancien conseiller électoral de Netanyahou, l'Américain Arthur Finkelstein, qui y voyait la meilleure façon de protester symboliquement contre l'acceptation tacite par Barak d'une redivision de Jérusalem. Ses propres fils n'étaient d'ailleurs pas favorables à cette initiative, conscients des risques qu'elle comportait. Entouré de journalistes, de députés et de militants, escorté par plus de 1 500 policiers, Sharon arriva sur l'esplanade à 7h30 du matin, y restant environ 45 minutes sans pénétrer dans les lieux de culte musulmans. Il fut accueilli par quelques centaines de manifestants, parmi lesquels des députés arabes israéliens encadrés par des membres de la Shabiba, organisation de jeunesse du Fatah.

Le lendemain, l'esplanade des Mosquées s'enflamma lorsque, à l'issue de la prière hebdomadaire du vendredi, des milliers de fidèles commencèrent à lancer des pierres en direction des juifs en prière devant le Mur des Lamentations en contrebas. Les policiers israéliens, dépêchés sur place pour protéger les fidèles juifs, furent accueillis par un déluge de pierres et de cocktails Molotov. Ils ripostèrent, tirant des balles en caoutchouc mais aussi des munitions réelles. Plusieurs lanceurs de pierres furent touchés, ainsi que des fidèles pris dans la cohue. Bilan : quatre morts et 160 blessés. Les affrontements s'étendirent rapidement à toute la ville, puis à l'ensemble des territoires occupés. L'Autorité palestinienne appela à une grève générale et incita la population à "marcher sur Jérusalem" et à prendre part au "jihad contre les Juifs", formulation qui allait alimenter les accusations israéliennes d'incitation à la violence.

La question du rôle de Yasser Arafat dans le déclenchement de ces émeutes devint immédiatement un sujet de controverse majeure. Le Shin Bet, le Mossad et les services de renseignement militaires disposaient pourtant tous des mêmes informations : le mouvement était parti spontanément "d'en bas", l'agitation n'avait été ni initiée ni téléguidée par Yasser Arafat ou par l'Autorité palestinienne. Néanmoins, pour certains chefs militaires opportunistes comme le chef d'état-major Shaul Mofaz et son adjoint Moshe Ya'alon, Arafat était indéniablement l'instigateur de l'Intifada. Cette théorie, bien que dénuée de preuves tangibles, allait servir à justifier la réponse israélienne.

Le général Mofaz, ancien parachutiste considéré comme rigide et sans grande envergure intellectuelle, fut chargé de mater le nouveau soulèvement palestinien. Lui et Ya'alon allégèrent considérablement les consignes encadrant l'usage des armes à feu et laissèrent une totale liberté d'action à leurs officiers, leur donnant pour seules instructions de "faire payer cher aux Palestiniens leurs agissements" et de minimiser autant que possible les pertes israéliennes. Le général Mofaz assura ses subordonnés du soutien indéfectible de l'état-major en cas de "bavure". Ainsi, aucune enquête officielle ne fut ouverte par l'armée sur les circonstances de la mort, le 30 septembre 2000, du jeune Mohammed al-Doura, filmé alors qu'il périssait dans les bras de son père sous les balles israéliennes. Cet événement tragique devint rapidement le symbole iconique de la seconde Intifada, les images diffusées par France 2 faisant le tour du monde, suscitant partout indignation et condamnations d'Israël. La mort du jeune enfant précipita en outre l'entrée des Arabes israéliens (citoyens palestiniens d'Israël) dans la révolte. Le pays se trouva ainsi confronté, à partir du 1er octobre, à un soulèvement général de sa propre minorité arabe, longtemps considérée comme relativement intégrée mais désormais en rupture avec l'État. La police n'hésita pas à faire usage des armes à feu pour réprimer ces manifestations, traitant ces citoyens israéliens avec la même sévérité que les habitants des territoires occupés.

Le rêve d'Oslo s'écroulait pierre par pierre. Après les Palestiniens des territoires et les Arabes d'Israël, ce fut au tour de la frontière libanaise de se réveiller : le 7 octobre, le Hezbollah raviva les mauvais souvenirs des Israéliens en enlevant trois soldats dans le nord du pays, exploitant le vide sécuritaire créé par le retrait récent de l'armée israélienne.

Mais l'événement qui allait marquer le plus durablement les esprits au cours des deux premières semaines de la révolte fut le lynchage, le 12 octobre, devant les caméras d'une télévision italienne, de deux réservistes israéliens, Vadim Norzich et Yossi Avrahami, qui étaient entrés par erreur dans la zone palestinienne de Ramallah. Les manifestants en furie forcèrent les policiers de l'Autorité palestinienne à leur remettre les deux hommes et les mirent sauvagement à mort, traînant ensuite leurs corps dans les rues. Diffusées dans le monde entier, des images d'une cruauté inouïe restèrent gravées dans la mémoire collective israélienne : celle du corps d'un des soldats éjecté d'une fenêtre et tombant aux pieds d'une foule en délire, précédée par l'apparition à l'écran d'un jeune manifestant exultant de joie, les mains dégoulinantes de sang.

L'armée israélienne envoya ses avions bombarder des installations palestiniennes à Gaza et Ramallah. Ces raids, considérés comme disproportionnés par la communauté internationale, s'avérèrent contre-productifs : en réaction, l'Autorité palestinienne relâcha la plupart des militants du Hamas qu'elle détenait. Un second raid contre Gaza fut effectué le 20 novembre après un attentat contre un bus israélien ayant fait deux morts et neuf blessés. En signe de protestation, l'Égypte rappela le lendemain son ambassadeur à Tel-Aviv, signalant la détérioration des relations avec le principal partenaire arabe d'Israël.

Conformément à la stratégie voulue par le général Mofaz, le nombre de victimes palestiniennes était environ sept fois plus élevé que celui des Israéliens : 272 morts d'un côté, dont 83 adolescents de moins de 18 ans, contre 41 morts de l'autre, dont 19 soldats. Cette disproportion alarmante alimenta les critiques internationales contre la gestion israélienne de la crise.

Épargnant étrangement les islamistes du Hamas et du Jihad Islamique, l'armée israélienne concentra ses frappes, jusqu'à la fin décembre, sur les infrastructures de l'Autorité palestinienne. Le chef d'état-major expliquait à qui voulait l'entendre que l'objectif était de contraindre Yasser Arafat à "prendre les mesures adéquates pour ramener le calme dans les territoires". Paradoxalement, en affaiblissant systématiquement l'Autorité palestinienne, l'armée contribuait directement à un retour en force sur le terrain du Hamas et du Jihad islamique. Comme lors de la première Intifada, ces mouvements radicaux allaient combler le vide laissé par le nationalisme et la gauche palestinienne, qui n'étaient plus crédités que d'un très faible pourcentage de sympathisants dans l'opinion publique des territoires.

Face à ce chaos grandissant, Ehud Barak démissionna le 9 décembre 2000. Le scrutin pour la désignation de son successeur fut fixé au 6 février 2001 et, à la stupéfaction générale, le Premier ministre démissionnaire se porta lui-même candidat à sa propre succession. Entre-temps, un nouveau président entrait en fonction à la Maison Blanche : George W. Bush, dont les priorités diplomatiques au Moyen-Orient allaient sensiblement différer de celles de son prédécesseur.

Le 28 janvier 2001, Shimon Peres et Yasser Arafat furent conviés ensemble au Forum économique de Davos, en Suisse. L'ancien Premier ministre israélien y parla de paix, de partenariat économique et de coopération avec les Palestiniens. Yasser Arafat, lui, profita de cette tribune internationale pour fustiger Israël, l'accusant de "colonialisme", de "fascisme", d'"assassinats ciblés", de "chercher à détruire le peuple palestinien" et même d'"utiliser des munitions à charge nucléaire miniaturisée contre des civils", accusations outrancières qui ne firent qu'accentuer son isolement diplomatique.

Les Israéliens, désorientés par cinq mois de violence ininterrompue, élurent triomphalement l'ancien général Ariel Sharon à la tête du gouvernement, préférant confier leur destin à un "homme fort" plutôt qu'aux politiciens conventionnels qui avaient, à leurs yeux, échoué à garantir leur sécurité. Ce choix heurta profondément les chancelleries occidentales, longtemps réticentes à traiter avec Sharon en raison de son rôle controversé dans le massacre de Sabra et Chatila lors de la guerre du Liban. Le nouveau Premier ministre s'empressa néanmoins de former un gouvernement d'union nationale, incluant à ses côtés Shimon Peres comme ministre des Affaires étrangères et Benjamin Netanyahou aux Finances, tentant ainsi de projeter une image de rassemblement face à la crise.

Sharon n'avait nul besoin de longues analyses de la part du chef d'état-major pour conforter sa conviction que Yasser Arafat était le principal responsable de l'Intifada. Sa première visite officielle après son investiture fut donc pour les unités militaires déployées dans les zones les plus sensibles, un message clair sur ses priorités. Le général Mofaz ne laissa planer aucune ambiguïté sur la stratégie à venir : "On les écrase d'abord, on verra après".

Plus violente et aux accents religieux plus prononcés que la première, la seconde Intifada fut caractérisée d'emblée par l'utilisation massive d'armes à feu et par la participation, du côté palestinien, non seulement du Hamas et du Jihad islamique, mais également des Brigades des Martyrs d'Al-Aqsa et du Tanzim, milices armées affiliées au Fatah. Le Tanzim était dirigé par Marwan Barghouti, dont les relations avec Arafat et la "vieille garde" palestinienne étaient notoirement tendues. La plupart des combattants de ces milices étaient nés sous l'occupation israélienne et habitaient les camps de réfugiés des territoires où ils avaient appris le maniement des armes. Impressionnés par les succès du Hezbollah au Liban-Sud, ils poussaient à l'escalade, tant pour accélérer le processus d'établissement d'un État palestinien indépendant que pour se tailler une position de force dans l'organigramme des futures institutions nationales. Barghouti lui-même avait été l'instigateur de la première grande manifestation qui avait suivi la visite d'Ariel Sharon sur l'esplanade des Mosquées.

Les Palestiniens réagirent à l'élection de Sharon en multipliant leurs opérations à l'intérieur même du territoire israélien, alors que depuis le début de l'Intifada, ils s'en étaient pris presque exclusivement aux colons et aux soldats. Selon des renseignements parvenus le 11 février 2001 à l'état-major israélien, ce serait Yasser Arafat en personne qui aurait décidé ce changement de stratégie, après avoir constaté que le nombre de victimes juives était très inférieur à celui des Palestiniens. "Vous savez ce qui vous reste à faire", aurait-il déclaré à ses officiers et au chef militaire du Hamas, allusion à peine voilée aux attentats-suicide à l'entrée des gares routières, des cafés, des cinémas et autres lieux de rassemblement public, frappant sans discernement soldats et civils, vieillards, femmes et enfants. Le plus meurtrier de ces attentats-suicide eut lieu le 1er juin 2001 contre la discothèque "Dolphinarium" sur la plage de Tel-Aviv, faisant vingt-et-un morts, principalement des adolescents d'origine russe.

La pratique des attentats-suicide, initialement controversée, gagnait une acceptation croissante au sein de la société palestinienne : alors qu'en 1996, seuls 26% de la population y étaient favorables, ils étaient 66% en janvier 2001. Le profil du "kamikaze" avait lui aussi considérablement évolué : ce n'étaient plus seulement de jeunes célibataires fanatisés et peu instruits, mais des individus issus de toutes les couches de la société palestinienne – pères de famille, ingénieurs, enseignants, femmes, et même adolescents – acceptant de sacrifier leur vie pour protester contre l'occupation israélienne.

Le 31 juillet 2001, l'armée israélienne procéda à la "liquidation ciblée" du cheikh Jamal Mansour, considéré comme le chef du Hamas à Naplouse. Quelques semaines plus tard, le 11 septembre 2001, le monde entier fut bouleversé par les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone, perpétrés par Al-Qaïda. "Les Américains vont enfin comprendre ce que nous subissons quotidiennement" fut la réaction spontanée de nombreux Israéliens, convaincus que cette tragédie rapprocherait les États-Unis de leur cause. Quelle ne fut pas la surprise d'Ariel Sharon lorsque, peu après le 11 septembre, il commença à recevoir des appels de plus en plus pressants de la Maison Blanche et du Département d'État, lui demandant d'atténuer la répression dans les territoires! L'administration Bush, cherchant à rallier le monde musulman dans sa "guerre contre le terrorisme", craignait que l'intransigeance israélienne ne complique sa tâche diplomatique.

Washington tint rigueur à Sharon de certains propos particulièrement musclés comparant le président palestinien à Oussama Ben Laden, et ce dernier finit par accepter que son ministre des Affaires étrangères rencontre Yasser Arafat. Bien que l'entrevue n'ait rien apporté de substantiel, le président de l'OLP, qui avait auparavant pris soin de contacter le président Bush pour déplorer les manifestations de joie qui avaient accueilli dans certains territoires palestiniens la chute des tours jumelles, pouvait légitimement espérer un changement d'attitude américaine à son égard. Dans un effort pour rallier autour de lui le monde musulman contre le terrorisme islamiste, le président des États-Unis avait en effet, le 2 octobre, exprimé son soutien ferme à la création d'un État palestinien aux côtés d'Israël, initiative sans précédent pour un dirigeant républicain.

Le 17 octobre 2001, des militants palestiniens assassinèrent dans sa chambre d'hôtel à Jérusalem le ministre israélien du Tourisme, Rehavam Zeevi, ancien général et chef du parti d'extrême-droite Moledet. Ce meurtre, revendiqué par le Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), était présenté comme une réponse à l'élimination, deux mois auparavant, de son secrétaire général, Abou Ali Mustafa, tué par un missile israélien alors qu'il se trouvait dans son bureau de Ramallah.

Entre novembre 2000 et juin 2004, l'armée israélienne procéda à 237 "liquidations ciblées", soit une action tous les cinq jours en moyenne. Outre les cibles désignées, 125 personnes (considérées comme des "dommages collatéraux") furent tuées dans ces opérations et près de 600 autres blessées. C'est le Shin Bet qui était responsable de la désignation des personnalités à abattre dans ce qui s'apparentait de plus en plus à une politique systématique d'assassinats extrajudiciaires. Ces méthodes ne purent cependant empêcher deux attentats particulièrement meurtriers perpétrés par le Hamas le 2 décembre à Jérusalem-Ouest et à Haïfa, faisant au total 26 morts et près de 200 blessés.

En représailles, les Israéliens bombardèrent le quartier général d'Arafat à Gaza, détruisant trois de ses hélicoptères personnels. À Ramallah, le président palestinien ne pouvait déjà plus quitter son second quartier général, la Mouqata'a, où il était pratiquement assigné à résidence. Pressentant une réaction particulièrement violente d'Ariel Sharon après l'assassinat de son ami Zeevi, Yasser Arafat adressa le 16 décembre, en arabe, un appel à son peuple, enjoignant toutes les organisations palestiniennes de suspendre leurs attaques armées contre Israël. Sharon y répondit en exigeant un arrêt complet des violences durant sept jours consécutifs avant d'envisager toute reprise de négociations. Pas plus que la majorité des Israéliens, le Premier ministre ne croyait à la sincérité du président de l'Autorité palestinienne ni à sa capacité réelle de contrôler les groupes armés, mais la pression américaine imposait que Palestiniens et Israéliens donnent au moins l'impression de chercher une issue à la crise.

Deux événements vinrent pourtant bouleverser radicalement la donne. Le plus retentissant fut l'arraisonnement par la marine israélienne, le 3 janvier 2002 en mer Rouge, du cargo "Karine A", affrété par l'Autorité palestinienne et piloté par un ancien militant du Fatah, transportant 50 tonnes de fusils, de mortiers et de roquettes, ainsi que deux tonnes et demie d'explosifs. Ces armes avaient été achetées par l'OLP en Iran, révélant une collusion entre Téhéran et Ramallah qui allait s'avérer politiquement désastreuse pour Arafat. Ce dernier démentit immédiatement tout lien avec cette affaire et accusa Israël de machination. Ces dénégations furent d'autant plus mal reçues à Washington que les services de renseignement américains avaient coopéré à l'opération et disposaient de preuves irréfutables. Le chef de la Maison Blanche considéra ces mensonges comme une trahison personnelle. Yasser Arafat avait définitivement cessé d'être perçu par les États-Unis comme un interlocuteur crédible pour construire une paix future avec Israël. George W. Bush refusa ainsi catégoriquement de le rencontrer à New York où le leader palestinien s'était rendu pour assister à l'ouverture de l'Assemblée générale de l'ONU.

Le second événement déterminant fut la liquidation, le 14 janvier 2002, de Mohammed Ra'ed Karmi, l'un des jeunes chefs les plus charismatiques des Brigades des Martyrs d'Al-Aqsa, qui agissait directement sous les ordres de Marwan Barghouti. Ce meurtre, particulièrement mal perçu dans les territoires où Karmi jouissait d'une popularité considérable, fut largement interprété comme une provocation délibérée visant à faire échouer le fragile cessez-le-feu instauré depuis quelques semaines.

Des voix commençaient certes à s'élever en Israël même contre la politique agressive du gouvernement, certains officiers supérieurs exprimant leurs doutes sur l'efficacité de la répression à outrance, mais la reprise des hostilités consécutive à la mort de Karmi balaya ces critiques timides. Moins de deux semaines après l'assassinat, le Fatah commit son premier attentat-suicide, un militant faisant exploser sa charge en pleine rue à Jérusalem, tuant une femme de 81 ans. Ce geste marquait un tournant radical : le mouvement de Yasser Arafat, jusque-là considéré comme relativement modéré, s'alignait désormais sur les méthodes des groupes islamiques et adoptait leur arme emblématique, l'attentat-suicide.

La vague d'attentats-kamikazes ne fit qu'augmenter au cours des semaines suivantes, suscitant d'ailleurs d'intenses débats au sein de la société palestinienne. Si la question de leur licéité religieuse était relativement claire – une majorité écrasante des prédicateurs musulmans, de Gaza à La Mecque et de l'Égypte au Pakistan, estimant que le "martyre" sous forme d'attentat-suicide contre les juifs et les "infidèles" était permis même s'il entraînait la mort de civils innocents – leur opportunité politique faisait davantage débat. De nombreux intellectuels palestiniens s'inquiétaient de l'impact de ces méthodes sur l'image de leur cause à l'international, tandis que les milieux religieux radicalisés justifiaient ces actes en arguant qu'Israël n'était pas un État comme les autres mais une "entité militaire" où toute la population était mobilisée.

Le nombre de victimes israéliennes au mois de janvier 2002 dépassa, pour la première fois depuis le début de la seconde Intifada, celui des victimes palestiniennes, un renversement qui plongea la société israélienne dans une profonde angoisse. Le moral des citoyens était au plus bas, et les cris de "Sharon dehors!" commençaient à se faire entendre dans les manifestations. La situation empira encore durant les deux mois suivants, les attentats-suicide devenant quasiment quotidiens, les morts et les blessés plus nombreux que jamais. L'insécurité gagnait toutes les villes du pays : les piétons évitaient les places publiques, les clients désertaient les grands magasins et les lieux de divertissement, les parents tremblaient chaque matin en envoyant leurs enfants à l'école, craignant qu'un bus ne soit visé. L'économie en ressentait durement les effets, le secteur touristique, vital pour le pays, s'effondrant complètement. Jamais depuis la guerre du Kippour en 1973, les Israéliens n'avaient éprouvé un tel sentiment de vulnérabilité existentielle, non plus face à des armées régulières et équipées, mais face à des hommes et des femmes de toutes conditions, prêts à sacrifier leur vie, armés de leur seule foi et de ceintures explosives fabriquées avec des moyens rudimentaires dans des ateliers clandestins.

Puis arrive la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Le 27 mars 2002, au soir de Pessah (la Pâque juive), un ancien employé du Park Hotel à Netanya, devenu militant du Hamas, s'introduisit dans l'établissement et se fit exploser parmi les dizaines de familles qui célébraient le repas traditionnel du Séder. Trente personnes furent tuées et cent quarante-trois autres blessées dans ce qui constituait l'attentat le plus meurtrier depuis le début de l'Intifada. Cet acte ne laissa personne indifférent, ni en Israël ni dans les communautés juives du monde entier, rappelant les heures les plus sombres de l'histoire du peuple juif en pleine célébration d'une fête symbolisant sa libération de l'esclavage.

Le lendemain, Ariel Sharon réunit son cabinet pour l'informer de sa décision d'envoyer en représailles l'armée dans les zones autonomes palestiniennes et d'expulser Yasser Arafat des territoires. Shimon Peres s'y opposa fermement, arguant que l'expulsion du dirigeant palestinien provoquerait une rupture irrémédiable des relations avec l'Égypte et la Jordanie, piliers de la stabilité régionale. Pour beaucoup d'analystes israéliens, Arafat serait d'ailleurs plus dangereux hors des territoires qu'à l'intérieur, disposant ainsi d'une liberté de mouvement et d'une tribune internationale accrue. La discussion était encore en cours lorsque Colin Powell, secrétaire d'État américain, appela le Premier ministre pour l'exhorter à ne pas expulser le leader palestinien. Suite à cette intervention, il fut décidé de maintenir Arafat confiné dans son quartier général de Ramallah, où l'eau et l'électricité furent coupées. Il y resterait pratiquement assiégé jusqu'à son hospitalisation et sa mort en France en novembre 2004.

Le jour même, l'opération "Rempart de Protection" (Homat Magen) fut déclenchée. L'armée israélienne réoccupa, pour une durée prévue de deux à trois semaines, toutes les villes des territoires précédemment cédées à l'Autorité palestinienne. Ironie de l'histoire, le jour même de cet attentat, le sommet arabe de Beyrouth approuvait l'Initiative de paix saoudienne, plan novateur préconisant, pour la première fois, l'instauration de relations normales entre le monde arabe et l'État hébreu après que celui-ci aurait évacué tous les territoires occupés en 1967. Ariel Sharon avait initialement autorisé Yasser Arafat à s'y rendre, mais ce dernier, craignant de ne pas pouvoir revenir à Ramallah, préféra rester dans son QG. Une quarantaine de volontaires européens, dont le Français José Bové, président de la Confédération paysanne, vinrent s'interposer autour du QG de Yasser Arafat pour former un "bouclier humain", tentative de protection symbolique fortement médiatisée mais peu efficace.

Paradoxalement, le prestige de Yasser Arafat s'accrut considérablement dans le monde arabe durant cette période de siège. Il jouissait désormais d'un soutien quasi unanime de la population palestinienne, allant du Hamas jusqu'à la gauche progressiste. Sur la scène internationale, de nombreuses voix s'élevèrent pour condamner son isolement forcé : à Paris notamment, le ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine dénonça à plusieurs reprises le sort réservé par Israël au dirigeant palestinien, tandis qu'à l'ONU, le Conseil de sécurité exprimait sa "profonde inquiétude" sur son état de santé.

Sous pression constante de la Maison Blanche, qui craignait qu'une humiliation excessive d'Arafat ne complique davantage sa stratégie régionale, Yasser Arafat finit par accepter de juger les auteurs de l'assassinat du ministre Zeevi. George W. Bush demanda également à Sharon de lever le siège et de permettre au leader palestinien de recouvrer sa liberté de mouvement. Simultanément, le président américain était de plus en plus convaincu, sous l'influence des "faucons" de son administration, de la nécessité d'une "direction palestinienne différente", accompagnée de "vraies réformes" institutionnelles.

Traumatisé par les accusations internationales de massacre de civils au Liban vingt ans plus tôt, Ariel Sharon mit fin à l'opération "Rempart" et amorça le retrait de l'armée des abords immédiats des villes palestiniennes dès la fin avril. Pendant ce temps, le Hamas et le Jihad islamique, loin d'être neutralisés, intensifiaient leurs activités. Yasser Arafat, sortant enfin de son silence, condamna pour la première fois explicitement les attentats-suicide, mais cette déclaration tardive eut peu d'impact sur le terrain. L'armée israélienne poursuivit méthodiquement sa campagne d'élimination des chefs militaires du Hamas, dont plusieurs furent assassinés ou neutralisés dans les mois qui suivirent.

À partir du mois de juin 2002, le nombre d'attentats commença à décroître sensiblement. Si l'opération "Rempart" n'avait pas entièrement éradiqué le terrorisme, Ariel Sharon pouvait néanmoins s'estimer satisfait de ses résultats : la confiance des Israéliens dans leur armée était restaurée, l'Autorité palestinienne considérablement affaiblie, et les "illusions" des accords d'Oslo définitivement dissipées. Yasser Arafat retrouvait, dans l'imaginaire collectif israélien, la place qui avait toujours été la sienne : celle d'un ennemi implacable avec lequel aucun compromis véritable n'était possible.

Dans ce contexte, l'opinion israélienne se rallia massivement au projet de construction d'une "barrière de séparation", un "mur de sécurité" destiné à empêcher les incursions de terroristes palestiniens en territoire israélien. Cette imposante structure, longue d'environ 700 kilomètres, suivrait principalement la "Ligne verte" (frontière d'avant 1967), s'enfonçant par endroits jusqu'à 5 kilomètres à l'intérieur de la Cisjordanie pour englober plusieurs grands blocs de colonies. Bien que condamnée par l'ONU et jugée illégale par la Cour internationale de Justice de La Haye, cette barrière allait matérialiser le tracé de la frontière définitive d'Israël telle que l'envisageait Sharon. Paradoxalement, le champion historique du "Grand Israël" abandonnait ainsi tacitement 94% des territoires occupés à son pire ennemi. C'est d'ailleurs pourquoi les colons, se sentant trahis, commencèrent à lui vouer une haine féroce.

Ariel Sharon ne prêta guère attention à une nouvelle "Feuille de route" pour la paix élaborée par le "Quartet" (États-Unis, Russie, Union européenne et ONU), se concentrant exclusivement sur l'écrasement du soulèvement palestinien. Cette obstination explique également pourquoi il n'accorda pas toute l'attention qu'elle méritait à l'Initiative de paix saoudienne, pourtant approuvée par la Ligue arabe et stipulant, pour la première fois de l'histoire, la reconnaissance pleine et entière d'Israël par l'ensemble des États arabes en échange d'un retrait complet des territoires occupés.

Le 16 octobre 2002, alors que les préparatifs de l'entrée en guerre des États-Unis contre l'Irak entraient dans leur phase finale, le président Bush créa la surprise en dévoilant sa propre "Feuille de route pour l'établissement de la paix". Ce plan exigeait des Palestiniens qu'ils mettent fin au terrorisme et se dotent d'une nouvelle direction politique, tandis que les Israéliens étaient appelés à retirer leurs troupes des zones réoccupées après le début de l'Intifada et à accepter la création d'un État palestinien aux côtés d'Israël. Servant de ligne directrice au Quartet international, cette feuille de route prévoyait l'élaboration d'un règlement final et la création par étapes d'un État palestinien avant la fin de l'année 2005. Le document exigeait notamment la nomination d'un Premier ministre palestinien, poste jusqu'alors inexistant, afin de diluer le pouvoir absolu d'Arafat.

Le 30 avril 2003, Mahmoud Abbas (Abou Mazen) fut nommé à ce nouveau poste de Premier ministre palestinien. Né en Galilée, il s'était réfugié en 1948 avec sa famille en Syrie, où il avait poursuivi sa scolarité avant d'entreprendre des études de droit. Il s'était ensuite rendu à Moscou où il avait soutenu une thèse controversée sur le sionisme, fortement teintée de négationnisme, s'inspirant des thèses de Robert Faurisson et remettant en question le nombre de victimes juives de la Shoah ainsi que l'existence des chambres à gaz. À partir des années 1990, il tenta d'effacer cette réputation sulfureuse en multipliant les déclarations sur le sort inhumain réservé aux Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Cofondateur avec Yasser Arafat du Fatah, il était devenu membre du Comité exécutif de l'OLP chargé des Relations internationales. Il avait joué un rôle primordial dans les accords d'Oslo en 1993, négociant en coulisses avec les Israéliens. Contrairement à certains de ses pairs, il désapprouvait depuis 2002 la militarisation de l'Intifada, position qui lui avait conféré une crédibilité substantielle à Washington et à Jérusalem.

Du côté israélien, l'attitude d'Ariel Sharon à l'égard de la Feuille de route fut beaucoup plus réservée, notamment parce que l'ONU et l'Union européenne, en lesquelles Israël avait peu confiance, étaient impliquées dans sa mise en application. Comptant sur ses amis néoconservateurs au Pentagone et sur le lobby pro-israélien à Washington pour en retarder l'entrée en vigueur, Sharon devait également faire face à une situation intérieure délicate : une économie en crise et la désintégration progressive de son gouvernement suite au départ des ministres travaillistes et de ceux du parti ultra-orthodoxe séfarade Shas, protestant contre les mesures d'austérité économique envisagées.

De nouvelles élections législatives furent organisées le 28 janvier 2003. Le Likoud en sortit largement vainqueur, et Ariel Sharon forma un nouveau gouvernement excluant les travaillistes et le Shas, mais incluant le parti centriste et laïque Shinui de Tommy Lapid, le Parti national religieux et la formation d'extrême-droite Union nationale, coalition plus homogène mais nettement ancrée à droite.

À l'issue d'un débat particulièrement long et houleux, le gouvernement israélien accepta finalement la Feuille de route, avec cette unique mais significative réserve : l'État palestinien ne verrait le jour que s'il s'occupait seul du problème des réfugiés et de leur réinstallation, excluant ainsi tout "droit au retour" en Israël même. Benjamin Netanyahou vota contre ce texte et le dénonça violemment devant les députés de son parti, le jugeant "plus dangereux" que les accords d'Oslo.

Début juin 2003, Ariel Sharon et Mahmoud Abbas se rencontrèrent à Aqaba en présence du président Bush et du roi Abdallah II de Jordanie. Les deux hommes évoquèrent sérieusement la possibilité d'une trêve entre leurs forces respectives, mais cet espoir fut de courte durée. Le 4 septembre 2003, menacé de mort par le Hamas et le Jihad islamique, et empêché d'exercer pleinement ses fonctions par Yasser Arafat qui conservait un contrôle serré sur les forces de sécurité, Mahmoud Abbas démissionna de son poste de Premier ministre. Il fut remplacé un mois plus tard par Ahmed Qorei (Abou Ala), autre figure modérée du Fatah, mais tout aussi impuissant face aux manœuvres d'Arafat.

En Israël même, les milieux politiques étaient en ébullition après la publication dans la presse d'une pétition signée par plusieurs dizaines de pilotes de l'armée de l'air, refusant de participer aux opérations de "liquidations ciblées" dans les territoires palestiniens densément peuplés. Troisième coup de tonnerre, et non des moindres : le 14 novembre 2003, quatre anciens chefs du Shin Bet accordèrent ensemble une interview à un grand quotidien israélien où ils exprimaient leur profonde inquiétude quant aux conséquences morales et stratégiques de l'occupation prolongée. "Nous oublions que les Palestiniens sont des êtres humains, individuellement et collectivement", déclarait l'un d'eux. Les quatre hommes estimaient en outre que la majorité des colons quitteraient sans grande difficulté les implantations si on leur offrait des indemnités convenables, contredisant ainsi le discours officiel sur l'attachement viscéral des colons à leur terre.

C'est dans ce contexte de remise en question interne qu'Ariel Sharon lança sa bombe politique le 18 décembre 2003, devant un parterre d'officiers généraux, de diplomates et d'universitaires réunis pour l'entendre parler de stratégie. Il y évoqua pour la première fois son intention de "se séparer unilatéralement des Palestiniens" et d'évacuer les colonies de la bande de Gaza ainsi que certaines implantations isolées du nord de la Cisjordanie. Cette annonce stupéfiante était motivée, selon lui, par la "menace démographique" que constituait le taux de natalité élevé des Palestiniens, qui risquait à terme de transformer Israël en un État binational où les Juifs seraient minoritaires.

Le 22 mars 2004, Ariel Sharon ordonna l'élimination du chef spirituel du Hamas, le cheikh Ahmed Yassine, qui fut abattu dans sa chaise roulante par un tir de missile lancé depuis un hélicoptère. Son successeur, Abdel Aziz al-Rantissi, connut le même sort trois semaines plus tard, le 17 avril. Ces assassinats de haut niveau, bien qu'ils aient temporairement désorganisé la structure du Hamas, ne firent qu'exacerber la haine contre Israël et renforcer la détermination du mouvement islamiste.

Sur le plan diplomatique, Sharon soumit son plan unilatéral de désengagement de Gaza au président Bush, cherchant à obtenir des garanties américaines en échange de ce retrait hautement symbolique. Le président des États-Unis promit effectivement que son pays soutiendrait Israël dans sa volonté de conserver les grands blocs de colonies en Cisjordanie dans le cadre d'un accord final. Plus significatif encore, il affirma publiquement que les réfugiés palestiniens de 1948 devraient être réinstallés dans le futur État palestinien et non en Israël. Ce double engagement historique de la part de la principale puissance mondiale, considéré par beaucoup comme une "nouvelle déclaration Balfour", suscita une indignation compréhensible dans le monde arabe et palestinien.

En octobre 2004, Yasser Arafat, gravement malade, fut transporté dans un avion médicalisé vers la France, où il fut admis à l'hôpital Percy de Clamart. Il y décéda le 11 novembre 2004, laissant un vide immense dans le paysage politique palestinien. Après des funérailles nationales au Caire, il fut inhumé dans la cour de la Mouqata'a à Ramallah, son quartier général et prison des dernières années, en attendant un hypothétique transfert à Jérusalem-Est. Les Palestiniens choisirent Mahmoud Abbas pour succéder à leur chef historique, et ce dernier nomma un gouvernement dirigé, contre toute attente, par Ismaïl Haniyeh, figure politique éminente du Hamas, dans une tentative d'intégrer le mouvement islamiste au jeu institutionnel.

En Israël, le 15 octobre 2004, la Knesset consacra un débat décisif au plan de désengagement, qui s'acheva par la victoire d'Ariel Sharon sur ses opposants. Des milliers de colons en pleurs, accompagnés de leurs enfants, manifestèrent devant le Parlement, branché des banderoles accusant Sharon de "trahison". Le Premier ministre n'hésita pas à destituer de son gouvernement les ministres rebelles du Parti national religieux qui avaient voté avec l'opposition. Benjamin Netanyahou, ouvertement hostile au retrait mais plus pragmatique, conserva ses fonctions de ministre des Finances jusqu'en août 2005, date à laquelle il démissionna pour marquer son opposition au désengagement imminent. Sharon fit entrer les travaillistes de son ami Shimon Peres ainsi que les partis ultra-orthodoxes dans son gouvernement, formant une coalition suffisamment large pour mettre en œuvre son plan controversé. Il remplaça également son chef d'état-major, le général Ya'alon, jugé trop tiède face à cette opération délicate.

Encensé dans la presse internationale et soutenu par près de 60% des Israéliens pour sa décision sur Gaza, Sharon rencontra Mahmoud Abbas en sa qualité de président de l'Autorité palestinienne. Un calme relatif s'instaura dans les territoires : plus de liquidations ciblées ni d'opérations coup de poing de la part de l'armée israélienne, plus d'attentats-suicide perpétrés par les organisations islamistes. Cela ressemblait fort à la fin non déclarée de la seconde Intifada, qui avait fait plus de 4 000 morts palestiniens et près de 1 000 Israéliens.

Le désengagement de Gaza commença le 15 août 2005. Cinquante mille soldats, gardes-frontières et policiers furent mobilisés pour évacuer de force environ 8 500 colons, malgré l'opposition acharnée de groupes venus de tout le pays pour soutenir les résidents. L'opération, qui dura une semaine, se déroula dans une atmosphère tendue mais sans violence généralisée. Les synagogues furent laissées debout, mais la plupart des infrastructures civiles furent démantelées ou détruites, privant la bande de Gaza d'installations potentiellement utiles. Le 12 septembre, le dernier soldat israélien quitta Gaza, mettant fin à 38 ans d'occupation. Contrairement aux prédictions alarmistes de l'extrême-droite, il n'y eut ni guerre civile ni confrontation sanglante entre colons et militaires, témoignant de la résilience de la société israélienne et de son pragmatisme face aux décisions difficiles mais perçues comme nécessaires.

Le 10 novembre 2005, Shimon Peres, qui venait de fêter son 82e anniversaire, fut battu lors de l'élection interne pour la direction du Parti travailliste, non par une personnalité connue mais par un dirigeant syndical relativement obscur, Amir Peretz, Marocain originaire de la ville frontalière de Sderot. Rejeté et humilié, l'ancien collaborateur de David Ben Gourion et Prix Nobel de la paix quitta le parti qu'il avait servi pendant des décennies pour rejoindre Ariel Sharon, qui connaissait lui aussi des difficultés avec sa propre formation politique.

Le 21 novembre 2005, abandonnant avec fracas le Likoud dont il avait été l'un des fondateurs trente ans auparavant, le Premier ministre créa sa propre formation, à laquelle il donna le nom de Kadima ("En avant"). Il fut suivi par plusieurs de ses ministres et une quinzaine de députés de l'aile modérée du Likoud. Cette scission provoqua la dissolution du Parlement, et de nouvelles élections furent prévues pour le 28 mars 2006, scrutin pour lequel Sharon était largement favori.

Au Likoud, une guerre fratricide opposa Silvan Shalom et Benjamin Netanyahou pour la direction du parti. C'est ce dernier qui l'emporta largement, confirmant son emprise sur l'appareil du parti malgré ses nombreux revers politiques antérieurs.

Dans la soirée du 18 décembre 2005, à trois mois des élections, Ariel Sharon, alors âgé de 77 ans, subit une attaque cérébrale alors qu'il se rendait à son ranch. Il reprit apparemment ses activités deux jours plus tard comme si de rien n'était, mais le mercredi 4 janvier 2006, il fut terrassé par une seconde attaque beaucoup plus grave que la première. Plongé dans un coma profond, il ne reprendrait jamais conscience et s'éteindrait cinq ans plus tard, le 11 janvier 2011, laissant derrière lui l'image contrastée d'un guerrier devenu artisan de la paix, d'un "faucon" s'étant mué sur le tard en "colombe" pragmatique.

C'est son adjoint Ehud Olmert qui assura l'intérim à la tête du gouvernement et du parti Kadima. En février 2006, l'ancien maire de Jérusalem prouva sa détermination à faire respecter la loi en envoyant 10 000 soldats et policiers démanteler l'implantation sauvage d'Amona en Cisjordanie, opération qui donna lieu à de violents affrontements avec les colons. Olmert conduisit le parti Kadima à la victoire aux élections législatives de mars, mais avec un score inférieur à celui que les sondages avaient prédit pour Sharon.

Né en 1945 dans une famille aisée au passé révisionniste, Ehud Olmert avait accédé en 1973 à la Knesset où, avocat de profession, il s'était distingué par sa lutte acharnée contre la corruption – ironie du sort quand on connaît les scandales qui émaileront plus tard sa carrière. Réélu en 1981, il avait voté contre les accords de Camp David signés par Begin et Sadate, témoignant de ses positions initialement très à droite. Entré au gouvernement en 1988, il occupa les fonctions de ministre de la Santé entre 1990 et 1992, avant d'accéder en 1993 à la mairie de Jérusalem, poste qu'il conserva jusqu'en 2003. À partir de 1999, il s'était rapproché d'Ariel Sharon, dont il partageait la vision pragmatique. De retour à la Knesset, il avait abandonné la mairie de Jérusalem pour intégrer le second gouvernement Sharon en tant que ministre de l'Industrie et du Commerce, puis des Finances.

Ayant succédé à Sharon à la tête de Kadima, son parti obtint 29 sièges aux élections du 28 mars 2006, score honorable mais inférieur aux attentes. Cela l'obligea à former un gouvernement de coalition avec les travaillistes d'Amir Peretz, à qui il confia le ministère de la Défense, et avec les ultra-orthodoxes séfarades du Shas.

À peine investi le 4 mai 2006, Olmert fut confronté à la détérioration rapide de la situation à la frontière de la bande de Gaza où, depuis les élections palestiniennes du 25 janvier 2006 marquées par la victoire surprise du Hamas, l'organisation islamiste, désormais dotée de roquettes artisanales, harcelait quotidiennement les agglomérations israéliennes limitrophes. Israël avait riposté en bombardant les installations du Hamas et en bloquant sporadiquement les accès à la bande de Gaza, aggravant la situation humanitaire déjà précaire de ce territoire surpeuplé.

Le 9 juin 2006, la situation s'envenima brutalement après qu'un navire de la marine israélienne eut tiré en direction d'une plage de Gaza, tuant plusieurs personnes, dont des enfants. Israël exprima ses regrets pour cette "bavure", mais le Hamas proclama aussitôt la fin du calme relatif observé en principe depuis le désengagement. Des affrontements reprirent le long de la frontière, culminant avec l'enlèvement du caporal franco-israélien Gilad Shalit par des combattants palestiniens qui s'étaient infiltrés en territoire israélien via un tunnel. L'armée israélienne lança alors l'opération "Pluies d'été" pour tenter de le libérer. Aux premières heures de cette opération, la centrale électrique qui fournissait de l'électricité à 70% de la population de Gaza fut bombardée. L'aviation frappa également les locaux du Premier ministre de l'Autorité palestinienne et les bâtiments de l'université islamique de Gaza. Des dizaines de responsables du Hamas furent arrêtés en Cisjordanie, dans une tentative de faire pression sur le mouvement islamiste pour qu'il libère l'otage.

Le 26 novembre 2006, un cessez-le-feu fut conclu entre le Premier ministre israélien et Mahmoud Abbas, après que les organisations islamistes eurent promis de cesser leurs tirs de roquettes sur la ville israélienne de Sderot. Mais cette accalmie fut de courte durée.

Le 12 juillet 2006, les miliciens du Hezbollah libanais entrèrent en scène, déclenchant ce qui allait devenir la seconde guerre du Liban. Cherchant à alléger la pression exercée sur le Hamas à Gaza et à faire avancer ses propres revendications territoriales, un commando de l'organisation chiite attaqua, le long de la frontière israélo-libanaise, une patrouille blindée de Tsahal, tuant huit soldats et en capturant deux autres. Criant victoire, le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, expliqua qu'il s'agissait aussi pour lui de contraindre l'armée israélienne à évacuer les fermes de Chebaa, petit territoire frontalier dont le Liban revendiquait la propriété.

Le gouvernement israélien décida immédiatement d'entrer en guerre contre le Hezbollah, mais initialement, seule l'armée de l'air fut engagée dans cette opération baptisée "Changement de direction". Les premières cibles visées par les frappes aériennes furent, outre les positions du Hezbollah au sud du pays, l'aéroport international Rafic Hariri de Beyrouth, une vingtaine de ponts, des axes routiers stratégiques dont l'autoroute Beyrouth-Damas, et les locaux du journal de l'organisation chiite Al-Manar. En représailles, le Hezbollah lança ses roquettes contre les localités du nord d'Israël, visant notamment Haïfa, la troisième ville du pays.

Après avoir adressé des tracts aux habitants de la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, les exhortant à s'éloigner des bâtiments abritant l'organisation chiite, l'armée israélienne déversa ses bombes sur le quartier général du mouvement dans la capitale libanaise, ainsi que sur les raffineries de pétrole et de gaz le long du littoral. La situation prit un tour inattendu lorsqu'un missile antinavire de fabrication iranienne, de type C-802, atteignit une corvette israélienne au large des côtes libanaises. Les Israéliens ignoraient jusqu'alors la présence de tels engins sophistiqués dans l'arsenal du Hezbollah. Les roquettes pleuvaient sur le nord d'Israël à un rythme de 150 à 180 par jour, forçant près d'un million d'Israéliens à se réfugier dans des abris ou à évacuer vers le sud du pays. L'armée de l'air concentra dès lors ses attaques sur les lance-missiles et les bunkers du Hezbollah proches de la frontière.

Le bilan humain s'alourdissait jour après jour : dans le sud du Liban, près d'un demi-million de personnes avaient fui leur domicile, tandis que des touristes étrangers cherchaient désespérément à quitter le pays dont les aéroports étaient devenus impraticables. En Israël, où les dégâts matériels étaient considérables mais les pertes humaines relativement limitées grâce aux abris, 86% de la population soutenait initialement la riposte gouvernementale, convaincue de la nécessité de mettre fin à la menace du Hezbollah.

La communauté internationale était divisée face à cette escalade. Le G8, réuni le 16 juillet à Saint-Pétersbourg, condamna certes le Hezbollah pour son attaque initiale, mais exhorta Israël à une "retenue maximale". Les États-Unis, la Grande-Bretagne et l'Allemagne soutinrent fermement l'État hébreu, tandis que la France, suivie par la Russie, exprimait ses réserves sur ce qu'elle qualifiait de "réaction disproportionnée". Simultanément, plusieurs pays arabes dont l'Égypte, l'Arabie saoudite et la Jordanie dénoncèrent l'"aventurisme irréfléchi" de l'organisation chiite et demandèrent son désarmement, dans un rare alignement de leurs positions avec celles d'Israël, reflétant leurs inquiétudes face à l'influence croissante de l'Iran dans la région.

Le gouvernement israélien, constatant que les frappes aériennes ne suffisaient pas à neutraliser le Hezbollah, décida d'accroître la pression en préparant une offensive terrestre. Un tournant décisif dans la seconde guerre du Liban survint dans la nuit du 30 au 31 juillet 2006 : l'aviation israélienne largua des bombes téléguidées de plus de 900 kg sur le village de Cana, dans le sud du Liban. L'effondrement d'un bâtiment à plusieurs étages ensevelit sous ses décombres vingt-huit personnes, dont seize enfants handicapés mentaux et physiques. Cet événement tragique établit immédiatement un parallèle avec le massacre de Cana en 1996, survenu au même endroit lorsque des obus israéliens avaient frappé un complexe de l'ONU abritant des réfugiés civils. Ce nouvel incident provoqua une vague d'indignation mondiale et incita l'ONU et les grandes puissances à redoubler d'efforts pour parvenir dans les plus brefs délais à un cessez-le-feu.

Le Hezbollah ne montrait alors aucun signe de faiblesse, et il était désormais amplement prouvé que les raids aériens israéliens n'avaient pas été aussi efficaces qu'escompté. La milice chiite conservait intacte une grande partie de sa capacité de frappe et bénéficiait d'un soutien populaire croissant au Liban et dans le monde arabe, apparaissant comme le seul mouvement capable de tenir tête à la puissance militaire israélienne.

Le 12 août, le Conseil de sécurité adopta finalement la résolution 1701, appelant à un arrêt des combats qui prendrait effet deux jours plus tard, le 14 août. Dans la nuit précédant ce cessez-le-feu, alors que tous les soldats s'apprêtaient à déposer les armes, le gouvernement israélien donna son feu vert à une ultime action terrestre particulièrement hasardeuse contre une position du Hezbollah au sud du fleuve Litani. Cette opération de dernière minute tourna au désastre : trente-trois soldats israéliens y perdirent la vie et des dizaines d'autres furent blessés. La nouvelle provoqua un profond malaise dans l'armée et au sein de l'opinion publique, beaucoup y voyant un sacrifice inutile de vies humaines. Une commission d'enquête jugea l'ensemble de la conduite de cette guerre comme un échec retentissant. Le ministre de la Défense, Amir Peretz, et le chef d'état-major général, Dan Halutz, présentèrent leur démission. Le Premier ministre, bien que fragilisé, refusa de quitter ses fonctions, s'accrochant au pouvoir malgré une impopularité grandissante.

C'est donc un Premier ministre considérablement affaibli qui arriva, le 27 novembre 2007, à la conférence d'Annapolis, dans le Maryland, convoquée par George W. Bush. Le président américain, dont la cote de popularité était au plus bas, souhaitait remporter au moins un semblant de succès diplomatique au Moyen-Orient avant de quitter le pouvoir, espérant ainsi atténuer le souvenir désastreux de la guerre d'Irak, qui s'enlisait dans la violence sectaire. Mahmoud Abbas n'était pas en meilleure posture diplomatique : il venait de perdre le contrôle de la bande de Gaza, tombée aux mains de son rival, le Hamas, qui récusait par avance tout compromis décidé à Annapolis. L'accord annoncé à l'issue de cette conférence, bien que réaffirmant le principe de la création d'un État palestinien, ne contenait aucun engagement concret ni calendrier précis.

Pendant ce temps, en Israël, les rumeurs se multipliaient, mettant en cause le Premier ministre dans diverses affaires de corruption. Le 30 juillet 2008, Ehud Olmert annonça qu'il ne participerait pas aux primaires de son parti, précédant ainsi de peu sa démission officielle, qu'il présenterait le 21 septembre. Il continuerait toutefois à exercer ses fonctions jusqu'à l'investiture de son successeur, Benjamin Netanyahou, en mars 2009. Olmert serait finalement condamné en 2016 à 27 mois de prison pour des pots-de-vin perçus dans le cadre d'un projet immobilier controversé à Jérusalem. Il bénéficierait d'une réduction de peine avant d'être libéré début juillet 2017. Cette disgrâce fut suivie par une autre affaire retentissante impliquant le président de l'État, Moshe Katsav. Celui-ci serait reconnu coupable, fin 2010, du viol de plusieurs collaboratrices à l'époque où il était ministre du Tourisme dans les années 1990. Emprisonné depuis 2011 pour une peine de sept ans, il serait libéré au printemps 2017.

La Knesset choisit comme successeur à Katsav le vénérable Shimon Peres, alors âgé de 84 ans. Celui-ci, après une carrière politique exceptionnellement longue et des échecs électoraux répétés, accédait enfin à une fonction prestigieuse bien que largement honorifique, incarnant aux yeux de beaucoup une certaine sagesse et une vision humaniste de l'État juif.

Coup du sort, quatre mois avant la fin de son mandat, le Premier ministre Olmert engagea Israël dans un troisième conflit majeur, la deuxième guerre contre Gaza depuis le désengagement unilatéral de 2005. Excédé par les tirs incessants de mortiers et de roquettes contre la ville de Sderot, il lança le 27 décembre 2008 l'opération "Plomb durci" (Oferet Yetzuka). L'objectif déclaré était de frapper les infrastructures du Hamas et de détruire les rampes de lancement et les entrepôts de stockage de roquettes. Ce fut une offensive d'une ampleur sans précédent, combinant bombardements aériens et incursion terrestre, qui dura trois semaines, l'attaque la plus meurtrière jamais menée contre ce territoire palestinien densément peuplé. Le 17 janvier 2009, Israël proclama un cessez-le-feu unilatéral, suivi douze heures plus tard par le Hamas. Les trois semaines de bombardements intensifs avaient fait environ 1 400 morts et 5 000 blessés du côté palestinien, contre 13 morts du côté israélien. Cette disproportion flagrante fut dénoncée par de nombreux gouvernements étrangers et par les médias internationaux, en particulier par la France du président Sarkozy. En septembre 2009, le juge sud-africain Richard Goldstone, mandaté par l'ONU, publia un rapport accablant, accusant l'armée israélienne d'avoir agi au mépris de la vie des civils. L'image d'Israël fut durablement ternie dans l'opinion mondiale à la suite de cette opération controversée.

Benjamin Netanyahou avait parié sur l'échec du désengagement de Gaza, convaincu que le fiasco attendu d'Ariel Sharon le propulserait à nouveau à la tête du Likoud. Une fois de plus, ses calculs politiques s'avérèrent erronés. Porté aux nues par l'opinion mondiale et plus populaire que jamais en Israël, l'ancien général avait réussi à attirer dans son nouveau parti, Kadima, la plupart des députés modérés du Likoud. Netanyahou se retrouvait ainsi à la tête d'une formation politique considérablement affaiblie, réduite à une poignée de militants intransigeants avec lesquels il lui était difficile de construire un avenir électoral prometteur. Défié par Silvan Shalom, qui lui disputait la direction du parti, il se heurtait à l'hostilité sourde d'une partie de la droite traditionnelle, qui lui reprochait d'avoir humilié Ariel Sharon au point de l'amener à quitter le parti qu'il avait lui-même contribué à fonder sous l'égide de Menahem Begin. "Bibi le mal-aimé" éprouvait alors le sentiment de revivre les heures sombres qui avaient suivi l'assassinat d'Yitzhak Rabin, lorsque l'opinion israélienne le montrait du doigt, l'accusant d'avoir, par ses diatribes incendiaires, préparé le terrain au meurtre du Premier ministre travailliste.

L'hospitalisation puis le coma prolongé d'Ariel Sharon lui redonnèrent pourtant un espoir politique, mais aux élections du 28 mars 2006, c'est Ehud Olmert qui l'emporta, avec 29 sièges pour Kadima contre une douzaine seulement pour le Likoud de Netanyahou. Aux yeux de nombreux observateurs, la carrière politique de "Bibi" semblait définitivement compromise. Tous, sauf son épouse Sarah, dont l'influence sur son mari n'a cessé de croître au fil des années et qui ne manquait jamais une occasion de fustiger "l'ingratitude" de leurs concitoyens, incapables selon elle d'apprécier les qualités exceptionnelles de son époux. Les rangs du parti s'éclaircissaient, nombreux étant les anciens cadres du Likoud qui souhaitaient son éviction définitive de la direction. Il ne dut sa survie politique qu'à l'intervention d'amis proches comme Reuven Rivlin (futur président de l'État), Gideon Sa'ar et Dan Meridor. Sous son influence, le Likoud se transforma progressivement en un parti de "bibistes" inconditionnels, sans attache profonde avec l'héritage libéral de son fondateur Menahem Begin.

Le 12 juillet 2006, le déclenchement de la seconde guerre du Liban offrit à Netanyahou l'espoir d'une résurrection politique. Voyant le Premier ministre Olmert s'enliser dans une guerre mal préparée et sombrer dans une série de scandales financiers, il n'hésita pas à revêtir les habits du protecteur de la nation, allant jusqu'à organiser une conférence de presse conjointe avec Yuval Rabin, fils du Premier ministre assassiné. Ce dernier, sans aller jusqu'à appeler à voter pour l'ancien contempteur de son père, annonça qu'il donnerait sa voix à Ehud Barak, qui avait repris la tête du Parti travailliste. Ce soutien inattendu rendit indirectement service à Benjamin Netanyahou, car Barak puisait dans le même électorat centriste que Tzipi Livni, qui avait succédé à Olmert à la direction de Kadima, diluant ainsi l'opposition à la droite dure.

À un moment donné, Netanyahou avait envisagé de former un gouvernement de coalition avec Livni, mais son épouse Sarah, qui entretenait des relations notoirement tendues avec cette dernière, s'y opposa fermement. Le couple Netanyahou tomba des nues lorsque Livni leur déclara qu'à ses yeux, la question palestinienne était bien plus urgente que la menace iranienne et la course présumée de Téhéran vers l'arme nucléaire, sujet qui allait devenir l'obsession de Netanyahou durant les années suivantes.

Le couple Netanyahou fonctionnait désormais comme un duo politique indissociable. Suspicieux jusqu'à la paranoïa, ils avaient coupé les ponts avec la plupart des figures historiques du parti susceptibles de leur faire de l'ombre, s'entourant exclusivement de fidèles sans envergure personnelle. Ils s'appuyaient en revanche sur un réseau particulièrement efficace de soutiens financiers et politiques aux États-Unis, notamment parmi les milliardaires républicains et les cercles évangéliques pro-israéliens.

En préparation des élections du 10 février 2009, Netanyahou avait inscrit trois grands objectifs prioritaires à son agenda de futur chef de gouvernement : empêcher l'Iran d'acquérir l'arme atomique, enrayer sans trop de concessions le processus de paix avec les Palestiniens, et enfin survivre politiquement au premier mandat de Barack Obama, en espérant qu'il n'y en aurait pas de second.

Alors que les sondages le plaçaient depuis plusieurs semaines en tête des intentions de vote, c'est finalement Tzipi Livni qui remporta d'une courte tête la première place, avec 28 sièges, suivi de près par le Likoud avec 27 sièges. En théorie, c'est elle qui aurait dû être chargée de former le prochain gouvernement. Netanyahou avait notamment été privé de plusieurs sièges par la progression d'Avigdor Lieberman et de son parti nationaliste Israel Beytenou, qui obtenait 15 sièges. Néanmoins, en additionnant les députés du Likoud à ceux des partis religieux qui lui étaient acquis, et en y ajoutant les sièges de Lieberman, Netanyahou était en mesure de réunir les 60 voix requises pour constituer une coalition, situation que Livni ne pouvait égaler. Le président Shimon Peres devait donc arbitrer entre Livni, son ancienne camarade du Parti travailliste, favorite des médias et de la communauté internationale, et Netanyahou, personnalité controversée mais disposant d'une plus large base parlementaire potentielle. Considérant que ce dernier avait effectivement les meilleures chances de former une coalition stable, Peres lui confia finalement la mission de constituer le gouvernement.

Le 31 mars 2009, "Bibi" présenta son deuxième gouvernement devant la Knesset. Ehud Barak conservait le ministère de la Défense, tandis que Lieberman devenait ministre des Affaires étrangères, nomination qui fit grincer des dents dans les chancelleries occidentales. Interdit de séjour au Caire et à Amman, ignoré par la plupart des capitales d'Europe occidentale, celui que l'on surnommait "Ivet" (diminutif russophone d'Avigdor) effectua de nombreux déplacements en Europe de l'Est, contribuant sans doute au rapprochement stratégique avec la Russie et à l'amélioration des relations personnelles entre Poutine et Netanyahou. Tel n'était pas le cas avec la Turquie, avec qui une crise diplomatique sans précédent éclata en mai 2010 après l'arraisonnement en haute mer par les commandos israéliens du Mavi Marmara, navire turc tentant de forcer le blocus de Gaza, opération qui se solda par la mort de neuf militants pro-palestiniens.

Le nouveau Premier ministre attendit deux longs mois avant de se rendre à Washington pour une première rencontre avec Barack Obama, récemment élu. La rencontre entre les deux hommes, qui ne s'appréciaient guère, illustra parfaitement le fossé qui les séparait : d'un côté, un président progressiste suscitant l'admiration internationale, de l'autre, le chef de gouvernement d'un pays à l'image de plus en plus contestée; l'un pragmatique et partisan du dialogue, l'autre suspicieux et prompt à dramatiser les menaces; l'un aspirant à pacifier les relations des États-Unis avec le monde musulman, l'autre à la tête d'un État englué dans un conflit séculaire avec ses voisins arabes. Démocrate comme Carter et Clinton avant lui, Obama n'avait pas caché sa préférence pour Tzipi Livni, considérée comme plus encline au compromis. Bien qu'entouré d'une garde rapprochée comptant plusieurs conseillers juifs, comme son chef de cabinet Rahm Emanuel et son stratège David Axelrod, le nouveau président américain suscitait la méfiance de Netanyahou. La nomination d'Hillary Clinton à la tête du Département d'État ne le rassurait guère non plus, celle-ci ayant gardé un souvenir mitigé de ses interactions avec le Premier ministre israélien lors du premier mandat de son mari.

Malgré ces différences, Obama et Netanyahou partageaient certains traits : orateurs talentueux, éloquents et charismatiques, tous deux passés par la prestigieuse université de Harvard, ils étaient capables de galvaniser leurs partisans et de polariser l'opinion. La première partie de leur entretien, en présence de conseillers, se déroula correctement, les deux dirigeants s'accordant sur la poursuite de l'aide financière américaine au programme antimissile "Dôme de fer" d'Israël et reconnaissant la gravité de la menace nucléaire iranienne. Concernant ce dossier, Netanyahou n'aborda pas trop directement le sujet, réservant ses arguments les plus incisifs pour plus tard, lorsqu'il en ferait son principal cheval de bataille contre l'administration Obama.

Restés seuls après cette première phase protocolaire, les deux hommes abordèrent des sujets plus sensibles. Obama demanda sans détour à son interlocuteur l'arrêt immédiat de toute nouvelle construction dans les territoires occupés et la reprise des négociations avec les Palestiniens selon le schéma des deux États. Déstabilisé par la franchise abrupte de cette requête, Netanyahou resta d'abord sans voix. À ses yeux, geler les constructions dans des implantations abritant près de 350 000 colons revenait pratiquement à prononcer l'arrêt de mort de la colonisation. Le président américain ne s'arrêta pas là : au cas où Netanyahou ne se plierait pas à sa volonté, les États-Unis pourraient cesser d'opposer automatiquement leur veto aux résolutions anti-israéliennes du Conseil de sécurité de l'ONU. Cette menace à peine voilée contribua à tendre davantage les relations déjà fragiles entre les deux dirigeants.

En Israël, l'opinion publique était partagée : si une majorité d'Israéliens se disait favorable au gel des constructions dans les colonies, 63% d'entre eux estimaient simultanément que le président des États-Unis menait une politique hostile à leur pays. Cette perception fut renforcée lorsque Barack Obama entama, le 3 juin 2009, son premier voyage officiel au Moyen-Orient, se rendant en Arabie saoudite puis en Égypte, évitant soigneusement Israël. Son discours historique prononcé au Caire, qui fut l'une des étincelles du futur "Printemps arabe", fut perçu à Jérusalem comme une véritable douche froide : Israël cessait manifestement d'être "l'enfant chéri" de l'Amérique.

La machine de propagande du Likoud et ses relais dans la diaspora juive américaine se mirent aussitôt en branle pour ternir l'image du président démocrate. Une rumeur particulièrement tenace fut diffusée, selon laquelle Barack Obama aurait déclaré qu'Israël avait été créé "à cause de la Shoah", formulation réductrice qui niait les racines historiques et religieuses de l'attachement juif à la Terre d'Israël. À son retour à Washington, le président tenta de rectifier le tir en recevant les principaux leaders de la communauté juive américaine, réaffirmant son engagement indéfectible envers la sécurité d'Israël. Ces efforts ne suffirent pas à apaiser les tensions avec Netanyahou. Dans l'entourage du Premier ministre, des voix n'hésitaient pas à qualifier Obama de "musulman" et d'"ami des Arabes", instrumentalisant son deuxième prénom, Hussein, pour alimenter les soupçons sur sa loyauté envers Israël.

Le 8 mars 2010, ce fut le point d'orgue de cette crise diplomatique larvée. Venu à Jérusalem pour tenter d'assainir l'atmosphère et préparer le terrain à la reprise des négociations avec les Palestiniens, le vice-président Joe Biden fut informé par ses conseillers, alors qu'il était attendu à dîner chez le Premier ministre, que contrairement à ses promesses, le gouvernement israélien venait d'annoncer la construction de 1 600 nouveaux logements à Jérusalem-Est. Ce camouflet infligé au numéro deux de l'administration américaine, pourtant connu pour ses positions traditionnellement pro-israéliennes, constituait une humiliation sans précédent pour le président Obama, qui exigea l'annulation immédiate de cette décision. Toutes les explications de Netanyahou sur le caractère purement administratif de cette annonce, prise selon lui sans son aval par un ministre du Shas, tombèrent à plat. La décision israélienne suscita également la colère de Mahmoud Abbas, qui appela son peuple à manifester contre cette nouvelle provocation. Les principales puissances européennes, à commencer par la France du président Sarkozy, dénoncèrent avec virulence le comportement du Premier ministre israélien, contribuant à son isolement diplomatique croissant.

Cette tension avec Washington prit une nouvelle dimension lorsque, le soir du 5 novembre 2010, Netanyahou apprit qu'aux élections sénatoriales américaines, les républicains avaient remporté une victoire éclatante face aux démocrates, fragilisant la position intérieure du président Obama. Il choisit ce moment politiquement favorable pour intensifier sa campagne d'alerte sur la menace nucléaire iranienne, multipliant ses avertissements à l'adresse de l'opinion américaine et occidentale contre les dangers mortels que faisait courir la nucléarisation de l'Iran à Israël, aux États du Golfe et à l'Europe.

Tout en étant parfaitement conscient de ces risques, Barack Obama souhaitait encore privilégier la voie diplomatique, comptant sur les négociations en cours avec le régime de Téhéran pour l'amener à ralentir son programme nucléaire militaire. Tel n'était pas l'avis de Netanyahou qui, à partir de 2011, ne cacha plus à Obama que l'État hébreu envisageait sérieusement de frapper militairement l'Iran si les puissances occidentales demeuraient inactives. L'armée israélienne disposait effectivement d'un arsenal conséquent : outre des bombes guidées surpuissantes, elle pouvait compter sur une cinquantaine de chasseurs-bombardiers capables d'accomplir des missions à longue portée au-dessus du territoire iranien, ainsi que sur des missiles balistiques Jericho-2 et Jericho-3 susceptibles d'atteindre toute cible ennemie entre l'Algérie et le Pakistan.

Barack Obama, qui préparait alors sa campagne de réélection, connaissait parfaitement le potentiel militaire d'Israël, mais jugeait qu'une intervention militaire contre les installations nucléaires iraniennes constituerait une erreur stratégique majeure. Il savait pertinemment que, sans le soutien logistique des États-Unis et sans leur parapluie nucléaire pour prévenir toute contre-attaque ennemie, l'armée israélienne ne pourrait de toute façon atteindre qu'une partie des infrastructures atomiques iraniennes, disséminées sur l'ensemble du territoire et souvent enfouies profondément sous terre. Netanyahou semblait pourtant résolu à agir unilatéralement, soutenu en cela par son ministre de la Défense Ehud Barak, qu'il était parvenu à convaincre, contre toute attente, de la faisabilité d'une telle opération.

Contrairement à une idée reçue, les plus hauts gradés de l'appareil militaire et sécuritaire israélien étaient majoritairement opposés à ce projet d'attaque. Les "faucons" les plus déterminés n'étaient pas des militaires de carrière mais des civils, à commencer par Netanyahou lui-même. Parmi les opposants les plus farouches à cette aventure figurait Meir Dagan, le puissant directeur du Mossad, chargé depuis des années du dossier iranien. Ses agents étaient d'ailleurs à l'origine de la plupart des sabotages informatiques et des mystérieuses pannes qui avaient considérablement ralenti la mise en œuvre du programme nucléaire iranien. Netanyahou et Barak envisageaient de déclencher leur opération "préventive" courant 2012, avant les élections américaines, calculant qu'Obama, en pleine campagne, ne pourrait alors refuser son soutien à Israël.

Le plus virulent des opposants à ce projet était paradoxalement le président Shimon Peres, l'homme qui avait lui-même doté Israël de sa première centrale atomique à Dimona dans les années 1950. Sans hésiter, il fit cause commune avec le général Gabi Ashkenazi, chef d'état-major, et Meir Dagan pour bloquer cette initiative qu'il jugeait suicidaire. Le Premier ministre et son ministre de la Défense accusèrent ce "trio" de tentative de putsch constitutionnel, menaçant le président des pires représailles s'il ne cessait de propager ses critiques, même en cercle restreint. Mais Peres, alors l'homme politique le plus populaire d'Israël, n'était pas du genre à se laisser intimider. Il ne cacha d'ailleurs pas sa position au secrétaire américain à la Défense, Leon Panetta, lors de la visite de ce dernier à Jérusalem en août 2012, quelques mois avant les élections présidentielles américaines. Ce voyage diplomatique avait tout l'air d'une mission de la dernière chance pour empêcher un nouvel embrasement au Moyen-Orient.

Dans un geste aussi calculé que spectaculaire, le président Peres décida de célébrer son anniversaire dans le sud d'Israël, conviant les trois grandes chaînes de télévision du pays. Face à la gravité de la situation, il se répandit en interviews retentissantes, réitérant toute sa confiance au président Barack Obama. Interrogé sur une éventuelle attaque israélienne contre les infrastructures nucléaires iraniennes, il laissa tomber une sentence qui sonna comme un désaveu sans appel du Premier ministre : "Il est évident que nous ne pourrons le faire par nous-mêmes et que nous devons agir de concert avec l'Amérique." Cette déclaration, qui coupait l'herbe sous le pied de Netanyahou et de son ministre de la Défense, lui valut des messages de gratitude de la part de plusieurs officiers supérieurs : "Vous avez sauvé Israël", lui écrivirent-ils. Le Premier ministre tenta en vain d'empêcher le président de s'envoler pour les États-Unis, où il devait être décoré par Barack Obama.

Entre-temps, le ministre de la Défense Ehud Barak avait lui-même changé de position, considérant désormais qu'il serait "suicidaire" de s'aliéner les États-Unis et d'agir seul contre l'Iran. En septembre 2012, il se rendit à Chicago où il fut chaleureusement accueilli par le maire de la ville, Rahm Emanuel, ancien chef de cabinet d'Obama. À son retour des États-Unis, Barak dut finalement démissionner, victime des représailles politiques du Premier ministre.

Au grand désespoir de Netanyahou, Barack Obama fut réélu à la Maison Blanche le 6 novembre 2012. De nouvelles élections législatives se tinrent le 22 janvier 2013 en Israël, et Netanyahou les remporta malgré ses déboires sur le dossier iranien et l'immense mouvement de protestation sociale qui avait secoué le pays à l'été 2011. Il perdit toutefois un nombre considérable de voix au profit du parti sioniste religieux HaBayit HaYehudi (Le Foyer juif) de Naftali Bennett et du parti centriste Yesh Atid (Il y a un avenir) du populaire ex-journaliste Yaïr Lapid. Le troisième gouvernement de Benjamin Netanyahou, formé au terme de longues négociations, fut nettement plus ancré à droite que les précédents, avec l'entrée au pouvoir de HaBayit HaYehudi aux côtés du Likoud et d'Israel Beytenou. Avigdor Lieberman conserva les Affaires étrangères, Yaïr Lapid hérita du ministère des Finances, et Naftali Bennett obtint le portefeuille des Cultes, configuration qui reflétait le nouveau paysage politique israélien, caractérisé par la montée en puissance des partis religieux nationalistes au détriment de la droite séculière traditionnelle.

Les priorités affichées par ce gouvernement ne laissaient guère de place à l'ambiguïté : expansion accélérée de la colonisation, limitation des pouvoirs de la Haute Cour de justice, qui s'était souvent opposée aux décisions les plus controversées des gouvernements précédents, et renforcement du caractère spécifiquement juif de l'État d'Israël. Ces orientations, ouvertement revendiquées, ne firent qu'amplifier les tensions avec l'administration Obama, déjà passablement détériorées.

Benjamin Netanyahou connut également "sa" guerre de Gaza, entre juillet et août 2014. Officiellement déclenchée après l'enlèvement puis l'assassinat, le 12 juin 2014, de trois adolescents israéliens, suivis par l'arrestation dans les territoires occupés de 800 sympathisants présumés du Hamas, l'opération "Bordure protectrice" (Tzuk Eitan) prit une ampleur considérable. La tension était montée d'un cran après l'assassinat, le 2 juillet, d'un jeune Palestinien de Jérusalem-Est, brûlé vif par des extrémistes juifs en représailles au meurtre des trois Israéliens. Comme lors des précédentes confrontations avec Gaza, l'armée israélienne privilégia les bombardements aériens massifs, complétés par des raids terrestres. Selon les Nations Unies, 2 251 Palestiniens, dont 1 462 civils, trouvèrent la mort dans ce quatrième conflit majeur à Gaza depuis 2005. Les pertes israéliennes lors de l'opération "Bordure protectrice" se limitèrent à 67 soldats et 6 civils, bilan relativement léger dû notamment à l'utilisation pour la première fois à grande échelle du système de défense antimissile "Dôme de fer" (Kippat Barzel), capable d'intercepter en vol les roquettes palestiniennes visant les zones habitées. Ce déséquilibre flagrant dans le nombre des victimes alimenta les critiques internationales dénonçant la disproportion de la réponse israélienne, rappelant les controverses suscitées par les précédentes opérations à Gaza.

Un accord de cessez-le-feu fut finalement négocié le 26 août 2014. Il incluait, outre l'arrêt immédiat des hostilités, plusieurs dispositions relativement favorables au Hamas, comme la réouverture des points de passage pour l'acheminement de l'aide humanitaire d'urgence à Gaza. Netanyahou, qui avait initialement promis de "détruire les capacités militaires du Hamas", dut se contenter d'un résultat bien plus modeste, suscitant les critiques de l'aile droite de sa coalition qui jugeait l'opération inachevée.

À peine ce conflit terminé, le Premier ministre replongea dans son duel obsessionnel avec Barack Obama sur la question du nucléaire iranien. Il n'était désormais plus question d'une opération militaire israélienne autonome contre les installations nucléaires de la République islamique, mais l'Iran avait signé le 24 novembre 2013 à Genève, avec les États-Unis et leurs alliés, un accord intérimaire qui réduisait considérablement les capacités de production de son programme nucléaire en échange d'une levée progressive des sanctions économiques internationales.

Loin de désarmer, Netanyahou décida alors de jouer son va-tout dans une initiative diplomatique sans précédent : contourner directement le président des États-Unis pour s'adresser au Congrès américain, cherchant à convaincre les parlementaires de rejeter l'accord final en cours de négociation à Vienne. Cette visite, orchestrée secrètement avec le président républicain de la Chambre des représentants, John Boehner, se déroula à l'insu de la Maison Blanche, violation flagrante du protocole diplomatique qui manqua de provoquer une crise majeure entre les deux pays alliés. Cette manœuvre divisa profondément la communauté juive américaine et suscita une vague d'indignation dans les médias libéraux, troublés par ce qui apparaissait comme une ingérence étrangère dans la politique intérieure des États-Unis. Nancy Pelosi, chef de file des démocrates à la Chambre, se dit "attristée par l'insulte faite à l'intelligence" de son pays.

Le 3 mars 2015, Netanyahou prononça néanmoins l'un de ses discours les plus mémorables, se présentant comme un "émissaire du peuple juif" en mission historique, affirmant que l'accord en préparation permettrait au programme nucléaire iranien de rester largement intact et faciliterait l'accès de l'Iran à l'armement nucléaire en moins d'un an. Il espérait que le Congrès voterait de nouvelles sanctions contre Téhéran, démarche à laquelle la Maison Blanche s'opposait farouchement. Barack Obama s'abstint de répondre directement à Netanyahou, laissant au Département d'État le soin de commenter les propos du Premier ministre israélien, qualifiés de "discours ne contenant rien de nouveau et ne proposant aucune alternative viable". En Israël, les conséquences politiques de cette initiative furent désastreuses pour son instigateur. L'échec diplomatique était patent, et ni les attaques à l'arme blanche perpétrées par des Palestiniens isolés lors de "l'Intifada des couteaux", qui secouait alors Jérusalem, Tel-Aviv et d'autres villes du pays, ni les assassinats ciblés de scientifiques iraniens associés au programme nucléaire ne purent redorer le blason de Netanyahou.

Malgré ces déboires, le 17 mars 2015, Benjamin Netanyahou, dont la longévité au pouvoir était en passe de dépasser celle de David Ben Gourion, remporta de nouveau les élections et forma le gouvernement le plus à droite de l'histoire d'Israël. Naftali Bennett hérita du ministère de l'Éducation, tandis qu'Avigdor Lieberman obtint celui de la Défense. Poussé par Bennett à s'aligner sur les positions des plus extrémistes et à satisfaire les revendications des ultra-orthodoxes, il laissa sa ministre de la Justice, Ayelet Shaked, du parti HaBayit HaYehudi, s'acharner à affaiblir la Haute Cour de Justice, dernier rempart institutionnel contre les dérives antidémocratiques. Inébranlable, la vénérable institution judiciaire annula néanmoins, en septembre 2017, la loi exemptant les ultra-orthodoxes du service militaire, provoquant une nouvelle crise gouvernementale.

Sur le plan diplomatique, Netanyahou continuait officiellement à soutenir le principe des deux États, un juif et l'autre arabe, mais exigeait comme condition préalable à l'ouverture de véritables négociations de paix avec l'Autorité palestinienne la reconnaissance explicite d'Israël en tant qu'"État-nation du peuple juif". Simultanément, il intensifiait le peuplement juif des territoires occupés, rendant chaque jour plus improbable la création d'un État palestinien viable et territorialement continu. En 2022, environ 500 000 colons vivaient en Cisjordanie, auxquels s'ajoutaient plus de 200 000 Israéliens installés à Jérusalem-Est. La composition sociologique des colonies avait quelque peu évolué au fil des décennies : si les premières implantations étaient dominées par des idéologues nationalistes-religieux, les nouvelles générations de colons comprenaient une proportion croissante de familles séculières, attirées par des logements plus abordables et une meilleure qualité de vie que dans les grandes agglomérations israéliennes surpeuplées.

Après avoir été temporairement déstabilisé en 2005 par la décision d'Ariel Sharon d'ériger une barrière de séparation n'englobant que les principaux blocs d'implantations, le mouvement des colons avait retrouvé toute sa vigueur sous les gouvernements successifs de Netanyahou. Naftali Bennett, leur représentant le plus en vue, ne cessait d'appeler à l'annexion pure et simple de la Cisjordanie (qu'il désignait par les noms bibliques de "Judée et Samarie"). Il fit approuver en février 2017 par le Parlement une "loi de régularisation" qui légalisait rétroactivement les colonies sauvages établies sur des terres privées palestiniennes, proposant aux propriétaires spoliés une compensation financière en échange de leur renoncement à toute procédure judiciaire. Il alla plus loin encore, le 19 juillet 2018, en faisant voter une loi fondamentale définissant Israël comme "l'État-nation du peuple juif", texte quasi-constitutionnel ne mentionnant dans aucun de ses articles le statut des citoyens arabes d'Israël (20% de la population) ni même le caractère démocratique de l'État, suscitant une vague d'indignation parmi les minorités et les défenseurs des droits civiques.

Sur la scène internationale, malgré son isolement croissant en Europe occidentale, Benjamin Netanyahou avait réussi à établir d'excellentes relations avec un nombre grandissant de pays d'Europe orientale (Pologne, Hongrie, République tchèque), d'Amérique latine (Brésil notamment sous Bolsonaro), d'Afrique subsaharienne et d'Asie, dont la Chine et l'Inde. Aux yeux de ces nations émergentes ou en développement, l'État hébreu représentait un modèle d'innovation dans de nombreux domaines stratégiques : agriculture, high-tech, traitement de l'eau, cybersécurité ou encore médecine de pointe. La puissance et le prestige d'Israël sur la scène mondiale furent particulièrement visibles lors des funérailles de Shimon Peres, le 30 septembre 2016, où un nombre impressionnant de chefs d'État et de gouvernement du monde entier vinrent rendre hommage à cette figure tutélaire de la démocratie israélienne, dernier représentant de la génération des fondateurs.

Parallèlement, Netanyahou se montrait de plus en plus attentif aux discours et aux revendications des lobbys des colons et des divers groupuscules d'extrême droite, cherchant tantôt à les intégrer dans l'orbite du Likoud, tantôt à conclure avec eux des alliances électorales ponctuelles. Il tourna définitivement le dos à l'idée d'un État palestinien viable aux côtés d'Israël, concept qu'il avait pourtant accepté du bout des lèvres en 2009 sous la pression d'Obama. Dans le même temps, il s'efforçait d'établir des relations directes avec la plupart des pays arabes, du Maroc à l'Arabie saoudite en passant par le Soudan et les émirats du Golfe, qui partageaient avec l'État hébreu les mêmes appréhensions vis-à-vis de l'Iran et de son expansionnisme régional s'étendant déjà à l'Irak, à la Syrie et au Liban.

L'arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, le 20 janvier 2017, combla de joie la droite israélienne, qui n'ignorait pas que l'un des principaux donateurs de sa campagne était l'ami américain de Benjamin Netanyahou, le milliardaire Sheldon Adelson, magnat des casinos et propriétaire du quotidien Israel Hayom, souvent qualifié de "Pravda de Bibi". Le vice-président Mike Pence appartenait à l'aile ultra-pro-israélienne des évangéliques conservateurs, et le gendre du président, Jared Kushner, fut spécifiquement chargé du dossier du Proche-Orient. Le 45e président des États-Unis prit rapidement une décision historique en reconnaissant Jérusalem comme capitale d'Israël et en annonçant le transfert dans la Ville sainte de l'ambassade américaine, installée depuis 1948 à Tel-Aviv. Cet événement, qui eut lieu le 14 mai 2018, jour du 70e anniversaire de la fondation de l'État d'Israël, provoqua de violentes manifestations dans les territoires occupés, particulièrement à Gaza. Une vague de condamnations déferla à travers le monde musulman, la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan en tête, sans toutefois modifier la détermination américaine.

L'enterrement par Donald Trump, le 8 mai 2018, de l'accord conclu en 2015 par Barack Obama sur le nucléaire iranien semblait donner raison à Netanyahou, mais cette décision unilatérale se retourna bientôt contre Israël et ses alliés arabes. Libérée de tous ses engagements précédents, la République islamique reprit avec une vigueur redoublée ses programmes nucléaire et balistique. Dès le 1er juillet 2019, elle franchit la barre des 300 kg d'uranium enrichi autorisés par l'accord et augmenta le nombre de ses centrifugeuses.

Le 3 janvier 2020, le général Qassem Soleimani, chef de la Force Al-Qods des Gardiens de la Révolution iraniens, fut tué par une frappe américaine en Irak, éliminant temporairement l'architecte de l'expansion régionale iranienne. Quelques mois auparavant, le Mossad avait réussi un coup d'éclat particulièrement audacieux : en une seule nuit, une vingtaine de ses agents étaient entrés par effraction dans un bâtiment hautement sécurisé de la banlieue de Téhéran, s'emparant des archives secrètes du programme nucléaire iranien qu'ils ramenèrent immédiatement en Israël. En novembre 2020, quelques semaines avant l'entrée en fonction du président Joe Biden, ce fut l'assassinat, attribué au Mossad, de Mohsen Fakhrizadeh, considéré comme le "cerveau" du programme nucléaire de Téhéran. L'Iran fut ensuite frappé par une vague mystérieuse et sans précédent d'incendies et d'explosions affectant des usines, des raffineries et des sites militaires liés plus ou moins directement à son programme d'armement stratégique.

Sur le plan intérieur, Israël traversa à partir de 2019 une crise politique sans précédent. Ni Benjamin Netanyahou ni son principal rival du centre-gauche, l'ancien chef d'état-major Benny Gantz à la tête du parti Bleu et Blanc, n'étaient en mesure de former des coalitions viables après les élections législatives, et trois scrutins successifs les donnèrent pratiquement à égalité. La campagne électorale de septembre 2019 fut particulièrement tendue, Netanyahou ayant dévoilé son intention d'annexer la vallée du Jourdain et d'étendre la législation civile israélienne aux colonies, tandis que l'administration Trump reconnaissait l'annexion par Israël du plateau du Golan et préparait son propre "plan de paix" pour résoudre le conflit israélo-palestinien. Rendu public en janvier 2020, ce plan extrêmement favorable à Israël suscita des réactions contrastées même au sein de la droite israélienne : si certains faucons comme Bennett saluèrent la possibilité d'annexion unilatérale par Israël des colonies et de la vallée du Jourdain, d'autres, y compris Netanyahou lui-même, émirent des réserves sur certains aspects du texte, notamment la reconnaissance, même conditionnelle, d'un éventuel État palestinien aux frontières discontinues et largement soumis au contrôle israélien.

L'épidémie de Covid-19, qui frappa durement Israël en 2020, déstabilisa quelque peu le pays et amplifia la polarisation politique déjà intense. Le scrutin du 2 mars 2020 vit Netanyahou insuffler un ton ouvertement populiste et parfois raciste à sa campagne, agitant le spectre d'un "gouvernement s'appuyant sur les voix arabes" si son rival Benny Gantz accédait au pouvoir. Après des semaines de tractations complexes, un accord fut finalement trouvé entre les deux grands partis du pays : le Likoud et Bleu et Blanc, permettant la formation d'un gouvernement d'union nationale avec à sa tête, dans un premier temps, Benjamin Netanyahou, auquel devait succéder Benny Gantz au bout de dix-huit mois. Cette formule inédite de "rotation" au poste de Premier ministre reflétait l'impasse dans laquelle se trouvait le système politique israélien, incapable de dégager une majorité claire.

Le 13 août 2020, alors que la pandémie battait son plein, le président Donald Trump annonça l'aboutissement des "Accords d'Abraham", normalisant les relations entre Israël et les Émirats arabes unis dans un large éventail de domaines : diplomatique, commercial, touristique et sécuritaire. Benjamin Netanyahou finit par y souscrire, renonçant du même coup à son plan d'annexion de la Cisjordanie, jugé trop risqué par Washington. Le 11 septembre suivant, le président américain annonça l'établissement de relations diplomatiques entre Israël et Bahreïn, ouvrant la voie à des traités similaires avec le Maroc et le Soudan, et laissant entrevoir la possibilité d'une normalisation avec l'Arabie saoudite, Saint Graal de la diplomatie israélienne.

Ces "Accords d'Abraham", triomphe diplomatique indéniable pour Netanyahou, ne portèrent pourtant chance ni à Donald Trump, défait par Joe Biden lors de l'élection présidentielle américaine de novembre 2020, ni au Premier ministre israélien lui-même, qui ne parvint pas à maintenir son alliance bancale avec Benny Gantz. Le 13 juin 2021, après de nouvelles élections inconclusive, Naftali Bennett, chef du parti nationaliste Yamina et ancien dirigeant du Foyer juif, réussit à former un gouvernement d'union nationale en s'associant avec le centriste Yaïr Lapid et Benny Gantz, excluant pour la première fois depuis douze ans Benjamin Netanyahou du pouvoir. Le nouveau Premier ministre, entrepreneur high-tech devenu champion de l'annexion des territoires occupés, n'hésita pas à faire entrer dans sa coalition le parti islamiste Liste arabe unie, dirigé par Mansour Abbas, première formation arabe à participer à un gouvernement israélien depuis la fondation de l'État en 1948.

Cette coalition hétéroclite, unissant des partis de droite, du centre, de gauche et une formation arabe, ne tenait que par son opposition commune à Netanyahou, qui faisait alors l'objet de plusieurs procédures judiciaires pour corruption, fraude et abus de confiance. Elle commença à se fissurer moins d'un an après sa formation, divers partis se retirant progressivement du gouvernement. De nouvelles élections furent organisées, à l'issue desquelles, le 29 décembre 2022, Benjamin Netanyahou revint pour la sixième fois au pouvoir, à la tête d'une coalition de 64 députés (sur 120) constituée du Likoud et de partis d'extrême droite et ultra-orthodoxes. Ce gouvernement, le plus à droite de l'histoire d'Israël, comprenait des personnalités aussi controversées qu'Itamar Ben-Gvir, disciple du rabbin raciste Meir Kahane, nommé ministre de la Sécurité nationale, et Bezalel Smotrich, partisan d'une annexion totale de la Cisjordanie, devenu ministre des Finances avec autorité partielle sur l'administration militaire des territoires.

Dès son installation, ce nouveau gouvernement annonça son intention de refonder en profondeur le système judiciaire israélien, visant notamment à déposséder la Haute Cour de Justice de l'ensemble de ses prérogatives de contrôle constitutionnel. Il est vrai que la composition de cette cour suprême, dominée par des juges libéraux, laïques, progressistes et diplômés des grandes universités occidentales, ne reflétait guère la diversité de la société israélienne contemporaine, comptant parmi ses membres très peu d'orientaux et pratiquement aucun conservateur religieux. Cette institution disposait pourtant d'un pouvoir considérable : censurer l'action de l'exécutif et annuler les décisions du Parlement jugées inconstitutionnelles ou simplement "déraisonnables". En janvier 2023, elle avait ainsi qualifié de "déraisonnable" l'entrée au gouvernement du ministre ultra-orthodoxe Aryeh Dery, condamné à plusieurs reprises pour corruption, obligeant Netanyahou à se séparer de cet allié crucial.

Face à cette tentative d'affaiblissement du pouvoir judiciaire, perçue par beaucoup comme une attaque contre les fondements démocratiques de l'État, un vaste mouvement de protestation populaire se développa à travers le pays, réunissant chaque samedi soir des centaines de milliers de manifestants dans les grandes villes. Le point culminant de cette crise fut atteint en juillet 2023, lorsque le Parlement vota une première portion de la réforme judiciaire, supprimant le recours à la clause de "raisonnabilité" par la Haute Cour pour annuler les décisions du gouvernement. Cette mesure législative, adoptée malgré l'opposition farouche de l'establishment sécuritaire, économique et académique du pays, provoqua une onde de choc à travers la société israélienne, certains y voyant le prélude à une dérive autoritaire du régime.

C'est dans ce contexte de tensions internes extrêmes que survint, le 7 octobre 2023, une attaque sans précédent du Hamas contre le sud d'Israël, franchissant la barrière de sécurité entourant Gaza et prenant totalement au dépourvu l'appareil sécuritaire israélien. Cette offensive meurtrière, qui fit plus de 1 200 morts parmi les civils israéliens et aboutit à la prise en otage de près de 250 personnes, déclencha une riposte militaire d'une violence inouïe contre la bande de Gaza. L'issue de ce conflit, qui s'inscrit dans la longue et douloureuse histoire du contentieux israélo-palestinien, n'est toujours pas connue à ce stade et n'a pas vocation à être analysée dans le cadre de cette étude historique.

Il convient cependant de noter que cette tragédie survint à un moment où la société israélienne était profondément divisée sur des questions existentielles touchant à la nature même de l'État, à l'équilibre des pouvoirs et au rapport entre démocratie et identité juive. La réforme judiciaire initiée par Benjamin Netanyahou visait essentiellement à déposséder la Haute Cour de Justice de l'ensemble de ses prérogatives, notamment sa capacité à invalider des lois jugées contraires aux principes démocratiques fondamentaux. Cette initiative reflétait une évolution profonde de la société israélienne, progressivement dominée par des courants religieux, nationalistes et traditionalistes, en opposition croissante avec les élites laïques, libérales et occidentalisées qui avaient largement façonné les institutions du pays depuis sa fondation.

Au fil des décennies, Israël a ainsi connu une métamorphose progressive mais indéniable : État socialiste et laïque à ses débuts, gouverné presque sans interruption par le Parti travailliste jusqu'en 1977, il s'est progressivement transformé en une démocratie libérale sous l'influence du Likoud dans les années 1980-1990, avant d'évoluer vers un modèle plus ethno-religieux à mesure que s'accroissait l'influence des partis ultra-orthodoxes et nationalistes-religieux. Cette dernière phase, qui s'accentue depuis les années 2010, pose la question cruciale de l'articulation entre le caractère juif et démocratique de l'État, dilemme fondamental qui traverse aujourd'hui tous les débats politiques israéliens.

L'expérience israélienne contemporaine illustre ainsi les défis auxquels sont confrontées les démocraties du XXIe siècle : tension entre identité nationale et respect des minorités, conciliation des impératifs sécuritaires avec la préservation des libertés fondamentales, équilibre entre tradition religieuse et modernité séculière. À cet égard, Israël constitue un véritable laboratoire politique, dont l'évolution future continuera d'interroger ceux qui s'intéressent à la subtile et parfois précaire alchimie entre ces différentes dimensions.

Dans une région du monde en perpétuelle ébullition, Israël a su développer une économie dynamique, une société pluraliste et des institutions démocratiques remarquablement résilientes malgré les menaces existentielles qui ont jalonné son histoire. Le conflit avec les Palestiniens, malgré ses dimensions tragiques, n'est finalement qu'une facette – certes cruciale – d'une réalité nationale infiniment plus complexe et nuancée que ce que les simplifications médiatiques ou idéologiques en laissent généralement entrevoir. Comprendre Israël exige de se plonger dans la profondeur de son histoire millénaire, d'appréhender la diversité de sa société, et d'accepter les paradoxes et les contradictions d'un pays qui, plus de sept décennies après sa création, continue de chercher son équilibre entre son passé et son avenir, entre son identité particulière et son aspiration à l'universalité.

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